Navigation – Plan du site

AccueilNuméros37II. Perspectives phénoménologiquesDes vérités kinesthésiques en danse

II. Perspectives phénoménologiques

Des vérités kinesthésiques en danse

Christine Leroy
p. 67-78

Résumés

Le syntagme « philosophie de la danse » fait surgir une tension aporétique : soit le philosophe esthéticien évince le danser pour réduire la danse à la réception de son spectacle, soit il assimile la danse à une pensée ou un langage – ce qui est bien mal connaître l’absentement du concept en danse, supplanté par autant d’intuitions locomotrices. À titre alternatif, je soutiendrai que la pratique de la danse est révélatrice des dimensions non conceptuelles de la vérité, qualifiables d’ « intuitions claires et évidentes » et posées comme condition même de toute connaissance par Descartes ; ou « vérités du cœur » de même valeur que les connaissances rationnelles selon Pascal.

Haut de page

Entrées d’index

Haut de page

Texte intégral

Introduction

  • 1 Voir L. de Samosate, Sur la Danse, trad. A.-M. Ozanam, dans Œuvres complètes, Paris, Les Belles L (...)

1Aux origines de la philosophie occidentale, l’art est méprisé par Platon : mimétique du sensible, il entrave l’accès au réel intelligible. Parmi les arts, la danse mobilise le corps, ce qui peut présenter des vertus de redressage des corps et des esprits, à condition de réduire la danse à la gymnastique et à la rythmicité de la marche militaire. Toutefois, la danse n’est pas véritablement mimétique, et dès l’époque des saltatores romains, elle est réduite à un divertissement pour spectateurs licencieux1. Pratiquée par les hommes, elle les ridiculise ; par les femmes, elle corrobore la réprobation patriarcale de la séduction féminine par la chair. Là prend sa source une invisibilisation radicale de la danse comme art dans l’histoire de la philosophie.

2Nous proposons ici de considérer ce qui, chez des penseurs particulièrement classiques, aurait pourtant pu justifier de promouvoir le corps-vécu dans la recherche philosophique du vrai. Lorsque la danse a fini par s’imposer, au xxe siècle, comme art subversif à part entière par l’entremise de la danse contemporaine, les esthéticiens ont envisagé son spectacle, à la seule condition d’en rester distant. Mais le spectacle n’est pas la danse, laquelle est avant tout une pratique motrice. Les évolutions les plus récentes de l’esthétique de la danse en ont fait un langage moteur, oubliant qu’occasion de philosopher, la danse n’en est pas pour autant une pensée analytique.

3Nous ferons retour sur ces deux optiques contradictoires, avant de recourir à Descartes et Pascal pour mettre en lumière, chez eux, ce qui justifierait une troisième voie, bien plus féconde pour la philosophie elle-même.

1. L’esthétique de la danse : une pensée sans danseur

  • 2 Voir P. Valéry, L’Âme et la Danse (1921), Philosophie de la danse (1936) ; et J. Martin, The Mode (...)
  • 3 Voir J. Beauquel, Esthétique de la danse. Le danseur, le réel et l’expression, Rennes, Presses un (...)
  • 4 Voir entre autres les travaux, aux USA, de M. Sheets-Johnstone, et en France d’E. Bigé, P. Gioffr (...)
  • 5 Voir entre autres les travaux d’A. Creissels et de P. Guisguand.

4À l’instar d’un tableau ou d’une production artistique quelconque, y compris et surtout spectaculaire, la danse est souvent réduite à un objet esthétique comme un autre, qui peut se contempler, et dont seule la contemplation relève de la philosophie. C’est ainsi sur le modèle de la critique de danse2 qu’a pu s’élaborer une « esthétique de la danse » d’orientation soit analytique3, soit phénoménologique4, ou plus proche de l’esthétique des arts plastiques5, dédiée à l’étude de la danse au même titre que de n’importe quel autre objet d’art.

  • 6 C. Stanislavski, La formation de l’acteur [1936], trad. É. Janvier, Paris, Payot, 2015 ; La const (...)
  • 7 M. Chekhov, Être acteur, trad. É. Janvier et P. Savatier, Paris, Pygmalion, 1986 ; L’imagination (...)
  • 8 Voir G. Simmel, La philosophie du comédien, trad. S. Muller, Paris, Circé, 2016.

5Toutefois, la danse n’est pas une production plastique : elle relève des arts du spectacle vivant, à la différence de la peinture ou de la sculpture qui ont longtemps eu, et continuent d’avoir, les faveurs de la philosophie esthétique. En ce sens, la danse est plus proche de la pratique théâtrale qu’elle ne l’est de la statique picturale. Le théâtre, étudié au prisme de la littérature, a vécu une révolution conceptuelle et pratique sous l’impulsion de Stanislavski6 puis de Chekhov7 : ces metteurs en scène ont insisté sur la dimension non seulement poïétique mais aussi praxique du jeu. L’acteur n’est pas un simple producteur de personnage mais avant tout un interprète : c’est de lui que naît le jeu, il est lui-même le personnage qui éprouve, ressent et exprime. Incarnant le personnage, il le fait surgir de sa chair émotionnelle. De là toute une réflexion philosophique et ontologique sur le théâtre, qui tient compte de l’émotion de l’acteur8 et prend sa source dans l’ontologie du personnage en littérature.

  • 9 J.-G. Noverre, Lettres sur la danse, Paris, Éd. du Sandre, 2006, lettre X : « L’action en matière (...)
  • 10 Le penchant métaphysique des pensées non philosophiques de la danse renvoie toutefois aux premièr (...)
  • 11 Là encore, voir dans la danse classique une pratique patriarcale et rejeter la danse classique à (...)

6Quoique relevant elle-même des arts du spectacle vivant et mettant en scène les corps d’individus animés, la danse n’a pas fait l’objet d’une telle révélation de l’enchâssement du danseur à l’interface entre créateur et création, et parfois à lui tout seul janus bifrons – créateur et création –, en dépit de l’impulsion initiée en 1760 par Jean-Georges Noverre dans ses Lettres sur la danse 9. L’esthétique de la danse reste aujourd’hui avant tout une esthétique de la réception, voire une sémiotique du geste dansé, en particulier pour éviter toute inclination métaphysique essentialiste de la pensée de la danse10 et de la grâce, trop imprégnée de théologie et vectrice de préjugés romantiques patriarcaux – du moins en danse classique, supposément11. Ce faisant, l’esthétique appliquée à la danse trouve un faible écho chez les danseurs et chorégraphes eux-mêmes – comme si, à parler de danse comme d’un objet statique ou de sa réception par le non-danseur, la philosophie faisait plutôt la démonstration de ses limites qu’elle ne révélait le sens d’être du danser.

  • 12 Voir T. Hanna, « Qu’est-ce que la somatique ? », Recherches en danse, mis en ligne le 16/06/2017, (...)
  • 13 Voir M. Bernard, Le Corps, Paris, Seuil, 1995 ; H. Godard, « Le geste et sa perception », dans I. (...)

7Il existe une réflexion, née de la recherche en danse et par la danse, qui s’intéresse au vécu du mouvement : on parle d’études somatiques12, lesquelles sont incontournables13 tant elles témoignent du danser avec justesse ; mais elles ne s’inscrivent pas dans le champ de la philosophie esthétique à proprement parler, et plutôt dans celui des sciences de la motricité, se préoccupant en particulier de santé psychomotrice. Les études en STAPS, souvent associées à la neurologie, sont fécondes mais font peu de cas de la dimension heuristique de la danse. Elles mobilisent fréquemment le vocabulaire phénoménologique, en particulier merleau-pontien, pour attester de leur caractère théorique. Mais s’il y est certes question de mouvement et de danse, peut-on à proprement parler y voir de la philosophie ?

2. Du corps-vécu du philosophe à la phénoménologie de la danse : une ambiguïté

  • 14 En France, notamment R. Bigé, K. Van Dyk, P. Gioffredi, C. Leroy, etc. ; C. Buttingsrud au Danema (...)
  • 15 Voir C. Leroy, « Empathie kinesthésique et recours à Merleau-Ponty dans la recherche en danse : p (...)

8Du sein même de la philosophie pourtant, la phénoménologie merleau-pontienne fait droit au corps-vécu ; c’est pourquoi les théoriciens de la danse-vécue14 et les philosophes pratiquant la danse s’appuient sur le phénoménologue français pour légitimer leur propre enquête. Mais cet ancrage peut sembler artificiel puisqu’il se fait rétrospectivement, à partir de la danse : Merleau-Ponty n’a pas parlé de danse, et l’on ne pratique pas la danse sous l’impulsion de la lecture de Merleau-Ponty15. En outre, ce recours est discutable : de ce qu’en danse l’on s’intéresse au corps en mouvement, et de ceci que Merleau-Ponty manifeste une même préoccupation, on opère un hiatus logique : quelle légitimité a-t-on à établir un lien entre un corps qui se montre et est réduit à son phénomène par le spectateur, et le corps-vécu du spectateur ou critique de danse ? Le spectacle n’équivaut pas à sa réception, précisément parce qu’il n’est lui-même que la manifestation d’un vécu. Aussi la préoccupation pour le corps du danseur, en esthétique de la danse, relève-t-elle le plus souvent plutôt d’une sémiotique que d’une phénoménologie, comme si la danse était un langage analytique – ce qu’elle n’est pas, l’épreuve même de la danse comme pratique venant invalider ce postulat de théoricien. Certes, il existe des codes en danse, une symbolique gestuelle, en particulier dans le ballet classique, à l’instar de la symbolique des mains dans la peinture de la Renaissance ; mais ces codes gestuels ne sont qu’accessoires. La technique de la pirouette classique n’est pas, en elle-même, l’expression d’un vécu ; toutefois, il faut vivre une pirouette pour savoir ce que c’est – et la « sensation » ineffable d’effectuer cinq tours sur pointes (ou une coupole en hip-hop).

9Et pourtant, en explorant le phénomène charnel de transsubstanciation de l’émotion à l’œuvre en peinture, Merleau-Ponty a bien mis en lumière ce qui manque à la philosophie de la danse : la connaissance de ce qu’est la danse au point de vue ontologique, c’est-à-dire l’empirie d’une intercession charnelle entre émotion et mouvement :

  • 16 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, p. 15-16.

Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler, jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire…16

10Il n’y a pas de danse sans danser : pas de danse sans intercession du corps du danseur, tout comme il n’y a pas de peinture sans l’épreuve charnelle du peintre :

  • 17 Ibid., p. 12.

Le peintre « apporte son corps », dit Valéry. Et en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement17.

11On ignore tout de la danse si l’on se contente de la regarder : on ne connaît alors que l’épreuve d’un spectateur de danse, réceptacle psycho-corporel de l’œuvre. Un critique de danse en connaît le spectacle visuel, il en saisit la narration éventuelle, mais de même façon qu’on ne fait pas de philosophie en apprenant des biographies de philosophes, de même on ne sait pas ce qu’est la danse comme pratique motrice à simplement la regarder ; et tout porte à croire qu’une authentique philosophie de la danse reste une tentative de définition de ce qu’est le danser, dans l’aveu même qu’elle ne la possède pas. Pour prétendre se lancer dans le projet d’une saisie conceptuelle du danser, il faut connaître la jonction vécue entre l’émotion, le ressenti propre, et le mouvement, avant de l’abstraire. À partir des travaux de Rudolf Laban, qui s’y est appliqué, s’est progressivement élaborée la danse-théâtre de Kurt Joos et de Pina Bausch autant que la danse d’expression de Mary Wigman et la danse moderne de Martha Graham. À cette occasion, qui n’est pas nécessairement conscientisée, apparaît ce que tout danseur sait intuitivement : l’on ne danse qu’à mesure que l’on éprouve, ressent, au sens psychoaffectif. Aussi ne peut-on admettre, à la rigueur, qu’une continuité allant du vécu du danseur au vécu du spectateur : ce que vit, ressent, éprouve le critique de danse et ce que, donc, il connaît de la danse, est la conséquence d’un vécu de danseur. En cela, la phénoménologie merleau-pontienne de la peinture, dont l’émotion éprouvée par l’amateur d’art n’est que le dernier maillon de la chaîne, est éclairante : le critique d’art ne sait pas ce qu’est la danse, mais il sait ce qu’elle produit en lui. Par induction, il peut remonter à l’hypothèse de l’origine de son vécu dans le danseur même, comme le suggère Stanislavski face au jeu théâtral : pour que le spectateur éprouve une émotion, il faut qu’elle ait été authentiquement vécue par l’interprète en scène. Mais l’induction reste hypothétique : à partir d’un résultat, on imagine une cause. Rien n’assure qu’elle soit unique ni adéquate : pour savoir ce qu’est la danse, il faut danser. Inversement, dès que l’on danse, on sait à quel point l’émotion et l’esprit façonnent le mouvement, le rendent malhabile lorsque l’on est timide, un peu trop pesant, agité, aérien, gracieux. Il faut danser pour savoir à quel point, en amont de la danse, l’émotion en tient lieu de moteur :

  • 18 J. Martin, America Dancing : The Background and Personalities of the Modern Dance, New York, Dodg (...)

Lorsque nous voyons un corps humain en mouvement, nous voyons un mouvement qui peut être produit par n’importe quel corps humain, et notamment le nôtre […]. Par empathie kinesthésique, nous le reproduisons par procuration dans notre actuelle expérience musculaire et nous en éveillons les connotations associées, comme si le mouvement original était de notre propre initiative18.

12L’erreur des rares penseurs ou critiques de danse jusqu’aux années 1980 est donc, dans leur majorité, d’avoir médité sur un danseur conçu sans intériorité : une marionnette, une surface de spectacle. Si le texte de Kleist Sur la marionnette (1810) est si beau, et trouve un écho dans celui de Craig L’Acteur et la Surmarionnette (1908), c’est parce qu’il renvoie à l’absentement de la pensée dans la danse, remplacée par l’émotion pure. Pour autant, loin que le danseur soit vide, il est plein et s’agite intérieurement. La plénitude ne saurait se réduire au fait d’être comblé de pensées et de concepts : inversement, l’intellectuel peut se sentir vide, dans le silence des émotions que les mots et le concept invisibilisent.

3. De l’intuition : danse et vérité

13Pourquoi la philosophie, dans toutes ses déclinaisons jusqu’à l’esthétique phénoménologique, est-elle incapable de concevoir que la danse se vit avant de se donner en spectacle, et ne se donne en spectacle que moyennant son élaboration matricielle dans le vécu psychoaffectif et sensori-moteur du danseur ?

14La philosophie manie des concepts. Elle se pratique en position méta, ce qui est inconciliable avec la danse. Penser la danse, ce n’est pas danser. L’on peut penser la danse, mais la danse n’est pas une pensée car la danse se joue dans l’immanence du corps et du vécu psychoaffectif, sa relativité, sa fugitivité aussi, quand la pensée conceptuelle suppose l’abstraction du vécu et sa position devant soi, tel un objet. Mais en même temps, cette exclusion – qu’il faut bien admettre, quelle que soit la façon dont on veut tirer la danse vers la pensée – est féconde, car cela dit quelque chose de la danse elle-même : en particulier, que la danse est une pratique dont la justesse relève non de la pensée, comme on voudrait le croire pour légitimer la pensée de la danse, mais de l’intuition intelligible, au sens où l’entendent Descartes et Pascal. Ladite intuition devient appréhensible par l’entremise même du corps : ainsi en venons-nous à proposer de réhabiliter l’expérience locomotrice de la danse, médiatrice d’intelligibilité première.

15Le terme d’ « intuition » vient du latin intueor : je regarde à l’intérieur. L’intuition est auto-attestante : c’est une certitude de vérité immédiate ; une connaissance sans référentiel autre qu’elle-même. En cela, l’intuition ne nécessite pas le recours au jugement rationnel : il ne s’agit pas de considérer une proposition pour en évaluer la valeur de vérité. Aucune prise de recul n’est nécessaire : d’une telle vérité, Baruch Spinoza dit qu’elle est « son propre signe » (index sui). N’exigeant aucune connaissance, elle constitue à elle seule une connaissance irréfutable et apodictique. La connaissance intuitive ne résulte d’aucune inférence, d’aucun raisonnement : telles sont les premières vérités mathématiques. Ainsi savons-nous que par un point peuvent passer une infinité de droites, sans que ce principe ne puisse être démontré. On parle en ce sens d’ « évidence intuitive », le terme d’ « évidence » dérivant du verbe latin video : je vois. Une telle vérité se donne ainsi dans un « voir » intellectuel, sorte de fulgurance de vérité autotélique et apodictique.

  • 19 Délivrée du corps après la mort, l’âme peut saisir les idées dans leur pureté par la phronèsis ou (...)

16Si, chez Platon, l’intuition de la vérité se fait par l’âme à l’exclusion du corps19, une certaine lecture de Descartes peut amener à la considérer très différemment. Le philosophe rationaliste pose en effet, dans la douzième de ses Règles pour la direction de l’esprit, que les premières vérités, socle de toutes les autres, ne sauraient résulter d’un raisonnement, ce qui nécessiterait leur justification par une régression à l’infini : elles relèvent de « l’intuition évidente ». Les vérités premières ou « natures simples » sont intuitives et, en cela « suffisamment connues par elles-mêmes » : auto-attestantes. Non sans ironie, Descartes moque à l’inverse « les gens cultivés » – il vise Aristote – souvent « assez subtils pour trouver moyen de s’aveugler, même en ce qui est par soi-même si évident que jamais les incultes ne l’ignorent » : évidentes pour tous, les vérités intuitives échappent parfois aux plus savants qui ne savent se contenter du simple ; à l’inverse, les « incultes » savent appréhender le réel avec la simplicité et l’humilité requises pour fonder une véritable science. Ici nous intéresse tout particulièrement le rôle accordé au corps et à la motricité spatiale dans la saisie des évidences intuitives :

Personne en effet n’a le cerveau si obtus qu’il ne puisse comprendre que, lorsqu’il est assis, il diffère en un certain sens de lui-même lorsqu’il se tient debout […] ; ce selon quoi nous changeons en changeant de lieu, quoi que ce soit, en est-il en effet qui l’ignorent, et s’en trouverait-il pour se représenter la même chose, quand on leur dit que le lieu est la superficie du corps ambiant ? Cette superficie peut changer, du reste, tandis que je reste immobile et que je ne change pas de lieu ; inversement, elle peut se mouvoir avec moi, et de la sorte, elle a beau continuer à m’entourer, je ne suis pourtant plus dans le même lieu. Mais vraiment, n’ont-ils pas l’air de prononcer des paroles magiques, chargées d’une force occulte et dépassant la portée de l’esprit humain, ceux qui disent que le mouvement, cette chose que chacun connaît parfaitement, est l’acte d’un être en puissance, en tant qu’il est en puissance ? Qui donc comprend ces mots ? Qui ignore ce que c’est que le mouvement ? Et qui n’avouerait pas que ces gens ont été chercher un nœud sur une tige de jonc ?

  • 20 Notons que l’époque de rédaction des Regulae est antérieure de huit ans au Discours de la méthode(...)

17Contre toute attente, Descartes valorise ici une appréhension par le corps de la réalité ; non en tant que réalité donnée au corps telle quelle, mais dans la mesure où l’expérience corporelle ne nécessite aucune réflexion pour se vivre sous forme d’évidence apodictique, simple et indiscutable. Au stade des vérités premières, la science est sans utilité ; aucune connaissance n’est requise. Les vérités premières se donnent intuitivement ; et l’évidence kinesthésique, dans l’immanence d’un vécu proprioceptif20.

18Contemporaine de la publication des Regulae, la distinction pascalienne entre vérité de raison et vérité du cœur peut permettre de préciser la nature de telles vérités premières ; elles relèvent du « sentiment », non certes au sens affectif mais cognitif :

  • 21 B. Pascal, Pensées, Lafuma 110/Sellier 142.

Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. […] Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances […]. Car les connaissances des premiers principes : espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies…21

19Le texte est éclairant : certaines vérités n’en laissent pas moins d’être certaines, quoique la raison ne parvienne pas à les justifier. C’est en particulier ce qui caractérise la foi, chez Pascal, mais également les vérités mathématiques principielles. Ces certitudes sont liées au « sentiment » de spatialité, et à sa mesure : « espace, temps, mouvement, nombres ». Notons que ni l’espace, ni le temps, pas plus que le mouvement, ne sont posés devant l’individu : tout philosophe qu’il soit, le sujet est situé dans un espace-temps où il perçoit et vit le mouvement, et d’où il ne les pense que par sa situation « au monde ». Dès lors, l’ancrage corporel dans un monde sensible apparaît comme la condition première de l’intuition de tels concepts ; et s’ils se donnent comme vérité du cœur ou évidence non démontrable, c’est parce qu’ils sont vécus kinesthésiquement avant d’être pensés.

20Dès lors, ces textes de Descartes et de Pascal offrent une possibilité de lecture inédite, probablement en décalage avec l’intention de leurs auteurs mais néanmoins permise par leur propos : la conscience elle-même et les mécanismes cognitifs peuvent y être compris comme sis dans la proprioception intuitive et la kinesthésie, dès les fondements du rationalisme. Autrement dit, l’évidence intuitive, fondatrice de toute connaissance, repose au moins en partie sur l’ancrage corporel moteur dans un monde spatialisé. Les vérités premières sont toutes intuitives, d’une part, et pour partie kinesthésiques, d’autre part. Distinctes des vérités démontrées, elles n’en sont pas moins source de connaissance. Dès lors, ce que la danse rappelle à la philosophie, qui bien souvent refuse de l’entendre, c’est qu’il est certaines vérités premières qui ne peuvent pas être appréhendées par la raison, parce qu’elles la conditionnent. Ces vérités sont d’ordre intuitif et kinesthésique : dans la justesse d’un mouvement « vrai », dans l’évidence d’une posture adéquate, dans l’écoute de la pesanteur d’un corps ou de son envol.

  • 22 Film conçu par Sylvie Guillem, réalisé avec les chorégraphes W. Forsythe, N. Ek, D. Kern, B. Loye (...)

21Ainsi la danseuse étoile Sylvie Guillem a-t-elle intitulé l’une de ses pièces Evidentia 22 ; certes, en jouant sur le mot « danse » et en le fusionnant avec celui d’ « évidence » (« vie, life, et danse, dance : Evidentia, voilà »). Mais il ne s’agit pas seulement d’un jeu de mots : ce choix témoigne du sentiment même d’évidence en danse, moins intellectuelle qu’intuitive, et reposant sur la justesse de l’émotion – le danseur n’est pas une marionnette. Danser est une recherche permanente de justesse, en équilibre sur le fil de l’évidence intuitive, cognitive et gravitaire :

  • 23 Nous traduisons : « to give… to project emotion, you have always to be doubtful about what you do (...)

Pour transmettre une émotion, il faut toujours douter de ce que vous faites, de ce que vous allez faire et même de ce que vous avez fait. Parce que douter et prendre des risques crée un sentiment d’urgence pour trouver l’émotion juste. Autrement, si vous vous préparez trop, si vous y pensez trop, tout l’instinct et toute votre personne vont se cacher derrière un pas, une chorégraphie […]. Si vous doutez, vous vous mettez vraiment à nu…23

  • 24 M. Graham, Mémoire de la danse [1991], trad. C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2003, p. 10.

22Le danseur n’est pas un simple exécutant vide : il est lesté d’émotions. Ce n’est que moyennant cette caractéristique que la danse n’est pas une simple gymnastique, un faux-semblant technique : « Le mouvement ne ment jamais », disait Martha Graham24 ; le danseur, lui, cherche la justesse de la pirouette, la sensation adéquate dans l’équilibre le plus précaire. L’analogie avec l’évidence du cogito est sensible : le doute ou déséquilibre en danse est une méthode pour atteindre l’évidence de ce qui est juste. Il s’apparente à la faille critique : le danseur sent proprioceptivement qu’il n’est pas correctement aligné, que « quelque chose cloche », que son placement n’est pas bon ou n’est pas adéquat à son être ; et s’il compense ce déséquilibre partiel par le rééquilibrage d’une autre partie du corps, il a toutefois l’intuition que cet équilibre n’est qu’approximatif. Certaines ballerines s’amusent à tenir en équilibre sur un plateau de Freeman, ne reposant que sur une seule pointe : dans le moment de grâce est la justesse, là est l’évidence. En danse, l’évidence devient « sensation » et non plus seulement « sentiment », lorsque l’écoute est maximale, que le geste adéquat semble se dicter du corps même au sujet, telle une émotion devenue mouvement. Ce sont autant d’instants de vérité, perçus comme tels parce qu’ils restent rares et précieux.

Conclusion

23Loin que danser nous mène au monde des idées de manière analogue au geste philosophique, comme s’il s’agissait d’une pensée analytique, loin que la danse soit bien trop ancrée dans la matérialité du corps et, en cela, dépréciable pour s’élever à l’abstraction et au vrai, la pratique de la danse révèle l’ancrage dans le corps même de certaines vérités indubitables parce qu’intuitives et évidentes, en particulier la spatialité et la gravité, aussi bien que le temps et le mouvement, dans une justesse qui n’a rien à envier à leurs concepts.

24Sensible, proprioceptive et kinesthésique, non philosophique car non réflexive, la danse n’en est pas moins un mode immanent d’appréhension du vrai. Cette vérité est irréductible à la seule motricité : il s’agit d’une vérité de cœur, une vérité sensible. En définitive, face au problème de la « philosophie de la danse », le renvoi à Descartes et à Pascal présente une fécondité additive à la phénoménologie merleau-pontienne ; moins pour faire de la philosophie de ou par la danse, que pour constituer le socle d’un manifeste : la danse ne relève pas de la pensée, parce que la vérité s’y donne dans l’intuition du geste et du vécu psychomoteur, dans l’évidence de l’espace et du temps.

  • 25 Voir le documentaire « Danser sa peine » de Valérie Müller, première diffusion sur France 3 le je (...)

25La revalorisation de la pratique de la danse comme médiatrice de vérité intuitive pourrait permettre de dépasser certaines antinomies de la raison, en particulier face à bon nombre de problèmes d’ordre bioéthique, en promouvant notamment la justesse morale défendue par les care ethics. De la même façon, elle pourrait permettre d’interroger sensiblement des problématiques que la raison ne sait résoudre. En témoignent, par exemple, les ateliers chorégraphiques menés par Angelin Preljocaj auprès de détenues de la prison des Baumettes, à Marseille25 : l’expression, par les danseuses amatrices, de leur vécu carcéral, s’est vue éminemment favorisée par une telle pratique motrice artistique. Certains de leurs propos à l’issue d’une telle expérience disent avec simplicité et justesse une vérité que la philosophie seule ne saurait atteindre :

  • 26 Propos tenus par Sylvia.

En détention, le corps est dans un carcan. On est là pour être enfermé. C’est une privation de liberté de mouvement. La danse, c’est tout l’inverse, c’est l’expression du mouvement, c’est la liberté de s’exprimer, de bouger dans l’espace. C’est une forme de liberté […] mais encore plus importante parce que, finalement, même entre les barreaux on peut avoir cette forme de liberté. Ça touche l’intérieur, ça touche la façon de penser…26

Haut de page

Notes

1 Voir L. de Samosate, Sur la Danse, trad. A.-M. Ozanam, dans Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 2018.

2 Voir P. Valéry, L’Âme et la Danse (1921), Philosophie de la danse (1936) ; et J. Martin, The Modern Dance (1933), Introduction to the Dance (1939), The Dance (1945), World Book of Modern Ballet (1952).

3 Voir J. Beauquel, Esthétique de la danse. Le danseur, le réel et l’expression, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 ; V. Fabbri, Danse et philosophie. Une pensée en construction, Paris, L’Harmattan, 2007.

4 Voir entre autres les travaux, aux USA, de M. Sheets-Johnstone, et en France d’E. Bigé, P. Gioffredi, C. Leroy, K. Van Dyk (liste non-exhaustive), ainsi que ceux d’E. Ballanfat, L. Basselier, F. Pouillaude, L. Louppe, etc.

5 Voir entre autres les travaux d’A. Creissels et de P. Guisguand.

6 C. Stanislavski, La formation de l’acteur [1936], trad. É. Janvier, Paris, Payot, 2015 ; La construction du personnage [1949], trad. C. Antonetti, Paris, Pygmalion, 1997.

7 M. Chekhov, Être acteur, trad. É. Janvier et P. Savatier, Paris, Pygmalion, 1986 ; L’imagination créatrice de l’acteur, trad. I. Famchon, Paris, Pygmalion, 1995.

8 Voir G. Simmel, La philosophie du comédien, trad. S. Muller, Paris, Circé, 2016.

9 J.-G. Noverre, Lettres sur la danse, Paris, Éd. du Sandre, 2006, lettre X : « L’action en matière de danse est l’art de faire passer par l’expression vraie de nos mouvements, de nos gestes et de la physionomie, nos sentiments et nos passions dans l’âme des spectateurs. […] cessons de ressembler à ces marionnettes, dont les mouvements dirigés par des fils grossiers n’amusent et ne font illusion qu’au peuple. Si notre âme détermine le jeu et l’action de nos ressorts, dès lors les pieds, les jambes, le corps, la physionomie et les yeux seront mus dans des sens justes, et les effets résultants de cette harmonie et de cette intelligence intéresseront également le cœur et l’esprit. »

10 Le penchant métaphysique des pensées non philosophiques de la danse renvoie toutefois aux premières pratiques de danse et à ce qui les institue : les rituels sacrés des premiers humains célébraient la fertilité de la terre et la fécondité par la danse. On retrouve une telle invocation du sacré dans les danses martiales, destinées à éloigner le spectre de la mort et à quérir la protection des dieux.

11 Là encore, voir dans la danse classique une pratique patriarcale et rejeter la danse classique à ce titre, c’est réduire la pratique de la danse classique à des préjugés et, paradoxalement, l’empêcher de s’en émanciper.

12 Voir T. Hanna, « Qu’est-ce que la somatique ? », Recherches en danse, mis en ligne le 16/06/2017, consulté le 11/04/2020. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/danse/1232.

13 Voir M. Bernard, Le Corps, Paris, Seuil, 1995 ; H. Godard, « Le geste et sa perception », dans I. Ginot et M. Michel, La danse au xxe siècle, Paris, Bordas, 1995, p. 224-229.

14 En France, notamment R. Bigé, K. Van Dyk, P. Gioffredi, C. Leroy, etc. ; C. Buttingsrud au Danemark ; etc.

15 Voir C. Leroy, « Empathie kinesthésique et recours à Merleau-Ponty dans la recherche en danse : précurseur ou prétexte ? », Études phénoménologiques, vol. 4, 2020, p. 293-315.

16 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, p. 15-16.

17 Ibid., p. 12.

18 J. Martin, America Dancing : The Background and Personalities of the Modern Dance, New York, Dodge Publishing, 1936, p. 117, d’après S. Foster, Choreographing Empathy : Kinesthesia in Performance, Londres, Routledge, 2010, p. 7-8 ; nous traduisons.

19 Délivrée du corps après la mort, l’âme peut saisir les idées dans leur pureté par la phronèsis ou intuition intellectuelle. Voir Phédon, 66c2, 68a1, 68a6, 68b4.

20 Notons que l’époque de rédaction des Regulae est antérieure de huit ans au Discours de la méthode. Descartes n’a pas encore procédé au doute méthodique qui invalide jusqu’à la croyance en la motricité corporelle.

21 B. Pascal, Pensées, Lafuma 110/Sellier 142.

22 Film conçu par Sylvie Guillem, réalisé avec les chorégraphes W. Forsythe, N. Ek, D. Kern, B. Loyen et B. Reeder, Allemagne, Warner Music Vision, NVC ART, 1995.

23 Nous traduisons : « to give… to project emotion, you have always to be doubtful about what you do, about what you are going to do and what you did also. Because to doubt and to take risk creates like a moment of emergency to find real emotion, I think. Otherwise, if you prepare too much, if you think to much about it, all the instinct and all of yourself, if you’re able to give a bit of yourself, is going to be hidden somewhere behind a step, behind a choreography. Things esay to be hidden from. But if you doubt, if you put really yourself naked… ».

24 M. Graham, Mémoire de la danse [1991], trad. C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2003, p. 10.

25 Voir le documentaire « Danser sa peine » de Valérie Müller, première diffusion sur France 3 le jeudi 26 mars 2020.

26 Propos tenus par Sylvia.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Christine Leroy, « Des vérités kinesthésiques en danse »Noesis, 37 | 2021, 67-78.

Référence électronique

Christine Leroy, « Des vérités kinesthésiques en danse »Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5439 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5439

Haut de page

Auteur

Christine Leroy

Christine Leroy est professeur agrégée de philosophie, titulaire d’un doctorat en esthétique et sciences de l’art. Elle est chercheuse associée à l’École des Arts de la Sorbonne (Université Paris I), au LEGS (Université Paris 8) et à l’INSERM, équipe « psychiatrie du développement et trajectoires ». Après une première monographie introductive au concept d’intentionnalité en phénoménologie parue aux Éditions Ellipses en 2018, elle a notamment publié en 2021 aux Éditions Hermann un ouvrage intitulé Phénoménologie de la danse. De la chair à l’éthique préfacé par Angelin Preljocaj. Ses travaux portent principalement sur les enjeux éthiques de l’empathie kinesthésique à l’œuvre entre interprètes en scène et spectateurs dans la salle ; et sur les limites du corps propre.

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search