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III. Danse et philosophie critique

Le musée de la danse : mouvement et répétition

Délia Popa
p. 113-123

Résumés

Si l’on est habitué à concevoir le mouvement comme un déplacement d’un point de l’espace vers l’autre, y a-t-il autre chose qui se joue dans les mouvements de notre corps qui ne relève pas de ce type de déplacement et que la danse est susceptible de révéler ? Quel est le rapport entre danse et répétition ? Et dans quelle mesure la répétition affecte-t-elle notre rapport à l’espace social dont nous faisons partie ? A partir des réflexions développées autour du « Musée de la danse » conçu par le chorégraphe français Boris Charmatz, cet article explore le rôle des mouvements répétitifs dans la constitution du sens des lieux que nous fréquentons, ainsi que l’incidence de ces lieux sur notre manière de nous mouvoir les uns en rapport avec les autres. Notre intention est de souligner la dimension sociale et politique des mouvements que nous effectuons dans l’espace, à travers une analyse phénoménologique de leur dimension esthétique.

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Texte intégral

  • 1 Cet article s’inscrit dans le projet de recherches CNCS/CCCDI – UEFISCDI (PN-III-P4-ID-PCE-2020-0 (...)
  • 2 On trouve une telle réflexion dans le volume édité par N. Grandjean et A. Loute, Valeurs de l’att (...)

1Est-il possible d’approcher la question de l’aliénation sociale à travers une réflexion philosophique sur la danse1 ? La réponse à cette question se trouve dans le travail mené depuis plusieurs années par le chorégraphe français Boris Charmatz, tout d’abord à Rennes, puis à Londres et à New York, autour de la danse conçue comme musée ambulant, que l’on peut transporter n’importe où – dans des lieux publics inédits tels des places, des parkings et des musées d’art –, pour autant que l’on y participe avec son corps. En transformant les conditions d’effectuation et de réception de la danse, le musée de la danse suscite une réflexion philosophique qui est phénoménologique, interrogeant notre expérience vécue du rythme et de la spatialité, mais aussi politique, dans la mesure où elle analyse la complexité des rapports de pouvoir engagés par des corps qui bougent dans les lieux que nous partageons – que ce soit des lieux de travail, de transition urbaine ou de loisir. Le but avoué de ce type de performance est de susciter et de cultiver une attention politique – à savoir une attention à notre propre présence corporelle dans l’espace public, à la présence corporelle des autres et ultimement à cet acte de co-présence qu’est la danse à plusieurs, ou tout simplement le mouvement à plusieurs. Une réflexion phénoménologique sur le mouvement des corps en vient ainsi à soutenir une réflexion politique sur la valeur sociale de l’attention dans son pouvoir transformateur2. Inversement, le geste politique de transférer la danse depuis la scène vers des lieux publics nourrit une réflexion phénoménologique sur les conditions de son effectuation, que nous nous proposons de suivre ici.

2Cet article analyse la danse conçue comme espace mental qui peut être constamment reconfiguré, de manière à nous aider à repenser notre espace social à partir des gestes qui y sont répétés. Plus avant, il s’agit d’explorer le sens de la répétition des mouvements dans la danse en tant qu’elle reproduit des gestes habituels qui deviennent ainsi autrement visibles, observables et modifiables pour ceux qui les effectuent. Je commencerai par souligner la dimension phénoménologique du musée de la danse, en interrogeant le rôle de la répétition dans les mouvements à plusieurs. La deuxième partie de l’article explorera l’origine corporelle du rythme en tant qu’il permet de saisir l’espace comme ouverture. Je terminerai par une réflexion sur la danse conçue comme archive éphémère des gestes quotidiens sublimés, qui vise à préserver l’unicité des mouvements par lesquels l’espace social est sans cesse créé et recréé.

1. « Réchauffements » philosophiques : perméabilité et répétition

3Partant du constat que « quelque chose se passe quand tout le monde bouge », les organisateurs du musée de la danse réunissent des danseurs et des visiteurs dans une suite de performances dont l’objectif est de présenter la danse comme un rituel collectif dont les conditions peuvent toujours être renouvelées. Concrètement, le musée de la danse est composé d’un ensemble de gestes qui sont à la fois offerts à la vue des passants et « imprimés » dans les corps des danseurs qui les répètent : une œuvre à la présence éphémère et en même temps durable, fragile et étonnement pérenne. Car malgré la fugacité des gestes engagés dans la danse, quelque chose s’en dégage qui insiste et persiste dans le temps – tel est du moins le pari du musée de la danse, qui vise non seulement à impressionner les participants, mais aussi à transformer leurs modes de vie et d’interaction. Le musée de la danse expose ainsi des gestes vivants sur lesquels les danseurs travaillent continument, en développant des suites et des séquences au cours desquelles les spectateurs peuvent les rejoindre librement. Par des gestes brefs, mais qui sont répétés par plusieurs personnes réunies, quelque chose qui dure est introduit dans le temps des corps dansants, qui devient également matière pour la réflexion philosophique. Dans la perspective critique ainsi ouverte, la danse devient un moyen de protestation contre les normes sociales en cours et de réflexion sur la constitution sociale de toute normativité régissant les mouvements de nos corps et leurs interactions.

  • 3 W. Wenders, « Pina », 2011.

4Même si des danseurs professionnels participent toujours aux musées de la danse de Charmatz, initiant souvent eux-mêmes des séquences de mouvements sophistiqués, il y a également de la place pour des gestes empruntés à la vie de tous les jours, des gestes intimes et des gestes publics qui sont donc reproduits et montrés, afin qu’ils soient observés et réfléchis. Le lieu de ce musée volatil est à chaque fois différent, afin de recréer une relation singulière avec le « public », qui en change la teneur et le sens. Il convient ainsi de noter que sur un parking ou dans une grande place publique, dans un musée ou dans un parc, le spectacle des mêmes gestes n’est jamais le même. On trouve une illustration de cette même idée dans le film que Wim Wenders a consacré au travail de la chorégraphe allemande Pina Bausch3. Mais contrairement à ce qui se passe dans les spectacles à ciel ouvert de Pina Bausch, chez Charmatz la danse se fait également avec les passants, au gré des contingences, impliquant tout un chacun, quel que soit son âge, sa condition physique et son expérience de la danse. L’idée du chorégraphe français est qu’il convient de sortir la danse des salles où elle est d’habitude performée et des occasions spéciales auxquelles elle est souvent réservée, afin d’encourager une relation participative des spectateurs qui renforce leur sensibilité aux potentialités du mouvement avec les autres, transformant ainsi leur perception de ce qu’ils peuvent faire ensemble (autrement) dans des lieux publics.

  • 4 Voir l’entretien d’octobre 2016 (minute 2:45) : https://www.youtube.com/watch?v=ua0653 yerR4&t=9s (...)
  • 5 G. Debord, « Critique de la séparation », dans Oeuvres, Paris, Gallimard/Quarto, 2006, p. 545.

5Dans ses entretiens, Boris Charmatz parle de la danse comme d’un « espace mental » qui est à investir par tout un chacun, qui permet de questionner ce que nous faisons ensemble dans les espaces publics que nous parcourons4. Par-delà sa valeur performative, la danse est pensée ainsi comme un médium à travers lequel se cultive une perméabilité des corps, suscitant ces rencontres dont Guy Debord disait qu’elles sont « comme des signaux venus d’une vie plus intense, qui n’a pas été vraiment trouvée »5, dans un monde où nous sommes de plus en plus efficacement séparés les uns des autres et isolés de toute forme de collectivité. En tant que modalité intersubjective du mouvement corporel, la danse est donc ce qui rend les corps perméables les uns aux autres, suscitant une forme d’attention qui peut être soutenue et éveillée à nouveau dans le temps, comme une potentialité de notre mouvement dans l’espace et comme une possibilité de réfléchir à sa dimension sociale. En tant que médium à travers lesquels les gestes sont travaillés, la danse a également une valeur critique, nous permettant d’interroger leur valeur sociale, leur fonction précise et leur connexion à d’autres gestes.

  • 6 R. Bigé, « Ce que la phénoménologie peut apprendre de la danse. Straus, Merleau-Ponty, Patočka  (...)

6Trois dimensions de l’expérience y sont sollicitées : (1) l’observation, (2) la participation à la danse proprement dite par quelque forme de mouvement, (3) la réflexion sur le sens de la performance de danse à plusieurs. Ces dimensions font écho à la position du phénoménologue, qui est à la fois naturellement plongé dans sa vie de tous les jours, intentionnellement constituant le sens de cette vie et spectateur transcendantal de ce mouvement de constitution. En effet, la phénoménologie se trouve conviée comme approche réflexive par un collaborateur de Boris Charmatz, le danseur et philosophe Romain Bigé, qui propose des « Réchauffements philosophiques » inspirés par la phénoménologie dans le cadre de certains des musées de la danse. Dans son article « Ce que la phénoménologie peut apprendre de la danse »6, Bigé explore la phénoménologie du mouvement de Maurice Merleau-Ponty, de Jan Patočka et de Renaud Barbaras, afin de construire une théorie de la subjectivité comprise primordialement non pas comme position dans l’espace mais comme mouvement vers l’espace, non pas comme saisie intentionnelle active à visée ponctuelle mais comme tâtonnement multidirectionnel. Dans l’interprétation que Romain Bigé fait de ces trois phénoménologies du mouvement, la dynamique constitutive du sujet est en prise avec la profondeur de son environnement et de son monde. Car pour que le sujet puisse être conçu comme dynamique, le monde doit être doté de profondeur – et c’est peut-être parce que le monde est profond, donné vertigineusement ou en abîme, que nous nous mouvons incessamment vers lui et non seulement en lui. Dire que nous nous mouvons vers l’espace avant de nous mouvoir dans l’espace, c’est dire aussi que l’espace n’est pas un contenant préalable, mais une dimension de notre vie sensible ouverte à l’exploration.

7L’un des points forts de l’argument de Romain Bigé consiste à dire qu’afin de comprendre comment s’articule l’interaction en mouvement d’un sujet avec son monde, il convient de veiller à ne pas réduire le mouvement lui-même au simple déplacement. Pour illustrer ce point, Bigé fait appel à (Re)place, œuvre de la chorégraphe américaine Wendy Woodson créée en 2012 où des gestes qui sont initialement inventés par chacun des cinq danseurs présents sur scène sont repris par tous les autres, répétés et, par le fait de cette répétition réitérée, « rendus anonymes ». La performance est une méditation sur la façon dont nos gestes sont continuellement empruntés et repris au cours de nos interactions sociales, qui les voient ainsi se modifier de manière imprédictible et se séparer de ceux qui les effectuent. Car les gestes qu’une personne amorce, tout le monde peut les répéter, en enlevant pour ainsi dire le droit d’auteur à celui qui les a conçus. Inversement, les gestes que nous faisons sont eux-mêmes empruntés à d’autres, de manière consciente ou inconsciente, appris et repris. De l’un à l’autre, il y a emprunt continuel et donc substitution possible de l’un par l’autre. La conséquence de ce transfert gestuel est une aliénation de l’unicité de chaque personne, de son mode de productivité et de sa fonction sociale.

8C’est là le début du problème que pointe Wendy Woodson : pour accomplir la même tâche, plusieurs individus conviennent, tous remplaçables pour autant qu’ils déploient la même spatio-temporalité gestuelle. Ce qui est en jeu dans (Re)place, ainsi que dans d’autres œuvres de Woodson7, est la façon dont les lieux rendent les personnes substituables, tout en sachant que chaque corps contribue également à constituer le sens des lieux par sa manière de se tenir et de bouger, par ses habitudes et ses rituels quotidiens. Le paradoxe à l’œuvre ici est que, bien que nous investissions chacun l’espace à notre manière, l’espace est aussi la dimension où les corps se valent pour autant qu’ils accomplissent exactement les mêmes gestes. L’espace social comporte ainsi une composante d’effacement de la subjectivité vivante de ceux qui y participent, qui est rarement observée et analysée pour elle-même. Effectuer un geste dans un tel espace revient dès lors à reproduire un système de réification8 des corps qui tend à supprimer leur dimension créatrice et productrice.

  • 9 Cf. R. Bigé, « Ce que la phénoménologie peut apprendre de la danse… », art. cit., p. 36, note  (...)

9Méditant sur la contradiction contenue dans toute répétition de gestes dans un espace partagé, Woodson travaille sur les différents sens de la répétition, opposant à la répétition qui réifie une répétition qui ouvre vers un avenir imprévisible de nos interactions sociales. Car afin de comprendre comment la répétition à travers laquelle les corps se confondent devient possible, une autre répétition doit l’être, où ils se distinguent et interrogent constamment leur place dans l’espace social. Dans la première séquence de (Re)place, on entend le dialogue suivant : « Il est vrai que je peux te remplacer/et tu peux me faire la même chose/n’est-ce pas ce que nous faisons tous/ dans l’espace », suivi de « tu peux compter sur moi pour faire la même chose/encore et encore/et pour tenir le lieu (hold down the place)/ c’est ce que je sais faire de mieux », suivi de « mais n’importe qui pourrait le tenir aussi »9. « Tenir lieu » (lieutenance, représentation) versus « tenir la place » (hold down the place) ou tenir sur place de manière à soutenir le lieu : analysant la tension entre ces deux façons d’être dans l’espace, Romain Bigé oppose la répétition d’une chose (ce geste, cette tâche que tout le monde peut imiter) à ce qu’il appelle « l’itération fondamentale », qui est une répétition de notre mouvement vers l’espace, figuré par l’entrée en scène répétée des danseurs.

10Il y aurait donc un mouvement d’ouverture de la spatialisation dont la répétition n’est jamais répétition d’un même, mais réitération d’un commencement (d’un advenir à) qui reconfigure l’ensemble de l’espace et qui est la condition de possibilité de toute autre forme de répétition. On devine que la répétition qui nous rend remplaçables est une forme de réification qu’il s’agit de démanteler en ramenant les corps par la danse à leur mouvement vers l’espace. Mais la différence entre les deux types de répétition – répétition qui réifie et répétition d’un advenir – n’est pas pour autant facile à saisir. Cela se passe comme si les gestes que nous répétons avaient deux sources : une qui les projette comme des ponts vers une spatialisation en cours et une autre qui cherche à les figer et à les instrumentaliser aux dépens de la subjectivité vivante de ceux qui les réalisent. Je vais consacrer les deux autres parties de cet article à clarifier le sens de cette différence.

2. L’ouvert : le rythme et l’apprésentation

  • 10 N. Abraham, Rhythms. On the Work, Translation, and Psychoanalysis, collectés et présentés par N.  (...)
  • 11 Voir H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1991, et Ouvrir le rien. L’art nu(...)
  • 12 H. Maldiney, « L’esthétique des rythmes » [1967], dans Regard, parole, espace, Lausanne, L’âge d’ (...)
  • 13 Ibid., p. 165 sq.

11Comme Nicolas Abraham l’a montré dans sa phénoménologie du rythme10, la conscience devient rythmique lorsqu’elle est à même d’anticiper des récurrences comme lui étant essentielles. Mais la danse en tant qu’activité rythmique ne repose pas que sur l’anticipation – elle dépend surtout de la rencontre des corps et de notre propre corps, qui ouvre une réflexion sur les possibilités de son mouvement spatial. Afin de comprendre comment s’effectue cette rencontre, il convient d’analyser davantage la genèse du rythme lui-même. La phénoménologie de Henri Maldiney est à convoquer ici comme complément à l’exploration phénoménologique de Romain Bigé, parce qu’elle place dans son centre l’espace compris comme ouverture, analysant à partir d’elle œuvres d’art et gestes d’hommes, paroles de fous et pensées profondes11. Ce qui s’impose à Maldiney dès 1967 lorsqu’il écrit « L’esthétique des rythmes », c’est la question du rythme qui ordonne et oriente notre expérience de l’espace12. Or, avant d’être musical ou rituel, le rythme est pour Maldiney corporel : c’est le rythme de notre respiration, souffle vital qui, allant et venant, soutient le pinceau des maîtres chinois et des calligraphes japonais, et rythme de notre cœur qui bat en systoles et diastoles alternées. D’emblée, cette alternance sur fond de contrastes interpelle le phénoménologue, en ce qu’elle semble toujours faire l’épreuve d’un instant critique13 qui sépare l’inspiration de l’expiration, la systole de la diastole. La rythmicité de nos mouvements nous rappelle qu’être vivants est une affaire d’une survivance dont la durée n’est jamais garantie. Mais chez Maldiney, c’est dans cet instant critique que s’opère également le passage de la certitude sensible vers la reconnaissance d’une vérité plus profonde de l’expérience.

12Comment passe-t-on de l’intimité de la certitude sensible à une vérité de l’expérience qui peut se partager librement et se transmettre ? Pour répondre à cette question, il convient de se tourner vers des œuvres d’art qui cherchent à décanter l’être du non-être et le non-être de l’être. Dans son film documentaire Sans soleil de 1983, Chris Marker fait ainsi référence à ce moment où « la poésie sera faite par tout le monde », liée à l’écriture que chacune de nous emploiera pour composer sa propre liste « des choses qui font battre le cœur – à donner ou à effacer ». La possibilité ouverte par le musée de la danse semble se situer quelque part entre cette donation et cet effacement de la liste que tout un chacun peut composer des choses qui font battre le cœur – toujours données ensemble avec le spectre de leur disparition. En ce sens, la danse peut être comparée à cette écriture que chacun d’entre nous emploierait en des moments critiques de séparation – de nous-mêmes et des autres – afin de saisir ce qui compte le plus et en composer la liste en guise d’archive éphémère. Plus précisément, la danse saisit les liens évanescents qui se tissent entre les corps dans l’espace, le recréant comme site des rencontres qui font battre le cœur, quand bien même tout serait par ailleurs perdu.

  • 14 Voir « L’existence en question dans la dépression et dans la mélancolie », dans H. Maldiney, Pens (...)

13À partir de l’épicentre rythmique du corps, mouvement du souffle et mouvement du cœur, notre entrée dans l’espace est questionnée, chez Maldiney, à travers de nombreux exemples de peinture, mais aussi à partir des cas de clinique psychiatrique14, décrivant des situations où des malades ne peuvent se mouvoir dans l’espace de peur de tomber ou de voir leur environnement se morceler. Dans cette perception littéralement défaillante de l’espace que l’on retrouve dans le vécu de la mélancolie et de la dépression, quelque chose de l’entrée dans l’espace est raté ou inhibé, parce que quelque chose manque dans la spatialisation du corps. Maldiney identifie ce manque au niveau de l’aperception, cet horizon interne et externe dont nous avons besoin pour nous mouvoir, que les danseurs figurent sous les espèces de la scène, lieu d’exhibition mais aussi de soutien et de protection. Le rythme de notre corps peut devenir rythme de l’espace seulement dans la mesure où il secrète également un horizon qui le soutient et le relance, à partir d’une limite qui protège et résiste.

14À la lumière de ces descriptions phénoménologiques du mouvement et de la spatialisation, la danse peut être vue comme un moyen de restaurer à dessein les fragments manquants et les horizons défaillants de notre expérience à travers un mouvement avec les autres et pour les autres. En réponse à l’horizon défaillant du dépressif ou du mélancolique, d’autres corps viennent tenir le lieu et le monde, créant un espace au sein duquel il est possible de se mouvoir ensemble sans se heurter. Plutôt que d’offrir des variations quelconques sur nos mouvements actuels, la danse concerne notre façon d’être ensemble dans l’espace, de nous approcher et de composer les uns avec les autres. Medium de la perméabilité des corps, la danse est également un véhicule de transfert et de solidarité, de désir et de curiosité.

3. La répétition de l’unique : la nostalgie et la grâce

15Afin de comprendre ce qui se joue dans l’itération fondamentale qui ouvre notre accès à un espace partagé, je vais conclure en commentant une scène du film Smoke co-écrit par Wyne Wang et Paul Auster en 1995, où l’on voit Auggie, patron d’un petit bureau de tabac à Brooklyn, montrer à l’un de ses clients fidèles et ami son album de quatre mille photos prises toutes à la même heure et au même endroit (le coin de la rue devant sa boutique), chaque jour, quel que soit le temps ou la saison. Au début, regarder la suite de ces photos amuse et ennuie le visiteur de nuit de la boutique de tabac, qui ne voit aucune différence entre les prises de Auggie (« they are all the same »), jusqu’au moment où il reconnaît sur l’une d’entre elles sa femme Ellen décédée depuis plusieurs années. La photo montre sa femme passant devant la boutique en chemin vers son travail – un instant comme tous les autres au début d’une journée d’automne quelconque. Toutefois, retrouvé par-delà sa mort, cet instant apparaît comme un sauvetage miraculeux d’un de ces morceaux de vie – de nos vies – auxquelles nous ne pourrons plus jamais avoir accès. Le bref instant où Ellen passe devant la boutique pour aller travailler devient une précieuse archive qui préserve quelque chose de la vie qui s’en va par-delà sa perte. Ce moment quelconque d’une journée quelconque est ainsi ressuscité et revécu, dans sa simplicité et sa triviale unicité. La disparition d’Ellen que l’on continue de voir sur la photo confère à l’archive de son passage quotidien devant la boutique de Auggie une valeur qu’elle n’aurait jamais pu avoir de son vivant, résumée par son compagnon qui murmure en regardant la photo : « nicely gone ».

  • 15 Un autre exemple d’une telle archive est à trouver dans l’œuvre littéraire de Marcel Proust, ains (...)
  • 16 J. Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 2008.

16L’impressionnante archive de ce qui se passe dans un même endroit au même moment de la journée est ce que Auggie appelle « l’œuvre de sa vie » (« my life’s work »), œuvre au noir ou œuvre cachée derrière sa vie réglée de boutiquier, obtenue au prix de la répétition du même geste qui capte la trace d’un instant de vie au même endroit et au même moment du jour. La banalité du cadre est sublimée par le geste qui s’obstine à le fixer chaque jour, par cette répétition sans ambition autre que celle d’établir l’archive d’un endroit précis qui, comme chacun le sait, ne sera pas pour toujours le même15. Comme Jacques Derrida le rappelle, l’archive dépasse les actes de la mémoire, l’ancrant dans une forme éternelle de (re)commencement16, et confère ainsi à ce qui change une forme de survivance par-delà le changement – l’oubli et la perte étant les facteurs de la force qu’elle gagne dans le temps.

17Cependant, on aurait tort de penser que la volonté d’archiver des gestes quotidiens serait motivée par la simple nostalgie. L’art de Auggie ne vise ni à établir une mémoire exacte des traces ni à cultiver un attachement obstiné au passé. Plutôt, comme le remarque Constantin Constantius dans ses méditations sur la vraie répétition, ce type d’art cherche à cultiver la répétition – la reprise des mêmes gestes, des mêmes rituels – pour elle-même, en tant qu’elle est « le pain quotidien » :

  • 17 S. Kierkegaard (Constantin Constantius), La Reprise. Un essai de psychologie : expériences, tr. f (...)

Sans reprise, que serait la vie ? Qui pourrait souhaiter être un tableau noir, sur lequel le temps écrirait, à chaque instant, un écrit nouveau ou bien un écrit rappelant le passé ? Qui pourrait souhaiter se laisser émouvoir par toutes ces choses nouvelles, passagères, toujours renouvelées, qui amollissent l’âme en l’amusant ? Supposons que Dieu lui-même n’ait pas voulu la reprise : le monde n’aurait jamais existé. Ou bien Dieu aurait suivi les plans faciles de l’espérance, ou bien il aurait tout rappelé à sa mémoire, pour le garder dans le ressouvenir. Mais il ne fit pas. Le monde subsiste donc et il continue de subsister parce qu’il est une reprise. La reprise est la réalité, le sérieux de l’existence17.

18En tant que médium qui nous rend perméables les uns aux autres, la danse est elle aussi un moyen de constituer une telle archive – fût-elle autrement éphémère – dont le but est de nous permettre d’habiter l’ouverture unique de l’espace social auquel nous participons à chaque fois à nouveau. À la lumière nos analyses, le secret de la répétition qui l’anime ne réside ni dans la qualité du regard qui la contemple passivement ni dans la performance elle-même, mais dans la participation aux mouvements qui la composent, qui nous ramènent plus proches les uns des autres et de nous-mêmes. En réponse au problème de la répétition réifiante posé par les spectacles de Wendy Woodson, l’unicité des gestes les plus triviaux et de ceux qui les effectuent en vient ici à être reconnue et célébrée. Car loin de se substituer les uns aux autres et de se fondre dans le cadre, les profils des passants photographiés par Auggie – parmi lesquels on peut reconnaître des morts et des vivants, des êtres dont l’existence nous est indifférente et des êtres dont l’existence nous est la plus chère au monde – regagnent un sursaut de vie, et même une grâce, tels qu’ils flottent dans l’apesanteur des clichés photographiques et de la mémoire collective du lieu, comme dans une danse. De la même façon, dans les mouvements répétés au sein des musées de la danse, la grâce éphémère de ce qui nous tient ensemble perdure et promet de nous revenir.

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Notes

1 Cet article s’inscrit dans le projet de recherches CNCS/CCCDI – UEFISCDI (PN-III-P4-ID-PCE-2020-0479) « Structures of Bodily Interaction ».

2 On trouve une telle réflexion dans le volume édité par N. Grandjean et A. Loute, Valeurs de l’attention. Perspectives éthiques, politiques et épistémologiques, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2019.

3 W. Wenders, « Pina », 2011.

4 Voir l’entretien d’octobre 2016 (minute 2:45) : https://www.youtube.com/watch?v=ua0653 yerR4&t=9s. Voir également la presentation de Tate Museum of Dance en mai 2015 : https: //www.youtube.com/watch?v=8jxN_B-STVU&t=37s.

5 G. Debord, « Critique de la séparation », dans Oeuvres, Paris, Gallimard/Quarto, 2006, p. 545.

6 R. Bigé, « Ce que la phénoménologie peut apprendre de la danse. Straus, Merleau-Ponty, Patočka », Recherche en Danse, vol. 5, 2016, en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/danse/1394#tocto2n6.

7 Voir par exemple Say again (2010) : https://www.youtube.com/watch?v=Jot1RzY4lPI&t=3s.

8 Pour cette question voir L. Goldman, Recherches dialectiques, Paris, Gallimard/nrf, 1959.

9 Cf. R. Bigé, « Ce que la phénoménologie peut apprendre de la danse… », art. cit., p. 36, note 43.

10 N. Abraham, Rhythms. On the Work, Translation, and Psychoanalysis, collectés et présentés par N. T. Rand et M. Torok, Palo Alto, Stanford University Press, 2005.

11 Voir H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1991, et Ouvrir le rien. L’art nu, La Versanne, Encre Marine, 2007.

12 H. Maldiney, « L’esthétique des rythmes » [1967], dans Regard, parole, espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1973, p. 147-172.

13 Ibid., p. 165 sq.

14 Voir « L’existence en question dans la dépression et dans la mélancolie », dans H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 63-85.

15 Un autre exemple d’une telle archive est à trouver dans l’œuvre littéraire de Marcel Proust, ainsi que dans celle de Patrick Modiano. Voir par exemple, de ce dernier, Dans le café de la jeunesse perdue, Paris, Gallimard, 2007.

16 J. Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 2008.

17 S. Kierkegaard (Constantin Constantius), La Reprise. Un essai de psychologie : expériences, tr. fr. N. Viallaneix, Paris, Flammarion, 1993, p. 3.

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Pour citer cet article

Référence papier

Délia Popa, « Le musée de la danse : mouvement et répétition »Noesis, 37 | 2021, 113-123.

Référence électronique

Délia Popa, « Le musée de la danse : mouvement et répétition »Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5471 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5471

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Auteur

Délia Popa

Délia Popa docteur en philosophie de l’université de Nice. Elle est actuellement maîtresse de conférences (Assistant Professor) au Département de philosophie de l’université de Villanova aux USA. Ses recherches portent sur le problème de l’imagination et de la subjectivité, qu’elle explore dans une perspective phénoménologique nourrie par la philosophie sociale, l’éthique et l’esthétique. Elle est l’auteur de Apparence et réalité. Phénoménologie et psychologie de l’imagination (Olms, 2012) et d’un livre sur E. Lévinas, Les aventures de l’économie subjective et son ouverture à l’altérité (Lumen, 2007). Elle est également co-éditeur des volumes Person, Community and Identity (2003), La portée pratique de la phénoménologie. Normativité, critique sociale et psychopathologie (2014), Approches phénoménologiques de l’inconscient (2015) et Describing the Unconscious. Phenomenological Perspectives on the Subject of Psychoanalysis (2020).

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