Qu’est-ce qui fait art en danse classique ?
Résumés
Si le concept d’artification tel qu’il est défini par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro paraît à première vue peu pertinent pour saisir les enjeux actuels de ce genre « artifié » par excellence que constituerait la danse classique, leur mise à l’épreuve mutuelle s’avère soulever plusieurs problèmes, qui conduisent tant à interroger ce qui fait art en danse classique qu’à complexifier le concept d’artification, et à souligner quelques unes de ses spécificités dans le domaine chorégraphique. Plus généralement, il s’agira de montrer qu’un questionnement philosophique sur la danse classique gagne à dialoguer avec des travaux d’histoire et de sociologie de la danse.
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1. Philosophie et danse classique, évitements et rencontres
- 1 L. Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 2004, p. 315.
Comme on voit, les simplifications théoriques nuisent tout autant, sinon beaucoup plus, à la compréhension de la danse classique occidentale qu’à celle de la danse contemporaine1.
- 2 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, Paris, Vrin, 2009, Chap. 1 : « De l’absentement tr (...)
- 3 C’est par exemple le cas dans des ouvrages comme ceux de J. Beauquel et R. Pouivet (dir.), Philos (...)
- 4 Sur l’application de la notion foucaldienne de discipline au ballet, voir R. Huesca, « Michel Fou (...)
1Au détour d’une note de Poétique de la danse contemporaine, Laurence Louppe dresse le constat d’une méconnaissance générale de la danse classique, aussi bien quant à son histoire que quant à ses problématiques artistiques propres. Souvent reconduite à des stéréotypes, la danse classique souffre de plus du présupposé selon lequel elle ne donnerait rien à penser, mais serait réductible à la fascination esthétique qu’elle exerce sur le spectateur d’une part, au modelage acharné de son corps par le danseur d’autre part : à des activités n’impliquant donc aucune réflexivité. Bien mise en avant par Frédéric Pouillaude dans Le désœuvrement chorégraphique, l’exclusion de la danse hors du système des Beaux-Arts par l’esthétique moderne naissante au xviiie siècle, redoublée par son « absentement transcendantal »2 au tournant du xixe et du xxe siècle, a empêché que se constitue une réelle philosophie du ballet. Et si la philosophie de la danse s’est considérablement développée dans les dernières décennies, démontrant la grande fécondité d’une approche philosophique de cet art, elle s’est encore peu tournée vers la danse classique, lui préférant d’autres danses, notamment les courants modernes et contemporains3. En tant qu’elle est fondée sur une technique et un code esthétique éminemment normatifs, et parce qu’elle serait irrémédiablement attachée à des notions telles que la beauté, la grâce ou l’idéal, la danse classique se voit en effet soupçonnée d’être porteuse de valeurs esthétiques et politiques anachroniques, voire réactionnaires. Elle va parfois jusqu’à servir de repoussoir pour penser des danses qui, d’une part auraient adopté des directions plus progressistes en s’émancipant du modèle classique, d’autre part semblent émerger du corps dansant davantage que s’imposer à lui. Comme le relève Christine Leroy, les approches philosophiques (et en particulier phénoménologiques) de la danse mettent ainsi souvent en valeur ce qu’elle nomme la « fabrique de la danse », ou la danse en tant qu’activité poïétique, à même d’être élaborée philosophiquement dans la mesure où elle déploie toute une réflexivité immanente au corps vécu. Dans cette perspective, la danse classique tend, en négatif, à être reconduite à une technique académique disciplinaire4 dont la visée serait uniquement spectaculaire. Tout en pouvant faire l’objet de recherches historiques, sociologiques ou anthropologiques, elle n’aurait plus rien à nous dire aujourd’hui et demeurerait en cela stérile pour la réflexion philosophique :
- 5 C. Leroy, « La fabrique de la danse : une pratique performative », Recherches en danse, en ligne (...)
La mise en avant d’une telle richesse réflexive du processus créatif en danse permet aux techniques distinctes du ballet classique, et principalement aux courants dits « contemporains », dans toute leur diversité, de se présenter comme support justifié d’une pensée du geste dansé, voire du corps en mouvement. […] Pourtant, il demeure une dichotomie entre les danses qui « se fabriquent » à partir du corps, qui sont pensables dans le prolongement d’une sorte de « pensée somatique », et les danses qui s’imposent comme techniques aux corps, lesquels doivent s’y plier. […] D’où la réputation, tenace, d’une radicale opposition idéologique entre danses contemporaines et danse classique, laquelle serait d’ailleurs réductible à un seul style ; d’où l’idée, surtout, que la danse classique ne pense pas, qu’elle n’est pas réflexive puisqu’elle ne nécessite qu’une exécution. En cela, elle paraît impensable philosophiquement5.
- 6 Ibid.
- 7 Ibid.
- 8 C’est ce que propose par exemple Christine Leroy dans son article « La chair et la grâce en danse (...)
- 9 Parmi d’autres, citons par exemple la publication récente des ouvrages de S. Gonçalves, Danser pe (...)
2Or, allant à l’encontre de ce lieu commun, héritier de l’opposition entre danse classique et danse moderne telle qu’elle se cristallisa dans les premières décennies du xxe siècle, Christine Leroy propose de faire droit à la spécificité de la danse classique, « tendue entre spectacularité esthétique et vécu kinesthésique »6. Dès lors qu’elle n’est plus pensée uniquement depuis le point de vue du spectateur, mais également dans sa dimension de pratique, ancrée dans les corps des danseurs et ouvrant tout un jeu sensible autour de son code esthétique (de l’ordre d’un « danser »7 classique), la danse classique peut en effet, au même titre que les autres danses, faire l’objet d’une approche philosophique de type phénoménologique qui soit attentive au vécu du danseur. En outre, son rapport spécifique à la forme codifiée du geste ou à la spectacularité pourraient receler des enjeux philosophiques propres : un concept aussi lourdement chargé que celui de grâce gagnerait ainsi à être redéployé depuis une analyse phénoménologique de la danse classique8. Plusieurs publications récentes témoignent d’ailleurs d’un regain d’intérêt de la part de la recherche universitaire pour la danse classique9, où l’on pourrait voir un phénomène de « retour du refoulé » ou de détente historiographique dans la querelle des « classiques » et des « contemporains », ouvrant notamment la voie à la possibilité d’une approche philosophique de la danse classique qui ne soit pas essentialiste.
- 10 Particulièrement développée dans la recherche anglo-saxonne (voir par exemple J. Jackson, « My da (...)
- 11 M. Franko, The Fascist Turn in the Dance of Serge Lifar, Oxford, Oxford University Press, 2020.
3Une fois réaffirmées la légitimité et la fécondité qu’il y a à construire une approche philosophique de la danse classique, les voies selon lesquelles l’aborder s’avèrent aussi multiples que la philosophie de la danse s’est diversifiée au cours des dernières années. Si la perspective phénoménologique ouverte par Christine Leroy a pour avantage de mettre les pratiques au cœur de la réflexion philosophique, et de faire place aux problèmes vivaces qu’elles soulèvent (par exemple quant au statut de la norme dans la pédagogie de la danse classique10), d’autres approches sont également possibles, qui accordent davantage d’importance aux évolutions historiques du ballet. Dans son dernier ouvrage, The Fascist Turn in the Dance of Serge Lifar 11, Mark Franko s’intéresse ainsi à la catégorie de « danse néo-classique », très largement utilisée aujourd’hui, mais dont les contours sont mal définis, afin d’en retracer la genèse. Il montre l’émergence d’un courant néo-classique dans le ballet au cours des années 1920-1930, dont les enjeux politico-esthétiques apparaissent d’autant plus clairement qu’ils sont mis en perspective avec une pensée philosophique du néo-classicisme. C’est tout le caractère « classique » ou « néo-classique » de la danse classique qui s’en trouve interrogé, à la croisée des discours, des pratiques et des productions chorégraphiques. Allant à l’encontre de la doxa téléologique qui eut jusqu’à récemment cours, selon laquelle le ballet classique se serait développé sur le modèle d’un fleuve ininterrompu depuis le xviie siècle, de tels travaux mettent en avant son hétérogénéité esthétique et ses discontinuités historiques, porteuses d’enjeux philosophiques. Une approche entrelaçant histoire et philosophie peut ainsi éclairer les métamorphoses du ballet tout autant que ses enjeux actuels, y compris les catégories souvent imprécises et chargées de présupposés (du ballet « romantique » à la danse « néo-classique ») avec lesquelles nous pensons cette forme artistique.
2. L’ « artification », un concept opérant pour penser la danse classique ?
- 12 N. Heinich et R. Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS (...)
4Tel qu’il est défini par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro comme « processus qui institutionnalise l’objet comme œuvre, la pratique comme art, les pratiquants comme artistes, les observateurs comme public, bref qui tend à faire advenir un monde de l’art »12, le concept d’artification paraît à première vue peu pertinent pour saisir les enjeux actuels du genre artistique qu’est la danse classique, tant cette dernière pourrait au contraire constituer un modèle d’art « artifié » depuis plusieurs siècles. Institutionnalisé, codifié, esthétisé, le ballet est peut-être l’art chorégraphique légitime et dominant par excellence, notamment en Occident. Par ailleurs, en tant que ce concept a été forgé par la sociologie de l’art, il ne va pas de soi d’en faire un usage philosophique.
5Pourtant, s’il semble que le concept d’artification possède une valeur heuristique pour appréhender (philosophiquement) la danse classique, c’est qu’il invite non seulement à penser le statut de ce genre et sa place au sein de l’art chorégraphique occidental, mais aussi à interroger la conception de l’art sur laquelle repose la danse classique. S’il semble évident que la danse classique est « artifiée », il ne va en effet pas complètement de soi de dire en quoi cette danse « fait art ». Je m’appuierai ainsi sur l’hypothèse qu’interroger la danse classique au prisme du concept d’artification comporte au moins deux intérêts : d’une part, montrer qu’un questionnement philosophique sur la danse classique peut difficilement faire l’économie de recherches historiques et sociologiques ; d’autre part, mettre en retour le concept d’artification à l’épreuve d’un genre artistique auquel il ne s’applique pas évidemment, mais qui ne lui est peut-être pas si étranger.
- 13 Sur cette période historique, nous renvoyons à N. Lecomte, Entre cours et jardins d’illusion, le (...)
6Pour étudier sociologiquement l’artification du ballet, il faudrait en fait remonter au xviie siècle, voire à la Renaissance, afin d’observer si le ballet en tant que genre artistique codifié et académisé émerge à partir de pratiques qui ne sont pas considérées comme de l’art (par exemple les danses sociales), et quels seraient les opérateurs de cette artification. Il pourrait s’agir d’opérateurs institutionnels, tels que la fondation de l’Académie royale de danse et de musique par Louis XIV en 1661 ou la professionnalisation progressive du statut de danseur ; discursifs, via la rédaction de traités théorico- pratiques et la codification savante d’un vocabulaire de mouvements ; ou encore spatiaux, avec la création d’espaces de représentation spécifiques et la spectacularisation du ballet sur des scènes dédiées13. Cependant, au-delà de cette période d’éventuelle artification du ballet, le concept d’artification semble faire émerger quatre questions ou pans problématiques à propos de la danse classique, qui font s’entrecroiser des problématiques historiques, sociologiques et philosophiques.
- 14 J.-G. Noverre, Lettres sur la danse, sur les ballets et les arts (1803), éd. F. Pappacena, Lucca, (...)
7Premièrement, et comme l’a bien montré Frédéric Pouillaude, à supposer qu’il y ait bien eu artification du ballet à partir du xviie siècle, la danse n’a pas toujours été considérée comme un art au même titre que les autres en Occident. Le ballet fut ainsi longtemps assimilé à un divertissement au sein d’œuvres réputées plus sérieuses, comme les opéras. Le statut artistique du ballet a donc considérablement varié au fil de son histoire, et l’on peut se demander s’il s’agit là d’un simple problème de reconnaissance (de l’ordre d’une hiérarchisation des arts, au sein de laquelle le ballet ferait figure d’art mineur) ou bien d’un problème ontologique, remettant en question jusqu’à son statut artistique. En tous les cas, cette relégation du ballet à un statut mineur eut des effets directs sur sa théorisation, qu’on pense par exemple aux Lettres sur la danse 14 du maître de ballet Jean-Georges Noverre, qui entendent faire la preuve de ce que la danse est un art au même titre que les autres en montrant qu’il s’agit d’un art d’imitation :
- 15 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, op. cit., p. 141.
Ce qui s’indique dans la notion de « divertissement », c’est pour la danse une forme de minorité au sein des Beaux-Arts. Ce statut s’adosse pour l’âge classique à une inquiétude ou un doute constants quant à la capacité de la danse à faire sens, à imiter ou à représenter. […] Une théorie classique du ballet doit dès lors remplir deux fonctions : premièrement, fournir les preuves (historiques et philosophiques) de cette capacité du geste à faire sens, et deuxièmement réglementer les pratiques de sorte que le réel chorégraphique soit à la hauteur de sa norme esthétique. Malgré la différence des modèles théoriques, cette double fonction se retrouve aussi bien chez les théoriciens du xviie que chez ceux du xviiie siècle, aussi bien chez Ménestrier et Michel de Pure que chez Cahusac ou Noverre15.
8Émergent donc les questions suivantes : à partir de quand l’artification du ballet fut-elle complète, et quelle part y prirent les textes théoriques ? Y a-t-il eu dans l’histoire du ballet des moments de désartification partielle ? C’est aussi toute la particularité du processus d’artification d’un art chorégraphique qui apparaît à travers le ballet, dans la mesure où celui-ci ne peut pas (ou moins facilement) s’appuyer sur la notion d’œuvre, centrale dans la conception occidentale de l’art.
- 16 Sur l’instauration d’une tradition « classique » dans les premières décennies du xxe siècle, et s (...)
9Deuxièmement, même s’il y eut bien artification (partielle ou totale) du ballet, notamment à compter de son institutionnalisation au xviie siècle, ce moment ne coïncide pas avec l’apparition, bien plus récente, de la catégorie « danse classique », dont on trouve les premières occurrences dans le courant du xixe siècle, mais qui s’imposa de manière massive au cours des premières décennies du xxe siècle, dans un contexte d’opposition à la danse moderne. Or, cette catégorie n’est pas une simple variation terminologique sur la notion de ballet, en ce qu’elle engage, à un moment où apparaissent d’autres conceptions de la danse, toute une pensée de l’art chorégraphique, liée notamment à la notion de tradition16. Dans l’entre-deux-guerres, toute la polysémie de la notion de « classique » est ainsi activée : si le ballet est un art classique, c’est qu’il s’appuie sur une tradition académique forte, mais aussi qu’il semble (pour ses défenseurs) voué à traverser le temps en s’appuyant sur des valeurs supposées universelles, au premier rang desquelles la beauté. Certes, ce moment ne correspond pas à une remise en cause du statut artistique de la danse classique, mais du moins à un ébranlement profond, par les danseurs modernes et pour certains danseurs classiques, des fondements philosophiques de ce que serait un art chorégraphique véritable. Se pose ici la question de savoir comment le ballet résiste aux mutations du concept d’art en Occident, ou s’infléchit avec elles. Fait-il perdurer une certaine idée de l’art chorégraphique, ou bien la conception de ce qui fait de la danse classique un art a-t-elle connu de réelles mutations au fil de son histoire ? Ici encore, histoire et philosophie se croisent.
- 17 Sur la belle dance comme catégorie historico-esthétique, voir par exemple Bianca Maurmayr, « De l (...)
10D’où un troisième pan problématique, quant à la consistance du genre artistique que constituerait la danse classique. S’il semble désormais communément admis que la belle dance du xviie et du xviiie siècles17, tout en étant l’ancêtre de ce que nous nommons aujourd’hui danse classique, n’est pas encore à proprement parler de la danse classique (que ce soit d’un point de vue technique, esthétique ou sociologique), et si la porosité avec d’autres danses, notamment avec la danse contemporaine, est depuis quelques décennies telle que l’on parle plus volontiers de danse « néo-classique » (au sens d’une « nouvelle danse classique » ou d’une « danse classique contemporaine ») que de danse « classique », quelle consistance donner aux genres artistiques du ballet et de la danse classique ? Peut-on affirmer que le ballet, ou la danse classique, constituent des genres artistiques aux contours historiques et esthétiques bien identifiables, et si oui, faut-il les fonder sur une technique, un répertoire, ou un certain cadre institutionnel ? Or, de telles questions, qui engagent tant une analyse des pratiques et des productions chorégraphiques qu’une étude des catégories, invitent à croiser les perspectives historiques, sociologiques, philosophiques et esthétiques.
11Certes, ces deux derniers pans problématiques se décalent légèrement par rapport au concept d’artification : qu’un art s’artifie ne signifie pas qu’il se fige dans certaines modalités institutionnelles ou esthétiques. Néanmoins, il apparaît qu’il n’est pas si facile de penser la consistance d’un genre artistique (c’est-à-dire ses contours historico-esthétiques) et que celle-ci peut considérablement évoluer, même postérieurement à son artification.
12Enfin, le concept d’artification semble ouvrir, peut-être plus directement, un quatrième et dernier champ d’étude au sujet du ballet, qui consisterait à penser dans quelle mesure et selon quelles modalités la danse classique, ou plus largement le ballet, ont participé à l’artification d’autres danses. Si le ballet s’est toujours hybridé avec d’autres danses, tout en définissant pendant longtemps ce que l’on nommait « danse » (au sens d’art chorégraphique) en Occident, on peut se demander s’il a pour autant joué le rôle d’un opérateur ou d’un cadre d’artification. Ce pan problématique peut se décliner en trois questions : tout d’abord, le ballet a-t-il posé des modalités durables de ce que devait être un art chorégraphique ? Autrement dit, d’autres danses se sont-elles artifiées selon un cadre défini par le ballet ? En outre, a-t-il concrètement participé à l’artification d’autres danses ? À l’inverse, a-t-il empêché ou retardé l’artification de certaines danses ?
- 18 Ballet chorégraphié en 1892, mus. Piotr Illitch Tchaïkovski.
- 19 Messe pour le temps présent, chor. Maurice Béjart, mus. Pierre Henry et Michel Colombier, 1967, c (...)
- 20 Pour une analyse de la séquence sur le jerk dans Messe pour le temps présent, nous renvoyons à C. (...)
- 21 Comme il l’exprime dans deux entretiens mis en ligne sur le site de l’INA : « Création de Messe p (...)
13L’histoire du ballet est en effet tissée de ses relations avec des danses non artifiées, au premier rang desquelles les danses sociales. Les ballets de Marius Petipa et Lev Ivanov par exemple, élevés au cours du xxe siècle au rang de « répertoire classique », comprennent parfois jusqu’à un acte entier de danses sociales (comme la valse ou la mazurka) ou de danses « nationales » extra-occidentales, que l’on pense aux danses dites arabe ou chinoise de Casse-Noisette 18. Plutôt que d’artification, il faudrait sans doute parler ici de stylisation, dans la mesure où ces danses sont refondues dans des cadres esthétiques propres au ballet. Les modalités de stylisation de ces danses non artifiées varient fortement au cours de l’histoire du ballet, selon qu’elles relèvent d’une appropriation, d’une assimilation ou d’une réelle hybridation. Dans Messe pour le temps présent 19, Maurice Béjart cherche ainsi à fusionner plusieurs danses et pratiques corporelles, et consacre notamment tout un passage au jerk20, danse de société venue des États-Unis dans les années 1960. Ce désir de fusion des danses, si caractéristique du projet syncrétique béjartien, semble reposer sur l’idée que la danse classique, qu’il nomme lui-même « pure »21, est le creuset où opérer cette fusion, du moins pour des spectateurs occidentaux qui auraient perdu le sens du rythme ou du sacré. À travers la stylisation de danses non artifiées, le chorégraphe cherche à retrouver un sens plus profond qu’aurait perdu la danse classique, ou à replonger cet art esthétisé à ce qu’il estime être ses sources rituelles. Du point de vue d’une esthétique de la réception, une telle entreprise nous renseigne sur la conception par Maurice Béjart et par le public français des années 1960 de ce qu’est l’art chorégraphique, dans la mesure où il semble aller de soi que le jerk dansé par les interprètes de Béjart devient de l’art. Au-delà de ces situations de stylisation, un réel cas d’artification de danses sociales dans un cadre posé par le ballet serait en revanche constitué par la « danse de caractère », qui résulte d’une stylisation de danses sociales dans les codes esthétiques du ballet, mais qui est aujourd’hui enseignée à part dans certaines compagnies de ballet, voire est devenue le style principal de compagnies dédiées aux danses de caractère, comme les Ballets Moïsseïev. Sans avoir fait disparaître les danses traditionnelles, la danse de caractère en serait l’une des modalités d’artification, dans un cadre esthétique posé par le ballet.
- 22 Les postcolonial studies ont également pu montrer en quoi l’art du ballet avait eu une grande inf (...)
- 23 Comme le montre L. Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit.
- 24 Sur les hybridations entre genres artistiques dans le ballet aux États-Unis, voir par exemple A. (...)
- 25 Rendu obligatoire en 1989, et qui fait régulièrement l’objet de débats.
14Peut-on aller jusqu’à dire que le processus d’artification pour une danse en Occident22 en passe nécessairement par une conformation aux cadres prédéfinis par le ballet ? Dans le vocabulaire même, le ballet classique a sans doute pesé sur l’artification de danses comme la danse moderne, si bien que pour des danseurs modernes tels que Kurt Jooss, il a pu être important de revendiquer le terme de « ballet » au sujet de leur art. Pour autant, les danses modernes naissantes ont imposé leur propre projet artistique, jusqu’à conduire en retour le ballet classique à se redéfinir. L’histoire culturelle de la danse, en étudiant l’importance des transferts et des circulations, a montré que les influences d’une danse sur l’autre n’étaient jamais à sens unique. Pour avoir pesé sur l’artification des autres danses, le ballet a donc très certainement subi des effets en retour : des notions comme celles de style, de chorégraphe, ou d’œuvre originale23 sont ainsi venues de la danse moderne, même si elles ont été complètement assimilées par la danse classique, jusqu’à faire aujourd’hui partie intégrante de ce qui fait art en danse classique. Aux États-Unis24, le genre de la comédie musicale a également eu via Broadway une grande influence sur la danse classique, tant en ce qui concerne la carrière des danseurs que le format ou le style même des ballets, alors qu’en France l’image de la danse classique reste davantage associée à celle d’un art d’Opéra, « noble » et élitiste. Pour prendre un dernier exemple, le Diplôme d’État de professeur de danse25 n’est pas un cadre d’artification unilatéralement venu de la danse classique.
15Deux faits apparaissent en tout cas clairement à l’issue de cette brève confrontation du ballet au concept d’artification. D’une part, en danse, le processus d’artification donnerait naissance à des genres chorégraphiques qui tendent à se distinguer les uns des autres, mais qui ne cessent de s’hybrider. D’autre part, alors même qu’il constitue un genre fortement « artifié », le ballet classique voit continuellement ses contours se modifier. Or, cette grande mobilité du ballet, tout en nécessitant une historicisation de cette forme artistique et de ses relations avec les autres genres chorégraphiques, me semble comporter de réels enjeux philosophiques.
3. Faire art en danse classique
- 26 L. Cappelle, Nouveaux classiques…, op. cit.
- 27 Concept qu’elle emprunte à Howard Becker, selon la définition qu’il en donne comme du « réseau de (...)
16C’est qu’aux questions « Pourquoi danser classique ? Pourquoi regarder de la danse classique ? », c’est-à-dire « Pourquoi continuer à choisir et à faire vivre cette forme artistique aujourd’hui ? », les réponses ont sans doute considérablement varié en fonction des époques, et gardent aujourd’hui une importante diversité. Dans sa thèse de sociologie intitulée Nouveaux classiques. La création de ballets dans les compagnies de répertoire 26, Laura Cappelle montre que la danse classique constitue aujourd’hui encore un « monde de l’art »27 à part entière, même si les hybridations avec d’autres genres chorégraphiques, notamment avec la danse contemporaine, se font croissantes, tant dans les pratiques que les discours. Au cœur de ce monde de l’art se trouve la technique classique, à partir de laquelle les « classiques » (qu’ils soient chorégraphes, danseurs, pédagogues…) travaillent quotidiennement. Or, le concept sociologique de « monde de l’art » ouvre tout un champ d’étude à l’histoire (puisque ses contours ne cessent de se modifier), mais aussi à la philosophie, dans la mesure où les « classiques » n’ont pas tous la même conception ni le même rapport à leur art, ou à ce qui fait art en danse classique. Laura Cappelle identifie ainsi plusieurs tendances dans la création actuelle en danse classique, correspondant à différentes conceptions de la danse classique, dont certaines sont majoritaires et d’autres minoritaires.
17Si, pour certains, la danse classique désigne toute une tradition ancrée dans un répertoire d’œuvres et dans une technique qui artifie le corps, en en faisant un instrument « digne » d’être montré sur scène, pour d’autres, il s’agit simplement d’une technique comme une autre (au sens où elle n’artifierait pas davantage le corps dansant), déconnectée d’un projet esthétique figé, mais permettant de se rapporter à un passé hétérogène et riche de poétiques diverses. Tous les acteurs de la danse classique n’ont donc pas la même manière de donner sens à ce qui fait art en danse classique, et ont une conception plus ou moins normative de ce que serait « la danse » ou « l’art chorégraphique ». L’une des tâches d’une approche philosophique de la danse classique serait d’expliciter ces différentes conceptions, dont les enjeux entremêlent esthétique, éthique et politique, et la manière dont elles se donnent à lire non seulement dans les discours, mais aussi dans les pratiques et dans les œuvres.
18En conclusion, le concept d’artification me semble permettre de redynamiser un art que l’on pourrait penser figé, en problématisant l’évidence apparente qu’il y a à faire du ballet ou de la danse classique un art, c’est-à-dire en interrogeant non seulement la consistance de ce(s) genre(s) chorégraphique(s), mais aussi les conceptions de l’art qui sont sous-jacentes à la danse classique et qui continuent à dynamiser son évolution. En retour, le concept d’artification se trouve réinterrogé quant à la nature du processus qu’il désigne et quant à ses éventuelles spécificités dans le domaine chorégraphique.
Notes
1 L. Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 2004, p. 315.
2 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, Paris, Vrin, 2009, Chap. 1 : « De l’absentement transcendantal », p. 15-25.
3 C’est par exemple le cas dans des ouvrages comme ceux de J. Beauquel et R. Pouivet (dir.), Philosophie de la danse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, ou d’A. Boissière et C. Kintzler (dir), Approche philosophique du geste dansé, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.
4 Sur l’application de la notion foucaldienne de discipline au ballet, voir R. Huesca, « Michel Foucault et les chorégraphes français », Le Portique, no 13-14, 2004, en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/632, mis en ligne le 15/06/2007, consulté le 30/08/2020 ; et M. Franko, « Archaeological choreographic practices : Foucault and Forsythe », History of the Human Sciences, vol. 24, no 4, 2011, p. 97-112.
5 C. Leroy, « La fabrique de la danse : une pratique performative », Recherches en danse, en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/danse/1775, mis en ligne le 15/03/2018, consulté le 30/08/2020.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 C’est ce que propose par exemple Christine Leroy dans son article « La chair et la grâce en danse. Une approche merleau-pontienne de la kinesthésie », dans M. Fournier (dir.), Respiration, recherches sur la danse, Metz, Java éditions en danse, 2016, où elle fonde la grâce en danse classique sur la notion de suspension.
9 Parmi d’autres, citons par exemple la publication récente des ouvrages de S. Gonçalves, Danser pendant la guerre froide, 1945-1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018 ; de B. Jarrasse, Les Deux Corps de la danse, Imaginaires et représentations à l’âge romantique, Pantin, Centre National de la Danse, 2018 ; d’I. Launay, Poétiques et politiques des répertoires. Les danses d’après, I, Pantin, Centre National de la Danse, 2017 ; de N. Soulier, Actions, Mouvements et Gestes, Pantin, Centre National de la Danse, 2016 ; ou la thèse de L. Cappelle, Nouveaux classiques. La création de ballets dans les compagnies de répertoire, sous la direction de Bruno Péquignot, Université Sorbonne Paris Cité, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, soutenue le 20/12/2018.
10 Particulièrement développée dans la recherche anglo-saxonne (voir par exemple J. Jackson, « My dance and the ideal body : looking at ballet practice from the inside out », Research in Dance Education, vol. 6, no 1-2, p. 25-40), la réflexion sur la pédagogie de la danse classique a donné aussi lieu à quelques travaux en France (E. Lyon, Vers une nouvelle pédagogie de la danse classique ?, Mémoire de Master 1, sous la direction d’Hubert Godard, Université Paris 8, 2001).
11 M. Franko, The Fascist Turn in the Dance of Serge Lifar, Oxford, Oxford University Press, 2020.
12 N. Heinich et R. Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS, 2012, p. 20.
13 Sur cette période historique, nous renvoyons à N. Lecomte, Entre cours et jardins d’illusion, le ballet en Europe (1515-1715), Pantin, Centre national de la danse, 2014.
14 J.-G. Noverre, Lettres sur la danse, sur les ballets et les arts (1803), éd. F. Pappacena, Lucca, Libreria musicale italiana, 2012.
15 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, op. cit., p. 141.
16 Sur l’instauration d’une tradition « classique » dans les premières décennies du xxe siècle, et sur la constitution de la catégorie « danse classique » en opposition à la danse moderne, nous renvoyons par exemple à I. Launay, Poétiques et politiques des répertoires…, op. cit. et à F. A. Cramer, In aller Freiheit, Tanzkultur in Frankreich zwischen 1930 und 1950, Berlin, Parodos Verlag, 2008.
17 Sur la belle dance comme catégorie historico-esthétique, voir par exemple Bianca Maurmayr, « De la “danse baroque” à la “belle dance” et retour : usages d’une catégorie », Recherches en danse, vol. 5, 2016, en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/danse/1563, mis en ligne le 15/12/2016, consulté le 30/08/2020.
18 Ballet chorégraphié en 1892, mus. Piotr Illitch Tchaïkovski.
19 Messe pour le temps présent, chor. Maurice Béjart, mus. Pierre Henry et Michel Colombier, 1967, créé au Festival d’Avignon.
20 Pour une analyse de la séquence sur le jerk dans Messe pour le temps présent, nous renvoyons à C. Palazzolo, « Sur les traces du jerk de Messe pour le temps présent de Maurice Béjart. Une figure de la danse en 1968 ? », dans S. Pagès, M. Papin et G. Sintès (dir.), Danser en Mai 68, Pantin/Paris, Micadanse, Université Paris 8, 2014, p. 80-93.
21 Comme il l’exprime dans deux entretiens mis en ligne sur le site de l’INA : « Création de Messe pour le temps présent au Festival d’Avignon », 04/08/1967, https://m.ina.fr/video/CAF90024379/creation-de-messe-pour-le-temps-present-au-festival-d-avignon-video.html et « Maurice Béjart et Cyril Atanassoff », 09/12/1970, https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00717/maurice-bejart-et-cyril-atanassoff.html.
22 Les postcolonial studies ont également pu montrer en quoi l’art du ballet avait eu une grande influence sur les modalités d’institutionnalisation de l’art chorégraphique, même au-delà d’un cadre occidental.
23 Comme le montre L. Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit.
24 Sur les hybridations entre genres artistiques dans le ballet aux États-Unis, voir par exemple A. Harris, « Gendered Discourses in American Ballet at Mid-Century : Ruth Page on the Periphery », Dance Chronicle, vol. 35, no 1, 2012, p. 30-53.
25 Rendu obligatoire en 1989, et qui fait régulièrement l’objet de débats.
26 L. Cappelle, Nouveaux classiques…, op. cit.
27 Concept qu’elle emprunte à Howard Becker, selon la définition qu’il en donne comme du « réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres » ; voir Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988, p. 22.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Laetitia Basselier, « Qu’est-ce qui fait art en danse classique ? », Noesis, 37 | 2021, 159-170.
Référence électronique
Laetitia Basselier, « Qu’est-ce qui fait art en danse classique ? », Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5494 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5494
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