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Résumé

L’importance de Ludwik Fleck pour l’épistémologie historique est maintenant reconnue. Mais nul ne semble encore avoir mis en évidence que ses conceptions, au-delà de leur champ d’origine, s’appliquent aussi très naturellement, et avec profit, à l’histoire des idées. C’est ce que l’on se propose de faire ici, en présentant leurs concepts fondamentaux, ceux de style de pensée et de collectif de pensée.

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Texte intégral

  • 1 Voir l’introduction des éditeurs Robert S. Cohen et Thomas Schnelle à Cognition and Fact. Materia (...)
  • 2 Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, trad. Nathalie Jas, Paris, Les Bell (...)
  • 3 Ludwik Fleck, « Observation scientifique et perception en général », dans Jean-François Braunstei (...)

1L’importance pour la philosophie des sciences des écrits du biologiste Ludwik Fleck semble maintenant attestée. Cela a pris du temps : de son vivant, ses théories épistémologiques n’ont guère attiré l’attention. Il a fallu attendre que Thomas Kuhn le mentionne dans la préface de La structure des révolutions scientifiques pour que quelques lecteurs avisés s’intéressent à lui dans le monde anglo-saxon, jusqu’à ce qu’enfin, un quart de siècle après sa mort, ses articles soient repris en anglais, accompagnés d’études, dans le recueil Cognition and Fact 1. En France, sa reconnaissance est encore plus tardive, puisque son œuvre principale, Genèse et développement d’un fait scientifique, n’a été traduite qu’en 20052, et qu’un seul de ses textes plus courts est à ce jour disponible en version française3. Mais nul ne semble encore avoir mis en évidence que ses conceptions, au-delà de l’histoire des sciences, s’appliquent aussi très naturellement à l’histoire des idées. Lui-même, il est vrai, inscrivait de façon répétée ses travaux dans le domaine de l’épistémologie. Il suffit pourtant de présenter ses concepts fondamentaux, celui de style de pensée et celui de collectif de pensée, pour constater qu’ils ne se limitent pas à cette spécialité.

2Le concept de style de pensée s’introduit dès son premier article de 1927. Il apparaît alors comme dépendant de l’« intuition spécifique » d’un champ de recherche, dépendance qui ne sera pas reprise ensuite, lorsque le style de pensée deviendra déterminant : sans cette intuition, écrit-il alors,

  • 4 Ludwik Fleck, « Features of the medical way of thinking » (1927), dans CF, p. 40-41. (Je traduis (...)

[…] nous serions incapables de saisir pourquoi les étapes du développement [d’une discipline] possèdent un style de pensée spécifique, pourquoi un phénomène qui est accessible à chacun a été observé pour la première fois à un moment donné, et même presque simultanément par plusieurs chercheurs4.

  • 5 Ludwik Fleck, GDFS, chap. 2, § 3, p. 172.

3Le contexte est donc bien celui d’une réflexion sur la science, et une définition que donnera un peu plus tard Fleck du style de pensée reste marquée par ce contexte initial : « Nous pouvons donc définir le style de pensée comme une perception dirigée associée à l’assimilation intellectuelle et factuelle correspondante de ce qui a été perçu »5. Cependant, ce qui encadre cette définition en élargit la portée : Fleck poursuit en insistant sur le caractère contraignant du style de pensée, qui ne permet pas de penser n’importe quoi :

  • 6 Ibid., p. 174.

La vérité n’est pas « relative » et certainement pas « subjective » dans le sens populaire du mot. Elle est toujours ou presque toujours entièrement déterminée à l’intérieur d’un style de pensée6.

4On pourrait penser qu’il a déjà quitté ici le champ strictement scientifique. Il n’en est rien, car la vérité dont il s’agit est ici pour lui la vérité scientifique dans le cadre d’une théorie donnée – ou plutôt, c’est ce que l’on peut comprendre quand on lit l’ensemble de son texte de manière linéaire. Mais il éprouve justement le besoin d’étendre cette compréhension au-delà du domaine de la science :

  • 7 Ibid., p. 175.

Même les énoncés non scientifiques contiennent des connexions contraignantes. Prenons un mythe, par exemple celui, grec, de Vénus, Héphaïstos et Arès7.

5Le style de pensée n’est donc pas pertinent uniquement pour le discours sur la science, il l’est aussi pour le discours sur la mythologie, et plus largement encore :

  • 8 Ibid.

Un réseau de fantaisies tissé suffisamment longtemps produit toujours – comme le sait tout poète – des connexions qui adviennent « d’elles-mêmes », que ce soit dans le contenu ou dans l’art formel […]. On trouve aussi des connexions contraignantes dans la fantaisie musicale […]. Les tableaux de peinture connaissent aussi une contrainte exercée par le style auquel ils appartiennent8.

  • 9 Ibid., p. 172.

6On le constate : la science n’est finalement qu’une toute petite partie du champ d’application des théories de Fleck, même si c’est celle que, scientifique de formation, il choisit d’explorer de manière privilégiée. Aussi a-t-il fait précéder sa définition du style de pensée par une affirmation de caractère universel, qui montre bien que la fécondité du concept ne se limite pas pour lui à la réflexion sur la science : « Tous les chemins conduisant à une théorie de la pensée qui soit positive et fructueuse aboutissent au concept du style de pensée »9. Et il la fait suivre d’une caractérisation du style de pensée, bien plus intéressante que la définition elle-même :

  • 10 Ibid., p. 172-173.

Le style de pensée est caractérisé par les points communs des problèmes qui intéressent un collectif de pensée, par le jugement que ce dernier considère comme allant de soi, par les méthodes qu’il applique pour élaborer des connaissances10.

7On voit apparaître ici l’autre concept important, celui de collectif de pensée, qu’il importe d’expliciter avant d’aller plus loin.

  • 11 Ibid., p. 179.

8La définition du collectif de pensée qui suit celle de style de pensée n’est pas forcément très éclairante : « Nous appelons le “porteur” communautaire du style de pensée : le collectif de pensée »11. Elle a du moins la qualité de mettre en évidence que le style de pensée n’est pas caractéristique d’un individu, mais d’un groupe. Bien sûr, les individus pensent, mais ce qu’ils pensent en leur for intérieur n’est que peu pertinent pour une réflexion sur les idées, une telle réflexion s’appuie toujours sur des écrits, qui ont un caractère au moins potentiellement public : même quand on prétend parler des idées de telle ou tel, c’est toujours des idées d’un collectif qu’il s’agit :

  • 12 Ibid., chap. 2, § 4, p. 79.

Les idées circulent d’un individu à un autre, en se transformant un peu à chaque fois puisque chacun des individus les enrichit d’autres associations. Formulées rigoureusement, le destinataire ne comprend jamais exactement les idées de la manière dont l’expéditeur aurait voulu qu’il les comprenne. Après une série de telles circulations, il ne reste presque plus rien du contenu initial. À qui appartient l’idée qui continue de circuler ? Comme il s’agit d’une idée collective, elle n’appartient à aucun individu12.

9Une autre définition figure en amont dans l’ouvrage :

  • 13 Ibid., p. 74.

Si nous définissons un collectif de pensée comme la communauté des personnes qui échangent des idées ou qui interagissent intellectuellement, alors nous tenons en lui le vecteur du développement historique d’un domaine de pensée, d’un état du savoir déterminé et d’un état de la culture, c’est-à-dire d’un style de pensée particulier 13.

10Elle rend mieux compte de ce qu’est le collectif de pensée, parce qu’elle ne le fait pas dépendre du style de pensée, mais inverse le sens de la dépendance. Il y a sans doute deux raisons à ce que Fleck ne la mette pas en évidence dans le livre (contrairement à celle-ci, l’autre est explicitement annoncée dans les sous-titres comme figurant dans le contenu du chapitre où on la trouve) : d’une part, elle insiste plus sur l’élément matériel, humain, qu’est le collectif de pensée. Cet élément est fondamental en tant qu’élément d’explication, mais trop mettre l’accent sur lui pourrait donner l’impression que Fleck veut étudier le social (dans lequel s’inscrivent les collectifs de pensée) en tant que tel, alors qu’il ne veut l’étudier que pour expliquer ce à quoi il s’intéresse vraiment, cet élément idéel que sont les styles de pensée (eux-mêmes déterminants pour les idées). D’autre part, on l’a déjà indiqué, le propos de Fleck est avant tout une étude de la science, et la définition que nous regardons maintenant présente de son point de vue l’inconvénient (même si c’est un avantage du nôtre) de rendre manifeste que le domaine d’application de ses conceptions est bien plus vaste que le seul domaine scientifique. C’est justement celui de l’histoire des idées dans son ensemble.

  • 14 Ludwik Fleck, « The problem of epistemology » (1936), dans CF, p. 97-98.

11Telle est l’ambition que donne Fleck à l’épistémologie, même s’il ne mentionne pas l’expression « histoire des idées » : « elle devrait, écrit-il, élargir le champ de ses intérêts, elle ne doit pas se limiter aux domaines et étapes de la science qui sont officiellement reconnus à un moment donné »14. Et l’élargissement qu’il propose semble bien s’étendre à l’ensemble de la pensée humaine, jusque dans ses aspects techniques, les plus concrets, qu’en tant que scientifique expérimentateur il peut difficilement oublier :

  • 15 Ibid., p. 98.

Elle doit prendre en compte fondamentalement et en détail la nature sociale de la pensée et de la connaissance. En conséquence, elle devrait inclure des méthodes psychologiques, sociales et historiques. Son sujet sera l’ensemble de la vie de la connaissance, son organisation, ses fluctuations au cours du temps et les particularités de son développement, ses caractéristiques locales, les propriétés de ses diverses formes : elle étudiera les méthodes pédagogiques du point de vue épistémologique, elle trouvera des questions touchant à l’économie, à la technique (les instruments !) à l’art et même à la politique. Pour finir, elle prendra en compte la mythologie et la psychiatrie 15.

  • 16 Bruno Latour, « Postface », dans GDFS, p. 256.
  • 17 Ludwik Fleck, GDFS, chap. 1, p. 6.
  • 18 Ibid., p. 7.
  • 19 Ibid., p. 8.

12Si le champ d’application est vaste, on constate qu’il y a un élément d’explication essentiel, incontournable : la nature sociale de la pensée et de la connaissance. La conception de l’histoire des idées que l’on peut tirer de Fleck est fondamentalement une conception sociale, mais il s’agit d’une conception sociale en un sens non réductionniste (c’est le cas plus généralement de la bonne sociologie de la connaissance, qui n’est réductionniste que dans la vision caricaturale qu’en donnent ses adversaires) ; Latour a donc en partie raison quand il observe dans sa « Postface » à Genèse et développement d’un fait scientifique : « Fleck s’intéresse peu au contexte social – une seule note de trois lignes sur la guerre mondiale ! »16. (Il a tort quand il en profite pour attaquer Bloor et Bourdieu en déformant leurs positions.) Encore convient-il d’ajouter que s’il n’y a qu’une note de trois lignes sur la guerre mondiale dans l’étude que fait Fleck du développement du concept de syphilis, il mentionne néanmoins de manière déterminante « les situations politiques confuses dans l’Europe du xve siècle finissant, les guerres, les famines, les catastrophes naturelles, comme les canicules inhabituelles et les inondations »17, « le rôle dominant de l’astrologie à cette époque »18, « la théorie religieuse de la maladie comme sanction du plaisir sexuel »19 ; mais il le fait sans étudier la structure sociale globale de la société de l’époque, ni celle du corps des astrologues, ni celle des diverses communautés de croyants. Cela, semble-t-il, montre bien, dans l’ouvrage majeur de Fleck, que son explication socio-historique n’est pas sociologique de manière étroite.

  • 20 Ludwik Fleck, « The problem of epistemology », dans CF, p. 98.
  • 21 Ibid., p. 112.
  • 22 Ibid., p. 79.
  • 23 Ibid.

13D’ailleurs, après avoir présenté le champ ambitieux qu’il donne à l’épistémologie, et qui nous permet de l’étendre à l’histoire des idées, il ajoute immédiatement : « L’épistémologie ainsi comprise est une science des styles de pensée »20. Il met ainsi l’accent sur l’élément le plus immatériel. Cet élément immatériel, cependant, n’est pas premier, il n’y a pas un développement autonome des idées : « l’homme se tient au-dessus de l’idée, parce qu’il est le créateur de l’idée »21. Il n’est pas tout à fait clair ici de savoir si l’expression « l’homme » insiste sur la singularité d’un individu, ou sur l’homme en tant que participant à une collectivité humaine, historiquement, géographiquement, socialement située. Il est clair en tout cas qu’il ne faut pas s’imaginer qu’elle désigne l’homme générique, « qui n’a aucune position concrète dans la vie, qui ne subit fondamentalement aucun changement même au cours des siècles et qui représente tout homme “normal” indépendamment de son environnement et de son époque »22 : croire en cet homme est pour Fleck « l’erreur fondamentale dans de nombreuses discussions du domaine de l’épistémologie »23, parce que cette croyance résulte de l’oubli des déterminations socio-historiques de la pensée humaine.

14Quant à la question de savoir si l’homme qui se tient au-dessus de l’idée est un individu singulier ou l’homme en tant que membre d’un collectif de pensée, la meilleure réponse à y apporter est qu’il ne faut pas comprendre la disjonction comme exclusive : il s’agit à la fois de l’un et de l’autre. Il faut un individu singulier (au moins) pour qu’il y ait pensée, mais, on l’a déjà indiqué, ce que pense un individu singulier est peu important, ce qui compte c’est la transmission des idées. Le style de pensée surgit de l’interaction entre les individus qui vont constituer un collectif de pensée, même s’il s’impose ensuite à ces individus. Fleck l’illustre par une image sportive :

  • 24 Ludwik Fleck, GDFS, chap. 2, § 4, p. 83-84.

[…] l’individu peut être comparé à un joueur de football pris isolément, le collectif de pensée au travail collectif d’une équipe de football bien entraînée, l’acte cognitif [on pourrait le remplacer par : l’idée] au déroulement du jeu. Est-il possible d’analyser ce déroulement du point de vue de joueurs pris individuellement ? Le doit-on même ? Tout le sens du jeu serait alors perdu !24.

15Ne manque dans cette image que le style de pensée : ce serait le style de jeu de l’équipe, vraisemblablement assez stable d’un match à un autre. Comme toute image, celle-ci a néanmoins ses limites : sauf circonstances exceptionnelles, le nombre de joueurs d’une équipe est fixe, elle ne se constitue pas progressivement, avec deux membres, puis trois… L’équipe est d’emblée une équipe, alors que la simple coïncidence d’une rencontre peut faire surgir un collectif de pensée, et donc un style de pensée :

  • 25 Ludwik Fleck, « The problem of epistemology » (1936), dans CF, p. 98.

Chacun a probablement observé que pendant une conversation vive et passionnée entre plusieurs personnes surgit au bout d’un moment un état spécifique qui amène les participants à formuler des pensées qu’ils n’expriment jamais dans un autre collectif25.

16Bien sûr, en général, ce style de pensée et ce collectif de pensée ne sont qu’éphémères, et présentent peu d’intérêt théorique. Mais parfois le collectif se pérennise et devient durable ; et les collectifs qui sont durables et à ce titre peuvent être étudiés ne se limitent pas aux collectifs de pensée scientifiques :

  • 26 Ibid., p. 81.

[…] les scientifiques, les philologues, les théologiens et les cabalistes peuvent parfaitement communiquer au sein des limites de leurs collectifs, mais la communication entre un physicien et un philologue est difficile, entre un physicien et un théologien très difficile et entre un physicien et un cabaliste ou un mystique impossible26.

17En raison de ces difficultés de communication entre des collectifs distincts, il faut se garder de croire qu’un même terme recouvre une même réalité d’un collectif à un autre :

  • 27 Ibid., p. 83.

[…] les mots ont des significations différentes pour Bergson et pour Maxwell : le « mouvement » de Bergson est quelque chose de différent du « mouvement » de Maxwell. […] Au fond, presque tous les mots ont des sens différents pour eux : ce n’est pas comme si un mot de l’un signifiait une chose à laquelle l’autre donnerait un nom différent, c’est qu’une chose à laquelle l’un d’eux donne un certain nom n’existe pas du tout pour l’autre27.

18Quelqu’un qui voudrait faire l’histoire de l’idée de mouvement sans tenir compte de ce que Bergson et Maxwell appartiennent à des collectifs de pensée distincts, celui des philosophes pour l’un, celui des physiciens pour l’autre, chercherait alors à unifier artificiellement des concepts fondamentalement différents, ne verrait qu’une idée là où il y en a en réalité deux.

  • 28 Ibid.

19Voulant insister sur l’hétérogénéité de ce que d’aucuns considèreraient comme une même idée, dont il s’agirait pour eux de trouver le noyau commun, l’essence, Fleck accentue peut-être trop néanmoins l’incommunicabilité entre styles de pensée différents. Ainsi écrit-il, toujours à propos de Maxwell et Bergson : « Les deux hommes seraient incapables de communiquer l’un avec l’autre en ce qui concerne le mouvement »28. Il y a bien incompréhension entre les membres de collectifs de pensée distincts, mais cette incompréhension n’empêche pas la communication, elle la fausse simplement. Les collectifs de pensée ne sont pas des monades sans portes ni fenêtres, ils interagissent les uns sur les autres :

  • 29 Ibid., p. 102.

La complexité de la vie humaine s’exprime par la coexistence de nombreux collectifs de pensée différents et par les effets mutuels entre ces collectifs29.

20Cette coexistence ne se fait pas seulement en fonction de découpages géographiques ou sociologiques, elle se fait aussi au sein de chacun.e, et ce d’autant plus que l’on vit dans des sociétés plus complexes, plus segmentées. Fleck ne l’écrit pas, mais il paraît assez naturel au regard de ses textes de rattacher l’idée d’idées (relativement) stables et immuables à des sociétés simples et plutôt unifiées, dans lesquelles étaient présents peu de collectifs de pensée durables (les autres ne méritant pas qu’on leur prête attention).

21Dans nos sociétés, les divisions sont telles qu’elles prennent même place dans la tête de chacun.e :

  • 30 Ibid., p. 102-103.

Un homme moderne n’appartient jamais – du moins en Europe – exclusivement et totalement à un seul collectif. Scientifique de profession, par exemple, il peut être en outre un croyant, appartenir à un parti politique, pratiquer des activités sportives, etc. En outre, chacun participe au collectif de la pensée pratique de la « vie quotidienne ». De cette façon, l’individu est porteur des influences d’un collectif sur un autre. Des styles de pensée contradictoires se recoupent en lui, souvent isolés les uns des autres (par exemple, un physicien est aussi un croyant)30.

22Si l’on retrouve ici l’affirmation de l’isolement des divers styles de pensée, que l’on est justement en train de critiquer, il faut remarquer qu’elle est d’une part nuancée par l’adverbe « souvent », et d’autre part immédiatement contredite par ce qui suit, qui d’ailleurs quitte très vite le champ peu intéressant de l’individu singulier :

  • 31 Ibid., p. 103.

[…] ils s’affrontent, se modifient, se rapprochent. Ces influences extérieures deviennent l’un des facteurs qui produisent ce chaos créatif de possibilités oscillantes de l’une à l’autre31.

23Cela confirme ce que nous avions déjà indiqué : les collectifs de pensée et les idées qui s’y enracinent ne sont pas immuables, ou ne le sont plus dans nos sociétés. Un collectif de pensée se modifie sans cesse par l’arrivée de nouveaux membres susceptibles de relations nouvelles avec d’autres collectifs de pensée, les idées changent sans cesse quand elles se transmettent, que ce soit dans le collectif de pensée lui-même ou dans ses échanges avec les autres collectifs de pensée. L’idée n’est pas un élément inchangé lors de la communication : l’idée est dans la communication, toujours changeante, jamais figée :

  • 32 Ibid., p. 102.

[…] chaque mouvement de pensée au sein d’un collectif – ipso sociologico facto – l’intensifie et l’individualise, de même que sa circulation entre les collectifs la change et la transforme32.

24On peut certes penser qu’une idée circule très difficilement entre deux collectifs de pensée très distincts, entre celui des physiciens et celui des philosophes, pour reprendre l’exemple de Fleck. Mais, justement, parler de collectifs de pensée très distincts, de styles de pensée très distincts, c’est suggérer qu’il peut y avoir toute une gradation des collectifs de pensée et des styles de pensée. Fleck fait plus que le suggérer, il l’affirme :

  • 33 Ibid., p. 84-85.

Certains styles de pensée sont proches l’un de l’autre, par exemple le style de la physique et celui de la biologie, d’autres sont plus distants l’un de l’autre, par exemple celui de la physique et celui de la philologie, et pour finir certains sont aussi distants l’un de l’autre que, par exemple, celui de la physique et le mystique. On peut par conséquent parler de styles séparés et variés, et, de même, de collectifs de pensée apparentés et distants33.

25On voit bien dans ces exemples qu’il y a une part de convention dans la distinction de styles de pensée proches : Fleck lui-même, qui fait ici une différence entre le style de pensée de la physique et celui de la biologie, s’efforce par ailleurs de caractériser de manière plus globale le style de pensée scientifique, qui pour lui recouvre indubitablement et la physique et la biologie. Il n’y a même pas, d’ailleurs, un seul style de pensée de la physique : celui d’un spécialiste de l’électromagnétisme n’est pas celui d’un mécanicien des fluides (de même que le style de pensée de Bergson n’est pas celui de Russell).

26Se plaçant du point de vue de celui qui, membre d’un collectif de pensée, essaie de se faire comprendre des membres d’un collectif de pensée différent, Fleck écrit :

  • 34 Ibid., p. 85.

Si je formule une certaine idée pour les membres d’un autre collectif de pensée, je la transforme pour la rendre proche du style de ce collectif. J’essaie ainsi de créer un collectif commun, d’une certaine façon intermédiaire, plus pauvre en substance mais plus large34.

  • 35 GDFS, p. 81.

27Or cette transformation de l’idée, cette fusion entre deux collectifs n’est pas seulement l’œuvre interne qu’il nous présente : c’est tout aussi bien le travail de celui qui, de l’extérieur de ces deux collectifs, essaie de rendre compte comme d’une idée commune de deux idées en fait distinctes : il construit une idée plus pauvre en substance, mais plus largement partagée. Ce n’est d’ailleurs pas forcément un défaut, car « on pourrait approuver celui qui considère que le collectif de pensée est une fiction, une personnification de ce qui résulte d’une communauté lorsque des interactions apparaissent »35.

  • 36 Ludwik Fleck, « To look, to see, to know » (1947), dans CF, p. 151.

28Rendant compte d’une idée et de son histoire, il faut donc aussi bien se garder d’un souci de précision trop poussé qui consisterait à la diviser en une multitude d’idées parfaitement bien définies mais dont chacune ne serait partagée qu’au sein d’un micro-collectif, ce qui nous interdirait en fait de parler d’une idée, que d’un souci d’unification exagéré qui consisterait à ne voir qu’un seul gros collectif porteur de l’idée, qui serait alors une idée tellement générale et creuse qu’elle en perdrait tout intérêt. Mais précisément, faire de l’histoire des idées en s’inspirant de Ludwik Fleck devrait permettre d’éviter l’un et l’autre de ces pièges : en ramenant sans cesse l’histoire d’une idée à l’histoire des collectifs qui en sont porteurs, en ayant bien conscience qu’il y a une part de choix spécifique à l’historien (un choix qui dépend lui-même des collectifs dans lesquels il s’inscrit), il y a la possibilité de prendre en compte à la fois la diversité de l’idée (des idées) et ce qu’elle peut avoir de commun entre tel et tel collectif à telle ou telle époque, sans avoir la tentation de considérer que cet élément commun suit une trajectoire historique qui n’est déterminée que par lui et par sa logique interne. Cela nous permettra pour l’histoire des idées de sortir de « l’éternelle controverse dépourvue de sens à propos du “matérialisme” et de l’ “idéalisme”, de l’empirisme et de l’apriorisme »36.

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Notes

1 Voir l’introduction des éditeurs Robert S. Cohen et Thomas Schnelle à Cognition and Fact. Materials on Ludwik Fleck, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1986. (Par la suite, il sera fait référence à ce recueil par les initiales CF.)

2 Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, trad. Nathalie Jas, Paris, Les Belles Lettres, 2005. (Par la suite, il sera fait référence à cet ouvrage par les initiales GDFS).

3 Ludwik Fleck, « Observation scientifique et perception en général », dans Jean-François Braunstein (éd.), L’histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, Paris, Vrin, coll. « Textes clés », 2008.

4 Ludwik Fleck, « Features of the medical way of thinking » (1927), dans CF, p. 40-41. (Je traduis de l’anglais, comme pour tous les autres textes de ce recueil.)

5 Ludwik Fleck, GDFS, chap. 2, § 3, p. 172.

6 Ibid., p. 174.

7 Ibid., p. 175.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 172.

10 Ibid., p. 172-173.

11 Ibid., p. 179.

12 Ibid., chap. 2, § 4, p. 79.

13 Ibid., p. 74.

14 Ludwik Fleck, « The problem of epistemology » (1936), dans CF, p. 97-98.

15 Ibid., p. 98.

16 Bruno Latour, « Postface », dans GDFS, p. 256.

17 Ludwik Fleck, GDFS, chap. 1, p. 6.

18 Ibid., p. 7.

19 Ibid., p. 8.

20 Ludwik Fleck, « The problem of epistemology », dans CF, p. 98.

21 Ibid., p. 112.

22 Ibid., p. 79.

23 Ibid.

24 Ludwik Fleck, GDFS, chap. 2, § 4, p. 83-84.

25 Ludwik Fleck, « The problem of epistemology » (1936), dans CF, p. 98.

26 Ibid., p. 81.

27 Ibid., p. 83.

28 Ibid.

29 Ibid., p. 102.

30 Ibid., p. 102-103.

31 Ibid., p. 103.

32 Ibid., p. 102.

33 Ibid., p. 84-85.

34 Ibid., p. 85.

35 GDFS, p. 81.

36 Ludwik Fleck, « To look, to see, to know » (1947), dans CF, p. 151.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Luc Gautero, « Style de pensée et histoire des idées »Noesis, 33 | 2019, 39-49.

Référence électronique

Jean-Luc Gautero, « Style de pensée et histoire des idées »Noesis [En ligne], 33 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5068 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5068

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Auteur

Jean-Luc Gautero

Jean-Luc Gautero, agrégé de mathématiques, docteur en mécanique des fluides, HDR en philosophie, il est membre du CRHI, maître de conférences en philosophie des sciences au département de Philosophie de l’Université de Nice. Sur Ludwik Fleck, il a déjà publié « Subjectivités collectives et collectifs de pensée » (dans Les subjectivités collectives. Actes des troisièmes journées interdisciplinaires Sciences & Fictions de Peyresq, Éditions du Somnium, 2012).

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