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Le Futurisme et la question des valeurs

Serge Milan
p. 13-30

Texte intégral

1C’est toujours un honneur redoutable pour un chercheur que d’ouvrir un colloque : mais il est vrai que le Futurisme est un objet particulièrement pertinent, voire exemplaire, afin d’amorcer une réflexion sur le rapport pour le moins problématique entre l’art et la politique. Plus précisément même, pour ce qui nous concerne, entre l’art et le politique au sein d’une société à l’aube de l’industrialisation et de la massification comme l’était l’Italie en 1909, lorsqu’un jeune poète milanais de culture française, Filippo Tommaso Marinetti, lança le manifeste de fondation de son mouvement en première page du Figaro – c'est-à-dire sur ce qui était alors par excellence la scène littéraire parisienne, autant dire européenne et mondiale, pour ce genre de texte.

2Sans doute faut-il rappeler que, par bien des aspects, le Futurisme inaugura la saison des mouvements d’avant-garde artistique, dont le Cubo-futurisme russe, Dada ou le Surréalisme allaient reprendre le flambeau, alors que le Futurisme italien s’éteignait lentement au sein d’un régime fasciste qu’il avait contribué à armer idéologiquement, et auquel pourtant il ne pouvait pas survivre, de par sa nature même.

3Il faudra revenir sans cesse à cette contradiction, en soulignant sa dimension presque archétypique pour ce qui est du rapport des avant-gardes au politique à l’ère de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art, pour paraphraser le titre de l’écrit bien connu de Walter Benjamin, dans lequel il est précisément question de Marinetti et du fascisme.

4Il est possible, précisément, de revenir sur ce beau texte afin de contextualiser et conceptualiser autant que possible cette contribution aux débats. Dans un célèbre épilogue, Benjamin stigmatise le rapport historique entre la reproductibilité des œuvres d’art, l’apparition des masses et ce qu’il appelle « l’esthétisation de la politique » :

Le fascisme voudrait organiser les masses sans toucher au régime de propriété, que ces masses tendent cependant à rejeter. Il croit se tirer d’affaire en permettant aux masses, non certes de faire valoir leurs droits, mais de s’exprimer. […] Le résultat est qu’il tend tout naturellement à une esthétisation de la politique. […] Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre. La guerre, et la guerre seule, permet de fournir un but aux plus grands mouvements de masse sans toucher au statut de la propriété. […] Il va de soi que le fascisme dans sa glorification de la guerre, n’use pas de ces arguments. Il est cependant fort instructif de jeter un coup d’œil sur les textes qui servent à cette glorification.

5Le seul texte cité par Benjamin est précisément un manifeste de 1935 sur la guerre d’Ethiopie, dont Marinetti proclame littéralement la beauté :

La guerre est belle, parce que, grâce au masque à gaz, au terrifiant mégaphone, aux lance-flammes et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu’elle réalise pour la première fois le rêve d’un homme au corps métallique. La guerre est belle, parce qu’elle enrichit un pré en fleur des orchidées flamboyantes que sont les mitrailleuses.

6« Fiat ars, pereat mundus », reprend Benjamin pour conclure, tel est le mot d’ordre du fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible modifiée par la technique. L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse du communisme est de politiser l’art.

7Cette analyse de Benjamin nous semble à la fois extrêmement pénétrante – toujours d’actualité, faut-il le préciser – mais également insatisfaisante : insatisfaisante dans cette opposition finale, un peu rhétorique faute d’explicitation, entre esthétisation de la politique et politisation de l’art, mais insatisfaisante aussi de par le rôle qu’elle attribue à celui qui est indubitablement l'un des pères de l’avant-garde, et qui, même s’il finit sa vie en chantant tristement et sans vergogne les guerres mussoliniennes, avait tâché d’élaborer avant les années vingt un rapport bien plus complexe entre art et politique, rapport sur lequel je voudrais revenir et que Benjamin connaissait sûrement, au moins en partie, lui qui fréquentait des futuristes italiens communistes et qui s'était bien gardé, d’ailleurs, d’associer le nom du Futurisme à cette esthétisation de la politique qu’il dénonçait si lucidement.

8Ce texte nous donne ainsi l'occasion de revenir tout d’abord sur des aspects strictement politiques et historiques du mouvement futuriste – un chapitre particulièrement dense et difficile de l’histoire italienne sur lequel j’irai très vite, malgré sa dimension exemplaire et riche d’enseignements – pour aborder progressivement des aspects plus notionnels, idéologiques, qui concernent la naissance même de l’avant-garde comme incantation éthique et comme mythogenèse, où les notions de guerre, de passéisme, de sensibilité, jouent un rôle essentiel dans la redéfinition de l’individu au sein de la communauté, et où l’art est utopisé comme création continuelle de valeurs éthiques et politiques au sens le plus large.

9La dimension strictement politique du Futurisme apparaît l'année même de sa fondation, avec un tract imprimé et distribué dans les rues de Milan, la ville la plus industrielle de la jeune Italie et le premier siège du mouvement futuriste, à l'occasion d'élections législatives au suffrage restreint :

Electeurs futuristes !
Nous autres futuristes, qui avons pour seul programme l’orgueil, l’énergie et l’expansion nationale, dénonçons au pays tout entier la honte ineffaçable d’une possible victoire cléricale.
Nous autres futuristes invoquons de la part de tous les jeunes esprits du pays une lutte à outrance contre les candidats qui pactisent avec les vieux et les curés.
Nous autres futuristes voulons des représentants nationaux qui, libérés des momies et des lâchetés pacifistes, soient prêts à déjouer toutes les embuscades, à riposter à tous les outrages.
Les futuristes

10A ce tract significatif par sa rhétorique mais de portée somme toute limitée, sur lequel nous reviendrons bientôt, font suite au moins deux textes plus précis et plus denses qui témoignent de l'engagement toujours plus actif du Futurisme dans la politique nationale italienne. Les programmes politiques du mouvement de 1913, puis de 1918 développent le projet d'une remarquable politique sociale progressiste, avec notamment la volonté de nationalisation des eaux et des mines, la “socialisation” des terres, la création de l'impôt de succession, d'un droit de grève, de la journée limitée à huit heures de travail, ou l'exigence de la parité des salaires entre hommes et femmes, ou encore de mesures pour les vétérans de la Grande Guerre.

11A ces aspects sociaux s'ajoutent un anticléricalisme très violent, exceptionnel en Italie (Marinetti prônera le svaticanamento sans demi-mesure de l'Italie) et un “antipasséisme” artistique et culturel aux aspects très divers, et qui constitue probablement le cœur du mouvement (modernisation des infrastructures, éducation laïque et scientifique plutôt que classique, suffrage universel, divorce, industrialisation des “villes mortes”, décentralisation, mais également, d'un point de vue plus artistique et littéraire, une série de normes “absolument nouvelles” qui marqueront les œuvres futuristes plastiques, littéraires, musicales, décoratives ou autres, tout type de création étant considéré comme potentiellement radicalement rénovable).

12Enfin, et ce point est précisément celui qui posera problème à terme, l'un des principaux aspects de ce programme politique est encore une fois un nationalisme belliciste enragé, dont on ne peut que rappeler à quel point il était inscrit dans l'histoire même de la gauche garibaldienne italienne, au moment où l'internationalisme socialiste était en forte contradiction avec le nationalisme romantique hérité du XIXème siècle, encore très présent dans un pays où l'empire austro-hongrois occupait sans ménagement pour la majorité italophone de la population des villes comme Trente ou Trieste. D'où l'irredentismo, l'interventismo, et l'impérialisme colonial revendiqués sans embarras, signe sans équivoque de ce nationalisme moderne, civilisateur et progressiste affiché par ces textes et par ces artistes aux tendances anarchisantes, pour lesquels, en substance, « La parola Italia deve dominare sulla parola Libertà ».

13Ce nationalisme ambigu change à peine de nature après la Grande Guerre, sinon par la mise entre parenthèses de toute incitation directement belliciste, remplacée par un discours plus radical et révolutionnaire n'allant pas sans trahir une certaine admiration pour la révolution d'Octobre, comme en témoigne la rhétorique futuriste qui accompagne la prise de Fiume ou encore un texte comme Al di là del comunismo, publié par Marinetti en 1920. Mais avant cela, le Manifeste du Parti Futuriste Italien de 1918 détonait surtout par son approche nouvelle du rapport qu'il définissait entre un mouvement d'avant-garde artistique et un parti politique d'avant-garde dont il proclamait la naissance, scindant ainsi après dix ans une unité qui avait été la principale caractéristique du premier Futurisme :

Le parti politique que nous fondons aujourd’hui et que nous organiserons une fois la guerre terminée sera nettement distinct du mouvement artistique futuriste. Celui-ci ira de l’avant dans son œuvre de rajeunissement et renforcement du génie créateur italien. Le mouvement artistique futuriste, avant-garde de la sensibilité artistique italienne, est nécessairement toujours en avance sur la lente sensibilité du peuple. Elle demeure donc une avant-garde incomprise et souvent refusée par la majorité qui ne peut comprendre ses découvertes stupéfiantes, la brutalité de ses expressions polémiques et les élans téméraires de ses intuitions.

14Ce tournant dans le rapport du Futurisme à la vie politique italienne, loin d'être un simple choix tactique, peut être interprété en effet comme la fin du Futurisme tel que Marinetti l'avait élaboré à l'aide de Boccioni, peintre de génie disparu prématurément durant la guerre, ainsi que des florentins Ardengo Soffici et Giovanni Papini, qui avaient, de 1913 à 1915, uni leurs forces à celles des futuristes milanais au sein de la revue littéraire et artistique Lacerba. Cette collaboration constitua sûrement l'expression la plus aboutie de l'avant-garde italienne des années dix, dans laquelle les combats artistiques, culturels, sociaux ou politiques n'étaient envisagés que globalement, et désignés par un terme sur lequel nous reviendrons, qui recouvrait à la fois toutes ces réalités en leur adjoignant également une dimension plus intime, l'antipassatismo.

15Quoi qu'il en soit, ce choix, la Grande Guerre et les restes d'une gauche interventista à la fois proche des milieux extraparlementaires et anarcho-syndicalistes, de certains nationalistes progressistes et de beaucoup d'anciens combattants, ainsi que l'habileté de son principal représentant, Benito Mussolini, allait donner une toute autre dimension au nouveau combat politique futuriste qui débutait en mars 1919 Piazza San Sepolcro, à Milan, avec la fondation des Fasci di Combattimento : Marinetti avait trouvé là une alliance avec Ferruccio Vecchi, représentant des anciens arditi, ces vétérans nettoyeurs de tranchées aux sympathies anarchisantes, au nationalisme exalté et aux mœurs tumultueuses, et avec, précisément, Benito Mussolini, qui après avoir dirigé l'organe officiel du Parti Socialiste Italien, « Avanti », avait rompu avant la guerre avec la gauche pacifiste pour tenter de rassembler derrière lui les interventisti de gauche, puis progressivement les nationalistes de tous bords.

16Alors qu'en septembre 1919 Gabriele D'Annunzio et ses hommes de mains prenaient Fiume avec le soutien de cette alliance hybride, pour une aventure sans suite politique mais extrêmement révélatrice du climat à la fois utopique et délétère de l'après guerre italien, (« Fiume, grandiose entreprise dadaïste » s'exclamaient les berlinois Huelsenbeck, Baader et Grosz dans un télégramme de félicitations à D’Annunzio repris dans l’Almanach Dada de 1920), ces premiers Fasci tenaient leur congrès à Florence et obtenaient des résultats désastreux aux élections législatives de novembre ; les trois leaders passaient quelques nuits en prison après une manifestation agitée et Marinetti, qui était encore alors considéré comme le père incontournable et gênant des avant-gardes qui essaimaient en Europe, en Amérique du Sud ou au Japon, obtenait notamment le soutien du jeune André Breton dans Littérature, qui organisait même une soirée en son honneur au Théâtre de la Renaissance.

17Cette première phase de l'engagement parlementaire du Futurisme allait pourtant se conclure avec éclat en mai 1920, lors du second congrès des Fasci di Combattimento, lorsque Marinetti démissionnait pour trois raisons qui sont autant d'indicateurs du tournant politique “réactionnaire” (selon ses termes) d'une formation que Mussolini contrôlait et transformait durablement : le droit de grève, l’antimonarchisme et l’anticléricalisme, qui avaient été autant de points communs aux trois composantes initiales des Fasci, étaient définitivement rayés du programme.

18Il peut être intéressant de constater que, suite à cette rupture, Marinetti revient à des contacts avec une gauche socialiste radicale qu'il n'avait pas eu l'occasion de fréquenter depuis plusieurs années : ce rapprochement a pour témoin privilégié Antonio Gramsci, ouvert aux avant-gardes, aux anciens combattants et aux fiumani, et qui signe en janvier 1921 dans sa revue Ordine nuovo un article intitulé « Marinetti révolutionnaire ? », dans lequel il dresse un bilan flatteur de l'action “révolutionnaire” de l'avant-garde futuriste italienne et où il critique implicitement le désintérêt de la direction du Parti communiste pour l'art contemporain. Par ailleurs, c'est bien à Turin que les contacts entre futuristes et communistes sont les plus féconds, comme en témoigne également l’exposition d’avril 1922 au Winter Club, où les premiers peintres futuristes exposent avec tous les jeunes représentants du “Futurisme de gauche”, comme on a pu le nommer : Paladini, Pannaggi, Remondino et Fillìa, qui publie anonymement des poésies futuristes pour la section turinoise du Proletkult soviétique.

19Contre l'avis de Gramsci, les réactions négatives du Secrétaire Général du P.C.I. Bordiga et de la direction du parti (par exemple celle de Ugo Arcuno dans Il comunista, en juillet 1922) d'une part, et le refus catégorique de Marinetti de s'inscrire dans un quelconque internationalisme d'autre part, allaient cependant mettre un terme à ces tentatives de rapprochement. La lettre de Gramsci à Trockij, en septembre 1922, constate cet échec en soulignant fort justement également le changement de cap des futuristes, qui après un repli et une prise de distance avec la politique sensible dans plusieurs manifestes de 1920 à 1922 (dont l’essentiel Par delà le communisme, déjà cité) cherchent tous, à l'exception de Paladini, Pannagi et Remondino, maintenant marginalisés, une reconnaissance de la part du nouveau gouvernement de Mussolini après la marcia su Roma d'octobre 1922.

20Pour les observateurs les plus attentifs de la culture italienne, ce retour de Marinetti vers Mussolini était à la fois surprenant et inévitable. Giuseppe Prezzolini et Benedetto Croce par exemple avaient analysé assez finement les éléments idéologiques et pratiques du Futurisme en soulignant respectivement les contractions profondes de ce mouvement de matrice anarchiste avec le nouveau pouvoir fasciste et leur lien par ailleurs quasiment génétique. Prezzolini, intellectuel nationaliste dont on ne saurait minimiser l’influence dans l’Italie des années dix et vingt, publiait en juillet 1923 dans Il Secolo un long et dense article intitulé « Fascismo e Futurismo », dont voici l’un des derniers paragraphes qui fait référence au mot librisme poétique futuriste :

Le Fascisme italien ne peut accepter le programme destructeur du Futurisme, et il doit même, dans sa logique italienne, restaurer les valeurs qui s’opposent au Futurisme. La discipline et la hiérarchie politique sont également discipline et hiérarchie littéraire. Les mots éclatent lorsqu’éclatent les hiérarchies politiques. Le Fascisme, s’il veut vraiment gagner sa bataille, doit désormais considérer qu’il a absorbé ce que le Futurisme pouvait avoir d’excitant, et réprimer tout ce qu’il contient encore de révolutionnaire, d’anticlassique, d’indiscipliné du point de vue de l’art.

21Quant à Croce, moins d’un an après cet article, son jugement est à la fois aussi précis que celui de Prezzolini et pourtant diamétralement opposé dans ses conclusions :

En vérité, pour qui a le sens des liens historiques, l’origine idéale du « fascisme » se trouve dans le « futurisme » : dans cette résolution à descendre dans la rue, à imposer son point de vue, à faire taire la dissidence, à ne jamais craindre les tumultes et les échauffourées ; dans cette soif du nouveau, dans cette ardeur à rompre avec la tradition, dans cette exaltation de la jeunesse, qui fut celle du futurisme et qui parla par la suite aux cœurs des vétérans des tranchées, indignés par les polémiques entre les vieux partis et le manque d’énergie dont ils faisaient preuve à l’égard des dangers et des violences contre la nation et contre l’état. […]
Il est également bon de rappeler que l’origine idéale d’un mouvement n’est pas le seul critère, ni le critère déterminant par lequel on juge ce mouvement, car est clair que, bien qu’il soit ainsi déterminé, d’autres mouvements y confluent encore, tout comme d’autres besoins s’engouffrent dans cette nouvelle voie ainsi ouverte, besoins qui réclament et obtiennent satisfaction jusqu’à parfois réduire, ou même détruire, les raisons originaires du mouvement initial. Ainsi donc, tout mouvement possède ses « purs », ceux qui voudraient lui garder la direction conforme à son premier jaillissement, qui considèrent comme corruption ou pollution les contributions d’autres forces, et qui le rappellent aux origines.

22Il est remarquable que Marinetti ait choisi de reprendre intégralement et ironiquement ce texte de Croce en citation – Croce, “philosophe passéiste et germanophile”, l’une des cibles favorites de l’avant-garde futuriste pour une vingtaine d’années – pour en faire un manifeste futuriste, orienté à revendiquer plus fort encore devant les nouvelles autorités la thèse d’un Futurisme à l’origine à la fois du véritable fascisme italien et de toutes les avant-gardes européennes : cependant, la tentative de Marinetti de faire de son mouvement le socle de l’art officiel fasciste (sur le modèle du rapport entre cubo-futurisme et bolchevisme russe, évidemment impraticable pour le futur Duce) a très vite été abandonnée. Mussolini se méfiait des velléités “artécratiques” de l’avant-garde, sur lesquelles nous reviendrons, et du radicalisme d'un mouvement trop marqué par ses origines antibourgeoises et son refus de s'inscrire dans la rhétorique romaine, et il faut bien dire que l'évolution esthétique du Futurisme confirme cette irréductibilité du Futurisme à une adhésion lisse au régime, malgré la nomination de Marinetti académicien et son soutien aux guerres impériales, puis in fine à la République de Salò. En réalité, ce soutien, qui est toujours allé de pair avec des positions critiques parfois jugées intolérables par le régime lui-même, s'est toujours plus progressivement et systématiquement fait au nom d’un premier fascisme « d’extrême gauche », diciannovista et sansepolcrista.

23D’un point de vue historique, la parabole politique du futurisme est donc celle d’un mouvement révolutionnaire nationaliste, au moment où les valeurs de ce nationalisme révolutionnaire se partageaient encore entre l’extrême droite et l’extrême gauche que nous connaissons aujourd’hui : d’où une ambiguïté intrinsèque de ce mouvement par-delà son alliance de fait avec le régime mussolinien, ambiguïté qui avait frappé nombre d’observateurs italiens et européens de l’époque. Afin d’éclaircir ce point, il semble pourtant possible d’aborder autrement le rapport art-politique entre Futurisme et fascisme, en revenant sur le jugement de Croce concernant leurs valeurs et la praxis commune, et notamment sur cette obsession du nouveau si caractéristique de l’avant-garde en sa totalité, qui doivent nous inciter à nous replonger dans la genèse théorique de ce qui fut d’abord, faut-il le rappeler, un mouvement artistique avant, pendant et après avoir été un parti politique.

24Afin de revenir sur ces valeurs et cette praxis, il n’est de meilleur moyen que d’étudier les manifestes produits par le mouvement futuriste durant ses 35 années d’existence officielle, c’est-à-dire de 1909 à 1944, année de la mort de Marinetti. Si le manifeste de fondation de 1909 et les manifestes des peintres futuristes de 1910 sont relativement bien connus, il peut être utile de rappeler que c’est la diffusion sans précédent d’un nombre absolument inouï de ce type de textes qui caractérise avant tout le Futurisme en tant qu’avant-garde. Pour chaque nouvelle adhésion d’importance, pour chaque nouvelle discipline investie, pour chaque évènement et parfois par simple prétexte, la Direction du Mouvement Futuriste installée à Milan, puis à Rome, tâchait de faire paraître un manifeste sous forme de tract, de placard ou, le plus souvent, d’article dans l’une des innombrables revues futuristes nationales ou locales, plus ou moins éphémères, ou parfois encore, pour Marinetti lui-même et pour quelques figures majeures du mouvement, dans des quotidiens ou des revues étrangères de prestige. Ce sont ainsi entre 400 et 500 textes qui ont été publiés, distribués, traduits, placardés, jetés sur les passants du haut de clochers ou d’avions, en Italie, en France, en Espagne, en Russie, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, au Portugal, aux Etats-Unis et au Japon, ou encore au Brésil et en Argentine.

25Il s’agissait le plus souvent tout de même de manifestes sectoriels publiés en Italie, puis parfois à l’étranger, dans les revues proches des milieux avant-gardistes (Manifesto dei musicisti futuristi, La scultura futurista, La cinematografia futurista, mais également La cravatta futurista, La pirotecnica futurista, Il teatro aereo futurista, La scienza futurista, la cucina futurista, Al di là della pittura verso i polimaterici, ou L'Aeropoesia - Manifesto futurista ai poeti e agli aviatori, et bien d’autres encore, plus ou moins significatifs et sérieux). Ces textes assez courts comportent le plus souvent, après un bref bilan polémique sur l’état de la discipline et une série de normes révolutionnaires et “géniales” destinées à la renouveler totalement, des paragraphes d’ordre moral, politique, voire anthropologique, dont le contenu idéologique est essentiel à la compréhension du Futurisme et des avant-gardes en général. Par ailleurs, d’autres manifestes, sans objet disciplinaire particulier, sont à cet égard très précieux (Uccidiamo il chiaro di luna, Abbasso il tango e Parsifal, Il controdolore, La nuova religione morale della velocità, Le tactilisme, Spiritualità futurista), tout comme ceux qui, surtout pendant les années dix, constituent de par leur titre même un genre à part, essentiellement polémique (Contro i professori, Contro l’amore e il parlamentarismo, Contro Venezia passatista, Contro Montmartre, Contro la Spagna passatista, Il massacro dei pancioni).

26Il faut remarquer par ailleurs que la difficile typologie de ces manifestes, qui finissent par constituer à la fois une esthétique en devenir sans cesse remise en question et une propagande idéologique constante, se déplaçant progressivement, sauf exception, de la scène artistique internationale à une diffusion nationale, mais de plus en plus capillaire, a ralenti leur étude, qui nécessite à la fois des approches globales historiques, esthétiques ou notionnelles, mais également des méthodologies plus sectorielles, voire parfois des connaissances biographiques pour chacun de leurs auteurs. Il est entendu pourtant que, tant quantitativement que qualitativement, c’est Filippo Tommaso Marinetti qui est le champion de ce genre littéraire qu’il a pratiqué et renouvelé inlassablement, parfois avec un talent inégalé, et jusqu’à la fin de sa vie : par ailleurs, sa volonté de théoriser cet “art de faire des manifestes”, de rassembler sans cesse pour republier ces textes à plusieurs reprises et sous plusieurs formes, d’inventer des stratégies éditoriales et des formes typographiques inédites, d’en reprendre les extraits les plus percutants pour les réutiliser jusqu’à en faire parfois de véritables slogans publicitaires témoignent de son effort de théorisation par-delà la pure pratique.

27C’est ainsi qu’en étudiant ses manifestes, il est possible d’identifier les principales notions autour desquelles se construit l’avant-garde futuriste, et tout particulièrement la première d’entre elles, la guerre :

La guerre ? Eh bien, oui : elle est notre seul espoir, notre raison de vivre, notre seule volonté ! ... Oui, la guerre ! La guerre contre vous, qui mourez trop lentement, et contre tous les morts qui encombrent nos routes !

28Il est entendu donc, dès les débuts de l’avant-garde, que la guerre, la lutte, la violence, sont constitutives de son existence même : dans le même manifeste, Tuons le clair de lune, publié immédiatement après le manifeste de fondation, Marinetti précise même la valeur absolue de cette guerre qui prend des dimensions héraclitéennes :

Il faut – comprenez-vous ? – il faut que l’âme lance le corps en flammes, tel un brûlot, contre l’ennemi, l’éternel ennemi qu’il faudrait inventer s’il n’existait pas !

29Dans une préface - manifeste écrite la même année pour Gian Pietro Lucini, l’un des grands représentants du symbolisme italien, Marinetti répète encore cet absolu (“... nous aimons la lutte plus encore que la Vérité”) avant de définir son mouvement comme “une école d’héroïsme et d’ivresse”, définition que l’on retrouvera sous sa plume dans plusieurs autres textes, jusque dans les années vingt.

30Dès ses premiers mois d’existence, donc, la polémologie prend une part essentielle dans la constitution du mouvement qui, désireux de se démarquer des écoles littéraires fin de siècle qui l’avaient précédé, se présente également tout entier et métonymiquement comme un manifeste libératoire, immédiatement après avoir énoncé ses onze points fatidiques :

C’est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd’hui le futurisme, parce que nous voulons délivrer l’Italie de sa gangrène de professeurs, d’archéologues, de cicérones et d’antiquaires.

31On pourrait ici préciser ce qui semblait déjà apparaître dans le premier extrait cité ci-dessus, à savoir que cette guerre à outrance, cette guerre nécessaire contre un ennemi à inventer s’il le faut, est présentée plus précisément comme libératoire : et il n’est pas inexact de soutenir que pour se constituer en tant qu’avant-garde, le Futurisme crée lui-même son ennemi, qu’il désignera très vite sous le terme polysémique s’il en est de “passéisme”.

32Le passatismo est une notion qui recouvre tour à tour des pratiques et des réalités culturelles, telles que la religion, l’académisme ou la fréquentation des musées, mais également des catégories socioprofessionnelles entières, telles que l’enseignement universitaire ou le tourisme, des disciplines comme la philosophie, l’histoire ou l’archéologie, et également, dès 1911, une réalité géopolitique comme l’Empire austro-hongrois. Enfin, vers la fin des années dix, le passéisme apparaîtra également comme une réalité psychophysiologique, un état d’âme, un caractère, un ethos à combattre implacablement chez soi et plus généralement chez les jeunes, au moyen d’une éducation appropriée, c’est-à-dire d’un Futurisme entendu comme véritable pharmakon, ce que préfigurait par ailleurs le manifeste de fondation :

EST FUTURISTE DANS LA VIE :
1. Qui aime la vie, l’énergie, la joie, la liberté, le progrès, la nouveauté, la fonctionnalité, la vitesse.
2. Qui agit avec énergie immédiate et n’hésite pas par lâcheté.
3. Qui, entre deux décisions possibles, préfère la plus généreuse et la plus audacieuse, en vue du perfectionnement et du développement de l’individu et de la race.
4. Qui agit joyeusement, toujours tourné vers le lendemain, sans remords, sans pédanterie, sans fausse pudeur, sans mysticisme et sans mélancolie.
5. Qui sait passer avec agilité désinvolte des occupations les plus graves aux distractions les plus légères.
6. Qui aime la vie au plein air, le sport, la gymnastique, et soigne chaque jour la force agile de son propre corps.
7. Qui sait donner en temps utile un coup de poing et une gifle décisifs.

33Où l’on retrouve l’une des intuitions essentielles de Benedetto Croce concernant la praxis futuriste, qui se précise même, plus fondamentalement, en une véritable éthique, que Marinetti dévoilera posément, sans son habituelle fougue propagandiste et hâbleuse, en 1924, devant un parterre attentif d’étudiants et d’universitaires, en Sorbonne :

Le Futurisme, qui est la religion du nouveau, a contre lui non seulement ce qui, dans notre pays, est passéisme [...] mais aussi tous les utilisateurs des chefs-d’œuvre du passé, le monde professoral au mauvais sens du terme, au sens rétrograde, antinovateur ; partout, dans tous les pays, les novateurs ont contre eux les forces officielles et académiques. A part cela, aujourd’hui presque vaincu, le danger qui menace le futurisme est l’âme même du novateur. C’est la vie qui est la grande ennemie du futurisme, la vie avec tous ses poids — les défaites, les décadences — avec toutes ses luttes non abouties, avec toutes ses attaques par ce que nous appelons les forces minutieuses et tentaculaires du quotidien, de tous les jours qui passent, qui nous enveloppent, qui nous traînent, qui nous enchaînent, qui nous enferment et qui, au bout d’un certain temps, nous empêchent d’aller de l’avant en nous disant : C’est inutile ! C’est toujours la même chose ! Vous ne trouverez jamais la vérité, jamais le bonheur, et une machine de plus ou de moins ne change rien à l’affaire, et les vitesses sont toujours des choses extérieures, puisqu’au fond de nous-mêmes il n’existe que le néant, la tristesse, la ruine, la fin de tout ! Le pessimisme ! Voilà l’ennemi du futurisme, voilà vraiment le grand danger, l’ennemi à combattre ! Quand on doit se battre contre des pédants, des critiques stupides ou des professeurs fossilisés, la lutte n’est pas dangereuse si l’on a du courage. Ce qu’il faut combattre, c’est précisément le pessimisme sans cesse renaissant, qui est le poids des siècles, le poids de la littérature, le poids des efforts déjà accomplis, le poids de toutes les douleurs de l’humanité que l’artiste porte en lui-même, d’une façon ou d’une autre, comme une tragique centrale électrique qui se recharge sans cesse contre tous les efforts novateurs.

34On ne saurait trop insister sur l’importance de ce beau texte, et sur sa vérité pour ce qui est du noyau éthique, certains diraient existentiel, du Futurisme en particulier et de l’avant-garde en général.

35Par ailleurs, comme on l’a vu le dans le manifeste de fondation, Marinetti situe la naissance de son mouvement dans le cadre ambivalent du mythe urbain, dans la première partie du texte, et de la réalité sociale et historique de l’Italie contemporaine, dans sa partie finale. Il y a là une conception de la patria qui n’appartient qu’à lui, émigré bourgeois de langue et de culture françaises élevé à Alexandrie, qui considère avec nostalgie et fierté un pays et une langue qu’il connaît mal et qu’il veut faire siens : c’est ainsi que la guerre futuriste sera également d’emblée le prolongement explicite des guerres d’indépendance de Garibaldi et Mazzini, qu’il citera souvent jusqu’en 1915, et la volonté d’élever l’Italie au rang des autres puissances industrielles et coloniales européennes, et plus précisément de la France.

36Qu’elle soit nationaliste, culturelle ou psychologique, la guerre futuriste est dans tous les cas de figure la nécessaire destruction dont naissent les nouvelles valeurs créées par l’art futuriste : ce terme est introduit par les futuristes eux-mêmes, très explicitement, au sein d’une réflexion collective (une antifilosofia, selon leur propre terminologie) parfois animée, notamment entre Umberto Boccioni et Giovanni Papini juste avant la guerre. Elle est essentiellement nourrie par les lectures de Nietzsche, Bergson, James, ou encore Stirner, Sorel, Lamarck ou Rousseau pour ce qui concerne Marinetti. Ainsi, alors qu’il débat par articles interposés avec Papini sur l’avenir de l’art moderne dans un des débats les plus denses des années dix, voici comment Boccioni se souvient des premières années de la pars destruens du mouvement :

Pour chaque valeur renversée (car il n’y dans le futurisme aucun dilettantisme) nous sentions germer en nous simultanément une nouvelle valeur qui légitimait et exaspérait notre foi.

37Ce à quoi faisait écho Papini alors même qu’il publiait avec Soffici et Palazzeschi le manifeste qui entérinait la rupture définitive entre “milanais” et “florentins” :

Nous entendons par Futurisme un mouvement de pensée dont le but précis est de créer et diffuser des valeurs effectivement et substantiellement nouvelles, ou, mieux encore, des valeurs dont la vérification devra se faire à l’avenir.

38Cette création de nouvelles valeurs s’entendait pour tous, y compris pour Marinetti « Nous sommes certes des entrepreneurs de démolitions, mais pour reconstruire : nous déblayons les gravats pour aller toujours de l’avant », comme une entreprise rien moins que cosmogonique : l’héroïsme de l’art-action, loin de se limiter aux différents secteurs artistique, culturel ou politique, se devait d’investir à la fois le corps entier du monde, pour une Reconstruction futuriste de l’univers, selon le titre de l’un des plus remarquables manifestes du mouvement, et le corps humain, pour une anthropogenèse mécanique et chamanique capable de refondre « l’homme sans racine » contemporain.

39C’est ainsi que « la valeur absolue du nouveau » se conjugue par exemple jusqu’à remettre en question l’idée de nature chez Boccioni, qui fait preuve à cet égard d’une capacité théorétique remarquable :

Nous affirmons que l’on peut créer la nature en interprétant ses apparitions infinies aussi au moyen des transformations mathématiques et géométriques que l’homme moderne lui impose. […]
Le paysage fut créé par les artistes et vouloir le conserver est un panmuséisme : c’est vouloir mettre un tourniquet à la nature et la donner à tous, chaque jour, pour un franc : le dimanche entrée libre… Imbéciles ! Mais conserver quoi ? Les paysages que l’on veut conserver aujourd’hui n’existent-ils pas en vertu d’autres paysages, détruits ou transformés ? Conserver quoi ? Trois bosses à gauche, un chêne à droite, une maisonnette (pittoresque !) au milieu... et après ? Imbéciles ! Comme si ce que l’homme bouleversait, poussé par la recherche et la création, n’était pas infiniment sublime – ouvrir les routes, combler les lacs, submerger les îles, lancer les digues, niveler, éventrer, forer, défoncer, ériger, par cette inquiétude divine qui nous propulse dans le futur. [...]
Il y a des possibilités de paysages partout : dans les marbres des palais, dans les ciments lissés des maisons, dans l’asphalte des routes, dans les longs couloirs des hôtels. [...] croire que l’homme s’éloigne de la nature est une erreur grossière ! Cela équivaudrait à croire naïvement qu’un animal est plus proche de la nature qu’un chimiste... Nous possédons un nouvel instinct : l’instinct du complexe. Nous saisissons TOUT dans la complexité, tandis que les anciens saisissaient PEU dans la simplicité. Et par ailleurs tout est simple dans la vie, c’est-à-dire dans l’intuition ! Ce qui existe est créé par l’homme et devient, grâce à notre plastique, l’élément naturel dans lequel nous découvrons les formes.

40Nous voici parvenus bien loin de la politique, semble-t-il. Mais cette propagande esthétique soulève, on le voit, des questions d’ordre ontologique qui transforment l’humain aussi bien individuellement que de façon communautaire : cette transformation est prophétisée et accélérée par le Futurisme, qui élabore une utopie politique et eschatologique à la fois romantique et postmoderne, où l’homme sans Dieu et sans Nature se meut comme une force parmi les forces, pure sensibilité multipliée par la machine au sein d’une “vibration universelle”, d’une “folie du Devenir” des flux qui s’entrecroisent dans une vision du monde qui tient aussi bien d’Héraclite et d’Empédocle que d’une physique en pleine révolution relativiste et ondulatoire.

41C’est la sensibilità qui est le lieu privilégié où l’individu et sa communauté se rencontrent pour ces “nouveaux primitifs”, une sensibilité à la fois déjà transformée par la technique et à transformer plus radicalement encore par l’art futuriste ; une sensibilité qui, après avoir phagocyté progressivement la raison et la mémoire, devient la seule faculté post-humaine, entre l’instinct animal, l’intuition bergsonienne et une sympathie mécanique qui semble être l’une des préfigurations poétiques de la cybernétique contemporaine. Marinetti imagine ainsi très tôt une refonte eschatologique du corps à travers une série de manifestes mythopoiétiques, alors qu’il élabore par ailleurs, en compagnie de la plupart de ses camarades, un discours articulé sur cette nouvelle sensibilité renouvelée, purifiée, mécanique et numérique, “aiguisée jusqu’au spasme”, dont il fait le principe et le but de son mouvement, disions-nous, dans une sorte de cercle vertueux au sein duquel le génie artistique futuriste, omniprésent dans la propagande du mouvement, devient, pour paraphraser Kant, une disposition innée de la sensibilité par le truchement de laquelle nature et art se donnent leurs règles mutuelles. Voici donc deux extraits de manifestes marinettiens de 1913 et 1915 à la fois contradictoires et fondateurs pour ce qui est de cette notion qui restera toujours centrale dans le mouvement :

Le Futurisme a pour principe le renouvellement complet de la sensibilité humaine sous l’action des grandes découvertes scientifiques. Presque tous ceux qui se servent aujourd’hui du télégraphe, du téléphone, du gramophone, du train, de la bicyclette, de la motocyclette, de l’automobile, du transatlantique, du dirigeable, de l’aéroplane, du cinématographe et du grand quotidien (synthèse de la journée du monde) ne songent pas que cela exerce sur notre esprit une influence décisive.
En attendant notre grande guerre si souvent invoquée, nous autres futuristes alternons notre violente action anti neutraliste dans les places et les Universités avec notre action artistique sur la sensibilité italienne, que nous voulons préparer à l’heure fatale du plus grand Danger. L’Italie se devra d’être intrépide, aussi acharnée que possible, élastique et rapide comme un escrimeur, indifférente aux coups comme un boxeur, impassible à l’annonce d’une victoire qui aurait coûté cinquante mille morts comme à l’annonce d’une défaite.
Pour que l’Italie apprenne à se décider avec la rapidité de l’éclair, à s’élancer, à soutenir tous les efforts et toute éventuelle déconvenue, les livres et les revues ne sont pas utiles. Ceux-ci n’intéressent que la minorité de personnes qui s’en occupent ; ils sont plus ou moins ennuyeux, encombrants et ralentissants, ils ne peuvent que refroidir l’enthousiasme, briser l’élan et empoisonner de doutes un peuple qui combat. La Guerre, futurisme intensifié, nous impose de marcher et ne pas pourrir dans les bibliothèques et les salles de lecture. Nous croyons donc que l’on ne peut exercer une influence guerrière sur l’âme italienne, sinon par le théâtre. En effet 90% des Italiens vont au théâtre, tandis que 10% seulement lisent des livres et des revues. Mais il faut pour cela un théâtre futuriste, c’est-à-dire absolument opposé au théâtre passéiste, qui prolonge ses cortèges monotones et déprimant sur les scènes somnolentes italiennes. […]

42 Conclusions :

  • 1. Il faut détruire totalement la technique dont meurt le théâtre passéiste.

  • 2. Il faut porter sur la scène toutes les découvertes et toutes les recherches, même les plus invraisemblables, les plus bizarres et les plus antithéâtrales que le génie artistique et la science font chaque jour à propos du subconscient, parmi les forces encore mal définies, dans l’abstraction pure, dans le cérébralisme pur, dans la fantaisie pure, le record et la folie physique du Music-hall. Ex. Ils viennent, le premier drame synthétique d’objets de Marinetti est à ce point de vue un nouveau filon de sensibilité théâtrale découvert par le futurisme.

  • 3. Symphoniser la sensibilité du public, explorer et réveiller par tous les moyens possibles ses nerfs les plus assoupis ; détruire le préjugé de la rampe, en lançant des filets de sensations qui enveloppent la scène et le public : l’action théâtrale doit envahir le parterre.

  • 4. Fraterniser chaleureusement avec les acteurs comiques, qui sont peut-être les seuls penseurs qui sachent éviter tout effort culturel déformant.

  • 5. Abolir la farce, le vaudeville, la comédie, le drame et la tragédie, pour créer à leur place les formes nombreuses du théâtre futuriste, telles que les répliques en liberté, la simultanéité, la compénétration, le poème animé, l’hilarité dialoguée, l’acte négatif, la repartie répercutée, la discussion extralogique, la déformation synthétique, le soupirail scientifique.

  • 6. Créer entre la foule et nous-mêmes, au moyen d’un contact continuel, un courant de confiance sans respect, de façon à infuser dans les publics la vivacité dynamique d’une nouvelle théâtralité futuriste.

  • Voici les premières paroles sur le théâtre.

43Voici donc comment la sensibilité futuriste, générée elle-même du “chaos des nouvelles sensibilités”, se propose “d’exercer une influence guerrière sur l’âme italienne”. Nous en sommes revenus, d’une certaine façon, au texte de Benjamin initialement cité, tant il est vrai que “les foules” auxquelles s’intéressent ici Marinetti et ses proches les pousseront à privilégier le théâtre, mais également la photographie, le cinéma, la radiophonie et la télévision, qui n’avait pas encore son nom, parmi les expressions artistiques qu’ils souhaiteront investir et renouveler au plus vite par des manifestes et des pratiques parfois remarquablement innovantes.

44En relisant ce texte, et d’autres encore produits par Marinetti, il semble nécessaire de nuancer, ou pour le moins de compléter le propos de Benjamin : esthétisation de la politique et politisation de l’art sont toutes deux des pratiques consubstantielles à l’avant-garde, et en particulier au Futurisme, dès les premières années de son existence. La mise en forme littéraire et plastique d’une communauté et la mise en commun de ces nouvelles formes s’est pourtant faite d’abord, en Italie, dans le cadre d’un nationalisme encore exaspéré pour des raisons historiques et biographiques, alors même que le Futurisme fournissait l’archétype avant-gardiste d’une vision du monde révolutionnaire et totalisante, au sein de laquelle le génie artécratique modèle le monde tout entier et l’humain en particulier à son image.

45En guise de conclusion, voici donc l’utopie futuriste d’une société artécratique telle que la rêvait Marinetti après la révolution d’Octobre, et avant la révolution fasciste qui allait absorber et digérer son mouvement et son art :

La révolution futuriste qui amènera les artistes au pouvoir ne promet pas le paradis terrestre. Elle ne pourra certes pas supprimer le tourment humain, qui est la force ascensionnelle de la race. Les artistes, infatigables aérateurs de ces souffrances fébriles, réussiront à atténuer la douleur. Ils résoudront le problème du bien-être de la seule façon dont il peut être résolu, c’est-à-dire spirituellement.
L’art ne doit pas être un baume, mais un alcool. Non pas un alcool qui fasse oublier, mais un alcool d’optimisme exaltant, qui divinise la jeunesse, démultiplie la maturité et rafraîchisse la vieillesse. [...]
Grâce à nous le temps viendra où la vie ne sera plus simplement une vie de pain et de sueur, ni une vie d’oisiveté, mais où la vie sera une vie-œuvre d’art.
Tout homme vivra son meilleur roman possible. Les esprits les plus géniaux vivront leur meilleur poème possible. Il n’y aura plus de compétitions de rapacité ni de prestige. Les hommes mesureront leur inspiration lyrique, leur originalité, leur élégance musicale, leur capacité à surprendre, leur joie, leur élasticité spirituelle.

46Nous n’aurons pas le paradis terrestre, mais l’enfer économique sera égayé et pacifié par les innombrables fêtes de l’art.

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Pour citer cet article

Référence papier

Serge Milan, « Le Futurisme et la question des valeurs »Noesis, 11 | 2007, 13-30.

Référence électronique

Serge Milan, « Le Futurisme et la question des valeurs »Noesis [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 06 octobre 2008, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/703 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.703

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Auteur

Serge Milan

Agrégé et Maître de conférences en Langue, Littérature et Civilisation Italiennes à l’université de Nice-Sophia Antipolis. Ses activités de recherche concernent essentiellement les manifestes et l’idéologie de l’avant-garde italienne. Il a également signé la publication d’anthologies poétiques futuristes et s’apprête à faire paraître une étude sur L’Antiphilosophie du Futurisme.

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