- 1 Cf. Reinhardt Koselleck, « Historia magistra vitae », dans id., Futuro Pasado. Para una semántica (...)
1Dans un premier temps, il semblerait, comme l’indique le topos classique historia magistra vitae, qu’une approche de type historique de la connaissance respecte notre intention d’obtenir une connaissance de l’expérience de l’exil qui nous soit utile. Cependant, comme le montre Reinhart Koselleck1, ce topos classique, qui fait référence à un avantage plutôt pédagogique de l’histoire, a été dissous au cours de la modernité, en perdant sa force explicative et en la rendant plus problématique. Nous sommes donc confrontés à la question de l’utilité de l’histoire et, dans notre cas particulier, de cette utilité par rapport à l’histoire de la philosophie.
2Le point central qui nous intéresse dans cette discussion est en rapport à la possibilité d’interprétation et de traduction des idées philosophiques du passé au présent, et, de là, à leur utilité potentielle. Dans le débat intense autour de cette question, deux postures de base opposées peuvent être identifiées : d’une part, celle qui vise à approcher l’histoire de la philosophie afin qu’elle devienne pertinente face à nos problèmes actuels ; d’autre part, celle qui consiste à défendre une approche de l’histoire de la philosophie avec l’intention de comprendre les philosophies et les textes du passé dans leurs propres termes. La première a été taxée d’ « anachronisme » parce que la traduction, l’interprétation ou l’adaptation au présent des théories philosophiques du passé masqueraient, selon ses détracteurs, le profil exact de cette philosophie, en perdant toute valeur historique. La seconde a été qualifiée d’ « antiquaire », car ses excès de zèle à préserver les caractéristiques spécifiques de l’époque des philosophies rendraient impossibles leur traduction et leur interprétation, en leur faisant perdre leur valeur philosophique actuelle et en transformant les théories en objets de musée, sans aucun impact réel dans le présent.
- 2 Ambrosio Velasco, Teoría política : Filosofía e Historia. Anacrónicos o anticuarios ?, Ciudad de (...)
- 3 Ibid., p. 20.
3Ambrosio Velasco décompose la controverse entre anachroniques et antiquaires en ce qu’il appelle respectivement la « perspective philosophique » et la « perspective historique » de recherche. La principale caractéristique de la première perspective, que, dans le domaine de l’histoire de la théorie politique, Velasco identifie chez Strauss, serait l’affirmation selon laquelle les théories du passé doivent être considérées comme des « tentatives de répondre avec vérité à des problèmes fondamentaux qui ont persisté tout au long de l’histoire de la pensée politique »2. Dans ce sens, l’importance des doctrines devrait être évaluée, moralement et épistémologiquement, selon des critères universels. D’autre part, la « perspective historique », que Velasco identifie avec la proposition de Skinner, rejetterait l’existence de problèmes transhistoriques fondamentaux et donc des critères universels d’évaluation. « Ils conçoivent – dit Velasco – les théories politiques comme des discours pratiques qui se développent dans des débats idéologiques spécifiques à leur temps historique »3.
- 4 Cf. Richard Rorty, « La historiografía de la filosofía : cuatro géneros », dans Richard Rorty, Je (...)
4Richard Rorty propose une solution possible à ce dilemme, qui pourrait correspondre plus ou moins à la solution pratique que tentent actuellement de réaliser la majorité des philosophes. Pour Rorty il y a autant de bonnes raisons d’aborder l’histoire de la philosophie avec nos idées et nos conceptions en négligeant délibérément que les idées et conceptions déterminent les termes dans lesquels les idées philosophiques du passé sont décrites, que d’essayer de décrire ces idées dans leurs propres termes. Cependant, il n’y aurait pas de dilemme qui nous oblige à choisir l’un ou l’autre des deux modes : la proposition est tout simplement de continuer à suivre les deux voies, mais séparément4.
- 5 Cf. Jorge Gracia, La filosofía y su historia. Cuestiones de historiografía filosófica, Ciudad de (...)
5Une argumentation similaire, mais avec une conclusion différente, est défendue par certains qui, face à la question de savoir si l’histoire de la philosophie doit contenir des jugements sur la valeur de vérité des propositions des œuvres étudiées, choisissent de refuser cette fonction à l’histoire de la philosophie (i. e., Garber, Lafrance)5. En d’autres termes, la tâche de l’historien de la philosophie, en tant qu’historien, ne peut pas être de juger de la vérité ou de la fausseté des opinions exprimées dans le passé. Si l’on doit rechercher une vérité, ce ne peut être qu’une vérité historique, et non philosophique.
6Comme on le voit, cette perspective se fonde sur une différence de motivation entre l’historien et le philosophe, et donc sur les frontières disciplinaires entre une approche historique et une approche philosophique de l’histoire de la philosophie. Ainsi que précédemment décrit par Velasco, pour Gracia le philosophe aborderait l’histoire de la philosophie avec le désir d’apprendre quelque chose à propos de la vérité philosophique, alors que pour l’historien, le désintérêt philosophique serait une condition nécessaire à l’exaucement de son intérêt historique.
7Comme on le voit, l’un des points cruciaux de ce débat est ce que nous entendons précisément par « philosophie ». En effet, c’est dans les définitions de « philosophie » et d’ « histoire » que réside la principale difficulté à déterminer les limites et les possibilités d’une « histoire de la philosophie ». D’après Gracia, par example, les
[…] références à l’endroit d’origine et au temps peuvent se produire dans le discours philosophique, mais si tel est le cas, les références ne sont pas essentielles au but principal du discours, parce que ledit objectif, contrairement à l’histoire, est l’établissement de la connaissance philosophique. Cette connaissance, contrairement à la connaissance historique, n’a rien à voir avec les choses qui se produisent à un certain moment et à un certain lieu6.
8Toutefois, comme le montre Gracia, les propositions qui visent à différencier les travaux du philosophe et de l’historien ne pourraient fournir aucune solution car leurs partisans font du passé quelque chose d’inaccessible : les antiquaires, parce qu’ils affirment qu’on ne peut pas traduire les idées du passé au présent, et les anachroniques parce que nous ne serions pas capables de nous échapper du présent.
Les deux points de vue – dit Gracia – minent la valeur du passé et de son étude, puisque dans les deux cas, nous ne pouvons pas en tirer profit pour le présent. Dans le premier cas, parce que rien de ce qui est de valeur dans le passé ne peut être séparé de lui, et dans le second, parce que l’on ne pourrait jamais amener le passé au présent7.
- 8 Alasdair MacIntyre, « La relación de la filosofía con su pasado », dans Richard Rorty, Jerome Sch (...)
9Alasdair MacIntyre, comme Gracia, est en désaccord avec le genre de solution proposée par Rorty. Face à la stratégie de séparation des motivations et des champs disciplinaires, en plus de la perte de la valeur du passé que montre Gracia, il met en garde contre un problème pratique, à savoir que toute recherche philosophique actuelle deviendra, dans un futur peu distant et certain, une autre partie du passé philosophique. Ainsi, toute recherche sur la vérité et la validité passera du royaume du de iure au royaume du de facto, de sorte que « l’annulation philosophique du passé en raison de cette relation entre le passé et le présent, se révèle comme une façon de nous réduire à néant. […] Cette division particulière du travail entre l’historien positif et le philosophe assure que finalement tout soit laissé à la positivité historique »8.
10Le problème est condensé chez MacIntyre, chez qui une perspective philosophique de grande ampleur peut se lier à une autre quand il est impossible d’utiliser un critère de jugement neutre ou indépendant. En conséquence, la proposition de MacIntyre découle d’une analyse du débat qu’a soulevé l’approche en termes d’incommensurabilité décrite par Thomas Kuhn. Rappelons que pour ce dernier tout corps de théories de grande amplitude nous parvient avec sa propre vision et sa propre conceptualisation de la réalité qu’il tente d’expliquer. Ainsi, situé dans un corps de théories différent, il est impossible de recourir à une réalité qui soit neutre et indépendante. En l’absence de ce terrain commun, pour Kuhn, il n’y aurait même pas la possibilité d’interpréter des expressions comme « réellement existant » sans avoir recours à des conceptualisations propres à une des théories impliquées.
11La solution que MacIntyre propose est fondée sur deux points principaux. Le premier est que, dans la théorie de Kuhn et le débat suscité, il manquait la reconnaissance de ce que les théories, tant des sciences naturelles que d’autres disciplines comme la philosophie, ont une existence essentiellement historique. Ceci implique, pour MacIntyre, qu’il n’existe pas, à proprement parler, de théorie qui soit « la » théorie de la gravité, mais plutôt des théories qui peuvent s’identifier comme les états de la théorie de la gravité à différentes époques de son développement. Les théories progressent ou cessent leur progrès, selon MacIntyre, parce que « les incohérences et les insuffisances jugées selon les règles de la théorie elle-même donnent une définition de ses problèmes pour lequel la solution fournit à son tour une orientation pour formuler et reformuler la même théorie »9. Ainsi, chaque théorie se donne à elle-même des objectifs et des lignes directrices de son propre progrès.
12Le second point implique l’acceptation que, derrière chaque théorie particulière, il y a un corps de théories plus large, qui est à son tour compris dans un plus large système de présupposés. Sans ce cadre, les théories n’auraient même pas les qualités logiques qui nous permettent de les classer comme antagonistes. Selon MacIntyre, il est nécessaire d’avoir cet « ensemble de suppositions et de points de référence partagés par tous et qui ne sont pas mis en question même si beaucoup d’autres choses les sont »10. Situé au niveau de la Weltanschauung, cela permet de reconnaître les objets et les objectifs théoriques communs.
13Ainsi, pour surmonter le problème de l’incommensurabilité et juger de la supériorité rationnelle d’un corps de théories sur l’autre, tout en étant en mesure de l’évaluer et de le comparer avec un autre du passé, nous devrions utiliser les termes dans lesquels la théorie, que nous croyons inférieure, définit ses critères de réussite et d’échec, ses problèmes et ses besoins, pour évaluer les problèmes et les objectifs d’une théorie que nous croyons supérieure, dans ce cas-ci, notre corps actuel des théories philosophiques.
Ce que je soutiens – dit MacIntyre – est donc qu’un corps incommensurable de théories scientifiques peut communiquer avec un autre au fil du temps, non seulement parce qu’il fournit un ensemble de solutions plus adaptées à ses problèmes centraux – car il est dans la définition de ce qui constitue un problème central que deux théories incommensurables soient en désaccord – mais parce qu’il fournit une explication historique de la raison pour laquelle quelques-unes des expériences fondamentales de leurs adhérents, vérifiées quand ceux-ci luttaient avec leurs propres problèmes, furent comme elles furent11.
14Des raisons pour l’explication historique qu’un corps de théories peut apporter, des raisons qui trouvent leur condition de possibilité dans l’historicité de ce corps, ainsi que l’existence d’un terrain général commun (un lexique commun), peuvent aider à contourner son incommensurabilité et donnent une intelligibilité à la narration du passé. Par conséquent, au moins pour l’incommensurabilité des théories, l’histoire de la science aurait une certaine primauté sur la science même. Pour MacIntyre, donc, la « façon dont nous jugeons la position de la science dépend de la façon dont nous jugeons la qualité de l’histoire qu’elle-même aide à formuler »12. De ce point de vue, la science a toujours une référence historique qui relie chaque corps de théories, bien qu’incommensurables, avec ses prédécesseurs. Cela, même si la science présente et transmet son savoir d’une manière profondément anti-historique.
15Le plus important pour nous à ce stade est l’un des arguments avec lequel MacIntyre essaie d’appliquer ce modèle général d’explication historique des théories scientifiques à l’histoire de la philosophie. Pour MacIntyre, l’une des différences fondamentales entre les théories scientifiques et la philosophie par rapport à l’incommensurabilité est liée à sa propre définition : Kuhn se sert d’une définition de science spécifiquement moderne, alors que, pour MacIntyre, ce serait une erreur de déterminer ce qu’est la philosophie en partant de la perspective actuelle.
- 13 Ibid., p. 64-65.
- 14 Ibid., p. 65.
16MacIntyre fait valoir que « si les sciences naturelles extraient leur définition minimale et unitaire du point qu’elles ont actuellement atteint, en revanche la philosophie peut extraire une telle définition minimale et unitaire à partir de son point de départ »13. Pour MacIntyre, Platon doit être considéré comme le point de départ de la philosophie, non seulement parce qu’il a fourni un point de départ et une définition, mais aussi précisément parce qu’il a donné les arguments historiques à travers lesquels il a pu surpasser la philosophie pré-socratique et établir des normes pour dépasser les limites de ses propres positions fondamentales. « Ainsi, il a rendu Aristote possible. En fait, ainsi il a rendu possible la philosophie »14.
- 15 Bien que, sans développer ce point, MacIntyre aborde cette question spécifique en affirmant que l (...)
- 16 Id.
17La définition de la philosophie dérivée de la conception platonicienne sera la pierre angulaire à partir de laquelle MacIntyre portera son schéma argumentatif depuis l’histoire et la philosophie des sciences vers l’histoire de la philosophie. À notre avis, c’est cette définition de la philosophie qui opérerait comme l’ensemble des suppositions communes, selon MacIntyre, bien que, dans ce cas, les caractères « pratiques » ou « disciplinaires » de ces suppositions ne sont pas remis en question15. Ainsi, il pourrait dire, par exemple, que « personne ne peut être considéré comme philosophe qui ne doive être jugé selon les normes établies par Platon »16.
- 17 « Respectivizar » en espagnol. Terme utilisé par Fornet-Betancourt pour montrer que chacun, chaqu (...)
- 18 Raúl Fornet-Betancourt, Modelos de teoría liberadora en la historia de la filosofía europea, Hond (...)
18Une perspective critique de lecture et de relation avec la tradition philosophique et son histoire, acceptant aussi l’historicité de la philosophie, se trouve dans la proposition théorique de l’histoire de la philosophie faite par Raúl Fornet-Betancourt. Pour lui, assumer l’historicité de la philosophie implique de voir que la tradition de la philosophie n’est pas composée seulement d’une tradition, mais de plusieurs, ce qui suppose que chacune de celles-ci « a en soi-même le potentiel ou la capacité de “respectiviser”17 l’ensemble du travail philosophique »18. Ainsi, Fornet-Betancourt commence par reconnaître l’importance de l’idée de la philosophie pour ceux qui veulent s’occuper d’une « perspective philosophique » de l’histoire de la philosophie avec pour objectif d’aborder de façon critique la manière traditionnelle de faire de la philosophie en nous rattachant à l’histoire de la philosophie et à l’idée de philosophie qui en découle.
19La reconnaissance de l’historicité de la philosophie, sans l’annuler, enlève son exclusivité à l’idée que la philosophie (européenne) naisse uniquement de la capacité d’étonnement et ait, comme domaine exclusif de travail, l’universalité. Cette reconnaissance permettrait d’expliquer le conflit entre différentes traditions, mais aussi la contingence inhérente à toute tradition qui, comme la philosophie platoniquement comprise, « réussit à s’imposer et monopolise la philosophie, en l’identifiant avec le développement de sa propre perspective »19.
20Fornet-Betancourt affirme que la philosophie (européenne) n’a pas seulement trouvé ses conditions de possibilité dans la capacité d’étonnement, mais, avec la même force, dans des problèmes d’ordre social et politique, dans des questions d’éthique pratique. En fait, il propose son travail comme une manière de montrer l’existence d’une tradition à l’intérieur de la philosophie européenne qui s’oppose à la conception qui argumente en faveur de l’unité de la philosophie dès son point de départ, sanctionnée par Platon et Aristote.
21Cette conception alternative de la philosophie est caractérisée par Fornet-Betancourt comme une pensée « réponsive », c’est-à-dire, naissant de l’expérience du philosophe d’ « être concerné » par quelque chose appartenant à son monde pratique, qui lui donne quoi et comment penser, et qui, parce qu’elle l’affecte, l’interpelle et le pousse à répondre d’une manière critique à sa réalité. Cette perspective, bien qu’elle s’oppose à la conception dominante, fait partie de la tradition philosophique européenne, et montre que ladite tradition « ne se limite pas uniquement au développement presque nécessaire d’une constellation concrète, mais aussi sacralisée, de la raison philosophique ».
22La reconnaissance de la contingence de la perspective philosophique elle-même implique également d’assumer celle-ci comme faisant partie de ladite histoire de la philosophie. De sorte que, pour Fornet-Betancourt, faire l’histoire de la philosophie se comprend comme une manière de réaliser l’activité de philosopher dans un dialogue avec ladite histoire considérée comme une tradition encore en vigueur, dans un « contexte d’un présent défiant »20 :
[…] on peut dire que ladite activité de philosopher doit se faire une philosophie, et écrire sa propre histoire de la philosophie, en se confrontant avec les problèmes de son temps et de son contexte à la lumière d’un horizon de traditions qui doit se réinterpréter en fonction de la perspective de son propre présent historique. Ainsi la propre activité de philosopher se fait le présent de la philosophie et ainsi prend le risque d’un nouveau commencement. Et, de cette façon, en se constituant comme philosophie d’un présent historique, qui se fait l’histoire de la philosophie ou, dit plus précisément, le présent de cette histoire21.
23Dans la mesure où la perspective de notre philosophie elle-même doit être élaborée comme histoire de la philosophie, notamment en tant que présent de cette histoire, la configuration propre de la pensée philosophique, à savoir, le propre du travail de philosopher, se comprend dans un processus doublement historique : parce qu’elle fait partie de l’écoulement de l’histoire de la philosophie et parce qu’elle est intimement liée au présent historique contextuel. L’historicité de la philosophie implique donc que « toute étude philosophique de l’histoire de la philosophie porte sur l’histoire présente et contextuelle de la philosophie qui est écrite, dans et par la dynamique de s’assurer et être réassuré des positions philosophiques propres »22.
24Dans ce sens, on peut dire que le philosophe se déplace toujours dans le domaine de l’histoire de la philosophie et que ladite appartenance ne se réduit alors pas à une réception passive de la tradition philosophique passée, mais que l’historicité elle-même implique une attitude active à l’égard de la tradition :
[…] la question décisive réside dans le fait que la propre optique, même si elle n’est pas explicable sans recourir à la tradition, est celle qui donne un sens philosophique à la tradition de l’histoire de la philosophie23.
25Dans la perspective de MacIntyre, assumer de cette manière la contingence historique tomberait dans le problème « autodestructif » de penser le propre travail philosophique comme une pensée qui deviendra indéfectiblement passée, habitant ainsi dans le royaume du de facto. Cependant, cette perspective est basée sur deux suppositions liées, desquelles Fornet-Betancourt s’attache à se démarquer : d’un côté, une conception de la philosophie qui priorise l’universalité de ses postulats et sa constitution décontextualisée, ce qui implique, de l’autre, que la tradition soit considérée comme historiquement fermée puisque toute entreprise passée qui n’est pas évaluée selon la perspective de ses critères de vérité et validité apparaît comme quelque chose d’impossible à s’approprier dans le présent.
26MacIntyre, en conjuguant la reconnaissance de l’historicité de toute théorie avec ses prétentions de validité (transhistorique), avance dans une perspective de l’histoire de la philosophie qui ne sépare pas radicalement l’histoire et la philosophie. Ainsi, à partir de la nomenclature de Velasco, MacIntyre serait plus proche d’une « perspective philosophique » de l’histoire de la philosophie puisque, bien qu’il y ait une reconnaissance explicite de l’historicité de la philosophie, celle-ci continue d’être évaluée selon sa prétention d’universalité, ce qui assure sa compréhension et son utilité actuelle, bien que ladite évaluation soit faite à la lumière d’une explication historique des limitations et des réussites de ses prétentions.
27L’historicité que MacIntyre reconnaît à la philosophie agit comme un complément ou une situation où la philosophie peut réaliser sa reflexion indépendamment de toute contingence. Dans ce sens, la reconnaissance de l’historicité de la philosophie fonctionne comme une clé explicative du changement et de la commensurabilité entre paradigmes, sans modifier la définition de la philosophie ni ses prétentions à une universalité détachée des temps et des espaces contingents. De cette façon, la manière de soulever cette approche philosophique à l’histoire de la philosophie cristallise dans un certain type « d’histoire des idées » où prime presque exclusivement le développement interne des idées.
28Le principe de cohérence interne des traditions, dans la perspective de MacIntyre, renvoie aux problèmes et aux critères utilisés pour la résolution de ses propres problèmes théoriques, c’est-à-dire pour l’évaluation des propositions plus ou moins cohérentes, valides ou vraies. À cet égard, un élément aussi externe que la circonscription à un contexte historique, bien que MacIntyre reconnaisse qu’une tradition ne peut pas être déconnectée de ses contexte et situation historiques, ne serait pas suffisant pour fonder quelque chose de pareil à une « tradition » ou « théorie ».
29L’historicité des théories impliquerait seulement, de cette façon, une sorte d’historicité interne qui, même avec l’intégration de la temporalité dans la reconnaissance du changement et de la transmissibilité, peut parfaitement être déconnectée de sa contingence, c’est-à-dire d’un lieu et d’un temps déterminés. C’est pourquoi l’ « historicité » d’une théorie pour MacIntyre se reconnaît principalement dans son « progrès », c’est-à-dire sa progression par rapport à ses propres buts.
30La reconnaissance par Fornet-Betancourt de l’historicité de la philosophie va encore plus loin. La différence principale avec la proposition de MacIntyre consiste dans le fait que la reconnaissance de la contingence historique se heurte, comme nous avons vu, à la définition même de la philosophie, à sa relation avec la contingence et, donc, à ses prétentions d’universalité.
31Pour Fornet-Betancourt, la reconnaissance de l’historicité de la philosophie consiste à reconnaître que la philosophie
[…] n’a pas à voir seulement avec le « temps », c’est-à-dire qu’elle ne fait pas uniquement référence à un temps décontextualisé ou à une histoire abstraite, au contraire, sa tâche de critique de l’époque est en même temps critique de contextes ; la philosophie ne peut pas ignorer les conditions contextuelles et apparaître dans la scène avec la prétention d’être philosophie « universelle ». Sa réflexion critique est contextuelle, c’est une perspective localisée qui seulement par des médiations complexes, avec une intention communicative et dans une confrontation avec d’autres perspectives, peut vérifier son universalité possible24.
32De même, pour Fornet-Betancourt, non seulement la conception de la philosophie est importante, mais aussi les objectifs et les motivations de la recherche historique. Dans son travail il tentera une reconstruction alternative de l’histoire de la philosophie européenne qui montre un visage différent de cette tradition « normalisée » qui a été établi comme « la » tradition européenne, et dont les théories libératrices qu’il essaie de mettre en lumière représentent une « mémoire dangereuse »25.
Puisqu’il ne s’agit pas d’informer seulement du passé pour en savoir plus sur lui, en répondant à l’intérêt de l’historien par le problème de savoir « comment les choses étaient vraiment ».
Il s’agit plutôt d’avoir la conscience du fait que ce présent et cet avenir qui constituent aujourd’hui pour nous l’horizon de notre travail philosophique nous confrontent par sa même origine avec des traditions « d’humanité » qui ne peuvent pas être considérées [seulement] comme matériel de renseignements […]26.
33Fornet-Betancourt assume aussi la « perspective philosophique » dans sa manière d’aborder l’histoire de la philosophie, en s’appuyant sur la conviction que la philosophie ne peut pas se rattacher à son histoire comme à un héritage à recevoir sans esprit critique puisqu’elle ne peut se rapporter philosophiquement à son histoire qu’à partir d’une philosophie vivante. Cependant, il prendra de la distance à l’égard de cette orientation, justement en ce qui concerne la conception de la philosophie qu’elle met en œuvre et transmet. La philosophie en tant que pensée « réponsive » assume la forme d’une pensée critique de son époque et de son contexte27.
34Ainsi, en assumant le raisonnement de MacIntyre, nous pouvons dire que l’évaluation de la théorie ne devrait pas être faite au travers des raisons qu’elle nous offre comme explication historique de sa supériorité par rapport à ses prédécesseurs, mais conformément à l’histoire présente et future qu’elle peut nous aider à construire. Cela se comprend mieux lorsque l’on fait référence à des caractéristiques de la pensée « réponsive » qu’identifie Fornet-Betancourt, à savoir qu’elle se présente comme un mouvement critique dans une recherche de contribution à un éventuel avenir de l’humanité. Par opposition à la conception hégélienne de la philosophie, la pensée réponsive se pose comme « un type de pensée qui n’attend pas le crépuscule, mais plutôt prépare l’aube. Comme Nietzsche le dirait, il s’agit alors de la configuration d’une “philosophie du matin” »28.
35L’une des conséquences de la reconnaissance de l’historicité de la philosophie que fait Fornet-Betancourt autour de l’histoire de la philosophie, opposé à MacIntyre, est que la philosophie ne peut être réduite à une histoire décontextualisée d’idées, parce que cela serait ignorer sa nature historique et contextuelle :
Je ne discute pas que l’histoire de la philosophie soit (aussi) une « histoire d’argumentations », mais il ne faut pas négliger que cette histoire d’argumentations existe seulement parce qu’il y a une histoire de problèmes réels, dont les philosophes, en tant que personnes affectées, se livrent à la réflexion et mettent en place ou continuent l’histoire d’argumentations, en essayant de fonder précisément leurs propositions et plans pour la solution des problèmes de ladite histoire réelle29.
36Une deuxième conséquence qui découle de ce qui précède est que l’histoire de la philosophie ne peut pas être réduite à une étude des textes. Cela ne revient pas seulement à reconnaître les relations entre les événements historiques composant le contexte du philosophe et des théories philosophiques et leurs significations. De la définition de la philosophie comme une pensée « réponsive », Fornet-Betancourt met en évidence que la philosophie n’est pas une simple critique des textes, mais est configurée comme une confrontation avec la réalité et l’histoire.
37Les textes philosophiques doivent être lus comme des réactions à des contextes, puisque les traditions philosophiques écrites sont des textes avec un contexte. Cela, non seulement parce qu’ils font partie d’un contexte, mais plutôt que, comme traitements réfléchissants de la réalité et de l’histoire, les textes font partie de l’histoire interne des dites traditions, et sont partie prenante du contexte. En ce sens, les textes philosophiques eux-mêmes, en plus d’être une réaction au contexte, présentent une texture bidimensionnelle : ils sont à la fois du texte et du contexte. Il faut donc relier les textes philosophiques avec les dits contextes, en se demandant non seulement l’influence du contexte dans la pensée philosophique, mais « aussi la fonction des théories et des œuvres philosophiques dans l’ensemble du contexte historique où ils sont produits »30.
38Une troisième et dernière conséquence que nous voudrions mentionner est la nécessité d’un travail interdisciplinaire grâce auquel la double historicité de la philosophie n’est pas uniquement une question de caractère philosophique, mais se réfère à la totalité du contexte de cette philosophie, qui se pose comme une confrontation à des questions tant d’historicité, de sociabilité et d’individualité des philosophes et leurs textes. Ainsi, pour Fornet-Betancourt, « l’histoire de la philosophie implique un programme qui doit être réalisé sur la base de la recherche interdisciplinaire et la coopération, même s’il faut l’écrire d’une manière spécifiquement philosophique. Cela signifie que, même en voulant la reconstruire d’une manière philosophique, il faut aller au-delà des critères d’interprétation purement intra-philosophiques et même aller au-delà de l’analyse inter-philosophique »31. Cela n’implique pas seulement un enrichissement des sources d’information pour une étude historique de la philosophie, mais, par un véritable passage des frontières disciplinaires, implique un élargissement épistémique de la manière de comprendre le dit travail philosophique.