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III. Danse et philosophie critique

Corps et violence : la danse et la philosophie mises en question ?

Elsa Ballanfat
p. 143-156

Résumés

Ce texte s’interroge sur la violence qui peut surgir lorsque l’on pratique la danse. Cette violence est en réalité multiple, il s’agit d’un rapport contraint et rude à soi-même, mais aussi de l’acceptation indiscutée de hiérarchies, d’humiliations, d’abus. C’est donc la maltraitance liée à l’apprentissage d’un art que l’on regarde, après l’avoir ignorée. Se dégage un enjeu phénoménologique : la danse produit un corps, comme tout art, elle ne révèle pas le corps vécu abstraction faite des habitudes qu’elle ancre.

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Texte intégral

1Ce texte n’est pas tant destiné à proposer des thèses sur la danse, qu’à partager des questions. Nées à la suite d’un tournant dans mon parcours, qui m’a fait suspendre la pratique de la danse et chercher autre chose, ces questions m’ont fait aborder également certains acquis de la phénoménologie d’un regard plus critique, au point de questionner leur sens. Ce sont ces questions, ainsi que leurs conséquences pratiques et théoriques, qui sont présentées dans ces pages.

2Dans un texte qui se voulait introductif à une philosophie de la danse issue de la rencontre de concepts communs à la danse et à la philosophie et renouvelés par l’apport d’une matière inédite pour la philosophie, j’avais envisagé il y a quelques années la nécessité de prendre appui sur la danse pour parvenir à une « notion élargie » du corps en particulier. Dans la notion élargie du corps, conclusion du texte intitulé La Traversée du corps, apparaissait l’idée, dans le fond nietzschéenne, que le « corps danseur » était un corps enrichi par une pratique délivrée des diverses contemptions et divers « contempteurs » de notre être incarné. Cette étape a été nécessaire, et sans doute rendait-elle hommage à un certain nombre de danseurs, mais elle me semble erronée à présent, pour au moins deux raisons.

1. Une étape critique

3Tout d’abord, lorsque j’ai écrit La Traversée du corps, je pratiquais le yoga, et non plus la danse, en raison d’un « accident » dans ma vie et mon parcours, qui a remis en question beaucoup de choses. Il me semble que bien des analyses portant sur la subtilité des perceptions, de l’intériorité, étaient en réalité déjà redevables à la pratique du yoga, ou, pour sortir d’emblée du carcan des dualités, à une nouvelle pratique du mouvement, bien distincte de ce que je répétais depuis vingt-quatre ans sous le nom de « danse ».

  • 1 Ce serait la preuve de l’originalité absolue de l’analytique existentiale sur ce point. Car, lors (...)
  • 2 Voir le lumineux article de J. Benoist, « Chair et corps dans les séminaires de Zollikon : la dif (...)

4La seconde raison porte, me semble-t-il, sur la violence qu’impose la danse à la philosophie quand elle prétend partager une forme d’ « élection » avec elle – je reviendrai sur ce lexique. En effet, si nous considérons que la danse procure une expérience intense du corps, c’est-à-dire l’épreuve d’un corps « augmenté » par rapport au corps conceptualisé philosophiquement, le « corps danseur » devient le phare à la lumière duquel éclairer ce que peut le corps, une fois qu’il est délivré des interdits sociaux et des ignorances des philosophes. La philosophie se trouve alors interrogée dans ses limites : les danseurs seraient-ils les seuls à être plus conscients de leur corps dans cette énigmatique union du corps et de l’âme, par exemple ? Ce corps davantage conscientisé, présupposé non-interrogé dans bien des démarches, permettrait-il de poursuivre le chemin phénoménologique amorcé par Husserl, puis Merleau-Ponty ? Ou au contraire, rencontrerait-il davantage le Heidegger lu par Jocelyn Benoît, par exemple, qui ne thématise pas le corps du Dasein dans l’idée, précisément, que le Dasein est aussi son corps dans une globalité intentionnelle qui transcende les concepts classiques1 ? « La leçon dernière des séminaires de Zollikon, à mon sens, c’est que c’est lorsqu’on en a fini avec les ‘‘pensées de la chair’’, si apparemment pertinentes soient-elles, qu’on peut penser rigoureusement la chair »2 selon Jocelyn Benoist. La danse permettrait-elle ainsi d’en finir avec ces pensées problématiques, tout en mettant la philosophie devant la nécessité d’une tâche – la description de l’expérience –, pour laquelle elle n’aurait pour ainsi dire pas les outils ?

5Le problème est alors double. La danse ne contraint-elle pas alors la démarche philosophique à ouvrir en elle une « hétérotopie » impossible ? Plus profondément, la singularité de la danse, voire son idéalisation par certains philosophes qui y voient les raisons de croire en un dieu (Nietzsche) ou le modèle de toute pensée vivante, ne découle-t-elle pas de l’importance accordée à la violence, c’est-à-dire à la contrainte sur les corps, qui vient marquer le corps danseur en y laissant ses « précieux stigmates » ? C’est sur cette seconde voie que je souhaite m’engager.

2. Les circonstances de ce questionnement nouveau

6Cette interrogation est née de circonstances particulières qui sont celles de l’accident, c’est-à-dire de la rupture de la pratique par la nécessité de réparer l’organisme, c’est-à-dire l’être entier, dans sa globalité. Sans doute, comme toute chose, la valeur que prend un événement dépend-elle de l’attention que nous lui portons, de la plus ou moins grande gravité aussi de ce qui arrête le corps et demande à être pris en considération.

7Le premier élément à retenir est en tout cas que l’accident immobilise. Or cette courte expérience fut déterminante. Dans la contrainte de l’immobilité, le corps se relâche, il se détend. C’est-à-dire que tout à coup, une contrainte, celle de la douleur paralysante, est venue en éclairer une autre : l’immobilité révèle que le mouvement a été forcé, et/ou a forcé sur le corps. Tel est le point de départ d’une vérité qui se révèle à notre corps défendant, et que bien des danseurs ne peuvent entendre étant donné la précarité de leur métier.

8Ce qui avait été défendu comme une danse de l’être global, de la spontanéité, de la plus grande liberté, se révèle progressivement contrainte, dans la mesure où l’accident permet de goûter au repos ; et ce temps passé à ne plus être dans la répétition d’exercices, d’étirements, de production de mouvement, a fait surgir une question inédite : mais pourquoi repartir dans le mouvement ? Pourquoi reprendre la danse ?

9Nous voyons d’emblée apparaître une nouvelle difficulté : de quelle danse est-il question ? Ce questionnement vaut-il pour toutes les cultures de danse ? Nous n’avons pas la prétention de couvrir tous les champs, ni même désormais de parvenir à une définition théorique de la danse, même si nous pouvons faire l’hypothèse que les différents styles de danse font bien sûr l’objet d’un apprentissage rigoureux.

  • 3 S. Faure, Apprendre par corps, Paris, La Dispute, 2000, p. 76.

10Nous nous concentrerons sur la danse dite académique, transmise par des générations de professeurs et de danseurs, qui reste aujourd’hui le propre des « formations », quelle que soit la modernité et l’apparente liberté dont se revendiquent les chorégraphes qui parrainent souvent de loin ces écoles. Faut-il faire une distinction entre danse classique et contemporaine ? Sylvia Faure en fait une par exemple : à l’opposé des « élèves de danse contemporaine, les élèves de danse classique considèrent le corps comme un capital issu d’un constant contrôle de soi, engageant l’acceptation de la souffrance physique »3.

11Cependant, les formations sont polluées par une hiérarchie qui tend à placer la danse classique au-dessus du contemporain en termes de difficulté technique, d’exigence morphologique, si bien que bien des danseurs contemporains et des chorégraphes compensent ce déclassement par la brutalité affichée des consignes.

12La prise de risque physique et psychique apparaît comme une norme professionnelle partagée et même valorisée : c’est un travail sociologique d’enquête sur le terrain, qui me paraît indispensable, mené par Pierre-Emmanuel Sorignet, qui a corroboré cette hypothèse en prenant appui sur de nombreux témoignages. Du classique au contemporain, c’est bien une même gestion de la douleur, mais aussi une discipline, l’apprentissage de l’humiliation et de la soumission, qui traversent le métier de danseur.

13Notre question se précise donc : la pratique de la danse, classique et contemporaine, ne conduit-elle pas à une rupture nécessaire et salvatrice avec elle, à un moment donné d’un parcours, permettant par là d’interroger la violence inhérente à sa pratique, révélant à la philosophie elle-même que le corps est l’objet d’une violence qui a été pensée, mais que nous pouvons continuer de penser ? L’enjeu de la réflexion porte ainsi sur le dualisme, auquel nous revenons sans cesse, mais par un autre chemin : la danse n’est-elle pas tout autant dualiste que l’a été la philosophie, ou que l’est encore, dans le fond, la phénoménologie, faisant du corps l’objet d’un sacrifice qui demeure impensé ? Comment l’expérience de l’accident pourrait-elle amener à réfléchir à la violence faite à l’être, lorsqu’un art fait du corps l’objet d’une possible dissociation, domination, par son travail particulier ?

3. Le corps violenté

14Tout d’abord, bien des danseurs parlent de cette rupture, de la nécessité de retrouver la danse par autre chose qu’elle-même. Nicolas Le Riche me parlait de l’importance du yoga dans sa relation au mouvement lorsque nous préparions la préface à La Traversée du corps. De nombreux danseurs témoignent du besoin de retrouver un « sens au mouvement » par une autre pratique que la danse, et de reprendre la danse par des échauffements bien loin de ce qu’ils ont connu : Olivia Grandville propose un échauffement qui intègre des postures de yoga, par exemple ; des enquêtes menées sur les danseurs en témoignent largement, le corps ne « supporte » plus les cours de danse aux alentours de vingt-cinq ou trente ans.

15Il faut le rappeler, d’autres danseurs ont recours à des pratiques souvent encouragées par les chorégraphes dont ils dépendent : il faut danser, même avec des blessures ; les dopages par la prise de divers antalgiques sont très fréquents, mais le vocabulaire sportif du dopage est étonnamment inexistant dans le monde de la danse.

16La violence, dépassée, est en même temps fondamentale, parce qu’elle devient le signe d’une élection, voire d’une forme de salut. Romain, danseur chez la chorégraphe Chloé Larivière, explique :

  • 4 P.-E. Sorignet, « Danser au-delà de la douleur », Actes de la recherche en sciences sociales, no  (...)

Quand je suis arrivé chez Chloé, j’ai compris que j’avais tout à réapprendre. Cela a été un vrai choc, c’était une gestuelle difficile, technique, je répétais jusqu’à l’épuisement, jusqu’à hurler de douleur pour me mettre au niveau des autres mais surtout parce que je sentais que je touchais du doigt quelque chose d’unique4.

17La violence n’a donc rien à voir avec les spectaculaires scènes d’un Black Swan, dans la mesure où elle se confond avec un sentiment de légitimité dans la troupe et de perfectionnement dans l’art : de nombreux danseurs soulignent leur compréhension des mécanismes corporels, sorte de science constituée par la pratique et qui, partant, pourrait dialoguer avec d’autres disciplines telles que la philosophie. Cependant, aujourd’hui, nous apportons un net bémol à cette idée : le corps du danseur est sans cesse « poussé », c’est-à-dire contraint, forcé, pour remplir son rôle d’interprète, trouver sa place au sein d’une équipe et s’attirer la considération du chorégraphe. Si bien que j’en viendrais à présent à poser une distinction entre approfondissement de la sensibilité par le mouvement dansé, et intégration de cet approfondissement à soi. Car dans le fond, c’est dans un corps produit que les danseurs se lancent jusqu’à la plus grande maltraitance, qui n’a plus grand-chose à voir avec le corps vécu comme mien. Lule évoque son recrutement chez Chloé Larivière, blessé à la main ; il terminera l’audition à l’hôpital, infecté :

Elle est venue m’annoncer, elle-même, qu’elle me prenait dans la compagnie. Elle avait compris que j’étais prêt à tout pour danser avec elle, que je pouvais aller chercher loin en moi.

18Que veut dire encore, « en moi », tant le rapport au chorégraphe impose la soumission intérieure, voire l’adoration ?

4. Un autre regard sur le corps vécu de la phénoménologie

19Pour être honnête, plus nous y pensons, plus il apparaît que lorsque nous dansons beaucoup, à raison de plusieurs heures par jour (ce que j’ai arrêté de faire à l’âge de 26 ans), nous devenons certes de plus en plus à même de sentir les qualités du mouvement, d’affiner les effets d’intentions différentes, mais non d’éprouver ces sensations comme étant « nôtres ». Le corps est exploré et maîtrisé comme un instrument de travail, objet d’un autre, le chorégraphe, le professeur, le spectateur, peut-être même le fantasme.

20Ce qui amène à cette première conséquence : la danse peut, au contraire de ce que j’ai défendu dans un premier lieu, conduire à une dissociation, à une objectivation du corps qui repousse toujours plus loin la fameuse union ou globalité de l’être en mouvement.

21Le cours de danse pourrait même au contraire faire découvrir une expérience extatique, avec les présupposés métaphysiques implicites, mais réels, de cette notion : l’extase n’est pas un moment de dépassement du corps non-danseur par le corps danseur, comme si la danse accomplissait ce que l’humanité vit quotidiennement sans le sentir, mais un moment de désunion paroxystique. Le platonisme de Duncan est peut-être philosophiquement sérieux, c’est-à-dire que par la danse, nous éprouvons que nous ne sommes pas présents à nous-mêmes, mais capables de détachement, de ne plus répondre à la douleur, de ne plus éprouver la souffrance, de ne plus satisfaire certains besoins. Et si Duncan n’a pas versé dans une telle extase, c’est sans doute bien plus en raison de sa pratique du yoga, comme d’autres danseuses à sa suite, que de la danse elle-même.

5. Un avatar de corps à rebours de Straus

22Ce qui pose une nouvelle question : la danse ne viendrait-elle pas défaire le lien qu’a posé Erwin Straus entre sentir et se mouvoir, justement ? L’analyse de Straus est fondamentale en ce qu’elle met en évidence le lien intérieur et inapparent du mouvement au sentir, dimension pathique et première de notre être qui avance dans le monde, fort de ses questions et des réponses qu’il en attend. Mais dans le cas de la pratique de la danse, nous en venons à parler d’un second corps, ou d’un avatar de corps : pour beaucoup, sentir, c’est sentir la douleur. On a mal au dos, ce qui signifie qu’on a bien travaillé. La douleur est sentie et ciblée comme ce que le corps doit éprouver à nouveau pour être fier de lui-même, légitime.

23Au sentir, dimension pathique de notre être chez Straus, vient se surajouter dans la danse un sentir que je qualifierais de « poiétique », orienté intérieurement vers la recherche de la souffrance comme signe qu’ « on est bien en mouvement », qu’ « on est entré dedans ». Le témoignage d’une danseuse, Judith, passée par l’Opéra puis par diverses compagnies de danse contemporaine, le révèle encore : lors d’une répétition, elle fait une improvisation sur le thème donné par le chorégraphe, « un acte de torture ». Elle s’attache les poignets et se fait tirer violemment par l’un des danseurs. Ses poignets sont boursouflés. Elle répond vivement à l’enquêteur :

  • 5 P.-E. Sorignet, « Norme professionnelle et légitimité de la violence. Le cas des danseurs », Dévi (...)

[…] moi quand je me lance dans la danse, j’y vais à fond. Ça ce n’est pas grave. J’aime avoir mal au corps, cela veut dire que je rentre dans le travail5.

24Le sentir n’est plus sien, ni lié à un quelconque mouvement comme à son effet, mais l’indice de l’abandon de soi à des consignes que le danseur estime supérieures à ses sensations.

25La question qui relance notre travail est donc la suivante. Mais qu’est-ce qui nous pousse à nous pousser, justement ? À nous soumettre à ces consignes, à nous malmener autant ? Une hypothèse est venue, et a été corroborée par le travail d’une réalisatrice de cinéma.

6. Danse et violence sexuelle

26Je voudrais parler du travail d’Andréa Bescond, danseuse de formation, puis de métier, auteure de la pièce de théâtre Les Chatouilles ou la danse de la colère. Elle travaille maintenant comme metteure en scène et réalisatrice de cinéma. Ce qui est intéressant dans son travail, c’est que la jeune femme danse jusqu’à l’accident. L’accident physique va être l’occasion d’une écoute du corps, ou plus exactement d’elle-même, à laquelle, nous le comprenons, la danse ne l’a pas habituée.

27Prendre le temps de ressentir, laisser les émotions nous gagner, sont en fait des procédés relativement inconnus des danseurs. Peut-être même que le fait de convoquer ses émotions, comme on dit dans le métier, est encore une manière de court-circuiter leur ressenti, justement.

28Nous comprenons, par le travail de cette danseuse, que la danse a entretenu chez elle une maltraitance qui vient de bien plus loin. La jeune femme a été abusée sexuellement durant son enfance, elle a refoulé ces viols répétés, comme la plupart des victimes de viol. Et la danse prend un autre visage : loin d’aider à dépasser la violence subie, elle la reproduit, la reconduit, la véhicule sans le savoir. Andréa Bescond montre que par la danse, elle prolonge un rapport violent à elle-même, se prêtant à des danses hyper-sexualisées, à une production de son corps-image, de son corps-objet, sans trêve, sans parvenir à se reconnecter à ce qu’elle est et à ce dont elle souffre. La danse constitue à la fois un moment de survie à la douleur, de domination de la souffrance et un moment de répétition et d’ancrage de l’empreinte de la violence.

29L’agression sexuelle imprime la violence et la rend d’autant plus difficile à séparer de soi et à guérir que la danse, socialement, est un art qui véhicule des fantasmes de possession et de sexualisation du corps. Au moment où je traverse mon accident, je connais plus ou moins la même histoire qu’Andréa Bescond : après treize ans de refoulement absolu, ressurgit dans la paralysie l’invivable souvenir d’une agression qualifiée de viol par la police, survenue alors que j’avais treize ans. La danse avait-elle libéré mon corps après ce traumatisme ? Au contraire de tous ces grands espoirs philanthropiques, je dirais à présent que je me suis faite femme-image, femme-objet, corps-disponible-et-toujours-possédé-par-l’autre, et ai exprimé à travers la danse que je ne pouvais être autre. Quel est donc ce lien qui unit ou unissait alors la danseuse violée à son art ?

7. La danseuse violée

  • 6 F. Pouillaude, « Valéry et la jouissance », dans Le désoeuvrement chorégraphique. Étude sur la no (...)

30Frédéric Pouillaude a définitivement montré, dans Le désœuvrement chorégraphique, que la danseuse suscitait le fantasme d’un regard qui la scrute, et, partant, la cherche jusque dans son intimité. Même les pages en apparence les plus intellectuelles et philosophiques de Valéry sur la danse n’échappent pas à l’obscurité d’un désir social répété, au contraire6. La danse fait fantasmer, et peut-être faudrait-il distinguer le fantasme de la danseuse, se produisant fantasmatiquement comme un être support de fantasmes, de celui du spectateur, qui vient pour assouvir son fantasme.

31Autrement dit, la danse, telle qu’elle est appréhendée, enserre la danseuse dans une auto-production d’un corps-objet, incapable de renouer avec son propre être. Ce qui nous a frappés, en y réfléchissant, c’est la recherche d’un mouvement qui tend, inconsciemment, à annihiler les sensations qui pourraient venir de soi et raviver la mémoire. La danse crée une mémoire de sensations douloureuses liée à sa pratique, mais qui, contrairement à ce que nous voulions penser, nous déconnecte de sa propre sphère de sensations vécues. Le corps du danseur n’a donc plus grand-chose à voir avec le corps vécu, puisqu’il conduit à produire un corps dont le vécu l’éloigne, le détourne, le soulage de son propre vécu. Un vécu se surajoute à un autre qui demeure anesthésié et que la danse, par les contraintes qu’elle impose, maintient comme tel.

32Nous en sommes ainsi venus à considérer que la danse constituait une étape de reproduction de la violence par celui-là même qui l’a subie. Et que la rupture, à un moment donné, ou la réorientation du mouvement, était non pas une question de diversification de sa pratique, mais bien une question vitale, de l’ordre de la survie physique et psychique, de l’individu.

33Un petit rappel du lexique de la danse peut être suggestif. Cet art fournit de puissants outils pour se faire du mal. Pendant des années, le vocabulaire a été intégré, nous avons appris les fouettés, les brisés, les jetés, les battus, les dégagés, les glissades, les fondus, les coupés, comme autant de pas techniques destinés à donner une liberté de mouvement. Que la technique délie le corps reste vrai ; cependant, la liberté du sujet par rapport à la violence est une tout autre question. Peut-on danser autrement ? La danse aide-t-elle à surmonter les douleurs de son propre apprentissage ?

8. Vers d’autres rapports au mouvement

34Que la danse entretienne un rapport violent à soi-même ne l’empêche pas d’être aussi un moyen de survivre à la violence. Comme le pharmakon grec, elle oscille entre ce qui sauve et ce qui blesse. Car après tout, il est de bonnes violences, qui permettent, par une moindre contrainte, de progresser. À partir de quand, donc, de quel seuil, pourrions-nous considérer que la contrainte est trop grande, néfaste ? Ou qu’elle est une intériorisation, une répétition, d’une violence à terme dangereuse pour l’individu ? Je citerai une méthode chorégraphique qui a prétendu à une telle délivrance de la violence, puis je la discuterai à l’aide de la référence au yoga.

35Nous savons que la dissociation est une stratégie de survie psychique établie par le sujet à la suite d’un événement traumatique. Ne pas sentir, ne pas se souvenir de ce que porte le corps en lui, fait partie de ces conséquences de la dissociation que, sans la nommer techniquement, la chorégraphe allemande Pina Bausch a sentie. Seulement, le processus chorégraphique ne va plus sans poser de questions et là encore, je reviendrai sur d’anciennes analyses et je ne suivrai plus le consensus qui existe sur bien des univers chorégraphiques.

36À partir de la pièce 1980, Ein Stück von Pina Bausch, Pina Bausch met au point une méthode connue de création. Elle pose des questions par séries, et les danseurs y répondent par leurs mouvements et inventions. Quelques exemples, tirés des notes de Raimund Hoghe :

  • 7 R. Hoghe, Pina Bausch, Histoires de théâtre dansé, Paris, L’Arche, 1987, qui était alors dramatur (...)

Attitude d’humilité/ Qui sait bien faire le poirier ?/ Raconter une histoire à l’aide de bruits/ Photos pour l’éternité/ Quand on pleure/ Vierge planante/ Pouvez-vous former des couples ?/ Album de poésie/ Construire des pyramides7.

37Je les ai prises dans le désordre, pour montrer la prolixité et la diversité du matériau brut de la création avec la chorégraphe. En même temps, des thèmes reviennent : la violence des animaux, et la violence envers les animaux :

Lorsque les kangourous sont en danger, ils se retiennent avec les pattes-avant à un autre animal et lui ouvrent le ventre avec les pattes-arrière/ Quand un animal veut mordre/ Quand un animal en tue un autre

38La violence envers les animaux :

La façon dont on tue un animal/ La façon dont on empaille les animaux/ À votre avis, que dit un animal quand il tombe dans un piège ? La façon dont un animal tombe dans le piège

39Puis elle questionne le mal, radicalement, nous allons y revenir :

  • 8 Ibid.

Pourquoi se donne-t-on tant de mal ?/ Endurcir/ Désespoir/ Mauvaise conscience8.

40Elle questionne enfin les souvenirs d’enfance, le mal que l’on se fait, les privations et les interdits. L’idée est d’interroger ce qui est mutilé en chacun des danseurs ; la différence entre ce travail et ce que le théâtre d’action ou diverses formes de théâtre contemporain poursuivent, tient à la vertu du mouvement du point de vue de la chorégraphe. En effet, questionner, c’est aller chercher ce qui, chez un danseur, est un point brisé, par où le mouvement ne circule plus. De la part de la chorégraphe, c’est rendre vie à ce qui s’est tu, faire revenir le mouvement là où il ne jaillit plus, en assumant que le mouvement est salvateur.

41Les questions que Pina Bausch pose sont adressées à la personne du danseur. Il n’est pas anonyme, il n’est pas l’interprète d’un rôle, il est celui que la chorégraphe a poussé à l’expression de lui-même.

  • 9 Ibid., p. 136.

42C’est pourquoi un jour de répétition particulièrement éprouvante, elle dit à Dominique Mercy qu’il ne doit pas se rendre malade. La réaction de malaise du danseur vient alors de la suite de questions suivantes : « Est-ce que faire ne signifie pas aussi : se faire mal ? » ; à cela Mercy avait répondu en secouant la cendre de sa cigarette dans le café et en la buvant. Puis elle avait enchaîné : « quelque chose de dangereux avec un objet gracieux ». Devant la fragilité de la troupe, elle explique : « Ce qu’on cherche, c’est pour le détruire. Quand je demande une chose comme celle-là, ce que je cherche, c’est justement le contraire »9.

43La chorégraphie est-elle alors une forme d’art-thérapie ? Il semble bien que non, parce que la dépendance à l’égard du chorégraphe ne fait pas de la danse un cheminement personnel. La limite intime du danseur n’est pas respectée, si bien que le travail d’interprétation devient une « transsubstantiation » : deviens ma consigne, deviens mon corps, deviens mon énergie, deviens ce qui me manque.

44Ce lexique révèle que la danse véhicule encore des manifestations et des révérences de l’ordre du sacré ou de la magie, en particulier dans la relation qui se noue entre danseur et chorégraphe. À la fois, la force de vie et la joie semblent réelles, mais elles restent dépendantes, dans leur trouvaille, de l’activité du chorégraphe. Tout cela fait qu’il est possible d’éprouver des difficultés à retourner voir de la danse de compagnie ou de ballet, tant il semble que quelque chose d’une scène antique, une « scène de sacrifice », continue de se produire sous nos yeux. À la fois, notamment avec Wuppertal, le spectateur retrouve des moments magnifiques, dans lesquels les danseurs sont manifestement heureux de danser. Et en même temps, nous avons le sentiment que tout cela se meut dans des rapports de domination archaïques.

45Autre est la danse à laquelle parvient Andréa Bescond. Parvenant à la barre lors du procès de son agresseur, la danseuse des Chatouilles prend une grande respiration. Je crois donc aujourd’hui que tout dépend de ce que nous mettons dans la danse, ou plus précisément ne mettons pas. Nous en venons à l’idée que l’objectif de notre propos n’est pas tant de discriminer des pratiques violentes et des pratiques non-violentes, que d’analyser plutôt l’initiation du mouvement par la respiration comme une technique permettant de rendre à la danse « son âme », comme de mettre en avant des disciplines qui en ont fait leur fondement.

9. Yoga et respiration

46Je veux parler du yoga qui, pour bien des danseurs, mais aussi des sportifs, s’est avéré fondamental. Cela ne veut pas dire que le yoga ne puisse pas être investi comme une performance : il y a des yogas qui ressemblent à des cours de fitness. Mais dans sa pratique traditionnelle, liée aux textes philosophiques des Yoga Sutra de Patanjali, les techniques des yogas conçoivent la respiration comme le moteur du mouvement, ce dont nous ne sommes jamais séparés, offrant une technique de mouvement qui ramène sans cesse à l’unité du corps et de l’esprit, pour donner sens à une autre notion, celle de conscience, qui n’a alors plus rien à voir avec la conscience définie comme état de la pensée.

47Quel est l’intérêt à ce titre des exercices de respiration ? Ils lient le mental au mouvement du corps, c’est-à-dire font éprouver que le mouvement du corps entraîne la concentration, l’apaisement de l’esprit ; que les processus de la pensée sont des processus matériels, et, au-delà, qu’une connexion intime permet d’être témoin des deux, du corps et de l’esprit, par la respiration. L’éveil de la conscience, de la connexion en soi et à ce qui est autour de nous, est conçu comme un dépassement de l’apparente dualité du corps et de l’esprit. Cit en sanscrit désigne le témoin, un et indivisible, des divers processus qui nous parcourent. C’est à ce point de concentration, resserrement et dilatation de l’attention, que l’ascète parvient.

48Cette pratique du mouvement permet de renouer avec ses sensations, de se revisiter à l’aide de son souffle, de développer une empathie à l’égard de soi-même (sensation amenée par le professeur comme une acceptation de la limite). Si nous pouvons le théoriser avec les concepts du yoga, il faut encore le vivre.

10. Le rapport de la philosophie à la danse

49Il nous semble que finalement, ce n’est pas tant la danse, comme discipline définie par des pas, un rapport au mouvement qui le prend pour fin, qui importe, que la détermination d’un ensemble de techniques permettant d’être moins violent à l’égard de soi-même et des autres. La recherche est celle du « moins », et non du « plus du tout », qui semble relever de l’idéal plus que de la réalité.

50Demeure une question : que voit le philosophe devant un spectacle de danse ? Quel sens peut-il y avoir désormais à s’intéresser à la danse pour qui est philosophe ?

51Notre parcours nous a, pour ainsi dire, déniaisés. Nous ne voyons plus dans la danse la libération nietzschéenne tant attendue, même si la danse reste, bien sûr, l’occasion de défaire des tabous et des interdits attachés au corps. Nous voyons dans la danse une forme de mise en abîme, heureuse et/ou malheureuse pour les danseurs eux-mêmes, des violences dont le corps demeure la cible privilégiée. C’est-à-dire que le corps est une abstraction ou une violence faite à l’individu qui se trouve visé en un aspect de lui-même, et soumis aux volontés d’un tiers.

52Les sacrifices chorégraphiés par Nijinsky, Bausch, ouvrent autant de fenêtres sur le sacrifice social de la jeunesse, ravivant les souvenirs lointains, mais peut-être encore sommeillant dans nos tissus, des rituels sanglants antiques.

53Les chorégraphies, souvent indépendamment de la volonté des chorégraphes, exhibent la domination de canons hyper-sexualisés. À leur corps défendant, les danseurs exécutent, ou, signe des temps, s’y refusent, comme ce fut le cas du mini-scandale qui a émaillé la dernière production du chorégraphe Jan Fabre, accusé de harcèlement sexuel par une vingtaine de ses danseuses. Nous ne saurions insister suffisamment, également, sur la précarité du statut des danseurs qui les contraint à accepter toutes sortes d’expériences chorégraphiques dont, de l’aveu même des interprètes, certains se seraient bien passés.

54La danse offre le spectacle d’une dialectique de la violence et de la liberté, de la maltraitance et du laisser être, parce qu’elle en demeure elle-même souvent prisonnière. Si certaines techniques en libèrent, si certains univers chorégraphiques parviennent à une énergie plus libre que les contraintes qui l’ont vue naître, il n’en demeure pas moins que la violence physique et morale reste prégnante, jusqu’à justifier les pires performances (je pense toujours à la maltraitance, cette fois-ci d’animaux, dans des expériences de Fabre toujours, ou d’autres artistes).

55L’emploi de la violence, le spectacle de la violence sur les corps, changent donc fondamentalement de nature selon la conscience que le chorégraphe a pris lui-même de cette violence. Fort heureusement, bien des univers chorégraphiques parviennent à hisser l’énergie, l’humour, la technicité, au-dessus de ce qui « fait du mal » dans l’apprentissage de la danse. Mais peu de techniques encore parviennent à rendre au danseur le plein usage de lui-même.

Conclusion

56De manière en apparence contradictoire, je dirais que quiconque a beaucoup pratiqué la danse pendant plusieurs années, ne peut plus simplement soutenir que la danse fournit un lieu de savoir pour la philosophie. Un regard critique naît inévitablement et, en cela, reste le fruit du travail philosophique dont la force est bien de s’interroger.

  • 10 M. Gennart, « Effraction sexuelle et brisure du soi », Psychothérapies, vol. 31, 2011, p. 271-284 (...)

57Reste que la philosophie peut se mettre en question par le caractère révélateur de la violence véhiculée par la danse : n’est-elle pas elle-même traversée par cette violence faite à la vie ? Le dernier mot ne sera pas celui de l’opposition de la violence et de la liberté, mais bien de la coexistence de tendances qui parcourent les individus, et dont il s’agit de décider en prenant résolument conscience de l’une et en aspirant toujours davantage à l’autre, afin de ne pas se risquer à ce que Michèle Gennart, dont j’admire tout particulièrement le travail, nomme « la brisure du soi »10.

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Notes

1 Ce serait la preuve de l’originalité absolue de l’analytique existentiale sur ce point. Car, lorsque nous dansons, tandis que certains conçoivent l’art de la danse comme un art du corps, nous ne pensons pas à notre « corps » : c’est tout un que de dire « je » et mon « corps ». Comme le dit Montaigne, quand je danse, je danse. Il n’y a pas « moi et mon corps » qui dansons.

2 Voir le lumineux article de J. Benoist, « Chair et corps dans les séminaires de Zollikon : la différence et le reste », dans J.-F. Courtine (éd.), Figures de la subjectivité. Approches phénoménologiques et psychiatriques, Paris, éd. du CNRS, 1992, p. 180.

3 S. Faure, Apprendre par corps, Paris, La Dispute, 2000, p. 76.

4 P.-E. Sorignet, « Danser au-delà de la douleur », Actes de la recherche en sciences sociales, no 163, 2006, p. 46-59.

5 P.-E. Sorignet, « Norme professionnelle et légitimité de la violence. Le cas des danseurs », Déviance et société, vol. 38, 2014, p. 227-250.

6 F. Pouillaude, « Valéry et la jouissance », dans Le désoeuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, p. 27-47.

7 R. Hoghe, Pina Bausch, Histoires de théâtre dansé, Paris, L’Arche, 1987, qui était alors dramaturge pour la compagnie, p. 84-86.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 136.

10 M. Gennart, « Effraction sexuelle et brisure du soi », Psychothérapies, vol. 31, 2011, p. 271-284.

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Pour citer cet article

Référence papier

Elsa Ballanfat, « Corps et violence : la danse et la philosophie mises en question ? »Noesis, 37 | 2021, 143-156.

Référence électronique

Elsa Ballanfat, « Corps et violence : la danse et la philosophie mises en question ? »Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5486 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5486

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Auteur

Elsa Ballanfat

Elsa Ballanfat est professeure agrégée de philosophie en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand. Docteure en philosophie de l’université Paris IV-Sorbonne, elle est également ancienne élève de l’École Normale Supérieure. Après plus de vingt ans de danse, elle revient à la pratique du yoga : diplômée de l’EAT de danse contemporaine, elle devient professeure certifiée de Vinyasa yoga et le transmet aux élèves désireux de le pratiquer au lycée Louis-le-Grand.

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