Philosophie, corps et danse : face à la crise, croiser les regards
Résumés
Cet article se donne pour objectif de réfléchir à ce que la crise mondiale du Covid-19 a révélé de nos manières d’habiter les lieux où nous vivons, et parmi celles-ci, la pratique de la danse. La démarche adoptée ici est celle d’un dialogue entre trois courants philosophiques spécifiques : la phénoménologie, le pragmatisme et l’écoféminisme, au sujet de leur conception de l’expérience somatique, à la fois vécue, complexe et ordinaire. Nous cherchons ici les lignes communes à ces trois mouvements philosophiques, dans le but d’esquisser une compréhensions nouvelle du corps, et par extension, une nouvelle approche de la danse par temps de crise pandémique.
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- 1 E. Hache (dir.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Camourakis, 2016, p. 105.
« If i can’t dance in your revolution, I’m not coming »1
Déclaration attribuée à l’anarchiste féministe et pacifiste
Emma Goldman, amie de Jane Addams
Introduction
- 2 « Prendre soin, penser en féminisme le monde d’après » [Webradio], dans Arteradio. Podcast à soi (...)
1Comment habiter cette terre où nos repères s’effondrent dans une situation d’exception sanitaire ? Comment habiter la terre sur laquelle nous marchons, les relations que nous partageons, comment apprendre à les ressentir et à y vivre au sein d’un monde malade ? Depuis l’arrivée du Covid-19, les mesures de confinement ont radicalement modifié notre manière d’habiter l’espace. Les accès aux espaces publics ont été réduits, des personnes sont parties sans rite de funérailles, et les inégalités sociales ont été accentuées par l’obligation de rester chez soi avec les moyens, parfois maigres, dont chaque foyer disposait pour vivre. Enfin, comme l’a récemment signalé Vinciane Despret2, beaucoup d’interdits ont été posés à l’égard de ce qui nous lie les uns aux autres par nos sens et par une proximité physique à partir de laquelle nous éprouvons la vie.
- 3 M. Henry, La barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 15.
2Or l’importance de cette proximité envers soi, les autres et le monde, afin de l’habiter en tant que sujet vivant et sensible est au cœur même de la phénoménologie de Michel Henry. La vie est pour lui cette faculté même de « se sentir et de s’éprouver soi-même en chaque point de son être »3. Faculté dont on peut attester la présence au sein des mouvements des corps, à l’aide de la danse, comprise ici comme un apprentissage à habiter ces corps dans un temps et un espace propre. Ainsi, confiner cette faculté a eu pour conséquence directe de provoquer une crise de « l’habiter » que chacun a pu éprouver durant le drame du Covid-19. Notre hypothèse est que cette dernière révèle également une conception défaillante du corps, portée, entre autres, par la tradition cartésienne classique. Celle-ci, en tant qu’héritage de notre histoire politique et culturelle, fait du corps un objet isolé du monde, des autres, de l’activité spirituelle et même de sa sensibilité. Or la crise sanitaire que nous traversons nous fait dire que nous avons besoin d’ouvrir et d’enrichir à nouveau cette compréhension du corps, pour remplacer celle, solipsiste et non-genrée, qui le chosifie et le naturalise à outrance.
3Pour rendre compte de cette hypothèse, notre démarche consiste à faire dialoguer trois courants philosophiques particuliers pour construire et explorer une conception plus riche et plus complexe du corps. Quels sont ces trois courants ? Tout d’abord, c’est la phénoménologie, qui par son attention aux vécus cinétiques, à l’intersubjectivité et à la temporalité du corps vécu sera sollicitée. Grâce à elle, nous nous éloignerons de la conception solipsiste de la subjectivité, issue de la tradition philosophique occidentale (cartésienne et rationaliste). Ensuite, c’est le pragmatisme que nous convoquerons pour son approche du corps comme objet social en perpétuelle évolution. Cette dernière nous permettra de penser l’effort d’éducation ordinaire où le corps se forme, se déforme, et s’aiguise en étant traversé par des projets et des désirs. C’est pourquoi nous quitterons la compréhension figée et innée d’un corps naturellement déterminé et auquel la culture s’opposerait. Enfin, l’écoféminisme nous permettra d’appuyer les deux apports philosophiques précédents en ajoutant une preuve de notre vulnérabilité au sein de mécanismes d’oppression relatifs au genre, ainsi qu’une preuve de notre sensibilité écologique, à la fois personnelle et politique. Nous sortirons de la conception isolée, asexuée et insensible d’un corps indépendant de tout environnement dans sa manière d’habiter, de s’orienter et de s’éprouver dans le monde.
- 4 M. Sheets-Johnstone, « Merleau-Ponty : A man in search of a method », dans The Primacy of Movemen (...)
- 5 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques. Penser l’écologie depuis le geste, Paris, Deuxiè (...)
- 6 B. Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2015.
4Ainsi, nous espérons construire par ce dialogue, à la fois (1) une critique envers les dualismes et leurs rigidités conceptuelles, mais également (2) une compréhension de la danse où les pratiques corporelles sont issues des expériences ordinaires. Compris de cette façon, les liens entre ces trois courants philosophiques – la phénoménologie, le pragmatisme et l’écoféminisme – semblent donc fructueux pour réfléchir à une compréhension du corps grâce à laquelle nous pourrions apprendre à rendre nos vies habitables. Nous cherchons donc en quelque sorte à rendre compte de l’appel lancé par Emma Goodman pour promouvoir une révolution avec la danse. Celle où s’éprouve la joie d’être vivant(e) et où la danse devient un rassemblement qui organise l’espace afin de se l’approprier et de défendre une manière différente de vivre ou d’habiter ces territoires qui sont les nôtres. C’est pourquoi, dans cette perspective de recherche, la danse qui nous intéresse est somatique. À partir des travaux de Maxine Sheets-Johnstone, de Barbara Formis et de Marie Bardet, Joanne Clavel et Isabelle Ginot, nous la définissons comme le développement de la conscience corporelle à partir de la sensibilité cinétique4 qui met l’individu en relation avec le monde5, et ce au sein de sa vie ordinaire6.
5L’intérêt de cette démarche de dialogue entre ces trois courants est en réalité triple : (1) ne pas s’enfermer dans les problèmes philosophiques abstraits d’un seul courant (au risque d’oublier la danse elle-même) ; (2) aller vers la pratique ordinaire de la danse plutôt que vers son spectacle (qui s’organise selon d’autres règles culturelles) ; et (3) se diriger vers la complexité des pratiques de danse et leurs effets somatiques plutôt que de réduire celle-ci par l’appel à une philosophie du corps spécifique. En un mot, enrichir la compréhension du corps d’une réalité sociale, genrée, éducative et environnementale pour lier la danse à une intersubjectivité, une sensibilité et une écologie nouvelle. Pour ce faire, ce travail s’organise autour du problème suivant : Comment le croisement de ces trois philosophies du corps (pragmatisme, phénoménologie, écoféminisme) permet de repenser l’expérience ordinaire de la danse somatique ?
6Pour résoudre un tel problème, nous procéderons dans un premier temps par une démarche analytique relative à chacun de ces trois courants philosophiques. Il s’agira ici de les considérer comme des philosophies distinctes du corps, pour en extraire une certaine conception de la danse qui leur soit propre. Puis, dans un second temps, nous retiendrons trois caractéristiques qui nous semblent les réunir, à savoir l’aspect (a) relationnel, (b) complexe et (c) vivant des corps. Ce triple critère de l’expérience somatique ordinaire nous permettra alors de définir la pratique de la danse comme une esthétique de la relation entre le corps et l’acte d’habiter.
1. Trois philosophies du corps : phénoménologie, pragmatisme et écoféminisme
- 7 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 19 (...)
- 8 E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution. Idées directrices pour une phénomé (...)
- 9 E. Husserl, De l’origine de la géométrie, trad. fr. J. Derrida, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », (...)
- 10 Le thème de l’histoire et de la culture est notamment mentionné dans E. Husserl, La crise des sci (...)
- 11 J. Farges, « Husserl et la Grande Guerre : l’irruption critique de l’histoire dans la phénoménolo (...)
- 12 N. Depraz, Transcendance et incarnation, l’intersubjectivité comme altérité à soi chez E. Husserl(...)
7Que nous dit la phénoménologie du corps ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler qu’Edmund Husserl fonde cette dernière à partir du concept de l’intention7. Elle est à la fois une visée, une direction pour la perception, et ce qui constitue, ou bien donne du sens, à un phénomène (du latin « phaenomenon », « ce qui apparait ») dans le champ de notre perception. C’est donc l’expérience du sujet envers un phénomène que l’on cherche ici à décrire. Celle-ci se réalise grâce au « corps propre » du sujet8 – corps propre (« Leib ») qui est, d’une part l’expérience la plus intime du sujet avec lui-même, qualifiée d’expérience « vécue », mais qui se distingue du corps physique (« Körper ») proprement dit (car percevoir ce dernier chez autrui par exemple ne me donne pas accès à l’ensemble des vécus des phénomènes qu’il a lui-même perçus). De plus, ce qui fait la spécificité du corps propre ici est son processus de sédimentation, c’est-à-dire d’accumulation des expériences vécues. Ce processus, toujours présent à l’horizon du sujet, forme ses habitudes de comportement et de compréhensions des situations passées et à venir. Par exemple, le langage, sa formation culturelle et son apprentissage, se perpétuent grâce à nos expériences répétées d’utilisation de la langue9. C’est au sein de l’expérience sensible et vécue de dialogues entre plusieurs sujets que l’histoire des générations qui ont utilisé cette langue peut apparaître à ces sujets10. En ce sens, la sédimentation dont est capable le corps propre permet la génération à la fois des idées intersubjectives et des habitudes sensorielles, et ce grâce à la réactivation constante des expériences passées par l’expérience actuelle11. La sédimentation de notre corps donne donc forme, tout simplement, à notre façon d’habiter le monde. Aucun solipsisme ici, mais une temporalité et une subjectivité sensibles et animées, car, suite à la Krisis, Husserl ne conçoit plus le sujet comme le centre stable et centré sur lui-même garant de l’activité intentionnelle. Au contraire, il est traversé par un flux de temporalité, où il ne peut « retenir » l’ensemble de ce flux d’expériences vécues12. La sédimentation de ses expériences le dépasse tout en participant à la compréhension de sa subjectivité. Le corps vécu, mobile et vivant du sujet précède sa compréhension de lui-même à travers sa temporalité, mais aussi son mouvement.
- 13 E. Husserl, Chose et espace, trad. fr. J.-F. Lavigne, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1989 ; id. (...)
- 14 M. Sheets-Johnstone, « Merleau-Ponty : A man in search of a method », art. cit., p. 115.
- 15 Ibid., p. 420.
- 16 Ibid., p. 119.
8C’est pourquoi, la conception husserlienne du corps vécu nous enjoint à penser sa compréhension de l’animation cinétique corporelle, c’est-à-dire l’ensemble des impressions sensibles liées au mouvement que le corps ressent13. Pour M. Sheets-Johnstone par exemple, cette animation est corrélée à la qualité continuelle de mouvements que nous ressentons à la fois à l’intérieur de notre organisme et à l’extérieur, au contact d’autres éléments dans notre champ de perception14. Or, la danse peut être l’un des lieux d’apprentissage de cette sensibilité cinétique (du corps vécu animé). La danse devient un lieu où se réactive la sédimentation, et donc l’histoire de nos postures et de nos comportements quotidiens, car chaque mouvement interne et externe de notre organisme génère des sensations de mobilité qui donnent l’opportunité à notre attention de se diriger vers la sédimentation qui structure l’arrivée de ces sensations en fonction d’expériences passées et de postures quotidiennes vécues avec des sensations cinétiques similaires. Plus précisément, dans le cas de la danse post-moderne15, on apprend à travailler les habitudes de mouvements qui, à la fois, influencent la perception de notre monde environnant, et créent une relation unique entre le sujet incarné, l’espace et les autres à partir de sa mobilité animée. Porter de l’attention au processus de sédimentation qui crée ces habitudes (quotidiennes et sociales) permet au sujet de rendre le familier étrange. Et cette prise de conscience par la danse a deux avantages : (1) conscientiser les habitudes avec lesquelles nous occupons et habitons les espaces dans lesquels nous vivons, et (2) s’approprier et élargir les possibilités de mobilité qui s’offrent au sujet, outre les habitudes qu’il a déjà générées dans le passé, en les faisant évoluer autrement. Ainsi comprise, la danse est un lieu où il est possible d’éprouver « un degré de liberté » présent dans chacun des gestes que nous formons afin de choisir comment habiter le monde16.
- 17 E. Chudoba, « Le naturalisme esthétique de John Dewey », trad. fr. G. Trujillo et A. Gefen dans N (...)
- 18 J. Dewey, « Reconstruction in Philosophy », dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924. Volum (...)
- 19 R. Shusterman, « Somaesthétique et politique. Incorporer une esthétique pragmatiste à l’action so (...)
- 20 P. Nelsen, « John Dewey and social education justice », dans C. L. Lowery et P. M. Jenlink, The H (...)
- 21 R. Shusterman, Conscience du corps : Pour une somaesthétique, Paris, Tel-Aviv, Éditions de l’Écla (...)
- 22 Voir B. Andrieu (dir.), Textes clés de philosophie du corps, Paris, Vrin, 2010, p. 356.
- 23 Ibid., p. 352.
- 24 R. Shusterman, Vivre la philosophie – Pragmatisme et art de vivre, Paris, Klincksieck, 2001 ; id. (...)
- 25 J. Dewey, « Interest and Effort in Education », dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924. V (...)
- 26 R. Shusterman, « L’expérience esthétique : De l’analyse à l’éros », trad. fr. C. Point et L. Magn (...)
- 27 R. Shusterman, Pragmatist Aesthetics : Living Beauty, Rethinking Art, Oxford, Blackwell, 1992, p. (...)
- 28 R. Shusterman, « Somaesthétique et politique… », art. cit., p. 225.
9Malgré la diversité des approches et des sensibilités au sein du pragmatisme, nous pouvons décrire provisoirement la conception pragmatiste du corps par son opposition au dualisme corps/esprit, lequel ne permet pas de penser l’interaction entre le corps, l’esprit et l’environnement complexe (physique, écologique, social, etc.) où se trouve l’individu17. Or, c’est en prenant en compte ces interactions que la somme de nos habitudes incarnées « constitue le moi (the self) »18. Et c’est pourquoi il nous faut prêter attention à ce que vit notre corps19 pour réajuster nos habitudes corporelles20 en prenant au sérieux l’idée selon laquelle « toute modification mentale est accompagnée ou suivie d’un changement corporel »21. Résolument constructiviste22, Richard Shusterman définit ainsi sa somaesthétique comme la création d’une nouvelle spontanéité : « La vraie spontanéité n’est donc pas un droit de naissance mais le dernier terme, la conquête absolue d’un art – l’art du contrôle conscient »23. Ce contrôle, c’est celui que permet le développement d’une « conscience corporelle » de nous-mêmes et d’autrui. La somaesthétique de Richard Shusterman s’affirme alors (1) par son constructivisme, comme l’étude et la recherche continue de perfectionnement du corps, en tant qu’il est le premier médium de nos expériences24 ; (2) par son caractère transdisciplinaire 25, comme l’effort théorique et pratique de requalification esthétique de nos expériences quotidiennes (qu’elles soient artistiques, thérapeutiques, sexuelles26 ou encore politiques) ; et (3) par sa perspective relationnelle, comme un travail qui ne se limite pas à la sphère privée et personnelle27 mais qui sollicite une dimension sociale indispensable (autorisant alors une extension au domaine du politique28).
- 29 J. Dewey, « Psychology » (1887), dans The Early Works of John Dewey, 1882-1898. Volume 2, Souther (...)
- 30 J. Dewey, « Art as Experience » (1934), dans The Later Works of John Dewey, 1925-1953. Volume 10, (...)
- 31 J. Dewey, « Human Nature and Conduct : An Introduction to Social Psychology » (1922), dans The Mi (...)
- 32 J. Dewey, « Art as Experience », art. cit., p. 69, p. 284.
- 33 J. Dewey, « Psychology of Social Behavior » (1914), dans The Middle Works of John Dewey, 1899-192 (...)
- 34 J. Dewey, « Tomorrow May Be Too Late : Save the Schools Now » (1933), dans The Later Works of Joh (...)
- 35 J. Dewey, « Shall We Abolish School ‘Frills’ ? No » (1933), dans The Later Works of John Dewey, 1 (...)
- 36 B. Formis, Esthétique de la vie ordinaire, op. cit.
- 37 J. Dewey, « Art as Experience », art. cit. p. 78.
10Avec une telle philosophie du corps, danser n’est pas une activité anodine pour le pragmatisme et, de fait, John Dewey lui confère dans son œuvre une place particulière. Pour Dewey, la danse est une pratique qui concentre toute la complexité de l’art humain. Elle est à la fois plus naturelle que la marche29, à la source même de l’art théâtral30, aussi créative que l’architecture31, et forme finalement le modèle même de l’expérience esthétique en tant que reconstruction et transformation d’un état « naturel » d’une matière objective (ici le corps) en un moyen d’expression singulier32. De plus, la danse exprime pour lui la transition quasiment anthropologique (continue et toujours inachevée) de la magie vers le spectacle, du rituel vers l’art, du solipsisme vers le commun33. En ce sens, on ne s’étonnera pas de voir Dewey prendre la défense de l’enseignement de la danse par l’école dans les sociétés modernes34 car, loin d’être une « fioriture » scolaire, elle permet aux enfants d’apprendre à être attentif, de participer et de coopérer à la réalisation d’une production commune35. Pour expliquer cette importance de la danse au sein de l’esthétique pragmatiste, il faut rappeler avec Barbara Formis que la danse, comprise comme expérience entre l’art et l’ordinaire, permet à celui qui la pratique, à la fois d’assembler un ensemble hétéroclite d’expériences passées, mais aussi de faire surgir quelque chose de nouveau lors de l’expression de cet ensemble36. C’est dire que le rythme somatique d’une danse exprime une telle continuité entre l’art et la vie, entre l’individu et son milieu37, et que la production de ce rythme permet l’émergence de nouvelles habitudes corporelles chez le danseur. Cette créativité intrinsèque de la danse, ainsi que son pouvoir d’association, font donc d’elle une pratique esthétique urgente à démocratiser.
- 38 I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.
- 39 S. Haslanger, Resisting Reality. Social Construction and Social Critique, Oxford, Oxford Universi (...)
11L’écoféminisme est un courant de pensée interdisciplinaire où se rejoignent les recherches en études féministes et en écologie. Plus particulièrement, c’est la troisième vague du féminisme (celle qui étudie les mécanismes d’oppression d’un point de vue structurel et intersectionnel au sein des pratiques et des relations entre les groupes sociaux) qui rencontre ici le mouvement politique et scientifique qu’est l’écologie. Ce féminisme place donc au centre des questions environnementales une analyse des types d’oppression et des privilèges de certaines identités sociales construites à partir du prisme du genre, de la race, de la classe, de l’âge, du handicap, etc.38. Cette approche permet ainsi de croiser les inégalités économiques, sociales, culturelles et épistémiques39. Ici, la critique de l’écoféminisme porte donc autant sur le capitalisme que sur le patriarcat, et ce, en remettant notamment en cause les manières incarnées d’habiter la terre que ces idéologies nous imposent.
- 40 C. Merchant, « Mining the Earth’s Womb », dans Machina Ex Dea, édité par J. Rothschild, New York, (...)
- 41 M.-A. Casselot et V. Lefebvre-Faucher (dir.), Faire partie du monde. Réflexions écoféministes, Mo (...)
- 42 J. Macy, « Working Through Environmental Despair », dans T. Roszak, M. E. Gomes et A. D. Kanner ( (...)
- 43 J. Parviainen, « Choreographing Resistances : Spatial-Kinaesthetic Intelligence and Bodily Knowle (...)
- 44 V. Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, New York, Routledge, 1994.
12Ce faisant, l’écoféminisme développe un imaginaire du corps à partir de l’idée d’un géocosme somatique40. Le Système Terre-Mère fonctionne comme une analogie entre le système macroscopique du corps des femmes et celui, géoscopique, de la planète. Cette analogie irrigue en profondeur, au sein de l’écoféminisme, une éthique, une esthétique et une spiritualité complexe et variée41. Mais l’écoféminisme que nous entendons ici promouvoir élargit cette analogie à celle des corps des membres de différents groupes sociaux au sein d’une même société. Le corps est ici un organisme sensible, complexe, interconnecté et vivant, à mesure que ces qualificatifs se voient également attribués à l’environnement42. Ce corps a souvent été associé au corps féminin pour lier les violences faites à la terre et au groupe social des femmes : l’extractivisme est un danger pour le corps-terre (pollution, épuisement des ressources, etc.) et pour le corps des femmes (viol, esclavage, etc.). Le corps devient à la fois le lieu d’une oppression liée aux idéologies identitaires et celui d’une résistance43. En un mot, le corps de l’écoféminisme devient donc un bien à « réclamer », et notre responsabilité est de ne pas l’épuiser ou le violenter, mais de le faire croître en sensibilité et en puissance44.
- 45 I. Stengers et P. Pignarre, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La dé (...)
- 46 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques…, op. cit., p. 11.
- 47 V. Plumwood, « Feminism and Ecofeminism : Beyond the dualistic assumptions of women, men and natu (...)
- 48 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques…, op. cit., p. 12.
13Avec une telle conception du corps, on comprendra aisément que la danse devienne une pratique incarnée et locale, au service de l’expression politique d’émotions collectives45. En effet, ce corps dansant en mouvement devient une expérience, car (1) la danse perturbe notre relation conditionnée et oppressante envers notre corps, à la terre, à l’espace public et aux êtres vivants, et (2) elle ouvre et élargit les possibilités d’habiter le monde par l’exploration d’autres types de relations avec notre corps, la terre, l’espace public et les autres êtres vivants. Cette expérience peut alors, dans la perspective de l’écosomatique, traduire « la nécessité de se percevoir en réciprocité dynamique et continue avec son milieu, mais aussi en tant qu’écosystème, milieu de partage d’un commun quotidien avec d’autres vivants »46. Cette perspective, à la fois somatique et écologique, s’oppose donc à une approche dualiste et figée des corps et de la nature47. Et elle rend possible une pratique de la danse qui devient alors somatique, car elle se concentre sur l’aspect relationnel des multiplicités discursive, sensorielle et politique des corps, mais aussi des relations entre ces corps et les environnements où ils se meuvent. Ainsi, cette danse somatique est (1) une manière de comprendre au sein de la pratique différents modes de relations que nous avons déjà acquis par l’éducation et le conditionnement social et (2) de chercher à en inventer d’autres. En ce sens, l’invention de soi par la somatique est bien une condition de transformation politique et écologique48.
2. Danser pour tisser les corps ensemble. Repenser la danse somatique
14Maintenant que la compréhension du corps de chacune de ces trois perspectives philosophiques est claire, entrons dans un processus de tissage. Écartons les querelles et les enjeux propres à chacun de ces courants pour former une idée commune d’un corps à la fois sensible, politique et écologique, enrichie des potentiels pédagogiques et émancipateurs des uns et des autres. En somme, affrontons ce problème : la danse peut-elle devenir l’objet d’un tissage conceptuel entre l’idée du corps propre à la phénoménologie, le pragmatisme et l’écoféminisme qui l’enrichit ?
- 49 A. K. Salleh, « Deeper than Deep Ecology : The Eco-Feminist Connection », Environmental Ethics, v (...)
15Il nous faut d’abord sélectionner les spécificités propres à chaque perspective. La phénoménologie est une méthode qui décrira une subjectivité incarnée, mûe par des sensations cinétiques qui prouvent sa vivacité et sa signification. « Son » corps est intersubjectif et pétri par une histoire culturelle commune, il est donc le produit d’une temporalité, d’une incarnation et d’une socialité spécifique. Le corps ainsi conçu nous rend capables de comprendre, d’habiter le monde et d’y participer. Le pragmatisme, moins descriptif qu’analytique, construira un concept de corps traversé d’enjeux sociaux et politiques en perpétuelle évolution. Mais sa spécificité est ici double : (1) le pragmatisme affirme que mon expérience du corps me permet de mener une enquête somatique sur moi-même ; (2) aucun dualisme traditionnel (sujet/objet, nature/culture, corps/esprit, etc.) n’a le droit de freiner cette enquête. Enfin, si l’écoféminisme hérite peut-être de l’approche subjective et descriptive de la phénoménologie et du prisme analytique et constructiviste du pragmatisme, son apport majeur pour la compréhension du corps est pour nous ailleurs. Celui-ci réside dans la double connexion qui s’établit au sein de ce courant entre, d’une part, un corps qui souffre subjectivement des oppressions de toutes sortes et qui, ce faisant, révèle notre rapport problématique à la possibilité d’habiter le monde, sur une terre concrète, et d’autre part, une perspective qui relie cette description douloureuse et problématique de nos corps à un travail d’élaboration et d’invention d’autres manières de vivre, moins oppressives et plus harmonieuses écologiquement49.
16Trois courants philosophiques spécifiques pour trois compréhensions différentes du corps, donc. À partir de ce constat, nous faisons l’hypothèse que ce qu’il y a de commun à ces trois courants est de faire du corps un objet conceptuel à la fois (1) relationnel, (2) complexe et (3) vivant. Et c’est conformément à ces trois critères que le « tissage » de ces courants nous permettra alors de penser la pratique de la danse en dehors de la tradition cartésienne et occidentale qui isole le corps, le réduit et le fige en un objet conceptuel coupé de toute participation sensible, politique et écologique au monde. Il s’agira, en somme, de faire de la danse un acte où les corps se tissent ensemble par leurs mouvements.
- 50 On peut donner en exemple de cette conception du corps les mobilisations environnementales dans l (...)
- 51 J. Clavel et M. Legrand, « Respirations communes : les pratiques somatiques comme créativités env (...)
- 52 S. Fortin, « Repères pour une approche écosomatique de l’éducation somatique », dans ibid., p. 16 (...)
- 53 J. Clavel et M. Legrand, « Respirations communes… », art. cit., p. 28.
- 54 Ibid., p. 29.
17Pensons tout d’abord un corps relationnel, c’est-à-dire relié plutôt que relativisé, ouvert à une double relation entre sa propre dynamique d’évolution que lui permet une perception somatique et réflexive de lui-même d’une part, et sa dépendance située à un territoire, écosystème vivant et lui-même en évolution d’autre part. Ici, pour la phénoménologie, le pragmatisme et l’écoféminisme, mon corps construit des relations avec d’autres corps, et cette construction somatique, si elle est commune, forme une culture où s’expriment des attachements à soi, à d’autres vivants ou encore à un territoire. En ce sens, ma subjectivité somatique est le produit d’une intersubjectivité territorialisée et dynamique : je n’ai pas un corps, je ne suis pas un corps, mais je suis l’ensemble des liens que je tisse avec mon corps et le monde50. Or, la danse est justement l’une de ces pratiques somatiques qui permettent le mieux de tisser cette réalité entre moi et mon monde. En effet, non seulement les danses proposées par le groupe de recherche écosomatique peuvent être conçues comme des « créativités environnementales »51 ou « écoactions »52, mais elles interrogent aussi « notre perception du monde, monde qui nous habite et que nous habitons, en développant un nouveau modèle de corps proposant une continuité du vivant »53. Ainsi, le type de danse conceptualisé par l’écosomatique se fonde sur la réciprocité entre soi et l’environnement : « pour se changer soi, on peut dès lors travailler à changer son environnement et réciproquement »54. Danser devient alors un art de relier ensemble ce que les dualismes traditionnels avaient séparé au sein de mon monde.
- 55 J. Dewey, « Democracy and Education » (1916), dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924. Vol (...)
- 56 Cette sensibilité au pluralisme, au point de vue situé et à la subjectivité qui forme les vertus (...)
- 57 J. Parviainen, « Bodily Knowledge : Epistemological Reflections on Dance », Dance Research Journa (...)
18Imaginons ensuite un corps complexe, dont la compréhension fuit toute tentative de réduction simplificatrice trompeuse par des dualismes. La complexité défendue ici par ces trois courants permet de penser le corps comme phénomène au-delà des oppositions binaires classiques (nature/culture, personnel/politique, privé/public, inné/acquis, esthétique/social, etc.), et, par conséquent, en dehors d’une épistémologie disciplinaire, objectiviste et patriarcale55. Ainsi, mon corps est un phénomène qui surgit dans l’urbanisme, les arts, le travail, la spiritualité ou encore les actions politiques. Cette pluralité d’expression, dans son ensemble, forme la richesse de ce terme56. Or, l’une des pratiques somatiques qui affrontent le mieux cette complexité du corps est sans nul doute la pratique de la danse. Elle nous permet d’interroger la continuité entre l’habitat et l’habiter, non pas par la remémoration ou la rumination, mais plutôt de manière prospective. Danser peut-être considéré comme une manière de développer notre imaginaire envers les futurs mouvements de l’habiter, une recherche de nouveaux mouvements, de nouvelles sensations, de nouvelles articulations, qui serviront parfois à ré-enrichir nos gestes quotidiens. C’est pourquoi, dans Epistemological Reflection on Dances 57, J. Parviainen énonce que la danse enseigne à choisir une manière de se mouvoir dans le monde. Et, dans Choregraphing Resistances, elle situe ce choix au sein d’organisations corporelles collectives dans des espaces publics afin de chercher et de revendiquer d’autres manières d’habiter ces espaces – décrivant par exemple la manifestation d’activistes Greenpeace en Finlande en 2007 contre la construction d’une centrale comme une chorégraphie de résistance. Danser devient une pratique de lutte contre les conditionnements sociaux, économiques et politiques qui tendent à simplifier, réduire et dé-complexifier notre rapport incarné au monde où nous vivons.
- 58 Cette axiologie permet donc de nouvelles pratiques politiques notamment, et l’on peut penser ici (...)
- 59 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques…, op. cit., p. 18.
19Considérons enfin un corps vivant, car perpétuellement traversé par les dynamiques ordinaires de croissance ou d’appauvrissement communes à tous les êtres vivants. Selon la souplesse ou la rigidité des habitudes corporelles acquises, les relations qu’entretient le corps vont le rendre à la fois vulnérable aux changements et aux évolutions de son territoire et de son environnement, mais également capable d’évolution, de bifurcation et de résistance. Autrement dit, les trois perspectives philosophiques retenues ici s’accordent sur une axiologie (éthique, politique, esthétique et pédagogique) en faveur du vivant contre la mort, du mouvement contre la rigidité, de la création contre la répétition, et de l’empuissantement contre la soumission. En ce sens, mon corps est un outil puissant dans ma lutte pour la vie, la liberté et la créativité58. On peut donc, à partir de cette conception du corps, poursuivre l’hypothèse de Bardet, Clavel et Ginot lorsqu’elles écrivent, au sujet des pratiques somatiques, qu’elles « nous engagent à habiter notre corps autrement, en écoutant le vivant qui respire au cœur de nos cellules comme au cœur de nos imaginaires »59. C’est pourquoi elles enseignent aux danseurs et danseuses professionnels et non professionnels à « ressentir » leur corps vivant. Cet apprentissage nous ouvre à d’autres manières de nous relier aux espaces, d’y agir et de s’y donner une place, autrement dit, d’y vivre. Dans Écosomatiques, Martine Bardet et Joanne Clavel expliquent que cette capacité de ressentir est liée à nos sensibilités cinétiques, comme, par exemple, la respiration. Danser devient alors un moyen d’apprendre à se connaître en tant que vivant sensible.
Conclusion
- 60 J. Clavel et M. Legrand, « Respirations communes… », art. cit., p. 10.
- 61 Ibid.
- 62 Ibid., p. 14.
20Pour conclure ce travail de « tissage » entre phénoménologie, pragmatisme et l’écoféminisme, nous dirons (a) que ces courants pensent tous les trois le corps comme un objet philosophique particulièrement riche, et (b) qu’ils s’accordent sur une conception (1) relationnelle, (2) complexe et (3) vivante du corps. Le premier point rend possible pour chacun de ces courants la formulation d’une véritable philosophie de la danse, le deuxième nous autorise à lier ces trois courants à l’étude de l’écosomatique – étude dans laquelle le corps s’inscrit dans une relation entre pratiques somatiques et orientations écologiques60, dans une complexité inhérente à la diversité des inscriptions de chacun, tant d’un point de vue somatique qu’écologique61 au sein de ces relations, et enfin, dans une sensibilité aux mobilités et à la vivacité des corps au sein d’un territoire, c’est-à-dire à l’ « écoute du vivant »62.
21Bien évidemment, notre travail ne peut pas englober ici toutes les subtilités et différences internes aux trois mouvements philosophiques étudiés. La phénoménologie, le pragmatisme et l’écoféminisme sont évidemment des philosophies complexes, et d’autres conceptions du corps peuvent s’y déployer. Cependant, sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons voulu montrer que ces trois courants pouvaient se relier de la manière suivante : l’ordinaire se comprend en phénoménologie à partir des vécus sensibles de la mobilité des corps. Ces mouvements deviennent alors des gestes qui forment nos expériences propres, habituelles et sociales. Et c’est pourquoi la danse présentée par Maxine Sheets-Johnstone ramène à cette expérience vécue de notre corps animé et vivant. De plus la somaesthétique de Richard Shusterman rejoint l’approche de Sheets-Johnstone, car la somatique est présente dans l’animation de nos corps. La somatique devient alors fondamentale pour comprendre, à la fois, comment la danse nous relie au vivant, et comment démocratiser cette pratique. Telle que la défend Barbara Formis, au lieu d’être un art de la scène, la danse est une esthétique dont l’expérience est la continuité entre l’art et la vie. Enfin, la sensibilité écologique défendue par l’écoféminisme ouvre les pratiques des corps à des danses nouvelles, des danses où des désirs politiques peuvent, enfin, s’exprimer de plein droit.
22Nous espérons ainsi avoir montré en quoi ces philosophies du corps, comprises ensemble, pouvaient donner lieu à une définition originale de la danse. Bien sûr, cette définition n’a ni la prétention de couvrir toute la réalité de ce que nous appelons danser, ni ne cherche à exclure telles ou telles pratiques. Au contraire, la définition que nous proposons est davantage une direction suggérée aux philosophes et aux praticiens, dans le but de développer de nouvelles pratiques, de nouvelles expériences. C’est pourquoi nous considérons que notre perspective philosophique n’a d’intérêt que si elle autorise quiconque à penser et pratiquer la danse en dehors des schémas conceptuels habituels. Si danser n’est pas qu’un spectacle, un rite social ou un sport solitaire, alors que peut-elle être pour des corps complexes, reliés et vivants ? Nous avons tenté de suggérer ici que la danse pourrait être un premier pas pour imaginer et créer de nouvelles manières d’habiter le monde.
Notes
1 E. Hache (dir.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Camourakis, 2016, p. 105.
2 « Prendre soin, penser en féminisme le monde d’après » [Webradio], dans Arteradio. Podcast à soi (https://www.arteradio.com/son/61664127/prendre_soin_penser_en_feministes_le_monde_d_apres_26) (extrait 27’13-28’14).
3 M. Henry, La barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 15.
4 M. Sheets-Johnstone, « Merleau-Ponty : A man in search of a method », dans The Primacy of Movement, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 2011 (2e éd.).
5 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques. Penser l’écologie depuis le geste, Paris, Deuxième époque, 2019.
6 B. Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2015.
7 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, § 84.
8 E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution. Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Livre second, trad. fr. E. Escoubas, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1982, p. 205-227.
9 E. Husserl, De l’origine de la géométrie, trad. fr. J. Derrida, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1962, p. 182-185. « L’humanité se connait d’abord comme communauté de langage immédiate et médiate. » Ibid., p. 182 ; « L’histoire n’est d’entrée de jeu rien d’autre que le mouvement vivant de la solidarité et de l’implication mutuelle (des Miteinander un Ineinander) de la formation de sens (Sinnbildung) et de la sédimentation du sens originaires. » Ibid., p. 203.
10 Le thème de l’histoire et de la culture est notamment mentionné dans E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1999.
11 J. Farges, « Husserl et la Grande Guerre : l’irruption critique de l’histoire dans la phénoménologie », Transversalités, vol. 1, no 132, 2015, p. 43-59 ; E. Husserl, De la synthèse passive, trad. fr. N. Depraz, B. Bégout et J. Kessler, Grenoble, Million, 1998.
12 N. Depraz, Transcendance et incarnation, l’intersubjectivité comme altérité à soi chez E. Husserl, Paris, Vrin, 1995, § 19. « Cette co-présence se situe au niveau originaire de la constitution, “présence originelle” (urtümliche Gegenwart), comprise comme un flux se maintenant vivant (stehen lebendige Gegenwart) ou “flux sans moi” (ichloses Strömen), flux pré-égoïque fondant toute structure de moi (Hua XV, Beil.XLIII, 598). » Ibid., p. 252.
13 E. Husserl, Chose et espace, trad. fr. J.-F. Lavigne, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1989 ; id., Idées directrices pour une phénoménologie…, op. cit., § 46 et 47.
14 M. Sheets-Johnstone, « Merleau-Ponty : A man in search of a method », art. cit., p. 115.
15 Ibid., p. 420.
16 Ibid., p. 119.
17 E. Chudoba, « Le naturalisme esthétique de John Dewey », trad. fr. G. Trujillo et A. Gefen dans Nouvelle revue d’esthetique, vol. 15, no 1, 2015, p. 30.
18 J. Dewey, « Reconstruction in Philosophy », dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924. Volume 12, Southern Illinois University Press, 1920, p. 21.
19 R. Shusterman, « Somaesthétique et politique. Incorporer une esthétique pragmatiste à l’action sociale », trad. fr. A. Hennion et C. Point dans Pragmata, no 2, 2019, p. 216-242.
20 P. Nelsen, « John Dewey and social education justice », dans C. L. Lowery et P. M. Jenlink, The Handbook of Deweys Educational Theory and Practice, Leyde-Boston, Brill Sense, 2019, p. 55-70, et R. Shusterman, Body consciousness : A philosophy of mindfulness and somaesthetics, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 190.
21 R. Shusterman, Conscience du corps : Pour une somaesthétique, Paris, Tel-Aviv, Éditions de l’Éclat, 2007, p. 210-233.
22 Voir B. Andrieu (dir.), Textes clés de philosophie du corps, Paris, Vrin, 2010, p. 356.
23 Ibid., p. 352.
24 R. Shusterman, Vivre la philosophie – Pragmatisme et art de vivre, Paris, Klincksieck, 2001 ; id., Thinking through the body : Essays in somaesthetics, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
25 J. Dewey, « Interest and Effort in Education », dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924. Volume 7, Southern Illinois University Press, 2013, p. 191 ; id., « Body and Mind », dans The Later Works of John Dewey, 1925-1953. Volume 3, Southern Illinois University Press, 2013, p. 40.
26 R. Shusterman, « L’expérience esthétique : De l’analyse à l’éros », trad. fr. C. Point et L. Magnin, Nouvelle Revue d’Esthetique, vol. 24, no 2, 2019, p. 111-128.
27 R. Shusterman, Pragmatist Aesthetics : Living Beauty, Rethinking Art, Oxford, Blackwell, 1992, p. 260 ; id., Thinking through the body…, op. cit.
28 R. Shusterman, « Somaesthétique et politique… », art. cit., p. 225.
29 J. Dewey, « Psychology » (1887), dans The Early Works of John Dewey, 1882-1898. Volume 2, Southern Illinois University Press, op. cit., p. 162.
30 J. Dewey, « Art as Experience » (1934), dans The Later Works of John Dewey, 1925-1953. Volume 10, Southern Illinois University Press, p. 13.
31 J. Dewey, « Human Nature and Conduct : An Introduction to Social Psychology » (1922), dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924, Southern Illinois University Press, p. 99-100.
32 J. Dewey, « Art as Experience », art. cit., p. 69, p. 284.
33 J. Dewey, « Psychology of Social Behavior » (1914), dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924. Volume 7, Southern Illinois University Press, p. 402.
34 J. Dewey, « Tomorrow May Be Too Late : Save the Schools Now » (1933), dans The Later Works of John Dewey, 1925-1953. Volume 9, Southern Illinois University Press, p. 389.
35 J. Dewey, « Shall We Abolish School ‘Frills’ ? No » (1933), dans The Later Works of John Dewey, 1925-1953. Volume 9, Southern Illinois University Press ; id., « Why Have Progressive Schools ? » (1933), dans The Later Works of John Dewey, 1925-1953. Volume 9, Southern Illinois University Press., p. 150.
36 B. Formis, Esthétique de la vie ordinaire, op. cit.
37 J. Dewey, « Art as Experience », art. cit. p. 78.
38 I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.
39 S. Haslanger, Resisting Reality. Social Construction and Social Critique, Oxford, Oxford University Press, 2012 ; M. Fricker, Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing, New York, Oxford University Press, 2007.
40 C. Merchant, « Mining the Earth’s Womb », dans Machina Ex Dea, édité par J. Rothschild, New York, Pergamon Press, 1983, p. 99-117.
41 M.-A. Casselot et V. Lefebvre-Faucher (dir.), Faire partie du monde. Réflexions écoféministes, Montréal, Remue ménage, 2017.
42 J. Macy, « Working Through Environmental Despair », dans T. Roszak, M. E. Gomes et A. D. Kanner (éd.), Ecopsychology : Restoring the Earth, Healing the Mind, San Francisco, Sierra Club Books, 1995, p. 240.
43 J. Parviainen, « Choreographing Resistances : Spatial-Kinaesthetic Intelligence and Bodily Knowledge as Political Tools in Activist Work », Mobilities, vol. 5, no 3, 2010, p. 311-329 ; A. Al Saji, « Bodies and sensing : on the uses of husserlian phenomenology for feminist theory », Continental Philosophy Review, no 43, 2010, p. 13-37 ; A. Shotwell, Knowing otherwise : Race, gender and implicit understanding, Pennsylvania State University Press, 2011.
44 V. Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, New York, Routledge, 1994.
45 I. Stengers et P. Pignarre, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La découverte, 2005.
46 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques…, op. cit., p. 11.
47 V. Plumwood, « Feminism and Ecofeminism : Beyond the dualistic assumptions of women, men and nature », Resurgence & Ecologist, vol. 22, no 1, 1992, p. 12.
48 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques…, op. cit., p. 12.
49 A. K. Salleh, « Deeper than Deep Ecology : The Eco-Feminist Connection », Environmental Ethics, vol. 6, no 4, 1984, p. 339-345.
50 On peut donner en exemple de cette conception du corps les mobilisations environnementales dans les années 1970, dans l’État de New-York, à la suite du désastre écologique du Love Canal ; voir C. Krauss, « Blue-Collar women and toxic waste protests », dans R. Hofrichter (éd.), Toxic struggles : The theory and practice of environmental justice, New Society Publishers, 1993 ; et C. Krauss, « Women of color on the front line », dans R. D. Bullard (éd.), Unequal Protection : Environmental Justice and Communities of Color, San Francisco, Sierra Club Books, 1997. Les femmes mobilisées contre le projet de décharge et d’enfouissement de déchets toxiques ont su établir, par leurs réflexions et leurs luttes, les liens qui réunissaient leurs problèmes médicaux à l’accouchement (dû à la pollution engendrée de ce genre de déchet), le racisme environnemental qu’elles subissaient (par l’implantation de ce site dans un quartier racisé) et la mobilisation somatique de leur corps de mères lors des manifestations pour gagner leur combat.
51 J. Clavel et M. Legrand, « Respirations communes : les pratiques somatiques comme créativités environnementales », dans M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques…, op. cit., p. 25.
52 S. Fortin, « Repères pour une approche écosomatique de l’éducation somatique », dans ibid., p. 168.
53 J. Clavel et M. Legrand, « Respirations communes… », art. cit., p. 28.
54 Ibid., p. 29.
55 J. Dewey, « Democracy and Education » (1916), dans The Middle Works of John Dewey, 1899-1924. Volume 9. Southern Illinois University Press, p. 143 ; id., « General Principles of Educational Articulation » (1929), dans The Later Works of John Dewey, 1925-1953. Volume 5, Southern Illinois University Press ; V. Shiva et M. Mies, Ecofeminism, Zed Books Ltd, 1993, p. 58.
56 Cette sensibilité au pluralisme, au point de vue situé et à la subjectivité qui forme les vertus de cette complexité somatique se manifeste par exemple dans l’activisme politique et artistique des communautés rurales de femmes en Oregon, au début des années 1980 ; voir C. Sandilands, « Lesbian Separatist Communities and the Experience of Nature : Toward a Queer Ecology », Organization & Environment, vol. 15, no 2, 2002, p. 131-163 ; et D. R. Shugar, Separatism and Women’s Community, Lincoln, University of Nebraska Press, 1995. Les différentes œuvres littéraires, militantes, artistiques produites au sein de ces communautés ont pour point commun de refuser les dichotomies intellectuelles classiques entre l’essai et la poésie (pour leurs écrits), la médecine et l’alimentation (pour leurs productions agricoles), le soin et le politique (pour les processus d’organisation politique des communautés), ou encore entre la sexualité et la spiritualité (pour les expériences somatiques acceptées et partagées au sein des communautés).
57 J. Parviainen, « Bodily Knowledge : Epistemological Reflections on Dance », Dance Research Journal, vol. 34, no 1, 2002, p. 11-26.
58 Cette axiologie permet donc de nouvelles pratiques politiques notamment, et l’on peut penser ici à la ZAD de Notre-Dame des Landes, que des membres du collectif Naturalistes en lutte ont rejoint de manière originale ; voir L. Balaud et C. Chopot, « Suivre la forêt. Une entente terrestre de l’action politique », Terrestres, 2018. Ces derniers ont mis à nu une surface du bocage mis en péril par le projet d’aéroport, pour favoriser la germination d’une plante rare (protégée alors par la loi française). La présence de cette fleur (gentiane pneumonanthe) a ainsi constitué une raison écologique et juridique supplémentaire contre la destruction de ce territoire par un projet jugé inutile. Ce sont donc ici des personnes qui, avec leurs corps, ont cherché à gagner de la puissance lors d’une lutte en favorisant l’émergence d’autres vivants sur un territoire, et ce par une démarche scientifique, légale et méthodique.
59 M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques…, op. cit., p. 18.
60 J. Clavel et M. Legrand, « Respirations communes… », art. cit., p. 10.
61 Ibid.
62 Ibid., p. 14.
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Référence papier
Camille Zimmermann et Christophe Point, « Philosophie, corps et danse : face à la crise, croiser les regards », Noesis, 37 | 2021, 79-94.
Référence électronique
Camille Zimmermann et Christophe Point, « Philosophie, corps et danse : face à la crise, croiser les regards », Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5449 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5449
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