Connaissance pratique et narrations. Une hypothèse pour l’histoire des idées
Résumé
Si l’histoire des idées exige de prendre en compte la relation entre les pensées et les actes, la philosophie, dès lors qu’elle porte ses recherches sur le domaine pratique, esquisse les mouvements d’une narration, et justifie pleinement cet usage des symboles, ou des métaphores. Les narrations permettraient une « présentation indirecte » des concepts pratiques, des connaissances, mais aussi des méconnaissances. Les narrations, reprises de civilisations en civilisations, produisent des objets transhistoriques qui permettent de comparer les époques, les principes civilisationnels, sans séparer les acteurs historiques de leurs pensées, sans séparer les idées de leur contexte.
Texte intégral
- 1 Ernst Cassirer, An essay on man, New Haven et Londres, Yale University Press, 1967, p. 69.
- 2 Ibid., p. 68.
- 3 Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2018, p. 383.
- 4 Ernst Cassirer, L’idée de l’histoire, Paris, Cerf, 1988, p. 52.
1Si on veut éviter une régression à l’infini dans la définition de l’histoire des idées ou dans l’exposé et l’analyse du développement historique de ses différentes formes, une entente philosophique de l’histoire des idées devra accorder la « priorité (precedence) » au « problème du sens (meaning) » ou au « problème du développement historique »1, pour reprendre les termes d’Ernst Cassirer lorsqu’il définissait le rôle d’une philosophie de la culture humaine, des formes symboliques, qui ne peut se passer des « méthodes historiques [ni de] l’étude [du] développement historique »2 de ces formes. Même si, du point de vue philosophique, on donne la priorité au sens des activités symboliques humaines, on entendra répondre aux questions « pourquoi » et « qu’est-ce que », et on aura besoin de s’entendre sur nos objets de recherche (des idées pensées par des agents) tout en admettant que ces objets évoluent et que la détermination de ces objets peut évoluer ou être remise en cause ; on a alors besoin de rassembler une multiplicité dans l’unité d’un processus, d’une histoire qui coordonne des éléments plus ou moins hétérogènes, voire opposés. La catégorie de l’histoire (récit ou narration historiques) est d’autant plus nécessaire pour lier idées et actes qu’une narration permet d’identifier et d’individualiser des actes toujours nouveaux en conférant une identité personnelle aux agents toujours évoluant (selon des causalités « intentionnelle » et « expressive »3). Les idées peuvent alors être décrites selon deux modes : des concepts et des narrations. Selon la formulation par Cassirer des idées de Jacob Burckhardt : « la philosophie subordonne » lorsque « l’histoire coordonne »4.
- 5 Francis Wolff, Dire le monde, Paris, PUF, 1997, p. 11.
- 6 Ibid., p. 7.
- 7 Kierkegaard, Œuvres complètes, Paris, Orante, 1973-1980 : La dialectique de la communication éthi (...)
- 8 Ibid., p. 362.
2Dans ce choix de « priorité », il faudra en outre éviter de faire subrepticement de l’histoire un « objet-monde »5 qui « totalise » tous les autres et « se réfléchit lui-même »6, permettant à la philosophie de comprendre les réponses à des questions historiquement situées sans avoir à répondre directement à des questions métaphysiques, philosophiques. Sans sens historique, nous sommes naïfs, mais dotés d’une « méthode historicisante »7, nous perdons le « moment de naïveté » nécessaire à la « distinction socratique entre ce que l’on comprend et ce que l’on ne comprend pas »8. Le paradoxe d’une entente philosophique de l’histoire des idées consistera alors à allier subordination conceptuelle et coordination historique avec un privilège de la narration, de l’interprétation sur la conceptualisation et la démonstration. L’objet de l’histoire des idées étant hybride, sa méthode le sera aussi.
3Les idées peuvent en outre être adéquates ou inadéquates ; il serait faux de croire que l’inadéquation serait du côté des récits, des interprétations alors que l’adéquation se trouverait du côté des concepts, des démonstrations. Bien des théorisations, des concepts, des catégories se révèlent douteuses pour ne pas dire fausses et tombent de la science dans la pseudo-science (comme les théories raciales par exemple), alors que des histoires, récits historiques qui ne relèvent pas de la démonstration scientifique, ou même des histoires au sens de fictions, sont vraies, éclairantes, et ressortissent à une connaissance. L’accent porté sur la narration permet en outre de ne pas séparer artificiellement les idées et les actes, sans préjudice d’ailleurs pour des conceptualisations, pour leur laisser une place dans la coordination historique de tous les éléments d’une époque. Les récits qui répondent à la question « qui ? » ou « que se passe-t-il ? » n’empêchent en rien de tenter de répondre aux questions « qu’est-ce que ? » et « pourquoi ? » en leur sein. Nous pouvons insérer nos connaissances scientifiques les plus précises dans plusieurs grands récits : l’histoire de l’univers, l’histoire de la Terre, l’histoire de la vie sur Terre, l’histoire de l’espèce humaine ; c’est l’aspect hypothétique, mais nullement rhapsodique, de certaines de nos connaissances scientifiques qui nous engage à construire ces récits pour nous donner des représentations globales de processus contingents, évolutifs, sur différentes échelles.
- 9 Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1955, p. 24.
- 10 Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1964, p. 101.
- 11 Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, op. cit., p. 70.
- 12 Kierkegaard, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, op. cit., p. 381-39 (...)
4Reste à indiquer ce qu’on entend par histoire, si ces récits doivent avoir une prétention à la scientificité. Les événements historiques ne sont ni des faits bruts, ni de pures interprétations ; ils sont élaborés par une ou plutôt des « subjectivité[s] de réflexion »9 qui dégagent des « ensembles articulés intelligibles »10, en discernant ce que Gilles-Gaston Granger nommait des « événements génériques » au sein de différentes strates historiques ; la causalité historique ne peut subordonner mais seulement coordonner, car les causes en question sont des « conditions factuelles[,] ce sans quoi tel événement ne se serait pas produit »11. L’hypothèse proposée ici pour l’histoire des idées tentera d’articuler l’histoire des concepts à l’histoire des idées par l’intermédiaire de l’histoire des narrations, en saisissant la façon dont les narrations s’articulent aux concepts dans la connaissance pratique, celle-ci justifiant une tentative de narration des concepts et des narrations. Pour illustrer cette hypothèse, l’acte philosophique en son commencement historique constituera le point de départ de l’investigation : c’est la communication de pouvoir éthique indirecte12, socratique, ressortissant à la connaissance du bien et du mal et à la contingence inhérente au domaine pratique qui nous orientera vers l’étude des narrations et de leur articulation aux concepts.
5Le sens du commencement de l’acte philosophique ne peut être saisi sans passer par la connaissance historique du monde grec qui lui est contemporain, de la cité athénienne, de la série des événements qui ont conduit de son hégémonie à l’effondrement de sa puissance politique ; on ne peut séparer les idées et les actes, les agents et leurs pensées, et on ne peut négliger de chercher à connaître le mieux possible les « événements génériques », c’est-à-dire qui éclairent toute une série d’événements autour d’eux, quels que soient les domaines et les aspects auxquels peuvent être rapportés ces événements – institutionnels, politiques, économiques, techniques, linguistiques, religieux, moraux… Mais il peut aussi être saisi dans son concept, dans une définition qui ne dépend pas de l’époque de la naissance de la philosophie, dans une réminiscence qui pense et répète l’acte philosophique, dans la teneur d’une activité qui atteint la même radicalité dans l’expérience de la pensée décrite par Socrate, ou plutôt par les disciples de Socrate. Pourtant l’acte philosophique est un événement générique qui permet de faire de Socrate le père de la philosophie et de présenter des pensées comme présocratiques et philosophiques – comme celle de Thalès de Milet. L’activité philosophique doit donc nécessairement être rapportée à Socrate et en se rapportant à lui, être rapportée aux circonstances de l’acte socratique dont la teneur risque de nous échapper pour une grande part si nous nous contentions d’un petit nombre d’esquisses, en s’en tenant par exemple au Socrate de Platon. Les circonstances de l’acte socratique peuvent être appelées son contexte comme tissu des événements génériques où l’événement socratique s’insère – métaphoriquement, il se peut que l’événement socratique au lieu de s’y insérer le troue. Nous pouvons penser et répéter l’acte socratique en récitant l’époque où apparaît cet acte.
6Si, en nous rapportant à Socrate, nous nous rapportons à un acte, à une attitude de pensée qui est refus de l’ignorance et du savoir absolus, et à une attitude éthique qui recherche les définitions universelles en matière morale, qui effectue cette recherche grâce à des réfutations, qui cherche à dialoguer et à éviter l’hostilité grâce à la maîtrise de l’ironie, l’équivalence socratique entre savoir et excellence doit non seulement rendre possible la saisie du sens des idées socratiques, la saisie de leur sens historique, mais aussi met en évidence un reste, un supplément qui ne peut être réduit à une idée, à un concept, qui peut être seulement narré, mis en scène dans un dialogue socratique, pour être conservé, transmis, et mis en rapport avec d’autres narrations et d’autres concepts. On peut bien rapporter cela à un enseignement ésotérique socratique ou platonicien, il s’agira encore d’un enseignement oral, d’un dialogue vivant qui exige de rendre excellents en acte soi-même et ses interlocuteurs, pour pouvoir affirmer qu’on sait « suffisamment » ce qu’est l’excellence ; or, cela n’est pas un concept, même si cela est tout à fait traduisible en concepts – lorsqu’on cherche à dépasser la pensée d’entendement qui sépare catégoriquement et qu’on se tourne vers la puissance dialectique de la raison, communiquer directement dans l’élément du concept, du savoir ce qui relève d’une communication éthique indirecte est peut-être possible, mais la pensée spéculative, même si elle prétend au statut de savoir, produit alors des énoncés à la limite de l’intelligible, limites de ce qu’on pourrait appeler une « narration conceptuelle ».
- 13 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, Vrin, 2006.
7Platon est à la fois celui qui condamne les mythes comme fables, plus semblables au faux qu’au vrai, et qui récrit des mythes, censés relever du vraisemblable. Les fictions philosophiques servent certes à mettre en évidence les problèmes, aident à les poser en produisant des expériences de pensée, mais la philosophie dessine aussi une place pour les fictions, les narrations sans préjudice d’une conceptualisation, pour des idées et des actes qui n’ont pas (encore) trouvé de concepts, ou auxquels on peut accéder sans passer par des concepts, dès lors que ceux-ci peinent à trouver leur définition, leur application, leur limite. La philosophie elle-même, dès lors qu’elle porte ses recherches sur certains objets, sur certaines relations, esquisse les mouvements d’une narration, et justifie pleinement l’usage de symboles au sens de Kant ou de Cassirer, ou de métaphores au sens de Blumenberg13.
- 14 Kant, Sur le mal radical dans la nature humaine, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2001.
- 15 Ibid., p. 59-61.
- 16 Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, § 59, p. 3 (...)
- 17 Ibid., p. 314.
- 18 Ibid., p. 315.
- 19 Ibid., p. 314.
8En faisant écho à la position éminente du Bien dans la philosophie de Platon qui conditionne toute sa dramaturgie et son écriture des dialogues, les indications kantiennes qui font du beau le symbole du bien et de la discussion du souverain bien l’objet d’une dialectique de la raison pratique nous fournissent une orientation pour cerner la portée d’une relation entre concepts et narrations, entre histoire des concepts et histoire des métaphores. Le paragraphe 35 de l’article « Sur le mal radical dans la nature humaine »14 qui allait devenir un des éléments de La religion dans les limites de la simple raison nous fournit une indication supplémentaire : « l’origine [du] penchant au mal […] reste pour nous insondable » et « il n’y a donc pour nous aucune raison compréhensible qui explique d’où le mal moral a pu d’abord venir en nous. – Dans son récit, l’Écriture exprime cette incompréhensibilité »15. Sans vouloir trancher la question de savoir si « aucune intuition adéquate ne peut […] être donnée » aux « concepts de la raison » « si on exige d’exposer leur réalité objective »16, on notera que les symboles, les métaphores, ce que nous souhaitons appeler ici récit, narration, histoire, ne traduisent pas forcément du non-conceptuel ou de l’« inconceptualisable », ou encore de l’« incompréhensible », mais peuvent relever d’une « présentation indirecte »17 des concepts, de la « détermination pratique de ce que l’Idée de l’objet doit devenir pour nous et pour son usage final »18. Si on rapporte ces récits ou narrations à des représentations intuitives, il serait paradoxal de les opposer à des représentations discursives, mais l’opposition entre intuitif et discursif ne recouvre ici que la distinction entre représentation pour un usage pratique (« selon une simple analogie »19) et connaissance théorique (démontrée). Les questions du Bien, de l’excellence ou de la vertu humaines semblent être des préoccupations de la pensée qui la tournent vers les narrations qui paraissent être des présentations plus adéquates que le discours théorique de ce qui est en question.
9Dans la question de l’excellence, le vrai et le bien sont en jeu ; le bien, parce que personne ne veut le mal en tant que mal, et que ceux qui agissent mal désirent un bien, ce qu’ils croient être bien ou une bonne justification du mal qu’ils font ; le vrai, parce que ceux qui pensent détenir le bien sont persuadés que les autres sont porteurs d’un mal et les accusent du mal, or cette accusation est mensongère, car, le plus souvent, on accuse à tort ou on totalise l’accusation du mal en accusant une personne ou un groupe de représenter, d’incarner le mal, à partir de l’accusation d’un mal particulier ; il faut alors être capable de discerner les accusations mensongères, persécutrices, les textes de persécution, et il faut bien alors pouvoir distinguer le vrai du faux. Le mal et le faux peuvent apparaître bon et vrai ; les narrations, les discours qui les portent peuvent se recommander de la vérité. Or, la théorie catégorise, accuse les différences ; la connaissance du bien et du vrai peut se faire accusatrice, persécutrice, meurtrière, et justifier le mal qu’on fait subir aux représentants du mal, sans s’apercevoir que ce mal légitimé et opposé au mal illégitime fait de ceux qui pensent détenir le bien et la vérité les pires fauteurs de mal. Les discours porteurs de vérité dès lors qu’ils se transforment en motivations, en conseils ou commandements, peuvent se muer en textes de persécution par la désignation d’ennemis.
10L’origine du mal est loin d’être « insondable » ; elle l’est pour tous ceux qui ne peuvent concevoir que la connaissance effective du bien, la conscience du devoir peuvent être la source du mal. Cette racine du mal dans le désir du bien obscurcit la connaissance du bien et du mal, comme le caractère mimétique de nos désirs obscurcit notre compréhension de l’origine de nos désirs en masquant le fait que nos rivaux sont nos modèles : ce que je rejette comme obstacle à la saisie du bien est mon modèle ou mon rival dans la visée du bien. Ainsi le mal subi est injustifiable alors que le mal commis est justifié. Les processus victimaires n’ont rien de mystérieux mais provoquent fascination et horreur pour ceux qui peinent à discerner l’origine de notre penchant au mal. On ne peut dissoudre la question dans l’anthropomorphisme, car le bien et le mal, précisément anthropomorphiques, ne peuvent être évacués pour qualifier les actions, les situations humaines, bonnes ou mauvaises.
- 20 Montaigne, Essais, III, 2, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 20.
- 21 Ibid.
11En revanche, le bien et le mal ne peuvent être déterminés a priori ; pour paraphraser le Ménon de Platon (75b), le bien et le mal sont ce qui va toujours avec une action. Une fois cette définition abstraite donnée, je peux ajouter qu’est bon ce qui augmente notre capacité d’action, et mauvais ce qui la diminue ; mais la détermination qui ici précise requiert alors de plus amples explications, des exemples, des présentations où on sera amené à envisager des choses contradictoires ; ce qui paraît bon peut être ou devenir mauvais, ou bon, ce qui paraît mauvais peut être ou devenir bon, ou mauvais. Le caractère difficilement définissable du bien et du mal, anthropomorphiques, qui ne sont attachés à aucun contenu d’action, à aucune personne, qui ne sont que des qualifications, des adverbes qui varient avec les situations multiples, avec les intentions et les intérêts multiples, rend toute conceptualisation peu opérante, dès lors que l’expérience, le discernement et le flair sont requis. Pour ceux qui comme Montaigne ne « forment » pas « l’homme » mais le récitent, « les traits de [leur] peinture ne fourvoient point, quoiqu’ils se changent et diversifient »20. Si la connaissance pratique se rapporte au domaine du contingent, « toutes choses y branlent sans cesse », fût-ce de façon « pérenne » ou languissante21. Il faut alors des récits capables de retournements, de bifurcations, de déplacements, de substitutions, de stratifications sur plusieurs plans que ne peuvent offrir les concepts.
- 22 Kierkegaard, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, op. cit., p. 384-38 (...)
- 23 Pierre Janet, L’intelligence avant le langage, Paris, Flammarion, 1936, p. 163.
12Toute narration offre des surcroîts ; la narration offre un surcroît qui peut être saisi universellement car il est un « comment » et non un « ce que ». Seule la narration peut s’approcher d’une connaissance pratique, d’une excellence où la connaissance est un ethos, un pouvoir qui dépendent d’une situation singulière, contingente : aucune idée ne peut être totalement écartée, et même écartée, elle est conservée, puisque c’est dit, raconté, elle ne peut être exclue. La narration permet de comprendre très simplement et concisément comment la saisie du bien et du vrai peut se faire accusatrice et porteuse de maux, ou comment éviter accusation mensongère et légitimation du mal commis, en fonction des situations singulières. Le discours conceptuel ne peut communiquer qu’un objet de savoir ; il ne peut communiquer une connaissance pratique qui requiert de « devoir pouvoir »22 et de s’adapter aux circonstances, aux interactions. En rapport avec le contingent et le contradictoire, avec l’augmentation de nos capacités et l’autorité, la narration fixe la mémorisation d’une expérience qui peut ainsi devenir conseil, si on profite de sa lecture, ou commandement, si on croit à une révélation. Comme le souligne le psychologue Pierre Janet, « l’acte de la mémoire est une conservation et un transport d’un objet intellectuel important, il conserve et transporte le commandement ». Or, « le phénomène essentiel de la mémoire humaine, c’est l’acte du récit »23.
13Le récit est donc le signe d’un commandement, d’une interdiction ou d’une autorisation, où l’universel et le singulier peuvent se rejoindre ; mais il faut alors comprendre pourquoi nombre de récits racontent l’infraction d’un interdit. La civilisation demande d’oublier d’anciennes marques de civilisation, là où le divin est un autre nom de l’inoubliable. Il faut du discernement pour savoir où couper, où oublier, quand désobéir, comment séparer la méconnaissance liée à une connaissance ; c’est ce que nous raconte La Fontaine dans « Le philosophe scythe » qui taille sans discernement. Or, le commandement est déjà le signe d’une action ; et le conseil est le signe d’un commandement. Si le récit est le signe d’un commandement, alors tout commandement dès lors qu’il est conservé, transporté, déplacé devient un conseil. De Philon d’Alexandrie à Freud, en passant par Flavius Josèphe, les déplacements, les métonymies et les métaphores des récits – comme ceux du rêve – sont porteurs de sens et de conseils pour qui sait les interpréter. Les narrations et leurs bifurcations nous conseillent en amorçant ou désamorçant l’obéissance à un commandement en racontant les conséquences des choix des protagonistes, des personnages : un sens universalisable suppose des déplacements de sens.
14Si le commandement, l’interdiction, l’autorisation sont des éléments essentiels de la connaissance pratique, morale ou politique, l’histoire des narrations nous offre une connaissance du rapport des différentes cultures ou civilisations aux processus culturels ou civilisationnels. Les philosophes, lorsqu’ils se penchent sur les éléments d’une connaissance pratique, se contentent rarement de la seule rigueur des concepts mais se tournent vers les ressources de la narration, qui ressortit à la communication indirecte de pouvoir sous forme de conseil – outre les indications kantiennes précitées, il est significatif que le texte où Hobbes pense les différences entre auteur et acteur, conseil et commandement, soit intitulé du nom d’un monstre biblique Léviathan (chapitres XVI et XXV). L’histoire des idées peut s’intéresser avec profit aux narrations qui attirèrent l’attention des philosophes ; à titre d’exemple, un récit qui rassemble tous les éléments précédemment évoqués, utilisé ou analysé à différentes époques par différents philosophes et penseurs, est le récit de Joseph qui se trouve à la fin de la Genèse, objet de très nombreuses réécritures ; celui-ci fixe et transmet de façon très concise l’expérience de l’accusation mensongère et des mécanismes victimaires. Cette concision est un aspect important de la prévalence du récit dans la connaissance pratique qui doit prendre en compte l’urgence inhérente à l’action, et se rendre transportable, communicable aisément.
- 24 Walter Benjamin, « Le narrateur », dans id., Rastelli raconte, Paris, Le Seuil, 1987, p. 156.
15Comme le souligne Walter Benjamin, « rien ne permet mieux à un récit de se graver durablement dans la mémoire que cette sobre concision qui le soustrait à l’analyse psychologique »24. La narration interdit d’oublier, et plusieurs niveaux de lectures concurrents sont toujours possibles. Quelle fut l’intention des rédacteurs ? Telle chose est-elle écrite au hasard ? Le hasard a-t-il bien fait les choses ? La narration superpose souvent plusieurs strates de récitations, qui déforment et reforment ce qui fut transmis ; elle évite l’oubli mais empêche l’obéissance aveugle dès lors que tout commandement y devient conseil et se trouve contredit, déformé et réformé. Cette répétition imite mais n’est jamais identique ; elle accumule l’expérience de plusieurs générations et l’augmente, formant l’autorité d’un conseil. C’est cette propriété de la narration qui donne à voir ce que nous avions sous le nez sans le voir, qui rend à l’écoute ce que nous ne faisions qu’entendre, ou que nous ne discernions pas, sans la menace d’une punition due à une désobéissance. C’est aussi cette polyphonie qui démultipliant les réalités feint la réalité, la jouant et la déjouant sous le nom de fiction. L’intérêt universel pour les fictions ne se dément jamais, même si nous n’entendons obéir à aucun des commandements qu’elles véhiculeraient. Si l’universel pratique est masqué dans les récits par la singularité, la contingence des situations, le manque de confiance dans une expérience communicable, universalisable est peut-être seulement un trait moderne.
- 25 Ibid., p. 150.
- 26 Ibid., p. 177.
- 27 Ibid., p. 149.
16Il faut alors distinguer avec Walter Benjamin roman et narration, l’un met « en relief, dans une vie, tout ce qui est sans commune mesure », l’autre « devient expérience pour qui l’écoute »25 ; chaque narration augmente ainsi une tradition qui fut longtemps orale et alimente une sagesse, un grand conseil. Pour cela, la narration suppose une expérience communicable. Elle « sait donner un bon conseil, non point comme le proverbe, dans tel ou tel cas déterminé, mais, comme [une sagesse], en un grand nombre de circonstances »26. En effet, « conseiller, c’est moins répondre à une question que présenter une suggestion concernant la suite d’une histoire (en train de se passer) »27. Joseph conseille parce qu’il raconte la suite de leur histoire (la leur et la sienne) à ses frères, aux officiers de bouche de Pharaon, à Pharaon, suite suggérée par les rêves. Écouter et raconter des histoires, c’est échapper à l’ici et au maintenant, aux règles habituelles, à la pensée soucieuse pour mieux accepter d’y revenir.
- 28 Nous reprenons ici le concept défini par Michel Serres dans Rameaux, Paris, Le Pommier, 2004, p. (...)
- 29 Michel Serres, Rameaux, op. cit., p. 143.
- 30 Walter Benjamin, Rastelli raconte, op. cit., p. 150. La science-fiction dans certaines sagas s’ap (...)
17Si les fictions ne ressortissent à aucune connaissance rationnelle catégorique, ni à aucun impératif catégorique, on pourrait convenir que les réflexions morales, politiques, voire scientifiques se forment, sont rendues possibles dans la discussion sans fin où nous plongent nos réflexions sur les fictions. La fiction déforme nos formats28 et en reforme d’autres sans les achever. La loi de la fiction est la bifurcation : « L’intérêt croît avec l’intersection qui interdit »29. Cela est vrai du roman comme de la narration. Mais la narration ne relève pas de « l’individu solitaire », qui « ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner »30. Le savoir formateur se raconte et se transmet lui-même comme l’infraction bienvenue d’un interdit, d’un commandement. Chaque histoire plante un décor de commencement qui fige un format par ce qu’elle en a saisi et qui ne correspond peut-être pas à ce que ce format était à son commencement. Chaque histoire est une reprise pour conduire ailleurs ce qui était né ici ou là, ou encore pour reconduire à l’ici et au là ce qui s’en était allé ailleurs. Les expériences changent mais peuvent être transmises. La Bible a récrit nombre d’histoires mésopotamiennes et égyptiennes. Combien de fois furent récrites les histoires de la Bible, sous combien de formes ? Combien de fois fut récrite l’Odyssée ? De grands romanciers ont tenté de retrouver la narration dans la réécriture ; Joyce ou Mann, de grands auteurs cherchent la ruse qui produit l’œuvre, le cheval de Troie qui, triomphalement, fait entrer dans l’universel et l’immortel, mais qui peut aussi refonder la civilisation.
- 31 Ibid., p. 149 et 177.
- 32 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 245-247.
18La connaissance qui se fait jour dans la narration n’est pas tant un universel de l’imagination qu’un universel pratique. L’expérience de l’accusation mensongère et des processus victimaires est si difficile à discerner, tant on incline aisément à croire nos accusations et notre rejet du mal sur les autres justifiés, que sa formulation théorique s’avère toujours notablement insuffisante sur un plan pratique. Seule la narration, en matière de rejet des accusations mensongères, sait nous conseiller et nous conseille de façon si convaincante que l’on peut même se passer dans l’ordre pratique d’une compréhension théorique complète. L’histoire de Joseph est exemplaire à plus d’un titre ; elle raconte par le détail les processus victimaires et comment ne pas les reproduire ; Joseph est une victime et un conseiller, un interprète, mais il conseille d’autant mieux qu’il sort du cercle mimétique victimaire. La narration joséphique contient une des clés de la narration comme « bon conseil »31. Elle est d’ailleurs relevée comme telle chez un auteur qui ne peut être soupçonné de sympathie à l’égard de la révélation biblique : Voltaire. Dans son Dictionnaire philosophique, il en fait le « modèle » du conte : « l’un des plus précieux monuments de l’antiquité », qui « constitue un poème épique intéressant : exposition, nœud, reconnaissance, péripétie, et merveilleux : rien n’est plus marqué au coin du génie oriental ». En outre, l’histoire de Joseph « qui pardonne » est plus « attendrissante » que celle d’Ulysse « qui se venge »32. L’étude des réécritures et des utilisations de ce récit de la Genèse à travers les époques et les civilisations met en évidence le lien entre concept et narration dans le domaine pratique, en offrant une compréhension renouvelée des monothéismes et de leurs théologies politiques, ainsi que des philosophies, des pensées de ceux qui les ont combattues pour fonder la politique moderne.
19La recherche en histoire des idées peut se rapporter à des concepts et à des narrations qui en offrent une modalité de présentation indirecte ; les narrations, qui se rapportent à une connaissance pratique, permettent aussi de saisir les méconnaissances pratiques et conceptuelles, là où le savoir théorique ne suffit pas, là où l’opinion fausse règne, mais là aussi où la connaissance effective du vrai et du bien se mue en textes et en actes de persécution, là où toute connaissance implique une méconnaissance. Elles permettent de s’approcher des sagesses pour comprendre les commandements qu’elles contiennent, sans les réactiver, en les maintenant dans le statut de conseils. Elles permettent de s’approcher des pensées qui manquent de sagesse et d’envisager notre propre sagesse de façon circonspecte et dubitative. Ainsi, une connaissance pratique est possible si on lit philosophiquement les narrations, les fictions, pour saisir les conseils qu’elles véhiculent, y compris contre leur gré. Les narrations qui sont reprises de civilisations en civilisations, d’âge en âge, produisent des objets transhistoriques qui permettent de comparer les époques, les civilisations, les principes pratiques, les conceptualisations, les conseils, les opinions fausses, les doctrines nocives, sans séparer les acteurs historiques de leurs pensées, sans séparer les idées de leur contexte ; ces objets transhistoriques ne sont pas anhistoriques. L’histoire des idées peut alors se présenter comme une narration qui articule concepts et narrations, où les récits historiques coordonnent au sein d’événements génériques, d’époques les concepts et les fictions qui y ont surgi, qui s’y sont développés.
Notes
1 Ernst Cassirer, An essay on man, New Haven et Londres, Yale University Press, 1967, p. 69.
2 Ibid., p. 68.
3 Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2018, p. 383.
4 Ernst Cassirer, L’idée de l’histoire, Paris, Cerf, 1988, p. 52.
5 Francis Wolff, Dire le monde, Paris, PUF, 1997, p. 11.
6 Ibid., p. 7.
7 Kierkegaard, Œuvres complètes, Paris, Orante, 1973-1980 : La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, tome 14, p. 364.
8 Ibid., p. 362.
9 Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1955, p. 24.
10 Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1964, p. 101.
11 Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, op. cit., p. 70.
12 Kierkegaard, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, op. cit., p. 381-390.
13 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, Vrin, 2006.
14 Kant, Sur le mal radical dans la nature humaine, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2001.
15 Ibid., p. 59-61.
16 Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, § 59, p. 313.
17 Ibid., p. 314.
18 Ibid., p. 315.
19 Ibid., p. 314.
20 Montaigne, Essais, III, 2, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 20.
21 Ibid.
22 Kierkegaard, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, op. cit., p. 384-387.
23 Pierre Janet, L’intelligence avant le langage, Paris, Flammarion, 1936, p. 163.
24 Walter Benjamin, « Le narrateur », dans id., Rastelli raconte, Paris, Le Seuil, 1987, p. 156.
25 Ibid., p. 150.
26 Ibid., p. 177.
27 Ibid., p. 149.
28 Nous reprenons ici le concept défini par Michel Serres dans Rameaux, Paris, Le Pommier, 2004, p. 13-17. Le « format », « ce dont la répétition fait loi » s’oppose à l’événement ; il regroupe « un ensemble de techniques du même genre » ; il résulte de « la normalisation [d’un] ensemble de […] mesures, scientifiques, pratiques, culturelles et même artistiques ».
29 Michel Serres, Rameaux, op. cit., p. 143.
30 Walter Benjamin, Rastelli raconte, op. cit., p. 150. La science-fiction dans certaines sagas s’apparente plus à la narration qu’au roman, là où narration d’un futur proche ou lointain, galactique par exemple, elle entend porter des conseils pour le présent en imaginant des mondes complets qui réaliseraient certaines potentialités présentes.
31 Ibid., p. 149 et 177.
32 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 245-247.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Laurent Pietra, « Connaissance pratique et narrations. Une hypothèse pour l’histoire des idées », Noesis, 33 | 2019, 77-88.
Référence électronique
Laurent Pietra, « Connaissance pratique et narrations. Une hypothèse pour l’histoire des idées », Noesis [En ligne], 33 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5089 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5089
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page