Arthur Lovejoy et la rationalité de l’histoire des idées
Résumé
Nous présenterons ici l’œuvre d’Arthur Lovejoy et expliquerons, en suivant son parcours, pourquoi et comment il en est venu à inventer cette discipline qu’il nomme « history of ideas ». Nous montrerons tout d’abord en quoi cette nouvelle discipline procède chez lui d’une ambition rationnelle très forte, c’est-à-dire d’un désir de faire de la philosophie une science, et de lui apporter un cadre académique idoine ; puis nous montrerons en quoi la pratique même de l’histoire des idées a conduit Lovejoy à préciser mais aussi à amender l’exigence de rationalité qu’on est en droit d’attendre de la philosophie.
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La professionnalisation de la philosophie américaine
- 1 Voir Bruce Kublick, The Rise of American Philosophy, New Haven, Connecticut et Londres, Yale Univ (...)
1Arthur Lovejoy a été l’un des témoins et acteurs de ce moment pivot dans l’histoire de la philosophie américaine, où, de 1860 à 1914 environ, celle-ci a connu une rapide professionnalisation de son activité. L’ascendance de grandes individualités comme Thoreau ou Emerson s’estompe peu à peu au profit d’un fonctionnement plus collégial, plus académique, de la pratique philosophique. C’est l’époque où naissent les grandes revues américaines : The Monist (1888), The Philosophical Review (1892), The International Journal of Ethics (1892), The Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Method (1904). C’est l’époque de la création de graduate programs, sur le modèle des universités allemandes, du développement du PHD et de la création d’un certain nombre d’associations, notamment l’APA : l’American Philosophical Association en 19001.
- 2 « The most striking characteristic of all modern scientific work is found in the fact that it is (...)
2C’est avec une parfaite conscience de cette mutation que le fondateur de l’APA, James Edwin Creighton (1861-1924), rédigeait en 1902 sa première adresse à l’association : le progrès scientifique, dit-il, est intrinsèquement lié à la collégialité et à la coopération des savants ; « la caractéristique la plus frappante de tous les travaux scientifiques modernes est qu’ils sont tous le résultat d’une coopération consciente entre un certain nombre d’individus »2. Creighton dit vouloir faire avec l’APA l’équivalent pour la philosophie de ce que la Royal Society de Londres, ou l’Académie des Sciences de Berlin fut pour les sciences à l’époque des Lumières. Creighton est persuadé que le décalage qui n’a cessé de se creuser depuis cette époque entre les sciences et la philosophie n’est dû qu’à un retard de celle-ci dans son organisation collégiale : « les philosophes, dit-il, ont été plus lents que leurs collègues à inaugurer un mouvement de cette sorte pour parvenir à leurs fins ». Bref, ce n’est pas parce que la philosophie est une science qu’elle doit devenir une profession, c’est parce qu’on en fera une profession qu’elle deviendra une science.
- 3 Cette séquence est racontée par James Campbell dans « Arthur Lovejoy and the Progress of Philosop (...)
3La réalisation la plus frappante de l’APA fut l’organisation d’un congrès scientifique annuel où l’on choisissait un thème commun, soumis à la discussion des plus éminentes figures de la communauté philosophique. L’objectif de ce congrès était de venir à bout, par le fonctionnement collégial, des « grands problèmes » de la philosophie. C’est ainsi qu’en 1911 on décida de se saisir d’un sujet longtemps débattu : celui de « la relation de la conscience à l’objet dans la perception sensible ». Devant la difficulté évidente de la tâche, on mit en place une sorte de commission préparatoire, baptisée « le comité des définitions » (Committee on Definitions 3), chargé de préparer la discussion en posant des définitions aussi rigoureuses que possible des termes du problème. Pourtant cette tentative fut un échec cuisant. Le rapporteur des débats, Harry Allen Overstreet, écrit dans son compte-rendu que cette réunion fut surtout remarquable par l’objectif qu’elle s’était fixé, plutôt que par les résultats auxquels elle est effectivement parvenue :
- 4 « It was hoped that by this means the discussion would be so narrowed that it would result either (...)
On aurait pu espérer qu’avec tous les moyens mis en œuvre, la discussion s’en fût trouvée si bien encadrée qu’il en résultât un accord clairement défini, ou du moins un désaccord tout aussi clairement défini. Mais cet espoir n’a pas été réalisé, loin de là. Le débat n’a pas pris la forme d’une présentation claire des différentes positions qu’on pouvait adopter sur ce sujet, mais plutôt celle d’une présentation des opinions individuelles, plus ou moins complexes, des différents philosophes au sujet des questions soulevées. La discussion qui s’ensuivit fut à peine moins nébuleuse. Pour l’essentiel, ce fut une discussion sur ce qu’aurait dû être la discussion que l’on attendait4.
What’s the matter with Philosophy ?
- 5 Arthur O. Lovejoy, « On Some Conditions of Progress in Philosophical Inquiry », The Philosophical (...)
4Les premiers congrès de l’APA répétèrent cet échec, d’année en année. C’est à ce moment que Lovejoy entre en scène. Depuis 1911 (alors qu’il venait d’être nommé à l’université Johns Hopkins) il a suivi et participé aux débats de l’APA. Mais en 1916, il est nommé président de l’association et a la charge d’en organiser le prochain congrès, consacré au thème du « rapport du mental et du physique ». On attendait de son discours inaugural qu’il jetât les bases de la discussion, mais au lieu de cela, Lovejoy proposa à ses collègues une sorte d’examen de conscience sur cette profession étrange qui est la leur : « le fait de philosopher » (philosophizing). Dans son discours, il avoue que l’issue des derniers débats, en lesquels il plaçait tant d’espoirs, a provoqué en lui une crise de conscience professionnelle, accompagnée de réflexions sur « la nature, les difficultés et les déceptions que nous rencontrons lorsque nous nous occupons de philosophie »5. Les échecs successifs des discussions collectives l’ont conduit à se poser cette question clinique : « What’s the Matter with Philosophy ? ». Quel est notre problème ? Comment se fait-il que nous ne parvenions pas à accomplir le moindre progrès dans cette discipline ?
- 6 « I well remember that when, as an undergraduate, I sat under a venerated master who has brought (...)
Je me souviens que, lorsque j’étais encore étudiant, j’avais entendu un de nos professeurs vénérés, qui fut à l’origine de la vocation philosophique de beaucoup d’entre nous, expliquer que l’un des reproches les plus fréquents que l’on adresse à la philosophie est d’être soumise à un développement purement cyclique – c’est-à-dire qu’il n’existerait ni stabilité des opinions philosophiques, ni progrès continu des conceptions philosophiques, mais qu’au lieu de cela, ce qui est à la mode chez une génération tombe en discrédit à la génération suivante, pour mieux revenir à la mode (peut-être en se parant d’un air de nouveauté) à la troisième. Ce professeur nous assurait que ce reproche était infondé. En dépit d’une regrettable quantité de divagations à l’intérieur du mouvement de la pensée philosophique, certains résultats de première importance avaient à présent été solidement établis ; certaines opinions, qui pouvaient encore sembler possibles pour des esprits de grand talent, avaient à présent été démasquées comme des erreurs, de sorte qu’aucun penseur un tant soit peu compétent ou entraîné ne pouvait aujourd’hui courir le risque d’y tomber6.
5Parmi ces opinions, supposées avoir été définitivement réfutées, Lovejoy se souvient qu’on avait l’habitude de prendre pour exemple le réalisme platonicien. Celui-ci aurait été définitivement réfuté par le kantisme et l’idéalisme de Fichte et de Hegel – autant de noms qui suscitaient admiration et déférence chez ses professeurs (à l’exception, note-t-il, de l’excentrique William James). Et pourtant, vingt-cinq ans plus tard, on compte bien peu d’idéalistes parmi les universitaires ; au contraire, on voit de nouvelles générations se proclamer « réalistes », platoniciens, et prétendre revenir en deçà du moment cartésien. Des opinions que l’on pensait enterrées refont surface ; le monde de la philosophie nous paraît à nouveau « divers et ondoyant », selon l’expression d’un de ses collègues français.
- 7 « If we fail to achieve a measurable amount of agreement and a consecutive and cumulative progres (...)
6Lovejoy n’ignore pas que c’est le lot de toute discipline scientifique que de nourrir en son sein des débats virulents, notamment sur ses fondamentaux, et qu’il n’est pas rare que l’on réhabilite des théories autrefois décriées. Toutefois, la plupart des disciplines scientifiques semblent, bon an mal an, progresser ; ce qui n’est pas le cas de la philosophie. Or, affirme Lovejoy, nous ne pouvons pas nous désolidariser, en tant qu’individus, de la bonne santé de notre discipline. Une voix philosophique, aussi brillante soit-elle, ne sera pas audible à l’intérieur d’une discipline tombée en discrédit : « si nous échouons à créer une certaine entente, et un certain progrès cumulatif, nous échouerons tous ensemble »7. Sans doute, note Lovejoy, certains ne s’émouvront pas mais au contraire se réjouiront de ces dissensions ; ils y verront la marque d’un sain pluralisme, venant tempérer l’idéal dogmatique qui était celui des philosophes des Lumières. Après tout, la philosophie ne doit-elle pas être à l’image de notre monde ? Variée, multiple, et refléter la diversité des tempéraments et des sensibilités ? Pour Lovejoy, cette position est intenable, car elle rend tout bonnement incompréhensible le fait que nous argumentions. Or, argumenter, c’est croire en la possibilité d’une unanimité dans les choses de la raison. « If agreement, and as much of it as possible, is not our aim, why argue ? »
- 8 « It may perhaps be said that the philosopher’s reasonings are only his peculiar way of uttering (...)
Il est sans doute possible de considérer que les raisonnements que tient un philosophe ne représentent qu’une manière qui lui est propre d’exprimer le poids de son âme et de s’adresser à celui qui pense comme lui, et en aucun cas des instruments coercitifs pour influencer le jugement d’adversaires bornés. Mais dans ce cas, la poésie est très certainement un meilleur moyen de parvenir à cette fin. En tant que forme de versification, on peut dire que le syllogisme manque beaucoup de charme8.
7Lovejoy formule alors une distinction à l’intérieur même de l’activité philosophique : le philosophe, dit-il, est souvent tiraillé entre deux désirs contraires (mais rarement aperçus) : le désir d’édification et le désir de vérification. Le désir d’édifier est ce qui nous pousse à bâtir des systèmes comme s’il s’agissait d’édifices, et à transmettre par ce système une certaine manière de voir le monde qui puisse toucher un public, l’émouvoir, lui « parler ». Le désir de vérification suppose en revanche une austère soumission aux règles communes du raisonnement et de la logique. Ces deux désirs contradictoires coexistent en tout philosophe. Un philosophe est, « ou plutôt on attend de lui qu’il soit, une créature d’une race hybride, relevant à la fois du prêtre et du chercheur sceptique, un mélange bizarre de prophète et de professeur ». On attend de lui qu’il expose certaines difficultés qui demeurent encore pour la conscience collective des mystères ou des nids de problèmes, mais qu’il ait à sa disposition un système du monde cohérent qui y réponde.
8Afin de sortir de cette contradiction, il importerait, selon Lovejoy, de réformer en profondeur l’attitude philosophique. De tempérer en nous-mêmes le désir d’édifier et de le remplacer par ce que Bertrand Russell nommait « cette curiosité scientifique désintéressée qui caractérise le véritable homme de sciences ». Mais cette injonction est un vœu pieux ; Lovejoy voit bien qu’il est presque impossible pour un philosophe d’abandonner le désir de produire une pensée originale, édifiante pour le public et satisfaisante pour soi-même. Nous savons pourtant bien que l’immense majorité des systèmes philosophiques a été réfutée, oubliée, mais nous ne tenons pas compte des leçons de notre propre histoire ; nous pensons toujours que là où les autres ont échoué, nous pourrions réussir.
- 9 « The folly of systematic philosophers is like the folly of private bettors at hors races ; each (...)
La folie des philosophes systématiques est comme la folie des parieurs aux courses de chevaux : chacun sait que la plupart des gens comme lui vont perdre toute leur mise, mais il ne peut s’empêcher de croire qu’il sera l’heureuse exception9.
9Nous ne nous considérons pas d’un point de vue statistique. Lovejoy pense qu’il serait pourtant bien meilleur de chercher collectivement les causes de nos erreurs et, devant un désaccord entre collègues, d’avoir le réflexe de penser que cette erreur a une cause assignable, qu’il est possible de découvrir et peut-être de trancher, en la comparant à l’ensemble des faits empiriques ou logiques dont nous disposons sur cette question. Il nous faudrait insuffler à la philosophie l’esprit de recherche, qui doit intervenir avant que le philosophe ait adopté ses opinions – sinon la vexation de l’amour-propre empêchera toute possibilité de discussion.
Le projet d’une Summa Metaphysica
10Lovejoy énumère ensuite toute une série de dispositions qu’il faudrait prendre afin de renforcer la collégialité au sein de la communauté philosophique, et d’aligner les méthodes de celle-ci sur celles des sciences ayant été capables de progresser collectivement. Mais il ne s’en tient pas là. À la fin de sa conférence, et pour ramasser ses observations, il appelle de ses vœux la création d’un « catalogue raisonné des considérations, suivant les problèmes ou les thèses où on considère qu’elles ont quelque pertinence » :
- 10 « […] a catalogue literally and very thoroughly raisonné, a modern Summa Metaphysica of an undogm (...)
[…] un catalogue raisonné au sens littéral et complet du terme, une Summa Metaphysica d’un genre non dogmatique et non partisan. Nous avons déjà de fort bonnes encyclopédies philosophiques, mais qui contiennent à peu près tout sauf la chose en laquelle consiste la philosophie, à savoir les « considérations », présentées dans leurs interrelations et leurs ramifications logiques. Car ce sont elles qui sont les unités ultimes de notre enquête, et non les termes, non les systèmes, non les doctrines ni même les problèmes10.
11Pour achever ce projet pharaonique, Lovejoy dit que la première chose à faire est de s’entraîner, seul ou avec ses élèves, à repérer les considérations « enfouies plus ou moins profondément dans le contexte qui est le leur, les systèmes philosophiques, célébrés par l’histoire ou actuels ». Lovejoy déclare :
- 11 « Yet a system is often a highly accidental and highly unstable compound ; the logically distingu (...)
Un système est bien souvent une composition, hautement accidentelle et hautement instable ; les présuppositions, les arguments que l’on peut y distinguer logiquement, et auxquels on peut donner une signification, en un mot les « considérations » qui le composent en chacune de ses différentes parties, doivent souvent leur conjonction davantage à la singularité de l’esprit de l’auteur, ou bien à sa situation historique, qu’à quelque nécessité purement dialectique11.
12En outre, ces diverses « considérations », ces divers arguments, se retrouvent bien souvent d’un auteur à un autre ; de sorte que les vrais éléments de nouveauté, d’originalité dans l’histoire de la philosophie sont moins nombreux qu’on ne le croit. Lovejoy imagine donc ce vaste catalogue où, à chaque entrée, on ne se contenterait pas simplement d’énoncer un argument, mais de signaler également les types d’objections qu’on a pu lui adresser, ou bien l’énumération des faits qui semblent le contredire. Mais la Summa elle-même ne proposerait aucune conclusion, elle laisserait au lecteur le soin de juger par lui-même.
- 12 « To some minds, I have no doubt, the picture I am roughly sketching will be positively repulsive (...)
Le projet que je suis en train d’esquisser paraîtra à certains, j’en suis sûr, tout à fait repoussant. « Quoi ! – me dira-t-on – nous devrions donc transformer la substance vivante de la philosophie en une sorte d’herbier, fait d’arguments et de contre-arguments desséchés, abstraits, impersonnels, dépourvus de tout charme dans le style et avec pour tout vêtement les formes étriquées de schémas de classification et d’antithèses ? » Je réponds que c’est exactement ce dont nous avons besoin. À moins que nous ne soyons prêts à renoncer franchement à notre prétention ancestrale à nous occuper de vérités objectives, vérifiables et clairement communicables ; à moins que nous ne reconnaissions tranquillement que toute cette fière parade de la philosophie n’était en fait rien d’autre que l’exploitation de nos tempéraments propres, hypocritement travestis sous le costume de la raison impersonnelle ; à moins, en un mot, que nous autres philosophes ayons envie d’être considérés non comme des hommes de science, mais comme des praticiens de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler un genre de belles lettres – si toutefois cette littérature n’était pas si tristement dépourvue de beauté12.
L’history of ideas contre l’histoire de la philosophie
13James Campbell conclut son article, centré sur l’activité de Lovejoy à l’APA, en estimant que, pour le meilleur et pour le pire, l’avenir a donné raison à Lovejoy.
- 13 James Campbell, « Arthur Lovejoy and the Progress of Philosophy », art. cit., p. 638.
La conception défendue par Lovejoy de la philosophie comme servante de la vérité (handmaid of truth) est restée dominante sur le plan professionnel, et son espoir que l’audience vers laquelle devraient se tourner les philosophes soit celle des philosophes eux-mêmes s’est malheureusement réalisé13.
14Campbell estime que Lovejoy a aidé nombre de philosophes, et notamment des philosophes américains, à se détourner des charmes de la « vie solitaire » pour adopter un fonctionnement plus collégial, professionnel, et à diminuer en eux le désir d’édification, si propre à la forme systématique de la philosophie. Pour Lovejoy, la véritable condition d’accès de la philosophie à la scientificité ne consiste pas en un durcissement de ses exigences systématiques, mais au contraire en leur affaiblissement. Au contraire d’un Martial Guéroult, par exemple, Lovejoy est convaincu que la forme systématique qu’adopte volontiers la philosophie nous donne un rapport vicié à la rationalité de cette discipline. La forme systématique est dictée par un désir d’édification, non par un désir de vérification. On peut estimer que cette conviction est demeurée constante tout au long de l’œuvre de Lovejoy et qu’elle a, de fait, rencontré de nombreux partisans, notamment aux États-Unis, dans les décennies qui suivirent. Toutefois, il faut observer que le projet philosophique même de Lovejoy a considérablement évolué et que c’est, précisément, cette évolution qui en fait toute l’originalité.
15Qu’est devenu, en effet, le projet pharaonique de constituer une Summa Metaphysica ? Cette espèce de nouvelle caractéristique universelle, exposant l’ensemble des différentes « considérations » formulées par les philosophes, a peu à peu évolué dans l’esprit de Lovejoy, jusqu’à se transformer, quelques années plus tard, en une nouvelle discipline qu’il baptise « history of ideas ». Le projet qu’il formulait en 1916 consistant à isoler les différentes « considérations » formant la trame cachée des grands systèmes philosophiques, et permettant leur inter-relation, trouva son application effective, non dans un catalogue raisonné, mais dans une histoire, une nouvelle manière de raconter l’histoire de la philosophie.
16Pour bien comprendre la continuité entre le projet de Summa metaphysica et la pratique de l’history of ideas, nous traduisons la première page de l’introduction du livre le plus célèbre de Lovejoy, The Great Chain of Being. Cette introduction s’intitule « The study of the History of Ideas » :
- 14 « These lectures are primarily an attempt to offer a contribution to the history of ideas ; and s (...)
Ces leçons sont avant tout une tentative pour offrir une contribution à l’histoire des idées ; et puisque cette expression est souvent utilisée dans un sens plus vague que celui que j’ai à l’esprit, il paraît nécessaire, avant d’entrer dans le vif du sujet, de donner un bref aperçu du champ, de l’objectif et de la méthode de cette sorte d’enquête, à laquelle j’aimerais que l’on réserve cette dénomination. Par histoire des idées j’entends quelque chose à la fois de plus spécifique et de moins restreint que l’histoire de la philosophie. Elle se distingue de cette dernière avant tout par le caractère des unités (units) qu’elle considère. Bien qu’elle ait affaire, pour l’essentiel, au même matériau que les autres branches de l’histoire de la pensée, et qu’elle dépende en grande partie de leurs efforts, elle divise ce matériau d’une manière particulière ; elle rassemble ces parties en de nouveaux ensembles, en de nouvelles relations, et les considère d’un nouveau point de vue. Le procédé qu’elle adopte pourrait être comparé – bien qu’un tel parallèle soit risqué – à celui de l’analyse chimique. Lorsqu’elle considère l’histoire des doctrines philosophiques, par exemple, elle tranche à l’intérieur des systèmes individuels bien rigides et, selon ses propres objectifs, les dissout en leurs composantes élémentaires, que l’on pourrait appeler leurs idées-unités (unit ideas)14.
- 15 Leo Catana, The Historigraphical concept of « system of Philosophy », its origin, nature, influen (...)
- 16 Johann Jakob Brucker, Historia critica philosophiae a mundi incunabulis ad nostram usque aetatem (...)
17Dans ce texte, on constate que l’history of ideas est posée en contre-modèle à l’histoire de la philosophie. Cette opposition est bien caractérisée historiquement. Comme l’a remarqué Léo Catana15, Lovejoy s’oppose ici à une histoire de la philosophie définie comme étude des systèmes, qui remonte à l’Historia Critica Philosophiae de Johann Jakob Brucker (1741-1767, en six volumes). Brucker déclarait en effet que « pour formuler un jugement sain et adéquat sur les propositions des philosophes, il est nécessaire de reconstruire l’ensemble de leur système (systema) sur la base de leurs écrits »16. L’opposition est claire : alors que l’histoire de la philosophie doit au préalable reconstituer le système, explicite ou implicite, derrière la pensée d’un philosophe, l’histoire des idées, elle, dissout le système, en identifiant et en isolant les « unit ideas » dont il se compose. Si l’on s’astreint à cette tâche, alors, nous dit Lovejoy, nous découvrirons que les grands systèmes du passé ne sont en général que des assemblages plus ou moins instables d’idées, dont on peut repérer les récurrences, les continuités, les reprises d’un système à l’autre. Si l’on s’astreint à cette tâche, on découvrira du même coup « que les incréments de nouveauté absolue semblent en réalité beaucoup moins nombreux qu’on le suppose d’ordinaire ».
18Nous voyons ici comment la réflexion de Lovejoy a évolué : il s’agit encore et toujours pour lui de combattre le « désir d’édification » en philosophie, qui fait passer la grandeur individuelle devant l’argumentation collective et rationnelle ; il s’agit toujours de dissoudre ce culte du système qui est la forme historique qu’a prise ce désir d’édification dans l’histoire ; il s’agit toujours, enfin, de lui substituer l’étude d’autres objets, d’autres unités : ces « idées » (ce qu’il appelait en 1916 les « considérations ») qui forment leur trame, leur socle commun. Mais, par différence avec la conférence de 1916, ce projet prend désormais la forme d’une histoire et non plus d’une « somme ». C’est par l’analyse historique, la réflexion critique sur notre propre histoire, c’est en faisant retour sur notre propre passé et sur la manière dont les systèmes se sont effectivement construits au cours du temps que l’on parviendra à révéler, comme en une analyse chimique, les véritables composantes de la philosophie. L’exemple pris par Lovejoy est celui de l’idée de « grande chaîne des êtres », qui parcourt l’histoire de la pensée occidentale depuis le Timée de Platon jusqu’au Romantisme, et qu’il propose de décomposer en trois « unit ideas » : le principe de plénitude (i. e. l’idée que l’univers contient toutes les formes possibles d’existence), le principe de continuité (l’idée que ces formes se succèdent sans « saut ») et le principe de gradation (l’idée qu’elles forment, dans leur ensemble, une structure hiérarchique jusqu’à Dieu).
- 17 Sur ces critiques bien connues, je renvoie aux interventions de Frédéric Nef et Patrizia Lombardo (...)
- 18 Voir C. Knight, « Unit-ideas unleashed : a reinterpretation and defence of Lovejovian methodology (...)
19Notre objectif n’est pas de revenir sur l’ensemble des critiques qu’on a adressées à cette notion d’unit idea (notamment par L. Spitzer, Q. Skinner17), ni sur la manière dont, récemment, certains universitaires ont cherché à la réhabiliter18, mais plutôt de formuler quelques observations, à partir de l’exemple de l’œuvre de Lovejoy elle-même, au sujet du type de rationalité philosophique que l’on peut attendre de l’histoire des idées, et également des limites de cette rationalité.
L’infléchissement de l’exigence de rationalité chez Lovejoy
- 19 Daniel Wilson, Arthur O. Lovejoy, An Annotated Bibliography, New York et Londres, Garland Publish (...)
20Lovejoy n’a jamais abandonné son projet d’asseoir la profession de philosophe sur des bases plus scientifiques qu’elles ne l’étaient auparavant. De fait, s’il est passé à la postérité pour cette « history of ideas » qu’il a créée, et dont il a offert certaines applications éblouissantes, son biographe Daniel Wilson rappelle à juste titre que cette histoire des idées avait, dans son esprit, une fonction essentiellement propédeutique : bien loin d’absorber l’ensemble du métier de philosophe, elle devait préparer le terrain pour l’exercice de la « philosophie » proprement dite19. Une grande partie de son œuvre est, de fait, consacrée à de la philosophie « pure », fondée sur l’analyse logique des arguments, sans référence particulière aux systèmes du passé, et en tout point conforme au programme de l’APA. Par exemple, lorsqu’il propose, devant la Société française de Philosophie, séance du 26 décembre 1925, un examen critique du « réalisme absolu » alors en vogue aux États-Unis, il le fait suivant des principes strictement internalistes : il dégage les principes de cette position philosophique et en teste la validité ou la concordance avec les données empiriques dont on disposait à l’époque. Le rôle de ses travaux d’histoire des idées était, dans son esprit, de séparer le bon grain de l’ivraie, d’identifier plus précisément les unit ideas qui forment la trame réelle de l’histoire de la philosophie afin de dégager un socle d’arguments clairs que l’on puisse ensuite discuter directement. Son histoire des idées à lui ne nourrit donc en rien une forme de relativisme historique en philosophie ; il s’agit d’un projet suprêmement rationaliste, venant d’un homme qui a cessé de croire en la rationalité des systèmes philosophiques.
21Toutefois, force est de reconnaître que son intérêt grandissant pour l’histoire des idées a conduit Lovejoy à reconnaître, et à décrire mieux que personne, la nature profondément mélangée de sa propre discipline. Dans l’introduction de The Great Chain of Being il dit que les unit ideas ne sont qu’une des composantes des systèmes philosophiques, à côté d’autres composantes bien moins rationnelles – il cite les habitudes mentales propres à certains esprits, les tics de raisonnement, le « pathos métaphysique », les jeux sémantiques. Tout cela, Lovejoy le voit, le décrit avec une acuité étonnante. Lorsqu’il décortique tous ces facteurs, plus ou moins rationnels, qui interviennent dans les systèmes individuels, il mobilise une longue expérience de lecteur, nourrie de la fréquentation des auteurs (avec leur singularité propre) et il porte sur sa discipline un regard de moraliste. Au sujet de ce qu’il nomme les éléments de pathos métaphysique, il écrit par exemple :
- 20 « “Metaphysical pathos” is exemplified in any description of the nature of things, any characteri (...)
Le « pathos métaphysique » se rencontre dans toute description de la nature des choses, dans toute caractérisation du monde auquel nous appartenons, qui fait appel à des termes qui, à la manière des mots d’un poème, éveillent par leurs associations et par une sorte d’empathie qu’ils créent, une certaine ambiance ou une certaine tonalité émotionnelle chez le philosophe ou chez ses lecteurs. Pour bien des gens – pour une grande partie du public profane, je crois – la lecture d’un livre de philosophie n’est généralement rien d’autre qu’une sorte d’expérience esthétique, même lorsqu’il s’agit d’écrits qui semblent dépourvus de tout charme esthétique apparent20.
22Naturellement, Lovejoy le regrette ; mais il le voit. Il remarque cette dimension esthétique des systèmes philosophiques, et, pour qui ne partage pas jusqu’au bout ses ambitions scientifiques, ses textes d’histoire des idées gardent une force indéniable, parce qu’ils sont parmi les études les plus clairvoyantes (et parfois les plus drôles) sur ce en quoi consiste de fait l’activité philosophique. Mais Lovejoy ne pouvait évidemment pas se satisfaire de ce simple point de vue de moraliste sur cette discipline qu’il a tant cherché à restaurer dans ses ambitions rationnelles. Si l’histoire des idées doit nous permettre de progresser en philosophie, il faut bien que l’analyse chimique qu’elle opère sur les systèmes en révèle les éléments de pure rationalité, qui échappent au simple attrait esthétique. Y a-t-il une rationalité à l’œuvre dans l’histoire des idées, et si oui en quoi consiste-t-elle ?
23Dans un texte tardif, daté de 1940, pour le tout premier numéro de la revue The Journal of the History of Ideas – dont il a été le fondateur – intitulé Reflections on the History of Ideas, Lovejoy dit que l’histoire de la pensée philosophique nous révèle bien une forme de rationalité à l’œuvre, malgré la circularité arbitraire des modes et la particularité des systèmes individuels : celle-ci intervient non pas lorsque les philosophes adoptent ou construisent leurs propres systèmes, mais lorsqu’ils se critiquent les uns les autres. Berkeley et Hume ont bel et bien mis le doigt sur des difficultés réelles du système de Locke. Sans doute ont-ils ensuite bâti sur ces critiques des systèmes qui n’étaient pas franchement plus convaincants (Lovejoy n’aimait pas Berkeley), il n’en demeure pas moins qu’ils ont effectivement aperçu des fautes logiques ou des limites réelles dans la pensée de Locke. Lovejoy énonce alors ce principe général :
- 21 « In their criticisms of other people’s ways of thinking men inevitably appeal largely to common (...)
Lorsqu’ils formulent leurs critiques sur la manière de penser des autres, les hommes suivent en général des principes rationnels communs, ou du moins ce qu’ils pouvaient considérer comme tels à leur époque ; nonobstant leur infidélité à ces mêmes principes dès lors qu’il s’agit de parvenir à leurs propres opinions ou de formuler leurs propres jugements de valeur. On a vu bien des penseurs, d’ordinaire peu enclins à l’autocritique, se métamorphoser en raisonneurs judicieux et convaincants au moment d’attaquer les autres. Voilà pourquoi, d’une manière un peu paradoxale, c’est à travers leurs querelles que les philosophes ont le plus mis en lumière les aspects logiques des problèmes qu’ils soulevaient, et c’est dans la partie polémique de l’histoire de la pensée réflexive que la lumière blanche et froide de la raison nous apparaît le plus souvent21.
24Il y a donc une sorte d’asymétrie dans la rationalité philosophique qui fait que cette rationalité ne se manifeste pas (ou rarement) de manière directe, thétique, lorsqu’elle prend en vue l’édification d’une philosophie, mais davantage de manière oblique ou critique, lorsqu’elle prend en vue la polémique avec les opinions d’autrui. C’est par l’examen des réceptions d’un philosophe par un autre, de la manière dont il le lit, le comprend et en aperçoit les limites, que se dégage, en creux, une forme de rationalité de l’histoire de la philosophie, davantage que dans la technologie des systèmes.
25Ce dernier point montre pourquoi il est sans doute réducteur d’établir un partage trop strict entre deux aspects de l’œuvre de Lovejoy : un aspect propédeutique qui serait l’histoire des idées, consistant en une réflexion critique sur les systèmes du passé, et un aspect proprement philosophique, consacré aux discussions des problèmes de son époque, en vue d’un progrès de la connaissance philosophique. D’abord, parce qu’il faut bien avouer que son œuvre « philosophique » proprement dite, très liée à des adversités circonstancielles (l’idéalisme, le pragmatisme, le monisme, l’absolutisme), n’a pas débouché sur les « progrès » qu’il escomptait ; ensuite et surtout, parce qu’on se rend compte que les histoires que raconte l’history of ideas portent toujours en elles un enseignement philosophique – l’historicité est le véhicule de la raison, mais en un sens très différent de ce que croyait Hegel. Quand on arrive à la fin de The Great Chain of Being on constate que le livre s’achève sur une leçon, un « résultat » et une « morale » (« The outcome of the history and its moral ») : en racontant cette histoire, Lovejoy voulait nous montrer comment une idée qui a été si importante dans l’histoire de la pensée humaine s’est effondrée sous le poids des contradictions internes qui la minaient. Les unit ideas qui composaient l’idée complexe d’une « grande chaîne des êtres » étaient en réalité des idées qui ne pouvaient cohabiter éternellement, elles se contredisaient, même si les philosophes ont mis des siècles à s’en rendre compte. Dans le scénario que nous propose Lovejoy, le romantisme joue un rôle pivot : à partir de Schelling on aperçoit enfin ces contradictions internes et, pour le dire en un mot, on abandonne une conception statique, absolue, intemporelle du monde, pour adopter une conception évolutionniste, temporalisée et immanente de la création.
- 22 « But the history of the idea of the Chain of Being – in so far as that idea presupposed such a c (...)
L’histoire de l’idée de la chaîne de l’être – pour autant que cette idée présuppose une intelligibilité rationnelle parfaite du monde – est l’histoire d’un échec ; ou pour le dire de façon plus précise et plus juste, c’est le récit d’une expérience dans la pensée, menée pendant de nombreux siècles, par de nombreux esprits, grands et petits, et dont on peut s’apercevoir aujourd’hui qu’elle a conduit à un résultat négatif instructif. L’expérience, prise dans son ensemble, constitue l’une des plus grandioses entreprises de l’intelligence humaine. Mais à mesure que les conséquences de cette hypothèse, persistante et englobante entre toutes, se trouvaient explicitées, apparurent du même coup ses difficultés ; et lorsqu’on les eût tout à fait exposées, il devint patent que l’hypothèse d’une rationalité absolue du cosmos s’avérait impossible à croire22.
- 23 Les recensions que propose Lucien Febvre de deux ouvrages de Gilson, La philosophie au Moyen Âge (...)
26« L’histoire de la grande chaîne des êtres est l’histoire d’un échec », affirme Lovejoy : mais l’échec de cette idée est plus instructif encore que l’idée elle-même. Elle nous montre ce que nous ne pouvons plus penser. Or, il se trouve que cette évolution dans l’histoire des idées concorde parfaitement avec les propres conceptions de Lovejoy à ce sujet : il a lui-même passé son temps à combattre les idées religieuses de son père, William Wallace Lovejoy, membre de l’épiscopat anglican, et à promouvoir une conception temporelle et évolutive du monde, à l’opposé des conceptions théologiques hiérarchisées que son père défendait. Cela ne signifie pas pour autant que son analyse s’explique par des conflits familiaux, mais plutôt que cette histoire des idées qu’il a tracée pour nous avait dans son esprit force de démonstration. Cette histoire nous apprend quelque chose, elle a « une morale », une conclusion. On ne peut y voir simplement une analyse critique des doctrines du passé, car cette perspective critique est englobée dans une perspective philosophique et cherche à démontrer quelque chose. Cette attitude est-elle adaptée au travail historique, ou représente-t-elle au contraire une torsion fondamentale de la tâche de l’historien – comme le croyait par exemple Lucien Febvre, commentant à la même époque la variante gilsonienne de l’histoire des idées23 ? Quoi qu’on en pense, il est certain qu’elle révèle une ambiguïté fondamentale de l’histoire de la philosophie, à savoir qu’il est difficile de détacher tout à fait le travail des sources d’une ambition théorique, de ne pas regarder nos récits comme des preuves, nos histoires comme des démonstrations.
Notes
1 Voir Bruce Kublick, The Rise of American Philosophy, New Haven, Connecticut et Londres, Yale University Press, 1977 et surtout Daniel J. Wilson, Science, Community and the Transformation of American Philosophy 1860-1930, Chicago, University of Chicago Press, 1990.
2 « The most striking characteristic of all modern scientific work is found in the fact that it is the result of conscious cooperation between a number of individuals. » (James Edwin Creighton, « The Purposes of a Philosophical Association », The Philosophical Review, vol. 11, no 3, 1902, p. 221).
3 Cette séquence est racontée par James Campbell dans « Arthur Lovejoy and the Progress of Philosophy » (Transactions of the Charles S. Peirce Society, vol. 39, no 4, automne 2003, p. 617-643) que nous suivons ici.
4 « It was hoped that by this means the discussion would be so narrowed that it would result either in clearly defined agreement or in equally clearly defined disagreement. This hope was far from realized. The debate was not a sharp presentation of counter positions, but rather a presentation of the more or less complex and involved views of the individual debaters upon the various issues in question. The discussion which followed was hardly less nebulous. In great part it was a discussion of what the discussion ought to have been but was not ». Harry Allen Overstreet, « Eleventh Annual Meeting of the American Philosophical Association », The Journal of Philosophy, Psychology, and Scientific Methods, vol. 9, no 4, 15 février 1912, p. 101.
5 Arthur O. Lovejoy, « On Some Conditions of Progress in Philosophical Inquiry », The Philosophical Review, vol. 26, no 2, mars 1917, p. 126.
6 « I well remember that when, as an undergraduate, I sat under a venerated master who has brought not a few of us to the philosopher’s calling, we were told that one of the conventional reproaches against philosophy is that it merely moves in cycles – that there is neither stability in philosophic opinion nor continuous progress in philosophic insight, but that the speculative fashion of one generation becomes a discredited error to the next, and returns to vogue (perhaps with the air of a new discovery) in a third. This reproach, we were assured, was unfounded. In spite of a regrettably great amount of divagation in the movement of philosophical thought, some results of the first importance had been solidly established ; some opinions once possible to minds of the highest natural endowments had been definitively shown to be errors, so that no competent and trained latter-day thinker could ever again fall into them. » (Ibid., p. 126-127).
7 « If we fail to achieve a measurable amount of agreement and a consecutive and cumulative progress there, we fail altogether. » (Ibid., p. 129).
8 « It may perhaps be said that the philosopher’s reasonings are only his peculiar way of uttering the burden of his soul and of edifying the like-minded, not instruments for coercing the judgment of stubborn dissenters. Yet for this purpose poetry is surely a happier medium. As a fixed form of verse, the syllogism seems lacking in charm. » (Ibid., p. 131).
9 « The folly of systematic philosophers is like the folly of private bettors at hors races ; each knows that most of his kind lose their wagers, but flatters himself that he will somehow prove the happy exception. » (Ibid., p. 139-140).
10 « […] a catalogue literally and very thoroughly raisonné, a modern Summa Metaphysica of an undogmatic and non-partisan kind. We have already some fairly good encyclopedic works in philosophy which contain almost everything except the stuff of which philosophy consists – namely “considerations” presented in their logical inter-relations and ramifications. For it is these that are ultimate units of our inquiry, and not terms, or systems, or doctrines, or even problems. » (Ibid., p. 160).
11 « Yet a system is often a highly accidental and highly unstable compound ; the logically distinguishable and significant presuppositions, arguments, “considerations”, in a word, which compose it in its various parts, frequently owe their conjunction more to peculiarities of the author’s mind or of his historical situation than to any purely dialectical necessity. » (Ibid.).
12 « To some minds, I have no doubt, the picture I am roughly sketching will be positively repulsive. “What!” – it will be asked – “Shall we convert the living substance of philosophy into a hortus siccus of dried, abstract, depersonalized arguments and counter-arguments, destitute of all charm of style and arrayed in tedious formal scheme of classification and antithesis ?” Just that, I answer, unless we are prepared frankly to abdicate our customary pretension to be dealing with objective, verifiable and clearly communicable truths, and are content to acknowledge that all our brave parade of philosophizing is nothing more than an exploiting of our temperamental idiosyncrasies, disingenuously masquerading in the garb of impersonal reason ; unless, in short, we philosophers are willing to be classified, not as men of science, but as practitioners of what it would be necessary to call belles lettres if only it were not, on the other hand, usually so sadly lacking in beauty. » (Ibid., p. 162-163).
13 James Campbell, « Arthur Lovejoy and the Progress of Philosophy », art. cit., p. 638.
14 « These lectures are primarily an attempt to offer a contribution to the history of ideas ; and since the term is often used in a vaguer sense than that which I have in mind, it seems necessary, before proceeding to the main business in hand, to give some brief account of the province, purpose, and method of the general sort of inquiry for which I should wish to reserve that designation. By the history of ideas I mean something at once more specific and less restricted than the history of philosophy. It is differentiated primarily by the character of the units with which it concerns itself. Though it deals in great part with the same material as the other branches of the history of thought and depends greatly upon their prior labors, it divides that material in a special way, brings the parts of it into new groupings and relations, views it from the standpoint of a distinctive purpose. Its initial procedure may be said though the parallel has its dangers – to be somewhat analogous to that of analytic chemistry. In dealing with the history of philosophical doctrines, for example, it cuts into the hard-and-fast individual systems and, for its own purposes, breaks them up into their component elements, into what may be called their unit ideas. » (The Great Chain of Being, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1936, reprint New York, Evanston et Londres, Harper & Row, 1960, p. 3).
15 Leo Catana, The Historigraphical concept of « system of Philosophy », its origin, nature, influence and legitimacy, Leyde, Boston, Brill, 2008.
16 Johann Jakob Brucker, Historia critica philosophiae a mundi incunabulis ad nostram usque aetatem deducta, Leipzig, Impensis Haered, Weidemanni et Reichii, 1741-1744, puis 1767, 1 : 15.10-18 : « Ut itque de sententia philosophorum sanum rectumque iudicim ferri queat, totum ex eorum scriptis systema ita eruendum est, ut ante omnia principia generalia, quae fundamenti loco toti doctrinarum aedificio subiiciuntur, eruantur, et his demum illae superstruantur conclusiones, quae ex istis fontibus sponte sua fluunt. Quaemadmodum enim hoc praecipue philosophi officium est, ut ex positis quibusdam principiis generalibus, specialia dogmata iusto nexu derivet, ita eam interpretationem merito alteri praetuleris, quae cum toto systematis habitu et connexione convenit apteque inter se cohaeret, etsi prima facie aliud dicere videatur. »
17 Sur ces critiques bien connues, je renvoie aux interventions de Frédéric Nef et Patrizia Lombardo lors du colloque Histoire et historiens des idées, figures, méthodes problèmes, organisé par Alexandre de Vitry et moi-même, qui s’est tenu au collège de France les 18, 19 et 20 mai 2016. Interventions disponibles en ligne sur https://www.college-de-france.fr/site/alain-de-libera/symposium-2015-2016.htm (actes à paraître).
18 Voir C. Knight, « Unit-ideas unleashed : a reinterpretation and defence of Lovejovian methodology in the history of ideas », Journal of the Philosophy of History, no 6, 2012.
19 Daniel Wilson, Arthur O. Lovejoy, An Annotated Bibliography, New York et Londres, Garland Publishing Inc., 1982, notamment p. xix.
20 « “Metaphysical pathos” is exemplified in any description of the nature of things, any characterization of the world to which one belongs, in terms which, like the words of a poem, awaken through their associations, and through a sort of empathy which they engender, a congenial mood or tone of feeling on the part of the philosopher or his readers. For many people – for most of the laity, I suspect – the reading of a philosophical book is usually nothing but a form of aesthetic experience, even in the case of writings which seem destitute of all outward aesthetic charms. » (The Great Chain of Being, op. cit., p. 11).
21 « In their criticisms of other people’s ways of thinking men inevitably appeal largely to common rational principles, or what at the time are accepted as such, however partially they may follow such principles in arriving at their own beliefs or valuations. On the offensive, many a thinker little capable of self-criticism has shown himself an acute and cogent reasoner ; so that, somewhat paradoxically, it is through their quarrels that philosophers have most illuminated the logic of their problems, and it is in the polemical part of the history of reflective thought that the cool white light of reason may most often be seen emerging. » (« Reflexions on the History of Ideas », Journal of the History of Ideas, vol. I, no 1, janvier 1940, p. 22.)
22 « But the history of the idea of the Chain of Being – in so far as that idea presupposed such a complete rational intelligibility of the world – is the history of a failure ; more precisely and more justly, it is the record of an experiment in thought carried on for many centuries by many great and lesser minds which can now be seen to have had an instructive negative outcome. The experiment, taken as a whole, constitutes one of the most grandiose enterprises of the human intellect. But as the consequences of this most persistent and most comprehensive of hypotheses became more and more explicit, the more apparent became its difficulties ; and when they are fully drawn out, the show the hypothesis of the absolute rationality of the cosmos to be unbelievable ». (The Great Chain of Being, op. cit., p. 329).
23 Les recensions que propose Lucien Febvre de deux ouvrages de Gilson, La philosophie au Moyen Âge (1944) puis Les métamorphoses de la Cité de Dieu (1952), sont l’occasion pour lui de critiquer la pratique de « l’aristocratique histoire des idées », au nom du vieil antagonisme entre « l’histoire des historiens » et « l’histoire des philosophes ». Febvre écrit à propos du second ouvrage : « Un livre fort, oui, mais d’une force qui s’achète au prix d’une assez rude simplification. C’est que l’histoire des hommes ne tient pas toute dans le jeu de la pensée. […] d’une force qui doit cette force à la concentration tout exclusive, sinon arbitraire, d’un cerveau puissant et lucide sur une seule et unique catégorie d’activités mentales et qui laisse volontiers tomber tout ce que le commun des hommes appelle “la Vie”. Ici tout spécialement la Vie sociale. » (Lucien Febvre, « Les métamorphoses de la Cité de Dieu », Annales, no 3, 1954, p. 374). Sur cette querelle Febvre/Gilson, nous renvoyons à la communication de Florian Michel, « Étienne Gilson, historien des idées », lors du colloque Histoire et historiens des idées, évoqué plus haut.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
David Simonetta, « Arthur Lovejoy et la rationalité de l’histoire des idées », Noesis, 33 | 2019, 9-25.
Référence électronique
David Simonetta, « Arthur Lovejoy et la rationalité de l’histoire des idées », Noesis [En ligne], 33 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5053 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5053
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