L’objectivité en mathématiques
Texte intégral
1Comment ne pas dissocier ce que font et ce que pensent les mathématiciens ? Autrement dit, comment associer au mieux à la fois l’objet des mathématiques et les objets mathématiques ? Tel est le problème de l’objectivité en mathématiques, qui constitue le thème de ce numéro spécial.
2De l’Antiquité jusqu’au xixe siècle, les principaux objets propres aux mathématiques étaient les nombres, les grandeurs et les figures – objets qui étaient souvent conçus comme des entités extralinguistiques, existant indépendamment de nos représentations d’eux dans un monde abstrait, conçu en analogie avec le monde physique et désignés par des termes singuliers du langage mathématique. Bien entendu, les débats sur le réalisme mathématique ont toujours existé. Dans une certaine mesure, ils peuvent même souvent servir de pierre de touche lorsqu’il s’agit de comparer rétrospectivement les grandes philosophies. L’opposition de l’idéalisme platonicien à l’aristotélisme ne se joue-t-elle pas beaucoup dans leurs conceptions des mathématiques ?
3Les Formes que vise le philosophe platonicien n’existent pas indépendamment du désir de les penser, même si elles le dépassent, ni indépendamment de la traversée qu’en opère l’exercice dialectique. Inversement, s’ils ne se séparent pas de l’abstraction qui les dégage, les êtres non séparés que sont les objets mathématiques tels que les conçoit Aristote ne s’en ordonnent pas moins à la réalité des attributs propres à un genre donné. L’idéalisme platonicien et l’aristotélisme constituent donc, déjà, deux tentatives symétriques de solution d’un même problème, celui précisément de l’objectivité en mathématiques.
4Certes, c’est bien une forme de réalisme qui, sans être toujours thématisée, a longtemps dominé la philosophie des mathématiques, et continue de former ce que l’on appelle parfois le « platonisme des mathématiciens » : cette conviction que les objets qu’ils étudient, de quelque nature qu’ils soient, correspondent bien à « quelque chose » dont l’existence se mesure à la fois à la résistance qu’ils opposent à la pensée, à la rigidité de leurs déterminations ou encore au caractère nécessaire de leurs propriétés. La querelle des universaux du Moyen-Âge a opposé à un tel réalisme le conceptualisme et le nominalisme. La solution « conceptualiste » fait écho en mathématiques à ce qu’on appelle l’ « intuitionnisme » selon lequel les entités mathématiques n’existent pas indépendamment de notre pensée, mais ne sont connaissables que par construction, ce qui s’accompagne d’ailleurs de certaines restrictions au regard des mathématiques standard.
5La solution nominaliste fait quant à elle écho en mathématiques à ce qu’on appelle le « formalisme », dont le principe essentiel concerne la nature du langage : une conception instrumentaliste du langage, à la faveur de laquelle les mathématiques sont considérées ne faire qu’un usage purement symbolique de signes dans notre raisonnement, c’est-à-dire indépendamment de leur contenu sémantique. Les théories mathématiques s’apparentent alors à des syntaxes non interprétées, autrement dit à des systèmes formels, pour lesquels une démonstration de non-contradiction de ces systèmes est exigée. À la suite de la preuve limitative de Gödel en 1931, on a en général (mis à part les constructivistes) abandonné une théorie de la démonstration réductrice (c’est-à-dire la recherche d’une démonstration de non-contradiction absolue), en faveur de ce que Dag Prawitz a appelé la « théorie générale de la démonstration », qui analyse la dérivabilité dans un calcul donné, détermine la complexité des preuves, ou établit des résultats de consistance relative.
6Les recherches les plus récentes sur la théorie de la démonstration ont remis en cause une vision trop étroite du formalisme, en se demandant si la notion standard de preuve est adéquate et en initiant une réflexion sur les formes de rigueur informelle ou de raisonnement non déductif. L’article de Francesco Montesi et Antonio Piccolomini d’Aragona, « Prawitz’s Semantics and Walton’s Argument Schemes. A Tentative Reading and Application of Kreisel’s Informal Rigour », met en doute la possibilité de s’affranchir complètement de la dimension formelle (solution suivie par certains courants de la philosophie de la pratique mathématique), suggérant que l’objectivité mathématique associée à la preuve émerge d’une relation dialectique entre les moments formels et informels. La rigueur informelle de Kreisel est en fait le résultat d’ingrédients intuitifs (par exemple, la notion d’ensemble ou de conséquence logique), de configurations formelles, de résultats méta-théoriques formels, et de résultats informels obtenus en comparant ces derniers avec les notions intuitives de départ. La sémantique de Prawitz, tant celle des arguments valides que celle de la théorie des motifs, est présentée comme un bon exemple de rigueur informelle, car les idées intuitives qui inspirent la sémantique sont étroitement liées au niveau formel et sont partiellement confirmées par celui-ci. Un autre exemple de rigueur informelle est fourni par l’intelligence artificielle, qui vise la formalisation du lien présomptif entre prémisses et conclusions thématisé par Douglas Walton dans l’analyse rhétorique des arguments. Le raisonnement par présomption, dans lequel la conclusion découle de prémisses qui sont vraies ou seulement acceptables dans des circonstances dépendant du contexte conversationnel, n’implique pas le rejet de la notion de conséquence déductive, mais peut être analysé dans un cadre formel comme un raisonnement non monotone, dans lequel l’ajout de prémisses peut invalider la conclusion. Certaines formalisations proposées par l’intelligence artificielle (par exemple ASPIC+) permettent une dialectique fructueuse entre l’expression formelle et la nature circonstancielle des arguments présomptifs. Dès lors que les règles d’inférence sont défaisables et que les questions critiques sont des pointeurs de contre-arguments, l’objectivité est retrouvée dans la caractérisation formelle des modes dialectiques selon lesquels la conclusion peut être remise en question par les participants à un dialogue.
7Dans une autre direction, une grande partie des débats sur l’objectivité qui entourent le formalisme s’est jouée autour de la pensée hilbertienne et de son programme de réduction du problème de la non-contradiction des mathématiques à l’étude de processus de pensée finitaires. Ces questions sont abordées dans l’article de Jean-Jacques Szczeciniarz, « Mic Detlefsen, Hilbert’s program », issu d’une conférence prononcée aux cours de journées dédiées à la mémoire de Michael Detlefsen. Ce dernier a joué un rôle important pour la philosophie des mathématiques française, en développant des liens avec la tradition analytique américaine. Szczeciniarz montre comment Detlefsen a révélé un potentiel philosophique jusqu’alors méconnu du programme de Hilbert en le « sauvant » de son adversaire le plus puissant et le plus influent, c’est-à-dire des deux théorèmes d’incomplétudes de Gödel. Les arguments contre le programme de Hilbert qui s’appuient sur les théorèmes de Gödel ne seraient rigoureux que si l’on supposait que Hilbert cherchait une solution définitive et globale au problème du fondement des mathématiques idéales. Or, cette supposition ne correspond point à l’instrumentalisme que Detlefsen attribue à Hilbert : parmi l’infinité de preuves idéales pouvant être construites dans un système T de mathématiques donné, seul un nombre fini d’entre elles ont une quelconque valeur en tant qu’instruments d’acquisition épistémique humaine. Et, contrairement à T elle-même, la partie « utile » de T peut être démontrée être finiment axiomatisable. Szczeciniarz rappelle dans ce contexte la position de Jean Cavaillès pour lequel, dans son « formalisme modifié », un objet n’est jamais saisissable qu’à travers la constatation d’une réussite. Nous sommes heureux, en publiant ce texte, de nous associer aux hommages qui ont été rendus à Michael Detlefsen.
8Cela étant, si les solutions intuitionnistes et formalistes s’opposent historiquement à la tradition du réalisme, elles gagnent à être mises en regard d’une position réaliste la moins naïve possible. Or le réalisme est souvent réduit au problème classique de notre contact avec ce monde d’objets qui ne sont ni dans l’espace ni dans le temps et avec lesquels nous ne pouvons pas établir une relation causale. Dans toute une partie de la littérature, ce problème est connu sous le nom du « dilemme de Benacerraf ». Mais ce dernier pâtit d’une conception trop naïve de la vérité en mathématiques, ou plutôt doit être compris, en tant que dilemme, comme le moyen justement de la dénoncer. La vérité mathématique ne saurait être conçue comme une adéquation externe d’un discours à son objet, sur le modèle du jugement perceptif. De ce point de vue, le dilemme de Benacerraf est moins une aporie qu’un point de départ : il définit les contraintes a priori qui s’imposent à toute philosophie acceptable des mathématiques.
9À cet égard, l’article de Jean-Michel Salanskis, « Trois régimes de l’objet mathématique », expose et approfondit trois conceptions possibles de l’objectivité mathématique, qui sont autant de propositions de dépassement du dilemme de Benacerraf. Les objets mathématiques peuvent en effet être conçus : soit comme les corrélats de théories mathématiques dont ils ne font en quelque sorte que cristalliser ou encoder les théorèmes ; soit comme les résultats de procédures constructives qu’ils ne font que récapituler tout en en orientant la visée intentionnelle ; soit encore comme des idéalités qui ne se séparent pas de leurs occurrences tout en renvoyant à chaque fois celles-ci à un type identique qui les indifférencie mais demeure irréductiblement en excès par rapport à elles.
10La seconde voie, celle de la constructivité, rassemble aussi bien Brouwer que l’analyse noético-noématique husserlienne, qui se penche spécifiquement sur la question de l’accès aux objets, à travers les structures de l’intentionnalité, et fait le pari d’une adéquation de ces structures à celles qui gouvernent la construction des mathématiques – c’est là toute l’idée de la phénoménologie transcendantale.
11L’article de Dominique Pradelle, « La structure d’horizon au sein des axiomatiques : la phénoménologie entre réalisme et idéalisme » met la phénoménologie à l’épreuve de l’axiomatique et d’un dilemme : celui qui résulte de l’opposition entre l’objectivisme sémantique pour lequel il existe du sens en soi, et la thèse du rôle constitutif incontournable de l’intentionnalité. Si l’axiomatique joue un rôle clé dans cette problématique, c’est bien parce qu’elle conduit à donner aux objets un statut intrathéorique qui semble laisser peu de place aux phénomènes de constitution ontologiques une fois les systèmes d’axiomes mis en place – ou qui, du moins, semble en réduire drastiquement la portée et la signification. Pas de réalisme ni d’idéalisme possibles aujourd’hui qui ne prennent acte des légalités axiomatiques et de ce qu’elles impliquent pour le mode d’être des objets mathématiques. Pour autant plusieurs phénomènes laissent ouverte la possibilité d’analyses intentionnelles pertinentes, comme l’existence de structures d’horizon des visées d’idéalités et le fait qu’un univers mathématique n’est jamais clos dans la pratique mathématique effective. La dynamique d’un devenir infini invalide ainsi l’idée de clôture. Des divers sens possibles de la thèse réaliste, Pradelle ne retient en définitive que la validité intersubjective des objets idéaux et leur obéissance à des lois idéales, sans admettre la thèse de leur indépendance ontologique.
12La voie de la constructivité a pour variante, dans le cas notamment de ces objets que sont les ensembles transfinis, la compréhension de l’objectivité mathématique comme corrélat de cette puissance intentionnelle qu’est l’imposition des axiomes d’une théorie telle que ZFC. Plus généralement, l’énonciation des axiomes d’une théorie formelle peut se comprendre comme un ensemble d’instructions ou de directives, et comme un acte de langage à part entière. L’article de Giorgio Venturi et Joao Vitor Schmidt, « Fine’s postulationism, objectivity, and mathematical creation », explore précisément l’idée, avancée par Kit Fine, consistant à voir dans une théorie mathématique un ensemble de règles postulationnelles de construction d’un certain domaine d’objets. Si Fine en reste à une notion procédurale de règle, sur le modèle d’une instruction dans le contexte d’un programme informatique, Venturi et Schmidt comprennent les postulations mathématiques en se tournant vers la théorie des actes de langage de Searle. Les déclarations mathématiques sont alors comparables à des instructions qui, si elles ne créent pas leurs objets, posent des directives quant à leur organisation et instituent ainsi une objectivité épistémique fondée sur un certain nombre de règles constitutives. Le « déclarationnisme » qui en résulte illustre les liens possibles entre philosophie des mathématiques et philosophie du langage, tout en proposant de dépasser de l’intérieur l’approche formaliste par la mise en évidence, à propos des mathématiques, d’une intentionnalité langagière spécifique.
13Une approche radicalement différente, très liée historiquement dans la tradition analytique au dilemme de Benacerraf, est celle que propose le structuralisme. La question du structuralisme a été beaucoup étudiée, elle est abordée ici par Thomas Hausberger, dans son article « Des modes d’objectivité dans l’apprentissage des mathématiques : le structuralisme mathématique à la lumière d’une épistémologie expérimentale », d’un point de vue original, celui de la didactique. Pour le structuralisme mathématique, la question de l’objectivité se résout dans celles des structures, au sens où ces dernières seraient « les vrais objets des mathématiques » : structures algébriques (celles de groupe, d’espace vectoriel, d’espace topologique, d’ensemble ordonné…), qui sont toutes les réalisations possibles d’un même patron axiomatique, ou bien structures non algébriques, dont celle des nombres entiers est un paradigme. Les objets au sens classique ne seraient que des « places » dans les structures un peu comme, dans une approche sémantique, ils ne sont jamais que des modèles de systèmes axiomatiques. Or, et on ne le sait pas toujours : la didactique est née en relation étroite avec la réforme des mathématiques modernes, en partie pour accompagner cette réforme, en partie pour remédier à ses excès. Rappelons que l’objectif de la réforme était l’adoption du point de vue structuraliste (celui des mathématiciens, en France celui de Bourbaki et de ses Éléments de mathématiques) dans l’enseignement, y compris élémentaire et secondaire. Dans une démarche qui conjugue analyse philosophique, dans un esprit proche de Granger, et expérimentation didactique (avec l’utilisation de dialogues d’étudiants en classe), Hausberger examine la thèse que le développement de mathématiques formelles selon la méthode abstraite structuraliste ne se réduit pas à un langage mais engage un « contenu formel » qui se déploie dans une intuition symbolique.
14Si le structuralisme n’est pas sans lien avec la troisième voie distinguée par Jean-Michel Salanskis (celle de l’idéalité), l’écueil guettant toute philosophie structuraliste des mathématiques est bien entendu celui de postuler l’existence de structures mathématiques et de régresser dans un réalisme naïf. Or revenons au dilemme de Benacerraf : formulé dans l’article « Mathematical truth », il ne se sépare pas d’un autre article bien connu de Paul Benacerraf, « What numbers could not be », et y trouve d’une certaine manière une suggestion de solution. Dans ce dernier article, Benacerraf souligne en effet combien les nombres entiers se prêtent à des reconstructions concurrentes au sein des mathématiques post-cantoriennes et post-frégéennes. On peut par exemple les penser comme des nombres cardinaux (classes d’équivalence bijectives d’ensembles finis), ou comme des nombres ordinaux (classes d’isomorphismes d’ensembles totalement ordonnés finis). Comment concilier un réalisme arithmétique avec la pluralité des définitions et des modes d’accès qui nous sont offerts pour penser les nombres ?
15Une solution est de faire de cette difficulté le principe même de la solution au dilemme de Benacerraf : un objet mathématique a essentiellement plusieurs présentations, dont il est l’invariant et qu’aucune n’épuise. Ces présentations sont par principe ancrées dans une formulation symbolique qui leur accorde une accessibilité de principe. Pour autant, elles ne se limitent pas à de simples simulacres, mais constituent la donation même de ce qu’elles présentent, et que leur équivalence démontrable érigerait en l’invariant qu’elles présentent en commun.
16L’erreur du réalisme est donc d’extrapoler le modèle des objets physiques. Contrairement à ces derniers, en effet, les objets mathématiques ne sont pas conçus comme des singuliers ayant des propriétés virtuellement indéfinies et non pertinentes, mais comme des concepts, correspondant soit à des axiomes, soit aux propriétés et aux relations constitutives d’une structure visée (laquelle n’est pas nécessairement conçue comme existant indépendamment de nos définitions et constructions).
17La confusion des mathématiques avec une connaissance d’objets abstraits provient du mythe d’un rapport direct à des objets mathématiques, que ces objets soient des structures indépendantes (pour le platoniste) ou (pour le formaliste) les signes mêmes qui font l’écriture mathématique. L’objectivité mathématique se situe au contraire dans l’entre-deux des structures et des signes. En particulier, l’opposition entre ce qui serait objectif en tant qu’indépendant de nous, et ce qui serait subjectif car opéré par nous, n’est sans doute pas pertinente pour comprendre l’objectivité propre aux mathématiques. Qu’on en juge : les fictions mathématiques que sont par exemple le point à l’infini de la géométrie projective ou la variation infinitésimale du calcul différentiel qui, avec le formalisme algébrique et la théorie des séries ont lentement transformé l’évidence première des nombres et des figures, ne sont pas moins objectives du fait d’être adossées au système de règles formelles que nous fixons pour en régir l’emploi – preuve que l’objectivité mathématique n’est pas l’opposé des opérations « subjectives » qui la mettent en jeu au sein d’une pratique symbolique.
18L’usage de fictions en mathématiques forme une longue tradition historique, bien établie dès le xvie siècle, qu’elle soit celle de l’« arithmétique des infinis » ou celle de la « géométrie des indivisibles ». Cet usage est également géographiquement omniprésent, allant des nombres négatifs aux quantités indéterminées que manipule le raisonnement algébrique en passant, comme on vient de le rappeler, par la géométrie projective et le calcul différentiel. Dans son article, « Can one be a fictionalist and a platonist at the same time ? Lessons from Leibniz », David Rabouin établit le double lien qu’a, chez Leibniz, la reconnaissance d’objets imaginaires ou fictifs à l’intérieur des mathématiques : d’une part avec l’idée que les mathématiques illustrent ce qu’il faut entendre par « pensée aveugle », d’autre part avec l’application, en dehors des mathématiques, des objets mathématiques compris comme fictions. Une fiction est en effet une entité introduite (sous certaines spécifications) « comme si elle existait » : c’est là une notion très générale, qui regroupe virtuellement tous les objets mathématiques dans leur relation au monde naturel. Par exemple le cercle comme cas limite d’un polygone est-il une fiction intra-mathématique qui fonctionne ensuite, pour la connaissance du monde naturel extra-mathématique, comme objet idéal au regard d’un polygone construit au moyen de segments physiques (eux-mêmes susceptibles d’être considérés comme idéaux au regard de réalités plus élémentaires), ce qui prouve que les entités formelles du langage mathématique ne sont pas destinées à le demeurer. Le fictionnalisme contemporain (celui d’Hartry Field, par exemple) présuppose que les fictions mathématiques s’opposent aux réalités concrètes que sont les régions spatio-temporelles. Pour Leibniz, au contraire, ces réalités sont déjà des fictions et la perception, en omettant le détail infini des choses, nous confronte à des formes structurales (telles que le cercle) qui sont sans contreparties concrètes, mais qui n’en sont pas moins réelles.
19La reconnaissance par Leibniz de l’ubiquité transitionnelle des fictions rejoint l’importance à accorder, pour les mathématiques, à la notion de présentation. Notion qui revêt d’ailleurs un aspect formel, un aspect constructif (si l’on confond un objet mathématique avec le diagramme de sa présentation constructive), un aspect phénoménologique et un aspect idéal (si l’on comprend les différentes présentations possibles d’un objet comme autant d’occurrences de ce dernier), mais notion qui, dans tous les cas, thématise la dimension symbolique des mathématiques. Un objet mathématique est en effet à chaque fois étudié selon une certaine présentation, dont un exemple paradigmatique est la « présentation d’un groupe par générateurs et relations ». Par exemple, la présentation standard du groupe Z/5Z a pour unique générateur n’importe quelle lettre a, et pour unique relation l’égalité a5 = 1 : il ne s’agit là ni d’une suite de symboles, ni du nom propre d’un objet transcendant.
20De manière générale, l’écriture des mathématiques (à distinguer de ce qu’on peut appeler « la pratique mathématique ») n’est pas un trait contingent qui interviendrait de manière accessoire : l’objectivité mathématique n’est jamais séparable des cadres symboliques qui en assurent la formulation exacte. Elle ne consiste pas en des structures qui seraient directement accessibles « telles quelles », au moyen de quelque intuition. Car les représentations symboliques qui permettent par exemple d’écrire un groupe de permutations comme agissant sur un certain ensemble d’items notés a, b, c, …, ne sont pas de simples artefacts ou un simple à-côté psychologique : elles constituent la donation même des structures qu’elles transcrivent, tout en insérant ces dernières dans les opérations inférentielles qu’elles permettent d’exprimer.
21Cette adhérence des objets mathématiques à leur écriture symbolique explique également qu’ils ne soient pas disjoints de leur histoire. Si en effet un objet mathématique est l’invariant qui émerge de l’équivalence démontrable de différentes présentations, les critères et les preuves qui régissent la reconnaissance de cette équivalence communiquent leur historicité à cet objet. La stabilisation des moyens (comme par exemple le « transport de structures » dont parle Bourbaki) qui permettent de dégager des objets mathématiques stables est inséparable de la stabilisation de ces derniers. Ce dernier point inclut également les désaccords qui peuvent porter sur les critères de preuve rigoureuse.
22En partant du principe qu’une preuve est rigoureuse et donc acceptable si et seulement si elle est formalisable, la rigueur devient inséparable de la manière dont une théorie est présentée et l’objectivité mathématique semble être remise en question par la pluralité des critères de ce qui constitue une présentation adéquate de la théorie. Dans l’article de Silvia De Toffoli et Claudio Fontanari, « Objectivity and Rigor in Classical Italian Algebraic Geometry », deux notions différentes de rigueur sont distinguées dans le travail de Federigo Enriques, géomètre et philosophe des mathématiques italien actif au début du xxe siècle, et surtout connu pour la classification des courbes algébriques, réalisée avec Francesco Severi. La rigueur à petite échelle consiste en la possibilité de décomposer une inférence mathématique en inférences plus élémentaires, permettant d’atteindre un degré de précision toujours plus grand dans l’analyse logique du raisonnement, et est associée à un processus de vérification, étape par étape, du soutien qu’un argument apporte à une certaine conclusion. La rigueur à grande échelle, quant à elle, permet de saisir les connexions organiques entre les parties d’un système, dans une vision macroscopique de la science. Elle correspond à un processus holistique dans lequel la relation des prémisses au système argumentatif global est également considérée. De Toffoli et Fontanari suggèrent une correspondance entre ces deux notions de rigueur et deux façons différentes d’interpréter l’objectivité mathématique : comme une description adéquate des faits dans le cas de la rigueur à grande échelle, lorsqu’on tente d’offrir une vision globale d’un phénomène, une représentation picturale et intuitive de celui-ci ; comme un moyen de garantir l’indépendance vis-à-vis des préjugés subjectifs et la possibilité de partager les preuves à l’appui d’une thèse dans le cas de la rigueur à petite échelle, qui recrée l’image pixel par pixel, permettant de la reproduire et de l’analyser dans les moindres détails.
23L’historicité des mathématiques est non seulement compatible avec l’objectivité des mathématiques, mais constitutive d’elle : c’est cette intuition cavaillèsienne que l’article de Matt Hare, « The Effective as the Actual and as the Calculable in Jean Cavaillès », examine et explique. Il montre en particulier, au cours d’une étude minutieuse de l’ensemble de l’œuvre de Cavaillès, que le « procès effectif » des mathématiques dont parle Cavaillès par opposition à tout « procès effectué », emprunte, tout en la critiquant, à la théorie de la calculabilité effective, des analystes français (dont Borel et Lebesgue) jusqu’à Church et Kleene. Le concept cavaillèsien d’effectif vise en même temps à faire droit à l’« actualisation continue » de l’intuition mathématique, par opposition à toute structure pré-donnée de la conscience, telle que Kant ou Husserl la pensent. Cavaillès en vient ainsi à articuler une temporalité propre aux mathématiques, de nature logique et incorporant une dimension essentielle d’inanticipabilité, à rebours de la notion classique de connaissance a priori : temporalité, non de l’activité mathématique, mais du passage discontinu d’une théorie mathématique à une autre.
24À côté de cet ensemble de contributions autour de la thématique de l’objectivité en mathématiques, nous avons enfin décidé de rééditer dans son intégralité un texte difficilement accessible : la leçon inaugurale de Gilles-Gaston Granger au Collège de France, accompagnée d’un texte de présentation et contextualisation par Gabriella Crocco et Frédéric Patras. Granger est une figure majeure de l’épistémologie de la seconde moitié du xxe siècle. Son œuvre, où l’ontologie des objets scientifiques joue un rôle important, reste cependant encore trop méconnue, en particulier au niveau international. Plusieurs raisons contribuent à le remettre au centre des débats contemporains : l’importance du structuralisme philosophique et mathématique dans la philosophie des mathématiques récente ; les études menées récemment sur la tradition francophone à laquelle il appartient (Cavaillès, Lautman, Vuillemin…) ; ou encore le développement d’un intérêt général en philosophie des sciences et au-delà pour l’épistémologie historique. La leçon inaugurale occupe une place spécifique dans son œuvre, correspondant à ce qu’il qualifie lui-même de début d’une nouvelle carrière. Il s’agit d’un texte important, en lui-même et pour la compréhension du philosophe aixois. Granger s’y positionne dans la tradition française, mais surtout y énonce ses convictions profondes – sur les rapports entre philosophie et histoire, par exemple – et son programme intellectuel, indissociable de la notion d’épistémologie comparative, à laquelle son nom restera associé.
25Un dernier point mérite d’être soulevé en conclusion de cette introduction : qu’on la pense comme idéalité non abstraite ou comme historicité non empirique, pour ne mentionner que ces deux voies, toute tentative pour rendre compte de la spécificité de l’objectivité mathématique rencontre l’écueil consistant à en faire une objectivité sui generis. Or, comment alors continuer à faire d’elle un modèle d’objectivité en général – ce qu’elle a toujours aussi été, pour la théorie de la connaissance ? Les contributions rassemblées dans ce numéro cherchent, chacune à sa manière, à contribuer à répondre aussi à cette question.
Pour citer cet article
Référence papier
Paola Cantù, Brice Halimi, Gerhard Heinzmann et Frédéric Patras, « L’objectivité en mathématiques », Noesis, 38 | 2022, 7-18.
Référence électronique
Paola Cantù, Brice Halimi, Gerhard Heinzmann et Frédéric Patras, « L’objectivité en mathématiques », Noesis [En ligne], 38 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/6878 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xm5
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