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III. Danse et philosophie critique

La danse, herméneutique du contemporain ? Une proposition critique

Isabelle Perreault
p. 125-142

Résumés

À partir d’une réflexion esthétique sur le spectacle chorégraphique, champ de forces, de tensions et de polarités traversé (et travaillé) par une multitude de sensibilités, cet article propose une expérience de pensée visant à concevoir la danse comme métaphore du contemporain. Dans la mesure où ce dernier s’envisage moins en tant qu’époque historique que dans ses infléchissements herméneutiques (Ruffel, 2016), on tente ici de débusquer les points de rencontre entre une aïsthesis de la danse et les modes d’inscription dans le temps et l’espace qui singularisent nos formes de vie contemporaines. En retour, notre expérience du présent, qui est celle de l’horizontalité, de la communauté, de l’anachronisme et de la spatialisation du temps, invite à frayer de nouveaux chemins interprétatifs, susceptibles d’approfondir notre connaissance de l’œuvre chorégraphique et des expériences que nous en faisons.

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Texte intégral

  • 1 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, (...)

1Dans le beau livre qu’il consacre à Israel Galván, Georges Didi-Huberman capte, dans la figure d’un oiseau immobilisé à l’ « inframince point d’équilibre entre l’infixable de l’instant et ce que l’on nomme une forme »1, la physique singulière de la danse, les jeux de forces qui la produisent et les tensions qui la pénètrent :

  • 2 Ibid., p. 114.

Voilà exactement […] ce que c’est que danser : faire de son corps une forme déduite, fût-elle immobile, de forces multiples. Montrer qu’un geste n’est pas la simple résultante d’un mouvement musculaire et d’une intention directionnelle, mais quelque chose de bien plus subtil et dialectique, la rencontre, au moins, de deux mouvements affrontés 2

  • 3 J. Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000.

2Le vol plané du rapace, dans cette dynamique statique qui circonvient aux lois élémentaires de la gravité, évoque pourtant quelque chose qui, de la danse, à la fois l’emblématise et l’excède, quelque chose comme la nécessité du dissensus, qui nourrit et met en tension toute forme sensible. C’est au point de rencontre entre plusieurs forces, ou régimes de perception et d’intellection, qui n’ont peut-être de commun que d’être interpellés par un même excitant au sein d’une configuration intersubjective donnée, d’un certain « partage du sensible »3, que l’expérience esthétique, celle de la danse spécialement, révèle son épaisseur existentielle et, à travers elle, nos manières d’être et d’habiter le monde.

  • 4 J’emprunte la distinction à Vincent Descombes qui, dans son article « Qu’est-ce qu’être contempor (...)
  • 5 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, Paris, Vrin, coll. « Essais d’art et de philosophi (...)
  • 6 A. Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », dans Petit manuel d’inesthétique, Paris, Éd (...)

3De métaphore en métaphore, les propos de Didi-Huberman m’invitent à considérer la danse comme métaphore du contemporain, terme auquel il convient de restituer l’amplitude modale qu’oblitèrent le plus souvent nos structures de pensée, plus enclines à en privilégier une compréhension épochale 4. Davantage qu’une hypothèse à corroborer, c’est plutôt une intuition critique que j’entends ici risquer et avec laquelle je me propose de cheminer et de réfléchir à nos formes de vie. Plus largement, ce sont les formes d’intelligibilité du sensible mises en évidence par l’œuvre chorégraphique que j’entends sonder, moins dans l’intention de proposer une herméneutique de la danse que, tout à l’inverse, de considérer celle-ci comme opérateur de lisibilité du contemporain. En poursuivant les pistes ouvertes par Frédéric Pouillaude5 qui, dans son ouvrage sur la notion d’œuvre en danse, inférait la contemporanéité comme propriété immanente de cet art, je voudrais montrer que l’intensification du présent à l’œuvre dans l’espace-temps chorégraphique distille, par remédiations, nos expériences contemporaines. Par-delà la « métaphore de la pensée », pour reprendre l’intitulé d’Alain Badiou6, c’est aussi en tant que métonymie de l’expérience du présent que la danse donne à penser le contemporain.

  • 7 Il faut ici comprendre ce terme au sens que lui ont donné Jean-Marie Schaeffer (Petite écologie d (...)
  • 8 Frédéric Pouillaude emploie cette expression de Michel Foucault, initialement assimilée par ce de (...)

4Ce parti pris de l’invention figurale, intégrée à une démarche critique, est une expérience de pensée dont j’assume le risque, au péril de verser dans l’impressionnisme ou dans l’abstraction. J’y découvre cependant un avantage, celui d’interroger la danse sui generis, affranchie des coordonnées d’époque ou de style qui en infléchiraient la théorisation et la représentation. Or ce choix ne révèle pas moins une philosophie de la danse propre à notre temps, qui permet de tenir ensemble une grammaire du sensible et une écologie7 de l’expérience esthétique. Car il ne suffit pas d’affirmer de façon péremptoire que la danse, tributaire de la durée pure de son exécution au risque de se dissiper comme « absence d’œuvre »8, rend tangible le présent dans ce qu’il a de plus éphémère et de plus contingent ; il s’agit plutôt de cerner au plus près le médium chorégraphique afin d’en dégager les paramètres qui, lorsqu’envisagés comme métaphores du contemporain, libèrent les possibles heuristiques.

  • 9 J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée [1986], Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Détroits  (...)
  • 10 L. Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Éditions Verdier, 2016.

5Posons donc d’emblée les axes autour desquels s’articule cette lecture dansée du contemporain : la présence de corps mobilisés dans une performativité marquée par la reprise et la relance du geste ; la notion de communauté, librement inspirée de la pensée de Jean-Luc Nancy9 et des travaux de Jacques Rancière, à la fois comme intercorporéité et mise en travail réciproque entre l’exécution chorégraphique et la sensibilité créatrice des spectateurs ; l’archéologie du présent par laquelle le temps, façonné par l’espace, s’ouvre à la mémoire et s’éprouve comme multiplicité. S’emparer de l’expérience chorégraphique comme d’une herméneutique vise, in fine, à découvrir certains pans de notre épistémè escamotés dans la discordance des discours, la turbulence des images et l’hétérogénéité des expériences – du brouhaha, pour reprendre le terme sous le signe duquel Lionel Ruffel10 appréhende les mondes du contemporain – qui singulariseraient, plus que toutes autres, notre époque.

1. De quoi le contemporain est-il le nom ?

  • 11 La fameuse conférence de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain, est notamment symptomati (...)
  • 12 L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 202.
  • 13 Ibid., p. 20.
  • 14 Ibid., p. 190.
  • 15 Ibid., p. 194.
  • 16 Ibid., p. 183.

6Site d’une expérience temporelle singulière, la danse serait un instrument critique idoine pour penser le temps sur le mode du présent, dans toute la richesse de son feuilletage composite ; mais encore faut-il préciser à quelles figures du contemporain les pages à venir font référence. Car dans le procès de sa substantivation, où le mot même de « contemporain » désigne d’abord le partage d’une époque commune, puis en vient à supplanter, sous sa forme adjectivale, l’épithète de postmoderne pour enfin s’imposer comme instance nominale11, c’est un ensemble de modalités d’être au monde, de nuances épistémologiques, de formes de vie que déplie la notion dès lors qu’on la soustrait à la logique linéaire de l’histoire. Délié des gonds des téléologies et de toutes les idéologies du progrès qui ont fléché la temporalité depuis la fin du siècle des Lumières, le contemporain se définirait, selon Ruffel, comme un « outil herméneutique »12, un rapport « modal » et malléable aux temps présents et à ses temporalités multiples. L’expérience du contemporain serait celle du brouhaha, de l’horizontalité des structures, de la multiplication des discours et des espaces culturels déhiérarchisés qui, dissolvant l’antagonisme culture/contre-culture, évolueraient en concomitance les uns les autres, moins dans des rapports de conflictualité que de rencontres, de tensions, de reconfigurations. Ruffel situe également le contemporain sous l’égide de la cotemporalité, à entendre comme un régime de « représentation palimpseste ou feuilletée du temps où le présent n’est pas une séquence mais un point de métabolisation de tous les passés et tous les futurs »13. Parce qu’il invite à vivre le temps comme un tissu sensible qui prend en écharpe les présents stratifiés, les « temporalités médiatiques »14 juxtaposées, les récits concurrents et pourtant compossibles, le contemporain infléchit le regard que nous portons sur l’histoire davantage qu’il n’intègre la dynamique de rupture et de renouvellement des temps modernes. Ce serait une disposition au temps singulière, une attention à la texture composite de l’espace, aux forces plurielles et contradictoires qui le traversent que propose somme toute la notion de contemporain. Un tel rapport au temps suppose une « conscience de l’anachronisme »15 ; il perméabilise le présent aux traces, aux survivances, aux reliquats, à la mémoire et aux prodromes d’un passé comme d’un futur qui n’acquièrent consistance qu’au moyen de l’actualité – et de l’actualisation – depuis le présent. En s’engageant avec Didi-Huberman dans l’hypothèse archéologique, le critique récuse tout un ordonnancement temporel en rapatriant dans l’expérience de l’ici-maintenant une mémoire matérialisée du passé. C’est également la conception hégélienne de l’Histoire dont il sanctionne l’implosion en un point « multidirectionnel »16, mobile et modulable, contenant en puissance toute son expansivité rhizomatique.

  • 17 Ibid., p. 137.
  • 18 C’est par la fondation, en 2004, du Centre d’expression contemporain de Rosario, en Argentine, qu (...)
  • 19 Ibid., p. 200.
  • 20 F. Pouillaude, Unworking Choreography, op. cit., p. 290 : « By “contemporaneity”, I do not intend (...)
  • 21 Cf. ibid. : « Obviously, I am not claiming that the genre of “contemporary dance” represents the (...)

7Dans ce contexte, quid de la danse, qui n’a d’existence qu’au rythme d’une succession de pas, dans laquelle l’exécution de chacun procède de l’action du précédent et l’annihile dans la foulée, se vouant ainsi à un devenir-disparition perpétuel ? Il convient de souligner l’étonnante absence de cette forme d’expression dans la cartographie du contemporain que brosse Ruffel. Alors que l’on pourrait mettre cette omission sur le compte d’une prédilection professionnelle, le chercheur étant professeur de littérature comparée, c’est pourtant par les arts visuels qu’il aborde la problématique, voyant dans les musées d’art moderne et autres centres d’expression culturelle le « berceau »17 du contemporain18. La littérature, l’étude des médias, l’architecture, les cultural studies complètent l’éventail des manifestations du contemporain, mais les pratiques et les espaces chorégraphiques, qui assimilent pourtant l’épithète jusqu’à en tirer une catégorie générique – la danse contemporaine –, brillent par leur absence. Or la danse reconduit les traits distinctifs de ce régime de temporalité : la spatialisation du temps, « la simultanéité, [la] juxtaposition, [le] dispersé […], la valorisation de la spatialité »19. En cela même que l’on pourrait parler d’une transversalité des paramètres définitoires du contemporain et de la temporalité chorégraphique, laquelle repose, selon Frédéric Pouillaude, sur la simultanéité fortuite et la coexistence contingente de subjectivités réunies autour d’une même scène20. C’est que la danse, poursuit-il, aurait toujours été contemporaine. Non pas parce que son histoire aurait été informée par un devenir-contemporain comme « terminus ad quem » – ce qui impliquerait la restitution d’un mouvement progressiste de l’art, donc la persistance des structures modernes de l’histoire –, mais bien parce qu’en tant que finalité artistique, la danse ne s’est jamais produite en d’autres conditions qu’en des dispositifs de (co)présence21.

2. La danse, « absence d’œuvre » ou œuvre de présence ?

8La contribution de Pouillaude est essentielle pour saisir ce qui, de la danse, constitue les possibles et les ferments d’une herméneutique du contemporain. L’ouvrage permet d’abord de relever les traits par lesquels l’œuvre chorégraphique se démarque des autres arts et pose le problème de sa phénoménalité. Si l’on peut désigner la pérennité et l’existence dans l’espace public comme les assises de l’ « artisticité » d’une œuvre, la danse mettrait à l’épreuve cette taxinomie dans la mesure où, médium sans traces écrites qui puissent assurer sa conservation et sa réitération, elle procède de la pure contingence, s’organisant autour de la rencontre singulière et réitérée entre chorégraphe, danseurs et public, et n’engendre aucun objet matériel durable. Par ailleurs, l’œuvre chorégraphique module tout autrement son rapport à l’auctorialité et à son historicité. Essentiellement hybride, l’œuvre de danse ne se réduit pourtant pas à la somme de ses constituants – le geste, la musique, le décor, le jeu des lumières, la moire des costumes ou la nudité de leur absence –, lesquels participent également du spectacle sans se subordonner en fonction d’une hiérarchie de la valeur artistique. C’est ce que relève d’ailleurs Vladimir Jankélévitch à propos des Ballets russes :

  • 22 V. Jankélévitch, Liszt et la rhapsodie. I. Le mystère de la temporalité, Paris, Plon, 1979, p. 16 (...)

Il n’y a pas d’ « œuvres » […], mais il y a au point de jonction de plusieurs arts, une œuvre pneumatique qui est paradoxalement une œuvre de l’instant, qui apparaît et disparaît au cours de la même soirée, sans laisser d’elle-même aucun dépôt dans les archives en dehors d’un enregistrement électromagnétique plus ou moins illusoire22.

  • 23 J’emprunte le terme à Jankélévitch, qui le définit comme une expérience qui, « […] même répétée, (...)

9Pas d’œuvre, donc, mais un creuset, une expérience sensible, la rencontre « semelfactive »23 entre un événement et un auditoire. En quoi la notion d’auteur se délite à la croisée des actants impliqués – artistes, spectateurs, concepteurs techniques – qui, ensemble, font advenir l’œuvre dans le temps de son exécution.

  • 24 F. Pouillaude, Unworking Choreography, op. cit., p. 269 : « [B]allet posits an eternal present in (...)
  • 25 Ibid., p. 170 : « Rather, dances are passed from one dancer to another, via personal contact who (...)

10L’expérience spectaculaire, en outre, ne repose pas sur la conformité avec une partition préexistante, même lorsqu’il s’agit d’une réinterprétation, et son sens ne procède jamais d’un déchiffrement du geste à l’aune d’une langue kinésique qui excèderait le cadre de la représentation scénique. Il n’y a pas, comme le rappelle Pouillaude, de bibliothèque du mouvement dansé. Chaque œuvre table sur la saturation du présent par le mouvement24, s’étoffe en tant qu’œuvre dans la coprésence d’une assemblée et de danseurs, dans le travail du sensible auquel cette rencontre « semelfactive » donne lieu. Certes la danse est phénoménalité donnée comme événement ; mais elle assure néanmoins sa pérennisation au moyen d’une pédagogie du contact – du toucher avec –, autrement dit d’un mode de transmission oral, fondé sur une gestique mimétique du corps en présence25, qui sont autant d’invitations à s’approprier le mouvement, à le façonner en fonction de sa corpulence, de ses singularités physiques, puis à en infléchir la reproduction. En sorte que l’œuvre n’est jamais tout à fait la même à chacune de ses répétitions, toujours soumise aux contingences de sa représentation. « La même, et pourtant autre », comme le disait Proust de la musique. Si le romancier parle ici de la rythmicité des motifs qui reviennent de manière ponctuelle dans la durée d’une œuvre musicale, et que module chaque fois le souvenir de ce qui précède, on pourrait à l’évidence étendre le théorème aux différentes exécutions d’une partition, laquelle maintient son identité au gré des disparités de styles, d’intensité expressive, de conception modale du tempo de chaque interprète. Cependant, la danse se distingue de cette périodicité héraclitéenne en demeurant irréductible aux systèmes de notation et aux pratiques scripturales, qui servent de propédeutiques aux autres arts performatifs tels la musique (celle, du moins, de tradition savante occidentale) et le théâtre :

  • 26 L. Louppe, « Écriture littéraire, écriture chorégraphique au xxe siècle : une double révolution » (...)

Absente ou présente dans le travail créateur, effectuée en amont ou en aval de l’œuvre, dédiée à la conception ou à l’enregistrement, rédigée en codes universels de déchiffrages (comme la notation la plus connue, la notation Laban) ou en systèmes personnels d’ébauche, la partition chorégraphique n’est que le support provisoire qui maintient et assure l’identité de l’œuvre (mais non son existence) entre une exécution et une autre26.

11Frédéric Pouillaude va plus loin, soutenant que la création chorégraphique ne transite a priori jamais, ou seulement dans de rares cas très précis, par le papier, mais dépend avant tout d’un travail créatif au ras du corps des danseurs. Incompatible avec l’antre silencieux du bureau-atelier, de l’espace solitaire et vierge du papier – page blanche ou partition – que s’approprient auteurs et compositeurs – pratique distinctive du régime vertical de l’art moderne –, la création chorégraphique aurait toujours inquiété, voire généré une résistance à même les structures modernes de production et de consommation des œuvres. Tout se passerait donc comme si la danse, comme démarche créatrice, avait toujours relayé les modes d’interprétation et les dispositifs d’exposition qui caractérisent, selon Ruffel, le contemporain.

  • 27 Voir sur cette question P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la lit (...)
  • 28 L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 94.
  • 29 Voir J. Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachet (...)

12Pour mieux comprendre cette modalité à l’œuvre dans la danse, je me permets un détour succinct par la littérature, telle qu’elle s’est ressaisie dans ses formes modernes au double prisme de l’absolu et du silence : l’absolu du texte, autonome et autotélique, réverbérerait à même les signes qui le composent la dynamique sensible des choses se dévoilant, tandis que le rapport silencieux au livre suppose des pratiques insulaires et solitaires de la lecture par lesquelles s’actualiserait un sens a priori muet, formant un sédiment en creux des mots et de leur contenu dénotatif, et qu’il conviendrait de pressentir sans pouvoir l’articuler sous une forme verbale. Pour illustrer ce paradigme, invoquons l’ambition schlégelienne d’une littérature en prise avec l’ontologie et l’origine, susceptible de rapatrier le Tout, l’Infini et l’Absolu dans un poème – le Roman – toujours à venir27. Engageons-nous dans le circuit des œuvres d’art de l’avenir (Wagner) et des livres à venir mallarméens, proustiens ou blanchotiens qui se sont succédé, ajournant sans cesse leur avènement jusqu’à sanctionner l’impossibilité de l’écriture, la nécessité d’en atteindre le degré zéro. Songeons à l’assimilation musicale du vers, dont les sonorités sont feutrées par l’injonction d’une lecture silencieuse, de l’hégémonie grandissante du roman, lequel « n’a pas besoin d’être lu à voix haute »28, de la circulation de cette « parole muette et bavarde »29, substrat par lequel Jacques Rancière appréhende le régime esthétique de l’art. Le fil de l’exceptionnalité, menant du sacre de l’écrivain à sa mort structuraliste, noué à la trame de la totalité, dont l’œuvre d’art totale et le désœuvrement constituent l’avers et l’envers, déplient la toile emblématique de l’art moderne, dont la littérature m’apparaît en ceci exemplaire qu’elle n’a cessé de s’acheminer vers un retrait progressif de l’espace public au profit de l’idéal d’une communion silencieuse entre une subjectivité et une écriture plénière.

  • 30 S. Mallarmé, « Ballets », Œuvres complètes, édition établie par Bertrand Marchal, Paris, Gallimar (...)
  • 31 P. Valéry, « Philosophie de la Danse », dans Œuvres, éd. annotée et établie par Jean Hytier, Pari (...)
  • 32 L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 99.

13Au vu de ses spécificités spectaculaires, on devine bien quels problèmes théoriques et esthétiques pose l’œuvre chorégraphique sous un tel régime. En revanche, son existence et sa relative importance aux xixe et xxe siècles réaffirment la pertinence de privilégier un emploi herméneutique des notions de moderne et de contemporain, plutôt que de les cloisonner selon une périodisation épochale. Pour autant que Mallarmé ait hypostasié la danseuse sous la forme « d’un Signe qu’elle est »30, et que Valéry ait préféré l’isoler dans un solipsisme autotélique, marqué par un « détachement du milieu, [une] absence de but, [une] négation des mouvements explicables »31, l’œuvre de danse n’est pas devenue dans les années 1960 cette événementialité que nous connaissons, qui s’éprouve et libère sa signifiance propre dans un horizon de présence. Elle s’est au contraire toujours exposée dans l’espace public, consommée in praesentia au carrefour des foyers de production et de réception par lesquelles elle existe, et dont aucun texte archétypal ne permet d’unifier autour d’un axe directeur les élans affectifs et narratifs éprouvés par les spectateurs. Si le tournant contemporain du littéraire se reconnaît au glissement symbolique qui, d’une « exceptionnalité aux côtés d’autres exceptionnalités, artistique ou religieuse, [le fait] apparaître comme objet de communication sociale pris dans un ensemble de communications sociales »32, la danse n’aurait quant à elle jamais été dégagée des structures de visibilité et de communication qui fondent l’expérience artistique du contemporain. En effet, si la relation au texte demeure le principal truchement par lequel on s’engage dans la littérature, on ne peut manquer d’observer que cette dernière s’accompagne aujourd’hui de formes de sociabilité exigeant une présence publique et médiatique, qui participe pleinement du littéraire : comme l’exprime Ruffel, l’on serait passé

  • 33 Ibid., p. 100.

d’une représentation et donc d’un imaginaire du littéraire centré sur un objet-support, le livre, à un imaginaire centré sur une action et une pratique : la publication. « Publier » retourne à son sens originel : rendre public, passer de l’expression privée destinée à des correspondants précis à l’expression pour des publics de plus en plus divers33.

14Sans aller jusqu’à risquer l’hypothèse d’un paradigme chorégraphique de la littérature contemporaine – du reste trop multiforme pour en suggérer la validité –, il me semble que la danse aide à mieux comprendre comment l’expérience esthétique prend en charge et refigure une présence au monde et une présence dans le monde.

3. Se con-figurer en chœur : la communauté dansée

  • 34 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 176.
  • 35 G. Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 2000, p. 21.

15À la coexistence d’individus, qui n’ont a priori en commun que la participation au même espace attentionnel du spectacle, répond une multiplication des temporalités, une cotemporalité qui opère tant dans le déplié du mouvement des danseurs que dans la rencontre sensible entre le public et la scène. Comme le note Didi-Huberman, la danse rend perceptibles les « montages d’hétérogénéités […] des choses qu’on ne connaît que séparées ou indifférentes les unes aux autres »34, et les fait simultanément « travailler dans le tempo différentiel »35 de leurs horizons respectifs. Cette polyrythmie du geste dansé donne corps à une mémoire archaïque et inconsciente du geste, encore à l’œuvre dans le présent de la performance, et dont ni les interprètes ni les spectateurs n’avaient jusqu’alors conscience de garder souvenir. Dans l’exécution du mouvement, le corps obéit à une énergie immémoriale, puisée dans l’inconscient collectif, et en actualise toute la charge pulsionnelle, toute la force familière, et pourtant étrangère, qui libère ainsi une vaste réserve productrice de formes.

  • 36 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 168.
  • 37 Ibid., p. 22.
  • 38 J. Rancière, « Le moment de la danse », dans Les Temps modernes, Paris, La Fabrique éditions, 201 (...)
  • 39 J. Rancière, Aïsthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Éditions Galilée, 2011, p. 8 (...)
  • 40 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 99.
  • 41 J. Mallarmé, « Crayonné au théâtre », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 171.

16Dans le tracé éphémère où s’engage le danseur affleurent toute une rhétorique des corps, des mimiques, des pesées et des postures du quotidien schématisées, des rythmes, des élans et des réminiscences, la survivance d’éclats ou d’images dont des performances vues autrefois, des situations ou des manières de se tenir dans l’espace et dans le temps auraient formé un dépôt dans la mémoire. Chaque spectateur peut alors y ressaisir des pans de son imaginaire, de son vécu sensori-moteur, de ses dispositions esthésiques. L’acte chorégraphique recueille ces percepts sporadiques, ces réponses affectives, ces amorces de sens qui travaillent en synergie le geste du danseur, en « démultiplie[nt] la solitude […] et la rend[ent] […] “communautaire” »36. Danser, suppose Didi-Huberman « reviendrait littéralement à se perdre comme personne dans l’espace et le temps des mouvements produits »37. Il s’agirait, autrement dit, de se mettre à disposition comme figure, c’est-à-dire comme puissance de subjectivation ouverte et offerte dans toute sa portée véhiculaire et transformatrice. C’est d’ailleurs ce que retient Jacques Rancière de la fascination mallarméenne pour la danse de Loïe Fuller d’où il extrait le « mode paradigmatique de la présence de la pensée dans ce qui lui est étranger »38, c’est-à-dire les assises sur lesquelles repose le régime esthétique de l’art. Aux yeux du poète, la danseuse n’est plus « une femme qui fait des gestes, mais [une] figure : un corps qui institue le lieu de sa métaphorisation, de sa fragmentation en un jeu de formes métamorphiques […] ; elle n’est plus une danse, mais […] une écriture des formes déterminant l’espace même de sa manifestation »39. Le spectre des figurations frayé par ces « mouvements d’expansion et de repli »40, qui ne miment en rien les formes du monde sensible mais en suggèrent des forces, des impulsions, des émois, le rythme d’un phrasé, explique l’étrange constat de Mallarmé, pour qui la danseuse « ne danse pas », mais écrit in absentia un « poème dégagé de tout appareil du scribe »41. Cette écriture néanmoins ne se livre pas en tant que donnée poétique brute, elle est conditionnée au circuit

  • 42 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 101.

[…] des déplacements, des analogies et des traductions […] qu’[o]-père la rêverie du spectateur. Le mouvement de la vie impersonnelle n’existe qu’au prix d’une double translation […] : celle de la danseuse créant un milieu hors d’elle-même et celle du spectateur qui traduit le texte ou l’un des textes possibles que son mouvement écrit sans paroles42.

17En rétablissant la primauté du stimuli sur l’intentionnalité du chorégraphe, Rancière lisant Mallarmé crayonnant Loïe Fuller rend bien compte du travail participatif inhérent à l’esthétique chorégraphique, cette méthexis dont Jean-Luc Nancy rappelle le rôle fondamental dans l’expérience sympathique que procure la danse :

  • 43 V. Fabbri, « Entretien avec Jean-Luc Nancy », Rue Descartes, vol. 2, no 44, 2004, p. 67.

Dans la danse, il y a là une relation très profonde et très compliquée – une mimésis sans modèle – mais il n’y a pas de vraie mimésis sans méthexis, sans participation, et ce qui est frappant dans la danse, c’est que c’est tout de suite de la participation43.

  • 44 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, cité dans S. Legrand, « Le désœuvrement chorégraph (...)

18Aussi serait-ce le public, formant communauté, qui ferait l’œuvre, qui insufflerait à la danse l’épaisseur et la durée par lesquelles elle échappe au désœuvrement. Pour autant, cette économie choré-graphique – cette graphie en chœur dont ne découle aucun précipité matériel – ne vient nullement calfeutrer l’écart qui sépare les spectateurs des danseurs. Encore moins fait-elle signe vers un horizon herméneutique fédérateur. Tout à l’inverse, c’est la collision différentielle des temps pluriels, investis, façonnés par autant de subjectivités contiguës qui crée du sens, lequel n’est jamais que le corps-à-corps sensible de la rencontre esthétique qui a lieu pendant le spectacle. C’est en ce sens qu’il convient de restituer à l’expérience chorégraphique sa poétique du partage, qui alimente une circulation continue entre un sentir et un faire de part et d’autre de la scène. D’un côté, les danseurs s’activent et ne créent cependant rien, aucun objet survivant ne découle de cette dépense hormis « le litre d’eau que l’on perd en dansant, le bain que l’on répand autour de soi »44 ; de l’autre, l’inertie des spectateurs, en apparence contraints à la passivité, tranche avec le travail souterrain de l’imagination, avec l’excitabilité du ressenti, avec l’investissement sensible, émotionnel et interprétatif qui configurent la performance telle qu’elle se donne à vivre comme œuvre.

  • 45 Voir J. Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008.
  • 46 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 106.

19Une telle dramaturgie du sens chorégraphique exige l’émancipation du spectateur, dont Rancière souligne l’implication active dans le temps de la performance ; elle convie à réévaluer l’apport du public dans la partition du sensible, non plus simple receveur mais impliqué subjectivement et sensoriellement dans l’expérience esthétique à laquelle il donne – ou redonne – son épaisseur existentielle45. Elle sollicite une mémoire perceptive dynamique, qui s’actualise dans la rencontre sensible entre une performance et une subjectivité. Ni artefact ni inscription d’une trajectoire sur les lignes d’une partition ou dans les trous de la pellicule d’une archive audiovisuelle, l’œuvre chorégraphique n’est autre que le volume du corps dansant qui découpe l’espace et le donne à voir dans la foulée, et l’expérience esthétique qui advient dans cet « entre-deux » entre « la communication d’un sens et la transmission d’un mouvement »46.

  • 47 Il convient encore une fois de souligner l’étymologie qui suppose « la constitution d’un corps co (...)
  • 48 J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, op. cit., p. 42.
  • 49 Voir J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 50 : « Être singulier (...)
  • 50 Ibid., p. 49.

20La danse, tout bien considéré, fournirait peut-être l’exemple privilégié de la communauté, cette condition ontologique de « l’être-avec » qui constitue, pour Jean-Luc Nancy, le socle de l’expérience du monde. Pour le philosophe, en effet, la communauté – notion autour de laquelle il module tout un lexique autour du préfixe cum (communisme, communion, communication, comparution – contemporain n’est d’ailleurs pas très loin47) – « n’est pas l’espace des “moi” – sujets et substances, au fond immortels – mais celui des je, qui sont toujours des autrui (ou bien ils ne sont rien) »48. Ce qu’il faut entendre par là, c’est ce même substrat à partir duquel Nancy, en héritier de Heidegger, déploie toute sa pensée : qu’il n’y a pas d’être, uniquement des être-avec, et cet avec tout à la fois divise et rassemble ces êtres singuliers-pluriels 49. Rien, par ailleurs, ne préexiste à ces derniers, qui ne se définissent ni comme l’incarnation d’une âme ou d’un sujet transcendantal, ni par l’immanence entre une subjectivité et une corporéité a priori indépendantes réunies en une seule entité. Perpétuellement ouverts, exposés aux autres, extensibles à l’espace qu’ils occupent et partagent avec ces autres, les individus n’existent qu’en tant qu’ils co-existent50 :

  • 51 J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, op. cit., p. 72.

Il faudrait, pour désigner ce mode singulier du paraître, cette phénoménalité spécifique […], pouvoir dire que la finitude com-paraît et ne peut que com-paraître : on essaierait d’y entendre à la fois que l’être fini se présente toujours ensemble, donc à plusieurs, que la finitude se présente toujours dans l’être-en-commun…51

  • 52 V. Fabbri, « Entretien avec Jean-Luc Nancy », art. cit., p. 66.
  • 53 Ibid., p. 69.
  • 54 Cf. F. Pouillaude, Unworking Choreography, op. cit., p. 134 : « The material and gendered bodies (...)
  • 55 J.-L. Nancy, Corpus, Paris, Éditions Métailié, 2000, p. 43.

21Il semble que la dynamique de la com-parution est précisément celle qui régit l’œuvre chorégraphique, en ce qu’elle met en scène une intercorporéité, c’est-à-dire des corps présentés à la sensibilité d’autrui. Ces corps exposés créent et écrivent l’espace en le parcourant, en le mettant en mouvement : « la danse expose l’exposition comme telle »52. Elle ferait de l’ « être posé quelque part dans le monde une ouverture »53, et cette ouverture serait sans doute l’évidence d’une porosité sensible entre le corps et le monde, lesquels se situent toujours dans un rapport de co-extensivité dans l’ontologie nancéenne. En tant que forme qui, échappant à la fonction testimoniale du langage et à la transposition kinesthésique d’un message, ne peut faire l’économie d’une référentialité – les corps dansants, sexués et singuliers, partagent toujours peu ou prou notre physionomie et restent immédiatement expressifs54 –, la danse force à nous extraire du binarisme sémiotique et à penser en dehors des dualités (corps-esprit ; signifiant-signifié ; extériorité-intériorité). Sur la scène chorégraphique comme dans la vie – plus exactement, sur la scène chorégraphique intégrée à la vie –, il n’y a pas d’un côté l’exposition in praesentia et l’intimité in absentia de l’autre, au même titre qu’il n’y a pas, dans la grammaire dansée, l’incarnation motrice d’une idée et le sens conceptuel auquel ce geste renverrait : le sens n’est autre que le spectacle du sensible qui s’ex-crit. C’est en ce sens que la pensée de Nancy paraît capter au mieux les modalités de la chorégraphie comme événement corporel de l’être dont « [i]l n’y a rien, du corps, à déchiffrer – sinon ceci, que le chiffre d’un corps est ce corps même, non chiffré, étendu »55. Pas de bibliothèque du mouvement dansé donc, mais un corpus chorégraphique, qui ne consiste pas en une écriture du corps ou une écriture sur le corps, mais en un corps comme lieu de significations immanentes au volume qu’il occupe dans l’espace.

4. Ici, l’espace devient le temps : le corps spatial du temps chorégraphié

22Lui-même muséal, archive ambulante et fenêtre sur le présent, le corps exposé du danseur amène à prendre conscience de la densité temporelle de l’espace : en d’autres termes, le temps chorégraphique se dote d’une épaisseur dans la mesure où l’aire occupée par le danseur emmagasine toutes les coordonnées – passées, à venir – par lesquelles la gestuelle métamorphique prend forme, et en diffuse virtuellement, à la manière des harmoniques d’un son, les survivances. De même, c’est parce qu’un interprète, grâce au travail figural du corps, ouvre l’espace comme écriture que peut émerger une mémoire du geste, le geste quotidien comme archaïque, ou encore les sauts, les positions, les figures, toute une syntaxe cinétique qui compose le patrimoine dansé. Ce processus de déterritorialisation du passé pour le reterritorialiser dans le présent, à même le volume d’un corps dansant, a pour effet de temporaliser la spatialité ; surtout, il révèle la logique anachronique qu’engage le temps chorégraphique – et ainsi chorégraphié.

  • 56 R. Huesca, « Nijinski chorégraphe. Quelles mémoires et quelles histoires pour quels enjeux ? », A (...)
  • 57 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 105.

23Le présent de l’œuvre vient alors saturer toute l’histoire de la danse, reconfigurer à rebours le souvenir d’un répertoire qui se nuance de tonalités supplémentaires, et creuser en négatif la réception des performances à venir. De surcroît, c’est dans le pli des chairs et des angles du corps dansant, dans l’éployé du mouvement, du saut ou du spasme que se diffractent un passé, mais aussi un futur « sédimenté[s] à jamais ouvert[s] sur le présent »56. Les corps se présentent comme les interfaces où se croisent et s’interpénètrent des temporalités hétérogènes. Ce n’est pas par hasard que, chez Rancière comme chez Didi-Huberman, le rapprochement cinématographique est convoqué via le même procédé du montage, que ces deux penseurs de l’anachronisme emploient pour recadrer leur approche de la danse. Alors que le premier insiste surtout sur l’écart différentiel entre l’intention et la forme sensible qui récuse « l’attente que les fragments s’assemblent dans l’esprit du spectateur selon l’intention de l’artiste et que l’énergie des mouvements déployés produise une énergie correspondante »57, le second découvre chez Galván une phénoménologie du montage, entendant par là que le bailaor enchevêtre les temporalités, dynamite leur ordonnancement, en reconfigure le fibrage de telle sorte que la répétition et l’inouï se défont et s’entremêlent dans le rythme de leur apparition :

  • 58 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 49-50.

Galvàn est un danseur anachronique : un danseur de gestes trop antiques pour être reconnaissables, un danseur de gestes oubliés, donc de gestes nouveaux, un danseur à l’âge du cinématographe58.

24Chez l’un comme chez l’autre, l’expérience chorégraphique repose sur un travail inconscient du sensible, qui reconfigure les données visuelles et le vécu affectif au prisme d’une mémoire à multiples déploiements. Mais il semble que l’analogie filmique opère également sur le plan d’une articulation des durées et des tempi ; que le film, par la concaténation serrée des images qui se fondent les unes dans les autres pour générer l’illusion du mouvement, dépende lui aussi de la coexistence de temporalités a priori incommensurables. Chaque pas qui s’insère dans la grammaire gestuelle, à l’instar de l’image prise dans une animation kinétoscopique, conserve en puissance la séquence des états de corps qui le précèdent et dont ils procèdent, et son exécution laisse rayonner en surimpression la chaîne des images qui l’ont rendu possible. Pratiquer une découpe dans le continuum de la danse pour isoler un intervalle, une figure pétrifiée, l’élan d’où prend forme un développé, anéantirait ipso facto l’œuvre, qui ne prend forme que dans la synthèse des instants passés et à venir qui coexistent virtuellement en une même corporéité mouvante. Le temps de l’œuvre, in fine, n’existe que parce que des corps lui donnent forme et cohésion dans l’espace. Si les danseurs dessinent l’espace, ils n’en sculptent pas moins le temps.

  • 59 Dans l’opéra Parsifal de Richard Wagner, Gurnemanz confie ces mystérieuses paroles à Parsifal, au (...)
  • 60 Voir L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 199 : « De la modernité à la mondialisation c’est avant t (...)

25Par la danse, le temps se donne à sentir dans sa multiplicité, et s’ouvre comme espace ; il s’expose à même la matière des corps, en un déplacement moins wagnérien que benjaminien59 et, partant, non plus moderne mais contemporain. Ce n’est plus le temps qui devient espace, mais l’espace qui donne naissance au temps, dans les traces matérielles du passé inscrites dans la présence du corps scénique. À l’issue de cette libre circulation entre différents réseaux de pensée du temps chorégraphique, on retrouve le diagnostic (foucaldien) de Ruffel, pour qui le contemporain marque un tournant spatial vis-à-vis de la modernité. La danse, qui permet d’éprouver la texture archéologique du présent à partir d’un tracé dans l’espace, réaffirme la plasticité comme la pluralité des temps, champs de possibles déployés à partir d’une expérience située plutôt qu’écoulement œuvrant hors de tout sensible. Les temporalités sont non plus subordonnées à un métarécit fédérateur mais partagées, elles coexistent au sein d’un même espace déhiérarchisé et contradictoire60.

  • 61 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 176.

26Peut-on, dès lors, conclure à une herméneutique chorégraphique du contemporain ? À condition que l’on investisse cette figure critique comme modalité d’un rapport à soi et à autrui, une manière d’habiter le corps et l’espace, une mise en forme et une mise au diapason réciproque entre écoute et performance. Car à travers l’expérience de l’instant saturé par une présence du corps, la fabrique communautaire de l’œuvre et la survivance d’un passé de la danse ou d’une mémoire kinesthésique primitive à même la matérialité incarnée des danseurs, ce sont les postures et les pratiques attentionnelles auxquelles nous invite le contemporain qui se retrouvent médiatisées, en condensé ou hypertrophiées, dans le spectacle chorégraphique. Cette aïsthesis particulière de la danse, en retour, vient préciser les contours de nos formes de vie, en accentuer les plis, en enrichir les nuances. L’œuvre chorégraphique, imbriquée dans une écologie du sensible, mobiliserait une intercorporéité située et pourtant universelle, qui infléchit nos manières d’être dans le temps et dans l’espace, d’être avec le temps et l’espace. Elle montrerait que chacun d’entre nous, « [d]anseur ou pas, […] danse avec le temps, c’est-à-dire avec les rencontres de temps pluriels qui s’entrechoquent à la façon dont les plaques tectoniques, irrévocablement, fomentent nos séismes »61.

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Notes

1 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, p. 115.

2 Ibid., p. 114.

3 J. Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000.

4 J’emprunte la distinction à Vincent Descombes qui, dans son article « Qu’est-ce qu’être contemporain ? » (dans Le genre humain, vol. 2, no 35, 1999, p. 21-32), définit deux conceptions possibles du contemporain : la définition historique – épochale – traite la contemporanéité comme une période, « comme une sorte de concitoyenneté d’époque » de laquelle se dégagent des « traits communs ou de[s] propriétés typiques à tout ce qui appartient à une époque, la nôtre ». La seconde, qualifiée de modale, renvoie plutôt à une compréhension philosophique du temps : « Être des contemporains, ce sera partager la même actualité historique. […] L’actualité n’est pas avant tout ce dont il est question dans les journaux, elle est ce qui se produit effectivement, et ce qui est en train de nous affecter, même si les journaux omettent d’en parler » (p. 21-22).

5 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, Paris, Vrin, coll. « Essais d’art et de philosophie », 2009. En raison des restrictions liées à la pandémie de Covid-19, je n’ai eu accès qu’à la version traduite en anglais de l’ouvrage (Unworking Choreography, traduit du français par Anna Pakes, New York, Oxford University Press, 2017). À des fins de lisibilité et de fluidité, il me semblait préférable de paraphraser l’auteur plutôt que le citer intégralement dans les mots de sa traductrice, en indiquant en note de bas de page la formulation exacte et les pages de référence dans la traduction.

6 A. Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », dans Petit manuel d’inesthétique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1998, p. 91-112.

7 Il faut ici comprendre ce terme au sens que lui ont donné Jean-Marie Schaeffer (Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?, Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2011) et Yves Citton à sa suite (Pour une écologie de l’attention, Paris, Le Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2014) dans la lignée de l’ « écosophie » d’Arne Naess et de Félix Guattari, c’est-à-dire de la présupposition que les individus ne précèdent ni ne surplombent leur milieu, mais seraient précisément composés des relations qui les constituent. Une écologie de l’expérience esthétique, de fait, serait donc indissociable d’un contexte de réception, imprégné d’une subjectivité et de valeurs qui façonnent et modalisent l’expérience esthétique en l’articulant au milieu dans laquelle elle s’inscrit, mais en l’appréhendant précisément à la lumière d’une dynamique interactive avec ce milieu.

8 Frédéric Pouillaude emploie cette expression de Michel Foucault, initialement assimilée par ce dernier à la folie, et y revient constamment, à la fois pour lutter contre le réflexe scripturocentriste de nos esthétiques continentales et pour mettre en lumière la dialectique de la répétition et de l’inouï à l’œuvre dans la danse.

9 J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée [1986], Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Détroits », 1999.

10 L. Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Éditions Verdier, 2016.

11 La fameuse conférence de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain, est notamment symptomatique de ce processus de substantivation, le philosophe italien se saisissant de l’adjectif pour l’introniser comme problème philosophique (G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. fr. M. Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008).

12 L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 202.

13 Ibid., p. 20.

14 Ibid., p. 190.

15 Ibid., p. 194.

16 Ibid., p. 183.

17 Ibid., p. 137.

18 C’est par la fondation, en 2004, du Centre d’expression contemporain de Rosario, en Argentine, que Ruffel ouvre son étude. Il s’agissait pour les créateurs du projet de mettre en place un nouveau dispositif d’exposition et de création de l’art contemporain, « plus horizontal, plus démocratique, plus social, plus populaire » (ibid., p. 35).

19 Ibid., p. 200.

20 F. Pouillaude, Unworking Choreography, op. cit., p. 290 : « By “contemporaneity”, I do not intend here a historical period or epoch but rather a specific structure of temporality : namely, neutral simultaneity and contingent coexistence. »

21 Cf. ibid. : « Obviously, I am not claiming that the genre of “contemporary dance” represents the endpoint of choreographic history, or the moment of assumption where movement experience is revealed in its ultimate figure of truth. Rather, I want to draw attention to a simple fact : namely, that dance has only ever been given from presence to presence, in that space of simultaneity with oneself and with others known as the stage, which has all the features of a structure of contemporaneity. »

22 V. Jankélévitch, Liszt et la rhapsodie. I. Le mystère de la temporalité, Paris, Plon, 1979, p. 167, cité dans F. Pouillaude, Unworking Choreography, op. cit., p. 126.

23 J’emprunte le terme à Jankélévitch, qui le définit comme une expérience qui, « […] même répétée, apparaît chaque fois pour la première fois, chaque fois pour la dernière, chaque fois pour la première-dernière fois » (ibid.).

24 F. Pouillaude, Unworking Choreography, op. cit., p. 269 : « [B]allet posits an eternal present in a tradition that never reveals its sources or transformations ; contemporary dance is constantly reinventing itself from scratch. […] In other words, presence once again saturates movement. »

25 Ibid., p. 170 : « Rather, dances are passed from one dancer to another, via personal contact who “learns the role” from the previous performer. […] The work certainly has an immanent generality that opens the space of repetition (in other words, the work rests on a distinction between essential and contingent properties) ; but neither that generality nor the distinction between essential and contingent properties exists outside of its embodiment by successive performers. »

26 L. Louppe, « Écriture littéraire, écriture chorégraphique au xxe siècle : une double révolution », Littérature, no 112, décembre 1998, p. 90.

27 Voir sur cette question P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1978.

28 L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 94.

29 Voir J. Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachettes Littératures, coll. « Pluriel », 1998.

30 S. Mallarmé, « Ballets », Œuvres complètes, édition établie par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, t. ii, p. 174.

31 P. Valéry, « Philosophie de la Danse », dans Œuvres, éd. annotée et établie par Jean Hytier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. i, p. 1399.

32 L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 99.

33 Ibid., p. 100.

34 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 176.

35 G. Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 2000, p. 21.

36 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 168.

37 Ibid., p. 22.

38 J. Rancière, « Le moment de la danse », dans Les Temps modernes, Paris, La Fabrique éditions, 2018, p. 94.

39 J. Rancière, Aïsthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Éditions Galilée, 2011, p. 80.

40 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 99.

41 J. Mallarmé, « Crayonné au théâtre », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 171.

42 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 101.

43 V. Fabbri, « Entretien avec Jean-Luc Nancy », Rue Descartes, vol. 2, no 44, 2004, p. 67.

44 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique, cité dans S. Legrand, « Le désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse de Frédéric Pouillaude : irréductibles danseurs », Le Monde, 2 juillet 2009, en ligne : https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/07/02/le-desoeuvrement-choregraphique-etude-sur-la-notion-d-oeuvre-en-danse-de-frederic-pouillaude_1214254_3260.html (page consultée le 26 juillet 2020).

45 Voir J. Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008.

46 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 106.

47 Il convient encore une fois de souligner l’étymologie qui suppose « la constitution d’un corps collectif fondé sur le partage d’un espace-temps » (L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 8. Je souligne). Le contemporain reposerait donc, dans sa qualité inter-relationnelle première, sur une communauté du temps et de l’espace.

48 J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, op. cit., p. 42.

49 Voir J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 50 : « Être singulier-pluriel veut dire : l’essence de l’être est, et est seulement, en tant que co-essence. Mais une co-essence, ou l’être-avec – l’être-avec-à-plusieurs – désigne à son tour l’essence du co-, ou encore, et plutôt le co- (le cum) lui-même en position ou en guise d’essence. Une co-essentialité, en effet, ne peut pas consister en un assemblage d’essences où il resterait à déterminer l’essence de l’assemblage en tant que tel : par rapport à celle-ci, les essences assemblées deviendraient des accidents. La co-essentialité signifie le partage essentiel de l’essentialité, le partage en guise d’assemblage, si l’on veut. »

50 Ibid., p. 49.

51 J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, op. cit., p. 72.

52 V. Fabbri, « Entretien avec Jean-Luc Nancy », art. cit., p. 66.

53 Ibid., p. 69.

54 Cf. F. Pouillaude, Unworking Choreography, op. cit., p. 134 : « The material and gendered bodies displayed on stage always remain of our world, immediately expressive beyond all decodable signification. »

55 J.-L. Nancy, Corpus, Paris, Éditions Métailié, 2000, p. 43.

56 R. Huesca, « Nijinski chorégraphe. Quelles mémoires et quelles histoires pour quels enjeux ? », Agôn, no 6, 2013, en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/2730 (page consultée le 13 mai 2020).

57 J. Rancière, « Le moment de la danse », art. cit., p. 105.

58 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 49-50.

59 Dans l’opéra Parsifal de Richard Wagner, Gurnemanz confie ces mystérieuses paroles à Parsifal, au moment où ce dernier s’apprête à assister à la cérémonie du Graal : « Ici, mon fils, le temps devient espace. » (Du siehst, mein Sohn, zum Raum wird hier die Zeit.) Si fréquemment glosée, cette phrase aux interprétations multiples implique (entre autres) une sortie hors du temps dans la jouissance musicale, son extension symbolique infinie qui sanctionne, via la synthèse des arts, une forme de présent éternitaire. Dans la pensée historique de Walter Benjamin, en revanche, l’histoire – le temps, donc – se conçoit plutôt à partir de traces, de documents matériels qui découvrent leur propre temporalité.

60 Voir L. Ruffel, Brouhaha…, op. cit., p. 199 : « De la modernité à la mondialisation c’est avant tout un changement herméneutique qui se produit : d’une pensée du temps à une pensée de l’espace. De fait, le tournant spatial, c’est la prise en compte d’une multiplicité d’histoires concurrentielles ou simplement parallèles qui coexistent et sont juxtaposées. Le tournant spatial, c’est tout simplement la pensée de la multitude déhiérarchisée. »

61 G. Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., p. 176.

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Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Perreault, « La danse, herméneutique du contemporain ? Une proposition critique »Noesis, 37 | 2021, 125-142.

Référence électronique

Isabelle Perreault, « La danse, herméneutique du contemporain ? Une proposition critique »Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5478 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5478

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Auteur

Isabelle Perreault

Isabelle Perreault est titulaire d’un doctorat en littérature française de l’Université de Montréal (Les récits-partitions : imaginaire musical et écriture romanesque dans la France du xxe siècle, 2019 – en cours de réécriture pour publication). Elle s’intéresse aux remédiations des imaginaires, de l’esthétique et des formes du sensible rattachés à la musique dans la littérature française moderne et contemporaine. Elle poursuit ses activités de recherche dans le cadre d’un stage postdoctoral consacré à la fabrique contemporaine d’un sensible musical anachronique dans le roman français depuis 1980, sous la supervision de Katerine Gosselin (Université du Québec à Rimouski) et en collaboration avec l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis.

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