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IV. La danse et l’Idée d’art

La mise en art de la danse sabar sous le prisme anthropo-didactique

Aurélie Doignon
p. 185-194

Résumés

Cet article recense différentes formes de mises en art théorisées successivement et répondant à des formes artistiques diverses. Il met en évidence comment le sabar s’artifie peu à peu pour se diffuser sur les scènes internationales et ainsi bénéficier d’un marché de l’art africain contemporain. Ce passage à « l’art » pose les prémices d’une nouvelle structuration économique. Comme la danse Hip-hop, le sabar de « rue » s’institutionnalise, pour mieux se rapprocher du champ chorégraphique légitimé par les institutions publiques. Vont alors se développer de nouveaux modes et réseaux d’apprentissage, qui accompagnent cette mise en art internationale.

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Texte intégral

  • 1 Le terme « sabar » est générique, il désigne à la fois l’ensemble des tambours, la danse, la musi (...)
  • 2 Musique populaire du Sénégal inspirée du sabar. C’est la musique des ondes radiophoniques et des (...)

1Le sabar est à la fois la danse et la musique des célébrations (mariages, baptêmes, fêtes de tontine, lutte, etc.) dans les quartiers populaires1 de la région de Dakar, au Sénégal. Il a été l’objet de ma thèse, dédiée à la question de sa mise en savoirs. À l’aune des années 2000, le sabar n’est plus cantonné aux seules rues dakaroises et à leurs moments de réjouissances populaires : on retrouve cette pratique dansée (ou des extraits de son gestuaire) sur la scène chorégraphique internationale, dans des pièces contemporaines (« At the same time… » de Robin Orlyn), mais aussi avec des danseurs accompagnants des chanteurs de musique dance (Gala) ou de mbalax 2 (Youssou Ndour en est l’exemple le plus célèbre). Cette visibilité nouvelle s’accompagne d’une offre de cours et de stages proposés en Occident (France, Pays-Bas, Japon, États-Unis, Suède, Finlande, etc.) et participant à l’expansion de cette danse au-delà des frontières sénégalaises. Ainsi, l’un des positionnements que nous pourrions interroger, est celui du rite qui lui est associé, et ce, dans chaque espace de pratique s’y référant. La danse est-elle, selon ces moments et ces lieux, une pratique dansée ou de l’art ? En prenant quelque peu de hauteur (afin de pallier tout regard essentialiste ou ethnocentré), elle est peut-être tout autre chose encore. En effet, la considération comme relevant de la catégorie « art » (ou non), est ici, il faut bien le dire, issue d’un point de vue occidental.

2C’est donc en premier lieu la question de l’institutionnalisation de l’objet, puis de sa qualification comme art qui va nous intéresser. Enfin, nous verrons comment la notion de transmission est fondamentale pour sa diffusion, et pose ainsi les limites de la notion d’artification, telle qu’elle a été conceptualisée par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro. Nous préfèrerons l’utilisation (plus englobante) de « mise en art ».

1. Danse et pratique dansée

3La question soulevée d’emblée est la suivante : comment peut-on qualifier (et de fait, justifier) un objet, ici une danse d’art (et qu’est-ce dans le cas contraire) ? En quoi cette catégorisation/classification a-t-elle son importance, mais surtout qu’implique-t-elle, à la fois pour les exécutants et pour l’objet dansé ?

  • 3 J. Beauquel et R. Pouivet (dir.), Philosophie de la danse, Rennes, Presses universitaires de Renn (...)

4Julia Beauquel rappelle, dans l’introduction de Philosophie de la danse, la distinction historique entre la danse comme pratique sociale, politique et/ ou religieuse, s’articulant autour d’une signification allégorique, et la danse vécue comme un divertissement3. On peut également souligner des motivations et implications différentes entre danseurs et spectateurs dès lors que la danse se transpose sur scène. Dans le premier cas, le spectateur est acteur (voire danseur également) : il peut être partie prenante de la danse. Dans le second cas en revanche il est passif, son seul rôle est de regarder, recevoir et commenter. Dans ce dernier modèle, la séparation entre danseurs et spectateurs est bien délimitée physiquement (elle l’est aussi par bien d’autres dimensions). Nous posons la question plus globale de la création et de la réception de l’œuvre : pour quoi / pour qui / par qui le mouvement est-il exécuté ? Comment est-il reçu ? Et quel impact a-t-il selon les attendus et perceptions culturelles ?

2. Qu’est-ce que la mise en art fait au sabar ?

  • 4 R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », Comité de recherche 18, Sociologie de l’art, XVII(...)
  • 5 N. Heinich et R. Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art [2012], Paris, Éditi (...)

5La mise en art du sabar participe de sa mise en savoirs, qui pourrait être abordée, depuis la sociologie, à travers la notion d’artification – notion émergeant au milieu des années 20004, reprise et approfondie depuis5. Comme le résume Roberta Shapiro,

  • 6 Ibid., p. 21.

C’est un processus qui institutionnalise l’objet comme œuvre, la pratique comme art, les pratiquants comme artistes, les observateurs comme public, bref, qui tend à faire advenir un monde de l’art6.

6Parler d’artification nous conduit ainsi à réfléchir sur la re-catégorisation de l’objet. En l’occurrence, artifier le sabar, une danse populaire, c’est remettre sur et en scène, des codes de la danse, qui vont ré-impacter et redéfinir les pratiques ordinaires, à savoir les sabars dansés dans les rues. En effet, les exigences relatives à des danses internationalisées, diffusées sur des scènes de spectacles, vont se retrouver sur les « scènes » de rue (les apparitions seront plus chorégraphiées, les danseurs vont se mouvoir dans l’espace de façon moindre, etc.).

7Le tànnëbéer (bal de nuit, appelé aussi « grand sabar ») est le parfait exemple de lieu et de scène hybride en termes de formalisation de la danse et de ses acteurs. Il s’effectue dans la poussière de la rue mais revêt les codes de l’artification en transformant un événement social en un événement artistique à l’aide d’invitations préalablement envoyées, de tenues colorées, de lumières mais aussi d’odeurs (le luxe avec des parfums aux effluves considérées comme agréables, tranchants avec les miasmes de la rue provenant des égouts, déchets, animaux et pots d’échappements). L’espace que représente la rue se transpose et devient ainsi l’espace du tànnëbéer : il devient la scène, le lieu de l’art. De surcroît, les danseurs qui performent au sein de cet espace sont pour la plupart des professionnels.

3. Danser sur scène : la transposition d’une danse de rue

8La rue où sont effectués les sabars est un espace ouvert, sans jauge, alors qu’en se transposant, en passant à la « scène », l’espace du sabar va se trouver refermé, et la relation danseur-musicien (le danseur dirigeant le musicien), loin de l’improvisation initiale, se révéler construite au préalable – les musiciens seront sur la scène placés derrière les danseurs qui leur font dos afin d’être face au public. De même, la vision du public dans un sabar, qui est à 360°C, en devient uniquement frontale. Le public ne se déplace pas et reste loin du danseur, contrairement aux tànnëbéer. La mise en art est ainsi une mise à distance, à la fois physique et conceptuelle : dès lors que le sabar se transporte dans les théâtres internationaux, le public est un public avisé, plus érudit.

  • 7 G. Brousseau, Théorie des situations didactiques, Grenoble, La pensée sauvage, 1998.

9Les changements d’espaces qui accompagnent les phénomènes de transposition participent du processus d’artification tel qu’il a été théorisé par Heinich et Shapiro. Transposition, artification et institutionnalisation vont s’entremêler, faisant accéder le sabar au rang d’objet du monde chorégraphique. Les ballets et les scènes d’Europe et d’Amérique du nord sont alors les institutions qui vont accompagner la danse. On passe de « pratiques dansées » à de la « danse » (au sens noble de l’art). L’intérêt, s’il y en a un, de cette transposition est de passer des connaissances de la danse à des savoirs (selon la distinction avancée par G. Brousseau)7. Enfin, le passage de la rue (de la danse comme ancrée dans un processus rituel) à la scène (lieu de performance), change à la fois la scénographie de la danse, le rapport à l’espace, mais aussi son interprétation, ses rapports de genre et d’argent. La mise en art s’accompagne aussi d’une mise en marché, et donc d’une définition esthétique l’accompagnant pour en faire la promotion et en marquer la singularité.

4. Des pratiques culturelles institutionnalisées : les différentes formes de mises en art

  • 8 N. Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Jacqueline Chambon, 1992, p. 40.

10L’artification rejoint ce que Nelson Goodman écrivait déjà sur l’œuvre d’art et sur sa légitimité : « un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole »8. Cependant, pour Shapiro, le processus d’artification se veut plus complexe que celui de légitimation. Il possède un caractère performatif :

  • 9 R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », art. cit., p. 2.

[L]a transformation du non-art en art est une transfiguration des personnes, des objets et de l’action. Elle est à la fois symbolique et pratique, discursive et concrète […]. Il s’agit donc de bien autre chose que d’une simple légitimation. L’ensemble de ces processus conduit non seulement à déplacer la frontière entre art et non-art, mais encore à construire de nouveaux mondes sociaux, peuplés d’entités inédites et en nombre croissant9.

11Pour que l’œuvre soit désignée comme art, il faudrait ainsi que son fonctionnement symbolique porte les caractéristiques établies par les institutions. Ainsi présentée, l’artification renvoie à une activité de catégorisation, déjà largement questionnée en anthropologie à propos des pratiques culturelles :

  • 10 J. Clifford, The predicament of culture. Twentieth century ethnography, Literature, and Art, Camb (...)

Depuis le début du siècle, les objets recueillis auprès de sources non occidentales ont été classés en deux catégories principales : les artefacts culturels (scientifiques) ou les œuvres d’art (esthétiques). D’autres objets de collection – produits de masse, « art pour touristes », curiosités, etc. – ont été moins systématiquement valorisés ; au mieux, ils trouvent place dans des expositions de « technologie » ou de « folklore ». Ceux-ci et d’autres à l’intérieur de ce que l’on peut appeler le « système de l’art et de la culture moderne » peuvent être visualisés à l’aide d’un diagramme (quelque peu procustien)10.

12Clifford fut en effet l’un de ceux qui avaient tenté de modéliser les processus de catégorisation de l’art. Mettant en avant le fait que la découverte de la beauté des œuvres non occidentales était récente – avant le xxe siècle, il s’agissait plutôt d’une forme de « cabinet de curiosités » –, il s’est intéressé en particulier à la distinction entre artefact, objet touristique et œuvre d’art :

Illustration 1. « The Art-Culture System » - schématisation de la distinction entre artefact, objet touristique et œuvre d’art par Clifford (1988)

Illustration 1. « The Art-Culture System » - schématisation de la distinction entre artefact, objet touristique et œuvre d’art par Clifford (1988)

13Dans cette perspective, l’inscription d’un objet dans la catégorie « art », ou sa désignation comme fait ou objet culturel, seraient liées aux processus de valorisation ou de dévalorisation de cet objet, l’entrainant dans des circuits économiques distincts et opérants.

  • 11 A. Desvallees et F. Mairesse, « Collection », dans Dictionnaire encyclopédique de Muséologie, Par (...)

14Plus récemment, une autre schématisation du processus d’artification (plus exactement de muséification) a été proposée par Desvallees et Mairesse dans le Dictionnaire encyclopédique de Muséologie 11. D’après les auteurs, un enchâssement de processus de reconnaissance de l’objet doit être à l’œuvre pour que ce dernier arrive jusqu’au musée. Ils distinguent ainsi sept niveaux paliers commençant par ce qu’ils désignent comme un « objet usuel », associé à ce qu’ils nomment une « zone anonyme », jusqu’à l’ « objet de musée » ou « objet mémoriel ». L’œuvre d’art est ici positionnée au niveau 4, en lien avec l’existence et l’action d’un système de reconnaissance desdites œuvres :

Illustration 2. Les sept niveaux de reconnaissance de l’objet muséologique
(Desvallees & Mairesse, 2011)

Niveau 1 – Objet usuel (zone anonyme)
Niveau 2 – Objet historique
(Le temps est ici relatif selon les objets)
Niveau 3 – Objet ethnographique (objet qui témoigne d’une culture et d’une société à un moment précis de l’histoire)
Niveau 4 – Œuvre d’art (système de reconnaissance des œuvres d’art)
Niveau 5 – Purgatoire ou le lieu des collectionneurs (phase d’abandon ou de transition des objets)
Niveau 6 – Objet patrimonial (protégé)
Niveau 7 – Objet de musée (objet muséologique) et objets mémoriels
(témoignage)

15Si l’on se réfère à cette modélisation, certaines danses d’Afrique seraient en train de passer du niveau 3 au niveau 4, transitant en Occident d’objets ethnologiques à œuvres d’art. Il resterait à questionner la façon dont ces différentes reconnaissances s’accompagnent de transformations des « objets » qu’elles font accéder à un nouveau statut, et ce qu’il en est de ces dimensions sur le terrain africain. Sur cet aspect, Laurent Aubert, évoque les « aspects du formatage » permettant que des œuvres extra-européennes soient désignées comme œuvre d’art en Europe. Six dimensions sont déclinées et rapportées par l’auteur. Leur lecture permet de comprendre comment c’est l’objet de base (« usuel » pour reprendre la typologie de Desvallees et Mairesse) qui subit des transformations, dans le cadre du spectacle scénique en particulier :

Illustration 3. Six dimensions des processus de construction de l’objet muséologique

  • 12 L. Aubert, La musique de l’autre. Les nouveaux défis de l’ethnomusicologie, Genève, Georg Éditeur (...)

- Échantillonnage (choix de séquences à présenter)
- Filtrage (élimination des éléments jugés non pertinents… ou contraires aux règlements de sécurité)
- Réduction de la durée (parfois de plus d’un jour ou une nuit, au format standard de deux heures)
- Réduction de l’espace utilisé
- « Questions d’interaction » (prendre en compte la situation de spectacle à l’occidentale, avec son public – par exemple venir le saluer à la fin du spectacle)
- Déritualisation (adaptation d’un culte à une situation « d’évocation à caractère culturel », tout à fait explicite pour les participants)12.

16Les standards des pays diffuseurs auraient ainsi des effets sur les productions programmées, et pourraient même, si l’on suit ici le dernier item de la liste, participer à la folklorisation de ces pratiques/objets pour en accentuer la légitimité. Ce processus conduira à évoquer deux dernières notions travaillant au voisinage de celle d’artification : l’esthétisation et la vitrification.

17La première, l’esthétisation, permettrait de pousser plus loin l’étude des modifications possiblement opérées par l’artification sur l’objet qu’il s’agit de faire accéder au statut d’œuvre – en quoi l’artification, en somme, apprête le savoir. Pour revenir au cas du sabar, il convient de noter que les pratiques les plus visibles aujourd’hui sur les scènes afro-contemporaines sont très largement masculines (et d’ailleurs dansées par des hommes), aériennes (basées sur le saut) et rapides. Dans les sabars de rue, lieux « originels » du sabar (baptêmes ou tontines), les gestuelles sont féminines, lancinantes, tournées vers la terre. De la même façon, les productions scéniques font une large part à l’humour et à la cocasserie à travers la performance acrobatique notamment, alors que la sensualité et la correspondance strictes aux rythmes musicaux sont de mise chez les femmes dansant à Dakar.

  • 13 J. Amselle, L’art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain, Paris, Flammarion, 2005.

18La seconde notion, celle de vitrification, peut être liée à ce phénomène d’esthétisation. Elle est développée en particulier par Amselle13 pour signifier que l’objet culturel devra être apprêté pour entrer en musée, « mis sous vitrine ». La connotation est plus nettement péjorative, mais elle entend désigner le même type de processus de transformation de l’objet culturel initial.

5. Les limites de l’artification des danses africaines

19La notion d’artification – dont nous venons de montrer qu’elle s’inscrivait au voisinage d’autres notions et processus – présente plusieurs limites.

20La première serait celle de l’uniformité tacitement induite des processus par lesquels une pratique culturelle peut s’institutionnaliser. L’exemple du hip-hop montre par exemple que, dans ce domaine, l’artification a permis la professionnalisation des danseurs qui peuvent désormais vivre de cet art, tout en accompagnant la reconnaissance d’une identité renvoyant à la rue. Or les danseurs ne sont pas forcément favorables à une qualification par Diplôme d’État, marqueur institutionnel peu compatible avec l’origine contestataire revendiquée de cette danse. Shapiro écrit ainsi :

  • 14 R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », art. cit., p. 6.

La danse hip-hop donne un exemple à la fois d’une artification fragile et de résistances à l’artification. Cette activité est désormais reconnue comme une discipline artistique, mais de manière différente selon les personnes. Certains directeurs de théâtre et chorégraphes établis y voient un courant de la danse contemporaine, un style particulier, qu’ils aiment à intégrer dans leurs productions scéniques. En revanche, des danseurs et chorégraphes hip-hop d’origine populaire y voient un genre artistique spécifique qu’ils veulent promouvoir comme tel14.

21Parler d’ « artification fragile » ou de « résistance à l’artification » pourrait, finalement, inciter à se passer de la notion d’artification possiblement trop linéaire ou téléologique pour l’étude des changements de statuts opérant pour certaines pratiques culturelles.

  • 15 Partition musicale et dansée de création, sur laquelle les musiciens jouent tous le même rythme. (...)

22La seconde limite de l’artification (de l’esthétisation ou de la vitrification) pourrait être, plus fondamentalement, liée à la part d’ombre projetée par ces notions sur les processus par lesquels adviennent les transformations d’une pratique donnée – et ceci du fait même qu’elles prétendent les expliquer. Si, concernant le sabar, des phénomènes d’artification ou d’esthétisation peuvent être établis (comme phénomènes donc – c’est-à-dire qu’ils apparaissent), le truchement de plusieurs instances et l’action coordonnée de plusieurs agents sont requis pour leur apparition. à propos du sabar, ces agents peuvent être des personnalités reconnues dans le monde des danseurs (comme Pape Moussa Sonko, danseur de référence, qui va inventer des bàkk 15 caractérisés par une vitesse d’exécution de plus en plus rapide, et repris par les autres danseurs dans différents espaces de pratique du sabar). Enfin, c’est parce que les institutions chorégraphiques assurant la diffusion des spectacles fonctionnent de façon plus ou moins tacite sur le modèle des ballets classiques (privilégiant la frontalité), que le cercle du tànnëbéer laissera la place à un positionnement des danseurs en quinconce, ou encore à la présence de costumes à l’adresse du public. Pour résumer ainsi cette seconde critique adressée à la notion d’artification, il s’agirait de mieux comprendre comment se produisent ces transformations du sabar, en portant le regard sur ceux et celles qui les réalisent, depuis les positions qu’ils et elles occupent au sein de champs interconnectés.

6. Une approche anthropo-didactique de la diffusion du sabar

23S’attacher à l’étude de la diffusion de la pratique du sabar (plus qu’à son artification) est donc un objectif à la fois plus modeste (tourné vers la description plus que vers l’explication – si tant est qu’il faille les distinguer), et plus heuristique (car susceptible de décrire des phénomènes de transformation du sabar n’aboutissant pas nécessairement à sa mise en art).

  • 16 L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, trad. fr. M. A. Lescourret, Paris, Gallimard, coll. « F (...)

24L’entrée par la question du savoir que nous proposons pour l’étude du sabar est d’abord justifiée par le fait que la pratique se diffuse fortement aujourd’hui, et qu’elle s’enseigne. Si cette diffusion est souvent considérée comme l’effet de l’existence de savoirs, qu’il s’agirait de transmettre et de perpétuer, la célèbre maxime wittgensteinienne : « Enseignez-la nous, et alors, vous l’aurez fondée »16, rappelle aussi combien cette activité de diffusion agit de façon performative pour fonder le savoir sabar. Si quelque chose se transmet, en somme, alors ce quelque chose existe. À la manière du cogito de Descartes nous pourrions aussi dire (ici de la danse) : « je suis enseignée donc je suis [j’existe] ».

Conclusion

  • 17 à ce propos, voir : A. Doignon, « Sportivisation de la danse, artification du sport », L’ethnogra (...)
  • 18 Nous pouvons aussi observer une artification du sport, de la performance, valorisés au point que (...)

25La notion d’artification (comme les différentes tentatives de téléologisation de la mise en musée, en vitrine ou en culture) a été essentielle pour sa portée heuristique, révélant les mécanismes puissants des mises en art possibles. Toutefois, cette notion ne suffit pas à décrire les phénomènes opérants autour de la danse sabar. En effet, c’est tout un réseau d’actrices et d’acteurs qui se tisse, qui se meut et qui s’organise, notamment autour de l’enseignement et de la diffusion de cette danse, que l’artification seule ne suffit pas à exprimer. L’enseignement et la force épiphanique (faisant naître des passions, de nouvelles demandes) qu’il entraine n’est pas à négliger. Il permet de faire connaitre cette danse, ce gestuaire à un nouveau public (celui qui ne fréquente pas forcément les salles de spectacles de danse contemporaine, un public parfois éloigné des capitales, des mondes de l’art, plus rural, etc.). De surcroît, la diffusion par l’enseignement donne de la hauteur à la danse, elle permet non seulement sa mise en art et sa connaissance mais aussi une vision sous un prisme différent, celui de la compréhension et de la décomposition des mouvements. Enfin, la proposition de l’entrée du breakdance (une des esthétiques de la danse hip-hop) aux Jeux Olympiques de 2024 offre la possibilité d’entrevoir une nouvelle forme d’institutionnalisation de la danse : une désartification, en vue d’une « sportivisation »17 qui insérera de nouvelles règles, un nouveau cadre et privilégiera la dimension athlétique18. Sa codification à des fins de notation en sera d’autant plus probante.

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Notes

1 Le terme « sabar » est générique, il désigne à la fois l’ensemble des tambours, la danse, la musique, l’événement. Il désigne en ce sens ce tout, l’unité que donne à être, dans ce cas précis la formation danse-musique et l’événement qui conduit (qui ne peut se faire sans) cette alliance.

2 Musique populaire du Sénégal inspirée du sabar. C’est la musique des ondes radiophoniques et des soirées sénégalaises.

3 J. Beauquel et R. Pouivet (dir.), Philosophie de la danse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 11.

4 R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », Comité de recherche 18, Sociologie de l’art, XVIIe Congrès de l’AISLF (« L’individu social »), Tours, juillet 2004, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00010486.

5 N. Heinich et R. Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art [2012], Paris, Éditions de l’EHESS, 2016. En réalité, c’est d’abord le terme de « désartification » qui avait été utilisé par Adorno en 1953 pour décrire la façon dont une œuvre pouvait devenir, par la mise en place d’un système de production industriel par exemple, un objet de grande consommation. Il concerne par exemple certaines œuvres d’art reproduites par milliers (celles de Warhol). Voir sur ce point C. Talon-Hugon, Les arts du xxe siècle. Une histoire personnelle et philosophique des arts, Paris, PUF, 2018, p. 20.

6 Ibid., p. 21.

7 G. Brousseau, Théorie des situations didactiques, Grenoble, La pensée sauvage, 1998.

8 N. Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Jacqueline Chambon, 1992, p. 40.

9 R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », art. cit., p. 2.

10 J. Clifford, The predicament of culture. Twentieth century ethnography, Literature, and Art, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 102 ; nous traduisons.

11 A. Desvallees et F. Mairesse, « Collection », dans Dictionnaire encyclopédique de Muséologie, Paris, Armand Colin, 2011, p. 6063.

12 L. Aubert, La musique de l’autre. Les nouveaux défis de l’ethnomusicologie, Genève, Georg Éditeur, 2001, cité par G. Tarabout, « Passage à l’art. L’adaptation d’un culte sud-indien au patronage artistique », dans Y. Escande et J.-M. Schaeffer (dir.), L’Esthétique : Europe, Chine et ailleurs, Paris, You Feng, 2003, p. 37-60.

13 J. Amselle, L’art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain, Paris, Flammarion, 2005.

14 R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », art. cit., p. 6.

15 Partition musicale et dansée de création, sur laquelle les musiciens jouent tous le même rythme. Chaque année, de nouveaux bàkk sont à la mode. Les bàkk désignent aussi les chants de louanges.

16 L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, trad. fr. M. A. Lescourret, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2001, p. 303.

17 à ce propos, voir : A. Doignon, « Sportivisation de la danse, artification du sport », L’ethnographie, no 5-6, 2021, URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=807.

18 Nous pouvons aussi observer une artification du sport, de la performance, valorisés au point que certains sportifs seraient payés à la même échelle que celle proposée par le haut marché de l’art, et que le rejet social qui y prévaut de ce qui touche aux sens et aux rebuts ne le soit plus dans le sport (crachats, sueur, etc.).

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Table des illustrations

Titre Illustration 1. « The Art-Culture System » - schématisation de la distinction entre artefact, objet touristique et œuvre d’art par Clifford (1988)
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Pour citer cet article

Référence papier

Aurélie Doignon, « La mise en art de la danse sabar sous le prisme anthropo-didactique »Noesis, 37 | 2021, 185-194.

Référence électronique

Aurélie Doignon, « La mise en art de la danse sabar sous le prisme anthropo-didactique »Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 27 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5513 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5513

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Auteur

Aurélie Doignon

Aurélie Doignon est docteure en sciences de l’éducation de l’université de Bordeaux, EA CeDS (EA-7440). Également danseuse et professeure de danse, son travail de thèse s’est porté sur l’étude de la professionnalisation des danseurs de sabar au Sénégal, et de l’institutionnalisation de cette danse, à la fois au Sénégal et sur les espaces où elle se pratique et se diffuse à l’international. Ses recherches interrogent les rapports locaux et transnationaux liés au champ chorégraphique, à la religion et aux identités.

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Droits d’auteur

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