« Cette danse, je l’avais en moi depuis longtemps ». À propos d’Henri Matisse
Résumés
Cet article tente d’analyser les rapports de d’Henri Matisse à la danse. Si celle-ci fut l’objet de nombreuses de ses œuvres, elle se présente aussi comme une méthode qui participe de son processus de création.
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- 1 N. Heinich et R. Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de (...)
1Cet article consistera essentiellement à questionner le rôle et la fonction de la danse dans l’œuvre picturale d’Henri Matisse. Pour ce faire, je ne partirai pas de la perspective de l’histoire de l’art. Je ne prendrai donc pas le temps ici de replacer Matisse dans tel ou tel autre courant de la tradition picturale. Rappelons simplement ceci – central pour notre propos – que Matisse fait partie des peintres qui donnent un privilège quasiment exclusif à la forme sur le sujet, autrement dit au « comment » (Wie), à la « manière » sur ce qui est peint, le quoi (Was). En ceci, sur un plan plus proprement philosophique, on peut dire que l’expressionnisme prépare et incarne à sa manière la priorité de l’existence sur l’essence. Pour reprendre cette fois l’appareil conceptuel suggéré par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro dans leur ouvrage collectif intitulé De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, nous délaisserons encore un autre point de vue, celui de la sociologie de l’art pour nous concentrer sur le processus d’artification1 inhérent aux Écrits et propos sur l’art de Matisse. Suivant cette logique, il ne s’agira donc pas de questionner la « légitimité artistique » de son œuvre mais, bien qu’il conviendrait en toute rigueur d’interroger l’impossibilité pour son travail d’être envisagé dans un état pré-artistique, de lire les écrits de Matisse de sorte qu’on puisse comprendre la façon dont Matisse décrit lui-même la manière dont il « passe » à l’art, autrement dit, la façon dont il envisage lui-même la genèse de l’objet d’art, ainsi que l’activité artistique qui y conduit.
2Si pareille entreprise n’est pas impossible, elle s’avère du moins fortement compromise par la position qu’adopte Matisse à propos des écrits sur l’art – ceux des critiques, mais aussi les siens propres : l’expression d’une œuvre d’art doit se suffire à elle-même, au risque de rater sa vocation – ratage dont témoignerait justement la nécessité de compléter l’œuvre par un écrit ou même un propos. Ainsi dans un entretien pour les Lettres françaises avec Léon Degand :
- 2 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art [1972], Paris, Hermann Éditeurs, 2014, p. 308.
Quand j’ai eu des élèves, je leur disais : il faudrait commencer par vous couper la langue, car, à partir d’aujourd’hui, vous devez vous exprimer par des moyens plastiques, uniquement2.
3Ainsi encore – et encore plus frontalement – dans sa très sévère lettre à Tériade :
- 3 Ibid., p. 310-311.
Ne savez-vous pas qu’un peintre n’est pas un écrivain quand il est vraiment pour son métier ? Que les plus originales observations qu’il pourrait faire, qu’il pourrait écrire, qu’il écrirait, ne pourraient être partagées par les autres que lorsqu’il les aurait fixées par des lignes ou des couleurs ? Que d’essayer d’écrire n’aboutirait qu’a des lieux communs qui feraient pitié à ceux qui estiment vraiment l’artiste ? […] Les paroles des artistes ne comptent pas essentiellement 3.
4À noter que cette posture est aussi adoptée par d’autres artistes célèbres. À Alphonse De Waelhens, et à propos de sa lecture de L’œil et de l’esprit, Magritte écrivait ceci :
- 4 R. Magritte, Écrits complets. Édition établie et annotée par André Blavier, Paris, Flammarion, co (...)
Le discours très brillant de Merleau-Ponty est fort agréable à lire, mais il ne fait guère songer à la peinture – dont il paraît traiter cependant. Je dois même dire que lorsque cela arrive, il parle de la peinture comme si l’on parlait d’une œuvre philosophique, en s’inquiétant du porte-plume et du papier qui ont servi à l’écrivain4.
- 5 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 311 ; nous soulignons.
- 6 Ibid., p. 143 ; nous soulignons.
- 7 Ibid., p. 306 ; nous soulignons.
5Ainsi devrait-on en toute rigueur se désintéresser des Kandinsky (Du spirituel), Klee (Théorie de l’art moderne), Mondrian (Écrits français), Léger (Fonctions de la peinture), Rothko (La réalité de l’artiste), Beuys (Par la présente, je n’appartiens plus à l’art), qui tous sans exception ont tenté d’expliciter leur démarche picturale. Exit également les manifestes en tout genre (du surréalisme, futuriste etc.) et surtout les philosophes ramenant la peinture à leurs propres propos – L’origine de l’œuvre d’art de Heidegger, Voir l’invisible de Michel Henry. Assez étrangement cependant, les mêmes artistes qui opposent la peinture à l’écrit en soulignent aussi la nécessaire complémentarité, et Matisse lui-même ne boude pas le « plaisir de se contredire », affirmant d’un côté qu’une « phrase écrite par un peintre fait rêver… à la légère, dans le vague »5, mais soulignant de l’autre, comme étonné de ses propres propos : « Aïe ! je ne suis pas écrivain et je veux être précis »6. Et c’est bien une telle précision qui rend décisifs les écrits et propos sur l’art de Matisse, justement parce qu’il y décrit très minutieusement sa manière de « passer à l’art » – son processus d’artification –, moins sous la forme d’une recette pratique qui mènerait à l’impasse de l’art industriel, que d’une méthode née à même la pratique de son art : « Petit à petit, avançant dans la vie, on crée non seulement une œuvre, mais la doctrine esthétique qui la définit »7.
6Or telle sera ici notre hypothèse de travail : la danse n’intervient pas seulement chez Matisse comme ce qui est peint – à titre d’objet de son œuvre –, mais elle constitue aussi le cœur de sa doctrine esthétique, autrement dit, de la méthode par laquelle il définit la manière dont il présente l’un des sujets dominants de son œuvre picturale – tant avec La joie de vivre, La Danse, celle de Moscou et de Mérion, qu’avec La Danseuse – en tutu bleu ou sur fond noir. Ainsi dans un entretien de 1954 :
- 8 Ibid., p. 62-63.
J’aime beaucoup la danse. La danse est une chose extraordinaire : vie et rythme. Il m’est facile de vivre avec la danse. Lorsqu’il m’a fallu composer une danse pour Moscou, j’ai simplement été au Moulin de la Galette le dimanche après-midi. Et j’ai regardé danser. J’ai regardé la farandole. Souvent, au milieu ou en fin de séance, il y avait une farandole. Cette farandole était très gaie. Les danseurs se tiennent la main, courent à travers la salle, entortillent les gens qui sont un peu égarés… c’est extrêmement gai. Et tout cela sur une musique sautillante. Atmosphère que je connaissais très bien. Quand j’ai eu à faire une composition, je suis retourné au Moulin de la Galette pour revoir la farandole. En rentrant chez moi, j’ai composé ma danse sur une surface de quatre mètres, en chantant le même air entendu au Moulin de la Galette, si bien que toute la composition, tous les danseurs sont d’accord et dansent sur le même rythme. Non, ce n’est pas le mur [qui m’a suggéré le thème], c’est que j’aime particulièrement la danse ; c’est que je vis davantage dans la danse : mouvements expressifs, rythmiques, musique que j’aime bien. Elle était en moi cette danse…8
1. Lettres à un jeune artiste
- 9 En marge de ce parallèle entre Matisse et Rilke concernant leur rapport à la création artistique, (...)
7Matisse décrit le passage à l’art comme étant une démarche qui convoque toutes les dimensions de l’existence : l’art est littéralement une manière de vivre, qui transcende sans la délaisser la dimension plus particulièrement picturale de la création – d’où le ton souvent initiatique de ses propos, qui ne peuvent manquer de rentrer en écho avec les Lettres à un jeune poète de Rilke, non seulement concernant le rapport de l’artiste au temps, mais également à l’espace9.
- 10 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 204.
8À l’urgence et à l’illusion de la création instantanée, s’oppose chez l’un et l’autre l’idée que la création artistique est une démarche lente et patiente, car créer en vérité suppose que l’on fasse l’hypothèse que l’on dispose de l’éternité. Matisse affirme ainsi avoir toujours peint « comme [s’il] avai[t] la vie devant [lui], enfin tout une autre vie »10. Rilke disait quant à lui :
- 11 R.-M. Rilke, Lettres à un jeune poète, op. cit., p. 45.
Le temps n’est plus alors une mesure appropriée, une année n’est pas un critère, et dix ans ne sont rien ; être artiste veut dire ne pas calculer, ne pas compter, mûrir tel un arbre qui ne presse pas sa sève, et qui, confiant, se dresse dans les tempêtes printanières sans craindre que l’été puisse ne pas venir. Or il viendra pourtant. Mais il ne vient que pour ceux qui sont patients, qui vivent comme s’ils avaient l’éternité devant eux, si sereinement tranquille et vaste11.
9Autre conviction étrangement commune entre le poète et le peintre : le lieu pour ne pas dire l’espace de la création artistique doit être le quotidien, qui signifie tout sauf la perte ou l’oubli de soi. Ainsi chez Rilke :
- 12 Ibid., p. 29.
Fuyez donc les thèmes généraux pour ceux que vous offre votre propre vie quotidienne ; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l’esprit et la croyance à une beauté quelle qu’elle soit – décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent12.
- 13 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 239.
- 14 Ibid., p. 202.
- 15 J. Cau, Croquis de mémoire [1985], Paris, Julliard, 2018, p. 228.
10Et c’est bien en ce sens que Matisse souligne de son côté qu’ « il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir »13 et ceci précisément parce que c’est « le privilège de l’artiste de rendre précieux, d’ennoblir le plus humble des sujets »14. Comme le suggérera bien plus tard et dans un tout autre contexte Jean Cau à propos d’une anecdote concernant Giacometti, créer, « passer à l’art », c’est essentiellement être « libre de décider de la beauté »15.
2. La danse comme objet pictural
- 16 Cf. R. Magritte, Écrits complets, op. cit., p. 485 : « Un autre sens d’illustration est acceptabl (...)
11Au moins sait-on déjà ceci de très général : passer à l’art suppose pour Matisse un enracinement fondamental de l’artiste dans le quotidien qu’il a pour mission de transfigurer, non pas d’embellir mais d’ennoblir – autrement dit d’ « illustrer »16 comme le dira aussi Magritte. Or, précisément, il faut reconnaître que, chez Matisse, à de multiples reprises et relativement à des préoccupations plastiques fort différentes, la danse constitue l’objet de cet ennoblissement. Insistons ici sur trois « passages à l’art » dans lesquels la danse intervient comme un tel objet.
Moscou et Mérion
- 17 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 147.
12La Danse, c’est d’abord chez Matisse le titre de deux œuvres similaires, et pourtant fort différentes. Similaires car autant La Danse de Moscou que celle de Mérion (commandée par Barnes) ont pour motif principal des danseuses. Différentes, car la première est un tableau au sens classique du terme alors que la seconde est une fresque murale en laquelle se joue un double enjeu plastique : dépasser la peinture de « chevalet » afin de développer une peinture architecturale. Dans l’une et l’autre danse s’engage donc un rapport fondamentalement différent à l’espace. Si le premier, déplaçable, peut aller de ce fait « n’importe où » et se trouve donc conçu indépendamment de toute prise en considération des lieux dans lesquels il est amené à être transporté, le panneau de Mérion, en revanche, « a été fait spécialement pour les lieux » et n’est à considérer que « comme un fragment d’architecture »17. Dès lors, loin d’opposer l’art et le non-art, le tableau et le spectateur – comme c’est le cas dans la peinture de chevalet – le non-art (le lieu et les gens qui s’y trouvent) en vient à faire partie intégrante de l’œuvre. Et tel semble constituer l’enjeu de la peinture architecturale : inclure l’environnement et le spectateur dans l’œuvre d’art, les considérer comme en faisant partie intégrante :
- 18 Ibid., p. 147 ; nous soulignons.
La peinture architecturale dépend absolument de la place qui doit la recevoir et qu’elle anime d’une vie nouvelle. Elle ne peut en être séparée, une fois qu’elle y est associée. Elle doit donner à l’espace enclos dans cette architecture toute une atmosphère comparable à celle d’un beau et vaste sous-bois ensoleillé, qui entoure le spectateur d’un sentiment d’allègement dans la somptuosité. Dans ce cas, c’est le spectateur qui devient l’élément humain de l’œuvre 18.
Le ballet russe
13Que chez Matisse le thème de la danse concerne un champ qui excède la peinture de chevalet, c’est ce qui est également manifeste dès lors qu’il est appelé à réaliser quelques études pour les décors de L’Étrange farandole, ballet de Léonide Massine, en 1938 et 1939. Par ces décors, la danse elle-même passe à l’art – mieux : la technique de la gouache découpée contribue à sur-artifier une chorégraphie déjà elle-même située au-delà du « non-art », d’où le fait que Matisse se montre en retour très circonspect à l’égard de la technique mise en place par Léon Bakst :
- 19 Ibid., p. 205.
Dans les premiers ballets russes, Bakst jetait les couleurs à pleins baquets. C’était magnifique mais sans expression. Ce n’est pas la quantité qui compte mais le choix, l’organisation. Le seul avantage qui résulta, c’est que la couleur eut désormais droit de cité partout, jusque dans les grands magasins19.
Au Moulin de la Galette
14Au-delà de ces deux enjeux – la peinture architecturale et les décors de ballets –, la danse constitue pour Matisse un sujet de prédilection en tant qu’elle répond à l’un des deux impératifs constitutifs de son geste : par la création, il faut ennoblir le quotidien. À l’instar de Kees Van Dongen, c’est en milieu populaire que Matisse va chercher la danse, ou plutôt une danse qui n’en est pas encore une, une farandole, entraînante certes, mais dont on ne peut dire qu’elle appartient au domaine de l’art au sens restreint. La peinture de chevalet fait alors ici très classiquement office de transfiguration du réel : ce qui n’était « que » (mais c’est déjà en un sens tout) farandole devient danse – et tel est, en 1905-1906, l’un des enjeux fondamentaux de La joie de vivre :
- 20 Ibid., p. 151.
À Montmartre, Debray, le propriétaire du Moulin de la Galette, invitait tous les peintres à venir barbouiller chez lui. Van Dongen était prodigieux. Il courait derrière les danseuses et les dessinait en même temps. Naturellement, moi aussi je profitais de l’invitation, mais tout ce que j’ai pu faire a été de retenir l’air de la farandole que tout le monde hurlait aussitôt que l’orchestre le jouait […]. Et cet air m’a rendu plus tard service lorsque j’ai commencé mon tableau de La Danse qui se trouve à New York, chez Barnes. Je le sifflotais en peignant. Je dansais presque…20
3. La danse comme méthode
15Dans La joie de vivre s’opère donc un basculement qui nous invite à comprendre comment la danse est non seulement l’objet de l’œuvre de Matisse (ce qui est peint), mais également et surtout l’un des éléments clés de sa méthode (comment il peint), de ce qu’il appelle sans doute un peu pompeusement, nous l’avons vu, sa « doctrine esthétique ». Si Matisse fait passer la danse dans le registre de l’art, l’on peut en effet dire également qu’elle est constitutive de son « passage à l’art » – et c’est ainsi qu’il s’agirait de saisir le sens de ce témoignage à propos des études préparatoires à La Danse de Mérion :
- 21 Ibid., p. 151-152.
Cette danse [la farandole], je l’avais en moi […], je pris trois toiles de cinq mètres, aux dimensions mêmes de la paroi, et un jour, armé d’un fusain au bout d’un bambou, je me mis à dessiner le tout d’un seul coup. C’était en moi comme un rythme qui me portait21.
- 22 Ibid., p. 56.
16Le but général de la démarche créatrice de Matisse est d’organiser le chaos afin de parvenir, sinon à la sérénité, du moins à une forme la plus parfaitement sereine. Dans un entretien qu’il donne à Guillaume Apollinaire, Matisse note : « Ordonner un chaos voilà la création. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure »22. La peinture comme passage à l’art sera donc fondamentalement pour Matisse un geste maîtrisé qui déterminera un double rapport à la danse : elle sera tout d’abord une manière d’être, mais également un élargissement de la perception. À Paul Léautaud cette fois, Matisse confie :
- 23 Ibid., p. 303.
Je ne fais rien de négligé […]. Le véritable chef-d’œuvre doit pouvoir être recommencé pour qu’on soit sûr qu’on n’a pas été le jouet de ses nerfs ou du hasard23.
C’est une question de gouvernement… (Paul Valéry)
- 24 Sur ces manières d’être soi, sur ces modalités de l’ipséité, on consultera l’impressionnante étud (...)
- 25 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 238.
- 26 Ibid., p. 237.
17Ce qui est pour le moins étonnant chez Matisse, c’est la réversibilité de la danse et de la peinture – en ce sens qu’elles seront toutes deux conçues comme des disciplines répondant à une certaine volonté d’être soi par opposition à toute existence spontanée et, plus généralement, au « naturel »24. En ce sens, la danse n’a ici rien à voir avec une sorte d’effervescence dionysiaque : danser relève pour Matisse de l’exercice préparatoire visant à neutraliser toute liberté locale, à commencer par celle de la main qui doit être dûment entraînée à poser un geste parfaitement maîtrisé en vue de l’exécution finale de telle ou telle autre composition. Il a donc beau dire que « le réel commence quand on ne comprend plus rien à ce qu’on fait »25, il ne cesse par ailleurs de souligner que « la main n’est que le prolongement de la sensibilité et de l’intelligence. Plus elle est souple, plus elle est obéissante. Il ne faut pas que la servante devienne maîtresse »26. Et c’est bien pour renforcer cette maîtrise de soi que la danse est mobilisée par Matisse :
- 27 Ibid., p. 161.
C’est pour libérer la grâce, le naturel que j’étudie tellement avant de faire un dessin à la plume. Je n’impose jamais de violence ; au contraire ; je suis le danseur ou l’équilibriste qui commence sa journée par plusieurs heures de nombreux exercices d’assouplissement, de façon à ce que toutes les parties de son corps lui obéissent lorsque, devant son public, il veut traduire ses émotions par une succession de mouvements de danse, lents ou vifs ou par une pirouette élégante27.
18On peut toujours dire avec Magritte que l’œuvre de Matisse est un miracle ; il n’empêche que sa méthode et la manière dont il conçoit la danse constitue bien une « fête de l’intellect », selon l’expression de Valéry – ce même Valéry qui, en commentant quant à lui les dessins (et peintures) d’Edgar Degas – lesquels ont également, on le sait, la danse comme objet (et comme manière d’être) – note :
- 28 P. Valéry, Degas Danse Dessin [1938], Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2018, p. 78.
La volonté soutenue est essentielle au dessin, car le dessin exige la collaboration d’appareils indépendants qui ne demandent qu’à reprendre la liberté de leurs automatismes propres. L’œil veut errer ; la main arrondir, prendre la tangente. Pour assurer la liberté du dessin, par laquelle pourra s’accomplir la volonté du dessinateur, il faut venir à bout des libertés locales. C’est une question de gouvernement28.
Élargissement de la perception
19Si la peinture requiert pour Matisse un contrôle de soi, celui-ci a également pour fonction d’apprendre à discipliner la réalité. En ce sens, le passage à l’art exige une recomposition de la chose sur un plan proprement pictural – son insertion dans une constellation de forces perceptives préparant sa réinscription dans une constellation symbolique.
- 29 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 248.
- 30 Ibid., p. 151-152.
20La première étape du passage à l’art correspond en effet à une transformation de l’objet en signe, elle-même rendue possible par un élargissement de la perception visant précisément à dépasser un art purement rétinien pour atteindre un art véritablement substantiel – un art dans lequel la chose acquiert une densité que ne peut atteindre un art qui ne privilégierait, par exemple, que le seul sens de la vue. S’il faut « étudier longtemps un objet pour savoir quel est son signe »29, c’est précisément parce que ce dernier est appelé à devenir une expression picturale de la chose rassemblant en elle une constellation de forces perceptives mobilisant tous les sens, la vue certes, mais également l’ouïe. Ainsi conviendra-t-il, pour trouver le signe d’une chose, de l’inclure dans cette première constellation : apprendre à voir une chose ce sera donc aussi l’écouter. Et c’est dans et par cette écoute que l’artiste alors mis en mouvement – « c’était en moi comme un rythme qui me portait » – devient capable d’exprimer l’objet avec toute la densité requise par son expression picturale – « je me mis à dessiner le tout d’un seul coup »30. Mais une fois advenu dans le champ pictural, l’objet signé appelle aussitôt à être inclus dans une constellation symbolique dans laquelle la réalité se trouve recomposée – comme l’est le fauteuil que l’on retrouve dans L’intérieur jaune et bleu, Le fauteuil rocaille, ou encore La danseuse en tutu bleu :
- 31 Ibid., p. 247.
L’objet n’est pas intéressant par lui-même. C’est le milieu qui crée l’objet. C’est ainsi que j’ai travaillé toute ma vie devant les mêmes objets qui me donnaient la force de la réalité en engageant mon esprit vers tout ce que ces objets avaient traversé pour moi et avec moi […]. L’objet est un acteur : un bon acteur peut jouer dans dix pièces différentes, un objet peut jouer dans dix tableaux différents un rôle différent. On ne le prend pas seul, il évoque un ensemble d’éléments 31.
Conclusion
- 32 P. Klee, Théorie de l’art moderne [1985], tr. fr. P.-H. Gonthier, Paris, Gallimard, coll. « Essai (...)
21Nous avons envisagé la danse chez Matisse non pas seulement comme l’un des objets de son œuvre, mais également comme constitutive de sa méthode – comme son mode d’artification. Sur ce cas particulier s’annonce une entreprise plus générale, un peu déraisonnable mais sans doute passionnante, consistant à ne plus envisager l’histoire de l’art comme une discipline classificatrice soucieuse de situer les artistes dans différents courants artistiques plus ou moins abstraits, mais comme une analyse, sur le fondement de leurs écrits, de la manière singulière dont ils fabriquent ou ont fabriqué leur art. On pourrait alors mieux comprendre comment, selon le mot de Paul Klee, « la création vit en tant que genèse sous la surface visible, sous l’enveloppe de l’œuvre »32.
Notes
1 N. Heinich et R. Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 21-23.
2 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art [1972], Paris, Hermann Éditeurs, 2014, p. 308.
3 Ibid., p. 310-311.
4 R. Magritte, Écrits complets. Édition établie et annotée par André Blavier, Paris, Flammarion, coll. « Écrits d’artistes », 2009, p. 391.
5 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 311 ; nous soulignons.
6 Ibid., p. 143 ; nous soulignons.
7 Ibid., p. 306 ; nous soulignons.
8 Ibid., p. 62-63.
9 En marge de ce parallèle entre Matisse et Rilke concernant leur rapport à la création artistique, on pourrait éventuellement faire une troisième observation concernant l’amour physique. Si Matisse regrettait qu’ « on aime sans expérience » (ibid., p. 225), Rilke quant à lui disait ceci : « Ce qui est mal ce n’est pas que nous ressentions ce plaisir ; ce qui est mal c’est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et la dilapide, en fait un excitant pour faire pièce aux moments de lassitude qu’ils vivent, en fait une distraction au lieu qu’elle rassemble notre existence en vue de ses acmés. » (Lettres à un jeune poète, tr. fr. M. de Launnay, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1993, p. 57).
10 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 204.
11 R.-M. Rilke, Lettres à un jeune poète, op. cit., p. 45.
12 Ibid., p. 29.
13 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 239.
14 Ibid., p. 202.
15 J. Cau, Croquis de mémoire [1985], Paris, Julliard, 2018, p. 228.
16 Cf. R. Magritte, Écrits complets, op. cit., p. 485 : « Un autre sens d’illustration est acceptable lorsqu’il veut dire : “qui rend illustre” ».
17 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 147.
18 Ibid., p. 147 ; nous soulignons.
19 Ibid., p. 205.
20 Ibid., p. 151.
21 Ibid., p. 151-152.
22 Ibid., p. 56.
23 Ibid., p. 303.
24 Sur ces manières d’être soi, sur ces modalités de l’ipséité, on consultera l’impressionnante étude de C. Romano, Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2019.
25 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 238.
26 Ibid., p. 237.
27 Ibid., p. 161.
28 P. Valéry, Degas Danse Dessin [1938], Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2018, p. 78.
29 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 248.
30 Ibid., p. 151-152.
31 Ibid., p. 247.
32 P. Klee, Théorie de l’art moderne [1985], tr. fr. P.-H. Gonthier, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1998, p. 62.
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Référence papier
Joaquim Hernandez-Dispaux, « « Cette danse, je l’avais en moi depuis longtemps ». À propos d’Henri Matisse », Noesis, 37 | 2021, 29-39.
Référence électronique
Joaquim Hernandez-Dispaux, « « Cette danse, je l’avais en moi depuis longtemps ». À propos d’Henri Matisse », Noesis [En ligne], 37 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5411 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5411
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