Appendice II. Thomas d’Aquin
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Somme de Théologie. I, Q. 3, art. 4 : En Dieu, l’essence est-elle identique à l’être (esse) ?
11. Il semble qu’en Dieu l’essence et l’être (esse) ne soient pas identiques. Si, en effet, il en était ainsi rien ne s’ajouterait à l’être divin. Or l’être sans aucune addition, c’est l’être commun (esse commune), qui est prédiqué de toutes choses. Il s’ensuivrait donc que Dieu serait un étant (ens) commun prédicable à toutes choses. Mais cela est faux, selon ces paroles de la Sagesse (14, 21) : « Ils ont donné le nom incommunicable à la pierre et au bois ». Par conséquent, l’être (esse) de Dieu n’est pas son essence.
22. En outre, de Dieu nous pouvons savoir s’il est, comme on l’a dit plus haut (q. 2, a. 2, ad 3), mais nous ne pouvons savoir ce qu’il est. Donc l’être de Dieu (esse Dei) et ce qu’est sa quiddité ou sa nature ne sont pas identiques.
3Mais en sens contraire, S. Hilaire dit dans le de Trinitae, 7, 2 : « L’être (esse) n’est pas en Dieu ce qui advient (accidens), mais vérité subsistante (subsistens) ». Ce qui donc subsiste en Dieu est son être (esse).
4Je réponds qu’il faut dire que Dieu est non seulement son essence, comme nous l’avons montré dans l’article précédent, mais aussi qu’il est son être (esse). Ce qui peut en vérité être montré de plusieurs manières. Premièrement, parce que tout ce qui est dans quelque chose qui est en plus de son essence, doit être causé, soit à partir des principes de l’essence, comme les accidents propres qui résultent de l’espèce, tel le rire chez l’homme causé par les principes essentiels de son espèce ; soit par quelque chose d’extérieur, comme la chaleur est causée dans l’eau par le feu. Si donc l’être même d’une chose (esse rei) est autre que son essence, il est nécessaire que l’être de cette chose, ou bien soit causée par quelque chose d’extérieur, ou bien par les principes essentiels de cette chose même. Mais il est impossible que l’être (esse) soit causé seulement par les principes essentiels de la chose, car aucune chose ne peut contenir la cause de son être dès lors qu’elle possède un être causé. Il faut donc que ce dont l’être (esse) est autre que son essence, possède un être (esse) causé par un autre. Or cela ne peut se dire de Dieu, car nous avons dit que Dieu est la cause efficiente première. Il est par conséquent impossible qu’en Dieu autre soit l’être (esse) et autre l’essence.
5Deuxièmement, parce que l’être (esse) est l’actualité de toute forme ou nature ; en effet, on ne peut dire que la bonté, ou l’humanité, est en acte que dans la mesure où elle est en acte. Il faut donc que l’être même (ipsum esse) soit à l’essence qui est autre que lui ce que l’acte est à la puissance. Puisque donc en Dieu rien n’est potentiel, comme nous l’avons montré plus haut dans l’article 1, il s’ensuit que l’essence en lui n’est pas autre que son être (esse). Par conséquent, son essence est son être.
- 1 Il faut entendre, ici, « premier par excellence » et non « premier selon le nombre ». L’être divin (...)
6Troisièmement, parce que de même que ce qui est igné et n’est pas feu est igné par participation, de même ce qui a l’être et n’est pas l’être, est un étant (ens) par participation. Or Dieu est son essence, comme on l’a montré dans l’article 3 de cette question. Si donc il n’était pas son être (esse), il serait un étant (ens) par participation et non par essence. Il ne serait donc pas l’étant (ens) premier1, ce qui est absurde. Dieu est par conséquent son être (esse) et non seulement son essence.
7Solutions :
81. À la première difficulté il faut donc répondre que ce qui est sans addition peut être intelligé de deux manières. L’une au sens où sa notion est de ne pas avoir d’addition, comme la notion d’animal irrationnel est d’être sans raison. L’autre au sens où ce qui est intelligé est sans addition parce qu’il n’est pas dans sa notion de recevoir une addition, comme l’animal en général est sans raison parce qu’il n’appartient pas à l’animal irrationnel en général d’avoir la raison, mais il n’est pas non plus dans sa notion de ne pas l’avoir. Selon la première manière, l’être (esse) sans addition est l’être (esse) divin, selon la deuxième, l’être (esse) sans addition est l’être (esse) en général ou commun. Ou bien il ne reçoit pas d’addition parce que sa notion ne comporte pas d’addition comme l’animal en général est sans raison en ce sens qu’il n’est pas dans sa notion d’avoir la raison ; mais il n’est pas non plus dans sa notion de ne pas l’avoir. Dans le premier cas, l’être (esse) sans addition dont on parle est l’être (esse) divin ; dans le second cas, c’est l’être (esse) en général ou commun.
92. À la deuxième difficulté, il faut répondre que être (esse) peut se dire de deux manières : selon l’une, il signifie l’acte d’être (actum essendi) ; selon l’autre, il signifie la composition de propositions, que l’âme produit en joignant un prédicat à un sujet. En prenant l’être au premier sens, nous ne pouvons connaître l’être de Dieu (esse Dei) ni non plus son essence. Nous ne pouvons le connaître que selon la deuxième manière. Nous savons, en effet, que cette proposition que nous formons de Dieu quand nous disons que Dieu est, est vraie et nous le savons à partir de ses effets, comme nous l’avons plus haut dans la question 2, à l’article 2.
Somme contre les Gentils. I, Q. 21 : Dieu est son essence
10De ce qui précède, on peut retenir que Dieu est son essence, quiddité ou nature.
11En tout ce qui, en effet, n’est pas son essence ou quiddité, il doit y avoir une certaine composition. Puisque toute chose a son essence, si rien d’autre que son essence ne se trouvait dans une chose, tout ce que la chose est serait son essence, et ainsi elle-même serait son essence. Si donc une chose n’est pas son essence, il faut qu’il y ait en elle quelque chose d’autre que son essence. Et ainsi il doit y avoir en elle une composition. Il s’ensuit que dans le composé l’essence est signifiée sur le mode de la partie, comme l’humanité dans l’homme. Or, on a montré (chap. 18) qu’il n’y a en Dieu aucune composition. Dieu est donc son essence.
12En outre. Seul semble être en dehors de l’essence ou quiddité d’une chose ce qui n’entre pas dans sa définition. La définition, en effet, signifie ce qu’est une chose. Or seuls les accidents de la chose sont ce qui ne tombe pas dans la définition. Par conséquent, dans une chose, seuls les accidents sont en dehors de son essence. Or, en Dieu, il n’y a pas d’accidents, comme on le verra (chap. 23). Il n’y a donc rien en lui en dehors de son essence. Il est donc son essence.
13De plus. Les formes qui ne sont pas prédiquées des choses subsistantes, qu’elles soient prises comme universelles ou comme singulières, sont des formes qui ne subsistent pas singulièrement par soi, individuées en elles-mêmes. On ne dit pas en effet que Socrate, ou l’homme, ou l’animal, soit la blancheur, parce que la blancheur n’est pas singulièrement subsistante par soi, mais elle est individuée par le sujet subsistant. De même aussi, les formes naturelles ne subsistent pas singulièrement par soi, mais elles sont individuées dans des matières propres : c’est pourquoi nous ne disons pas que ce feu, ou le feu, est sa forme. Les essences ou quiddités des genres et des espèces sont individuées par la matière désignée de cet individu-ci ou de celui-là, bien que la quiddité du genre ou de l’espèce inclut la forme et la matière en général : c’est pourquoi on ne dit pas que Socrate, ou l’homme, soit l’humanité. Mais l’essence divine existe (est existens) de manière singulière et individuée en elle-même : car elle n’est pas dans une matière, comme on l’a vu (chap. 17). L’essence divine est donc prédiquée de Dieu, de sorte que l’on peut dire : Dieu est son essence.
14Ensuite. L’essence de la chose, ou bien est la chose elle-même, ou bien elle se rapporte à elle d’une certaine façon comme sa cause, puisque c’est par son essence que la chose reçoit son espèce. Mais rien ne peut en aucune façon être cause de Dieu : puisqu’il est le premier étant (ens), comme on l’a montré (chap. 13). Dieu est donc son essence.
15De même. Ce qui n’est pas son essence se rapporte à elle, par une part de soi-même comme la puissance à l’acte.
I, Q. 22. En Dieu, être et essence sont identiques
16À partir de ce que nous avons montré plus haut, il est possible maintenant de prouver qu’en Dieu l’essence ou quiddité n’est autre que son être. Nous avons montré, en effet, plus haut (chap. 13) qu’il y a un certain être (esse) qui est par soi nécessairement, qui est Dieu. Cet être (esse) donc qui est nécessairement, s’il est l’être d’une certaine quiddité qui n’est pas ce qu’il est lui-même, ou bien il est opposé à cette quiddité ou lui répugne, comme exister (existere) par soi s’oppose à la quiddité de la blancheur, ou bien il est en affinité avec elle et lui convient, comme il convient à la blancheur d’être dans un autre. Dans le premier cas, l’être (esse) qui est par soi nécessairement ne conviendra pas à cette quiddité, de même qu’il ne convient pas à la blancheur par soi d’exister (existere). Dans le second cas, il faut ou qu’un tel être dépende de l’essence, ou que les deux dépendent d’une autre cause, ou que l’essence dépende de l’être (esse). Les deux premières hypothèses vont contre la notion de ce qui est par soi nécessairement être (necesse esse) : car s’il dépend d’un autre, il n’est plus un être nécessaire. De la troisième hypothèse, il suit que cette quiddité advient accidentellement à la chose qui est par soi l’être nécessaire : car tout ce qui suit l’être d’une chose est accidentel. Et ainsi elle ne sera pas sa quiddité. Dieu n’a donc pas une essence qui ne soit pas son être (esse).
17Mais on peut objecter que cet être ne dépend absolument pas de cette essence, de sorte qu’il ne serait pas du tout si elle n’était pas, mais qu’il en dépend quant à la conjonction qui les unit. Et ainsi cet être (esse) est par soi nécessairement, mais la conjonction elle-même n’est pas par soi nécessairement.
18Cette objection cependant n’évite pas les inconvénients énoncés dans ce qui précède. Car si cet être peut être intelligé sans cette essence, il s’ensuit que cette essence se rapporte à cet être accidentellement. Mais ce qui est par soi nécessairement être (necesse esse) est cet être. Donc cette essence se rapporte accidentellement à ce qui est par soi l’être nécessaire. Elle n’est donc pas sa quiddité. Or, ce qui est par soi nécessairement être (necesse esse), c’est Dieu. Cette essence n’est donc pas l’essence de Dieu, mais une essence postérieure à Dieu. Mais si cet être (esse) ne peut être intelligé sans cette essence, alors cet être dépend absolument de ce dont dépend sa conjonction avec cette essence. Et ainsi on revient à la même position qu’auparavant.
19De même. Toute chose est par son être. Ce qui donc n’est pas son être, n’est pas par soi un être nécessaire. Or, Dieu est par soi nécessairement être. Donc Dieu est son être (esse).
20Plus encore. Si l’être de Dieu n’est pas son essence, et par ailleurs ne peut en être une partie, puisque l’essence divine est simple, comme on l’a montré (chap. 18), il faut que cet être soit quelque chose en dehors de son essence. Or, tout ce qui convient à quelque chose qui n’appartient pas à son essence, lui convient en vertu de quelque cause : les choses qui ne sont pas unes par soi en effet, si elles sont conjointes, doivent être unies par une cause. L’être convient donc à cette quiddité en vertu de quelque cause. Ou bien donc c’est en vertu de quelque chose qui appartient à l’essence de cette chose, soit en vertu de son essence elle-même, ou bien en vertu de quelque chose d’autre. Dans le premier cas, l’essence est selon cet être et il s’ensuit que quelque chose est pour soi-même cause de son être (causa esendi). Or, cela est impossible : car selon l’intellect, la cause est antérieure à l’effet ; dès lors, si une chose était pour elle-même la cause de son être, son être devrait être intelligé avant qu’elle ne possédât l’être, ce qui est impossible, à moins que quelque chose qui est pour soi-même la cause de son être soit intelligé comme un être accidentel, lequel est un être relatif. Cela n’est pas impossible : on peut trouver en effet un étant (ens) accidentel causé par les principes de son sujet, avant que l’être (esse) soit intelligé comme être (esse) substantiel du sujet. Pour le moment, cependant, nous ne parlons pas de l’être (esse) accidentel, mais de l’être substantiel. Dans le second cas, si l’être convient à cette quiddité en vertu d’une autre cause, alors tout ce qui acquiert l’être par une autre cause est causé et n’est pas cause première. Or Dieu est cause première sans avoir de cause, comme nous l’avons démontré plus haut (chap. 13). Donc cette quiddité qui acquiert l’être d’ailleurs, n’est pas la quiddité de Dieu. Il est donc nécessaire que l’être de Dieu soit sa quiddité.
21En outre. Être (esse) nomme un certain acte : on ne dit pas en effet d’une chose qui est en puissance qu’elle est, mais qu’elle est parce qu’elle est en acte. Or tout ce à quoi convient un certain acte et qui est distinct de lui, s’y rapporte comme la puissance à l’acte : l’acte et la puissance se disent en effet l’un par rapport à l’autre. Si donc l’essence divine est autre que son être (esse), il s’ensuit que l’essence et l’être se rapportent l’une à l’autre comme la puissance à l’acte. Or, on a montré qu’en Dieu rien n’est en puissance (chap. 16), mais qu’il est lui-même acte pur. L’essence de Dieu n’est donc pas autre que son être.
22De même. Tout ce qui ne peut être sans que ne s’y réunisse une pluralité est composé. Mais aucune chose en laquelle l’essence est une chose et l’être une autre, peut être sans une pluralité, c’est-à-dire l’essence et l’être, qui s’y réunisse. Donc toute chose en laquelle autre est l’essence et autre est l’être est composée. Or, Dieu n’est pas composé, comme on l’a montré (chap. 18). Donc, l’être même de Dieu est son essence.
23Plus encore. Toute chose est par cela qu’elle a l’être. Par conséquent, aucune chose, dont l’essence n’est pas son être, n’est par son essence, mais par participation à quelque chose qui est l’être lui-même. Or, ce qui est par participation à quelque chose ne peut être le premier étant (ens) : car ce à quoi quelque chose participe pour être lui est antérieur. Or, Dieu est le premier étant, auquel rien n’est antérieur. L’essence de Dieu est donc son être. Cette sublime vérité, Moïse en a été instruit par le Seigneur, à qui il avait demandé (Ex. 3, 13-14) : « Si les enfants d’Israël me disent ; quel est son nom ? que leur dirai-je ? ». Le Seigneur répondit : « Je suis Celui qui suis. Tu diras donc aux enfants d’Israël : Celui qui est m’a envoyé à vous », manifestant que son nom propre est Celui qui est. Or, tout nom est institué pour signifier la nature ou l’essence d’une chose. D’où a été retenu que l’être (esse) divin lui-même est son essence ou sa nature.
24Les Docteurs catholiques ont aussi professé cette vérité. Hilaire dit, en effet, dans son De Trinitate (VII, XI, p. 271) : « L’être n’est pas un accident pour Dieu, mais la vérité subsistante, la cause permanente, la propriété de sa nature » et Boëce, également, dit dans son traité De Trinitate (II, p. 132) : « La substance divine est son être même et c’est d’elle que vient l’être ».
I, Q. 23. Il n’y a pas d’accident en Dieu
25De cette vérité, il s’ensuit nécessairement que rien ne peut survenir en Dieu à son essence, ni lui être inhérent de manière accidentelle. L’être lui-même ne peut en effet participer à quelque chose qui ne soit pas de son essence, bien que ce qui est puisse participer à quelque chose d’autre. Car rien n’est plus formel ni plus simple que l’être. Ainsi l’être lui-même ne peut participer à rien. Or la substance divine est l’être (esse) même. Elle n’a donc à rien qui ne soit de sa substance. Donc aucun accident ne peut être en elle.
26De plus. Tout ce qui est dans quelque chose de manière accidentelle a une cause en vertu de laquelle il y est, puisqu’il est en dehors de l’essence de ce en quoi il est. Si donc quelque chose est en Dieu de manière accidentelle, il faut qu’elle y soit en vertu d’une cause. Ou bien, par conséquent, la cause de l’accident sera la substance divine elle-même, ou bien ce sera quelque chose d’autre. Si c’est quelque chose d’autre, elle devra agir sur la substance divine : car rien n’introduit une forme, substantielle ou accidentelle, dans un sujet récepteur si ce n’est en agissant d’une certaine manière sur lui ; agir en effet n’est rien d’autre que faire que quelque chose soit en acte, ce qui se fait par la forme. Donc Dieu serait passif (patietur) et serait mû par un autre agent. Ce qui est contraire à ce que nous avons déjà arrêté (chap. 13). Mais si la substance divine est la cause de l’accident qui inhère en elle, il est impossible qu’elle en soit la cause dans la mesure où elle le reçoit, car alors la même chose se constituerait elle-même en acte en restant la même chose ; il faut donc, s’il y a en Dieu quelque accident, que Dieu soit cause de l’accident sous un rapport et sujet récepteur sous un autre rapport, comme les réalités corporelles qui reçoivent leurs propres accidents par la nature de leur matière et les cause par leur forme. Dieu serait donc composé. Ce dont on a prouvé le contraire plus haut (chap. 18).
27De même. Tout sujet d’un accident se rapporte à lui comme la puissance à l’acte : ceci parce que l’accident est une certaine forme qui fait être en acte selon un être accidentel. Mais en Dieu il n’y a aucune potentialité, comme on l’a montré plus haut (chap. 16). Aucun accident ne peut donc être en lui.
28En outre. Tout ce en quoi se trouve (inest) quelque chose de manière accidentelle est, d’une certaine manière et selon sa nature, sujet au changement : l’accident est en effet, de soi, capable de s’y trouver ou pas. Si donc Dieu se rapporte accidentellement à quelque chose qui lui convient, il s’ensuivra qu’il est lui-même sujet au changement. Ce dont on a montré le contraire (chap. 13).
29Qui plus est. Ce en quoi est (inest) un accident, n’est pas ce qu’il a en soi, car l’accident ne fait pas partie du sujet. Mais Dieu est ce qu’il a en soi. En Dieu donc il n’y a aucun accident. La mineure est ainsi prouvée. Toute chose est plus noble dans la cause que dans l’effet. Or, Dieu est la cause de toute chose. Donc, tout ce qui est en lui s’y trouve de la manière la plus noble. Or, ce qui convient le plus parfaitement à une chose est ce qu’elle est elle-même : ce qui, en effet, est un est plus parfait que ce qui est uni à un autre substantiellement comme la forme à la matière, union qui est elle-même plus parfaite que celle d’une chose qui est (inest) dans une autre de manière accidentelle. Reste donc que Dieu est tout ce qu’il a.
30De même. La substance ne dépend pas de l’accident, tandis que l’accident dépend de la substance. Or, il peut arriver que ce qui ne dépend pas de quelque chose se retrouve sans elle. Donc une substance peut se trouver sans accident. Mais cela semble convenir avant tout à la substance la plus simple, telle que l’est la substance divine. Il n’y a donc absolument pas d’accident dans la substance divine.
31Les auteurs catholiques s’accordent sur cette proposition. Ainsi Augustin, dans le De Trinitate (V, IV, 5, p. 433), dit qu’en Dieu il n’y a aucun accident.
32Cette vérité ainsi démontrée, l’erreur de certains théologiens sarrasins qui admettaient que des idées (intentiones) s’ajoutaient à l’essence divine est ainsi réfutée
I, Q. 24. L’être divin ne peut être déterminé par l’addition d’une différence substantielle
33À partir de ce qui a été dit on peut montrer que rien ne peut s’ajouter à l’être divin, qui le déterminerait d’une détermination essentielle, à la manière dont le genre est déterminé par les différences.
34Il est en effet impossible qu’une chose soit en acte si n’existe (existentibus) pas tout ce par quoi un être substantiel est déterminé : un animal, par exemple, ne peut être en acte s’il n’est un animal rationnel ou irrationnel. C’est pourquoi les Platoniciens, en posant les Idées, n’ont pas posé des idées existant (existentes) par soi des genres, qui sont à l’être de l’espèce par des déterminations essentielles, mais ont posé des idées existant par soi des espèces seulement, lesquelles n’ont pas besoin, pour être déterminées, des différences essentielles. Si donc l’être divin est déterminé d’une détermination essentielle par une autre chose qui lui est ajoutée, son être même ne sera en acte que si cette autre chose qui lui est ajoutée existe (existente). Mais l’être divin lui-même est sa propre substance, comme on l’a montré (chap. 22). Donc la substance divine ne peut être en acte que si quelque chose s’y ajoute. D’où l’on peut conclure qu’il ne sera pas par soi l’être nécessaire (necesse esse). Ce dont nous avons prouvé le contraire au chapitre précédent.
35De même. Tout ce qui a besoin de quelque chose de surajouté pour pouvoir être est en puissance à son égard. Mais la substance divine n’est d’aucune façon en puissance, comme on l’a montré plus haut (chap. 16). Car sa substance est son être. Par conséquent, son être ne peut être déterminé d’une détermination substantielle par quelque chose qui lui serait surajouté.
36Qui plus est. Tout ce par quoi une chose obtient d’être en acte, et qui est intrinsèque à cette chose, est soit toute l’essence de la chose, soit une partie de l’essence. Or, ce qui détermine quelque chose d’une détermination essentielle fait être cette chose en acte et est intrinsèque à la chose déterminée : autrement elle ne pourrait pas être déterminée substantiellement. Il faut donc qu’elle soit ou l’essence même de la chose ou une partie de l’essence. Mais si quelque chose est surajouté à l’être divin, ce ne peut être toute l’essence de Dieu, car nous avons montré plus haut (q. 22) que l’être de Dieu n’est pas distinct de son essence. Reste donc que ce soit une partie de l’essence divine. Et ainsi Dieu sera essentiellement composé de parties. Or, on a montré le contraire plus haut (q. 18).
37De même. Ce qui s’ajoute à une chose pour la déterminer d’une détermination essentielle n’en constitue pas la notion, mais seulement l’être en acte : rationnel en effet ajouté à animal donne à l’animal d’être en acte, mais ne constitue pas la notion d’animal en tant qu’animal ; car la différence n’entre pas dans la définition du genre. Mais si en Dieu quelque chose est ajouté par quoi il serait déterminé d’une détermination essentielle, ce quelque chose devra constituer pour celui à qui il s’ajoute la notion propre de sa quiddité ou nature : car ce qui s’ajoute donne à la chose d’être en acte. Or cela, c’est-à-dire l’être en acte, est l’essence divine elle-même, comme on l’a montré (q. 22). Reste donc que rien ne peut s’ajouter à l’être divin qui le déterminerait d’une détermination essentielle, comme la différence détermine le genre.
II, Q. 74. De l’opinion d’Avicenne, pour qui les formes intelligibles ne se conservent pas dans l’intellect possible
38(…) Avicenne dit dans son livre De anima (V, p. 126-133), que les espèces intelligibles ne demeurent dans l’intellect possible que tant qu’elles sont intelligées en acte. Il s’efforce de le démontrer en disant que, tant que les formes appréhendées demeurent dans la puissance appréhensive, elles sont appréhendées en acte. En effet, le sens est en acte dès lors qu’il est identique au senti en acte, de même l’intellect en acte est l’intelligé en acte. C’est pourquoi il semble que toutes les fois que le sens ou l’intellect fait un avec le senti ou l’intelligé, en tant qu’il en a la propre forme, se produit une appréhension en acte par le sens ou par l’intellect. Or, il dit que les facultés (vires) qui conservent les formes non appréhendées en acte ne sont pas des facultés appréhensives, mais des trésors des facultés appréhensives, comme l’imagination, qui est le trésor des formes appréhendées par les sens, et la mémoire qui est selon lui le trésor des intentions (intentionum) appréhendées sans les sens, comme quand la brebis appréhende l’inimitié du loup. Or, il arrive que de telles puissances (virtutibus) conservent des formes non appréhendées en acte, en tant qu’elles ont des organes corporels, où les formes sont reçues d’une manière proche de l’appréhension. Et c’est pourquoi la puissance (virtus) appréhensive en se tournant vers de tels trésors appréhende en acte. Or, c’est un fait que l’intellect possible est une puissance (virtus) appréhensive et qu’il n’a pas d’organe corporel. D’où il conclut qu’il est impossible que les espèces intelligibles soient conservées dans l’intellect possible, sauf aussi longtemps qu’il intellige en acte. Il faut donc, ou bien que les espèces intelligibles elles-mêmes soient conservées dans un organe corporel, ou dans une puissance ayant un organe corporel ; ou bien que ces formes intelligibles existent par soi (sint per se existentes) vis-à-vis desquelles notre intellect possible est comme un miroir par rapport aux choses qui s’y reflètent ; ou bien il faut que les formes intelligibles fluent dans l’intellect possible à nouveau à partir d’un agent séparé à chaque fois qu’il intellige en acte. La première de ces trois hypothèses est impossible, car les formes existant (existentes) dans les puissances qui font usage des organes corporels ne sont intelligibles qu’en puissance. Quant à la seconde, elle est l’opinion de Platon, que réprouve Aristote dans la Métaphysique (I, 990a34-993a10). C’est pourquoi Avicenne conclut à la troisième : toutes les fois que nous intelligeons en acte, des espèces intelligibles fluent dans notre intellect possible à partir de l’intellect agent, qu’il pose comme une substance séparée.
39Mais si on lui objecte qu’il n’y a pas alors de différence entre un homme qui a commencé à apprendre et le même quand il veut considérer en acte ce qu’il a antérieurement appris, il répond qu’apprendre n’est rien d’autre qu’acquérir l’habitude parfaite de s’unir à l’intelligence agente pour recevoir d’elle la forme intelligible. C’est pourquoi, avant d’apprendre, la puissance d’une telle réception chez l’homme est nue, de sorte qu’apprendre est comme une puissance adaptée. Il semble bien que cette position s’accorde avec ce qu’Aristote montre dans son livre Sur la mémoire (450a9-25) en disant que la mémoire n’est pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive de l’âme. D’où l’on voit que la conservation des espèces intelligibles ne concerne pas la partie intellective.
40Mais si on la considère attentivement, la position d’Avicenne, quant à son point de départ, ne diffère que peu, voire pas du tout, de la position de Platon. Platon, en effet, posait que les formes intelligibles étaient une sorte de substances séparées, à partir desquelles la science fluait dans nos âmes. Avicenne pose que la science flue dans nos âmes à partir d’une unique substance séparée, qui est selon lui l’intellect agent. Mais il ne diffère en rien, quant au mode d’acquisition de la science, que notre science soit causée par une ou plusieurs substances séparées : dans les deux cas, il s’ensuit que notre science n’est pas causée par les réalités sensibles. Or, c’est le contraire qui apparaît : celui qui est privé de la sensation, est privé de la science des réalités sensibles que la sensation fait connaître (cf. Seconds Analytiques, I, 81a38-39).
41Mais dire que, du fait que l’intellect possible examine les réalités singulières qui sont dans l’imagination, il est illuminé par la lumière de l’intelligence agente pour connaître l’universel ; et que les actions des puissances (virium) inférieures, c’est-à-dire l’imagination, la mémoire et la cogitative, rendent l’âme apte à recevoir l’émanation de l’intelligence agente, c’est nouveau. Nous voyons, en effet, que notre âme est d’autant plus disposée à recevoir [ce qui flue] des substances séparées qu’elle est davantage éloignée des réalités corporelles et sensibles : en effet, en s’éloignant des réalités inférieures, on se rapproche de ce qui est supérieur. Il n’est donc pas vraisemblable que, du fait que l’âme regarde les images corporelles, elle soit disposée à recevoir l’influence de l’intelligence séparée.
42Platon, lui, a mieux suivi les conséquences issues de ses positions. Il a posé, en effet, que les réalités sensibles ne disposent pas l’âme à recevoir l’influence des formes séparées, mais seulement à faire que l’intellect s’éveille à la considération des choses dont il avait la science causée de l’extérieur. Il posait, en effet, que la science de tout ce qui peut être su était causée dès le commencement dans nos âmes par les formes séparées, c’est pourquoi il disait qu’apprendre, c’est en quelque sorte se souvenir. C’est une conclusion nécessaire suivant sa position. Car, puisque les substances séparées sont immobiles et se comportent toujours de la même manière, la science des choses se reflètera toujours à partir d’elles dans notre âme, qui est capable de la recevoir.
43Plus encore. Ce qui est reçu en quelque chose y est toujours selon le mode de ce qui le reçoit. Or, l’être de l’intellect possible est plus ferme que l’être de la matière corporelle. Donc, puisque les formes qui, selon lui, fluent dans la matière corporelle à partir de l’intelligence agente y sont conservées, elles le sont beaucoup plus dans l’intellect possible.
44De plus. La connaissance intellective est plus parfaite que la connaissance sensitive. Si donc il y a dans la connaissance sensitive quelque chose qui conserve les réalités appréhendées, ce le sera à plus forte raison dans la connaissance intellective.
45De même. Nous voyons que les diverses réalités qui, dans un ordre inférieur de puissances, relèvent de puissances diverses, relèvent dans un ordre supérieur d’une seule puissance : ainsi, le sens commun appréhende les réalités senties par tous les sens propres. Par conséquent, appréhender et conserver, qui dans la partie sensitive de l’âme relèvent de diverses puissances, doivent être unis dans la suprême puissance, c’est-à-dire dans l’intellect.
46En outre. L’intelligence agente, selon Avicenne, pénètre toutes les sciences. Si donc apprendre n’est rien d’autre que s’appliquer à s’unir à l’intelligence agente, celui qui apprend une science n’apprend pas plus celle-ci qu’une autre, ce qui est manifestement faux.
47Il appert aussi que cette opinion est contraire à l’enseignement d’Aristote, qui dit au livre II De l’âme (429a27-28) que l’intellect possible est le lieu des espèces : ce qui revient à dire qu’il est le trésor des espèces intelligibles, pour utiliser les termes d’Avicenne.
48De même. Aristote ajoute ensuite que, quand l’intellect possible acquiert la science, il est capable d’opérer par lui-même, bien qu’il n’intellige pas en acte. Il n’a donc pas besoin de l’influence d’un agent supérieur.
49Il dit aussi au livre VIII de la Physique (255a33-b5) qu’avant d’apprendre l’homme est en puissance essentielle de la science et c’est pourquoi il a besoin d’un moteur qui le mène à l’acte ; mais qu’après avoir appris, il n’a plus besoin par soi d’un moteur. Il n’a donc pas besoin de l’influence d’un intellect agent.
50Il dit aussi au livre III du traité De l’âme (431a14-15) que les images se rapportent à l’intellect possible comme les réalités sensibles aux sens. C’est pourquoi il est clair que les espèces intelligibles dans l’intellect possible viennent des images, et non d’une substance séparée.
51Quant aux arguments qui semblent aller en sens contraire, il n’est pas difficile de les réfuter. L’intellect possible, en effet, est en acte parfait selon les espèces intelligibles quand il est en acte en les considérant ; mais quand il ne les considère et n’est pas en acte, il n’est pas en acte parfait selon ces espèces : il occupe une place intermédiaire entre la puissance et l’acte. Et c’est ce que dit Aristote au livre III du traité De l’âme (429b5-9) : Quand cette partie – à savoir l’intellect possible – devient chaque chose, on dit qu’il a la science en acte. Cela arrive quand il peut opérer par lui-même. Il est alors pareillement en puissance d’une certaine façon, mais pas de la même façon qu’avant d’apprendre ou de trouver.
52Pour ce qui est de la mémoire, on la situe dans la partie sensitive, parce qu’elle est la mémoire de ce qui tombe sous la détermination du temps : il n’y a, en effet, mémoire que du passé. Et c’est pourquoi, ne faisant pas abstraction des conditions singulières, elle ne relève pas de la partie intellective qui a pour objet les universaux. Mais par là il n’est pas exclu que l’intellect possible conserve les intelligibles, qu’il abstrait de toutes les conditions particulières.
Notes
1 Il faut entendre, ici, « premier par excellence » et non « premier selon le nombre ». L’être divin n’est pas le premier étant dans la série des étants, il est au-delà des étants. Le mot ens est réservé à l’étant créé. Quand il est appliqué (rarement) à Dieu, il faut le comprendre au sens d’esse. En tant qu’esse, il n’est rien d’étant. Mais l’étant n’est pas sans esse. L’étant a donc un esse, mais cet esse ne peut être l’esse divin. Il ne peut être qu’un esse propre à l’étant au titre d’étant créé en recevant son esse.
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Référence papier
« Appendice II. Thomas d’Aquin », Noesis, 32 | 2018, 259-273.
Référence électronique
« Appendice II. Thomas d’Aquin », Noesis [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5036 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5036
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