La question de l’être d’Avicenne à Heidegger
Résumés
Cet article se propose de lire la Métaphysique d’Avicenne à la lumière de la thèse heideggérienne de l’oubli de la question de l’être dans l’histoire des ontologies classiques. L’avicennisme est étudié dans le contexte des discussions philosophiques de la phénoménologie herméneutique et de l’ontologique fondamentale, dépassant ainsi le cadre de l’analyse historiographique et philologique. Il est toutefois plus complexe de juger de l’avicennisme en se situant au dehors des limites de son milieu intellectuel, historiquement distant du nôtre, les mésententes risquent de devenir encore plus grandes au vu des débats actuels sur l’ontologie engendrés par la pensée heideggérienne L’approche du point de vue de l’herméneutique phénoménologique moderne s’appuie ici sur les textes avicenniens et s’effectue dans le contexte de la critique tangentielle de l’avicennisme par Heidegger.
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- 1 Sur l’histoire comparée des idées, dans le contexte établi et conventionnel, consistant à analyse (...)
- 2 J’ai présupposé par exemple un « néo-avicennisme » philosophique hypothétique dans mon traitement (...)
- 3 Cela se déroule en m’appuyant sur d’autres études philosophiques complémentaires que j’ai précéde (...)
1Cet article se propose de lire la Métaphysique (ilāhiyyāt) d’Avicenne, à la lumière de la thèse heideggérienne de l’oubli de la question de l’être (Seinsfrage) dans l’histoire des ontologies classiques. Notre étude ne se déroulera pas suivant le parcours de l’exégèse textuelle conventionnelle, historiographique ou philologique, qui normalement situe l’analyse descriptive et documentaire des ouvrages d’Avicenne dans le champ des études orientales. Nous procéderons plutôt selon l’approche de l’ontologie fondamentale (Fundamentalontologie) et de la phénoménologie (Phänomenologie) de Heidegger. Nous aborderons l’avicennisme dans le contexte des discussions philosophiques de la phénoménologie herméneutique et de l’ontologique fondamentale. Notre analyse dépassera donc le cadre de l’analyse historiographique et philologique qui caractérise les études orientalistes et le comparatisme classique avec Aristote ou les traditions scolastiques médiévales1. En procédant de la sorte, nous n’ignorons pas qu’il est plus complexe de juger de l’avicennisme en se situant au dehors des limites de son milieu intellectuel, historiquement distant du nôtre, et que les mésententes risquent de devenir encore plus grandes en passant par un regard heideggérien. Nous passerons outre le domaine propre de l’histoire des idées philosophiques de l’époque médiévale, en vue d’étudier le prolongement conceptuel de l’avicennisme dans le cadre des débats actuels sur l’ontologie engendrés par la pensée heideggérienne. Cette approche sera-t-elle susceptible de générer un « néo-avicennisme » philosophique (hypothétique)2 à l’instar du néo-thomisme, tel qu’il émergea dans l’école de Louvain au début du xxe siècle ? Quelle qu’en soit l’issue, cette analyse du point de vue de l’herméneutique phénoménologique moderne s’appuiera sur les textes avicenniens et s’effectuera dans le contexte de la critique tangentielle de l’avicennisme par Heidegger. Elle sera abordée précisément dans le cadre de l’analyse heideggérienne qui attribue la suppression essentialiste médiévale de la question de l’être (Seinsfrage) à la distinction avicennienne entre l’essence (māhiyya, essentia ; quiddité) et l’existence (wujūd, existentia). Suivant cette lecture de provenance heideggérienne, la distinction avicennienne entre l’essence et l’existence appartiendrait à une ontothéologie scolastique de la substance (jawhar, οὐσία, substantia), qui serait ainsi une version médiévale de « la métaphysique de la présence » (Metaphysik der Anwesenheit) ou de l’ousiologie aristotélicienne. Heidegger s’engage de ce fait dans une déconstruction de la métaphysique classique en la concevant comme étant a fortiori une histoire impensée et amnésique de l’oubli de l’être (Seinsvergessenheit, Seinsverlassenheit). Nous viserons diagonalement les aspects ontologiques de cette critique heideggérienne de la métaphysique médiévale par le biais d’une interprétation ontologique des modalités de l’être (wujūd) dans la pensée d’Avicenne3.
Prélude « heideggérien » ?
- 4 « Zunächst geht das Problem auf die arabische Philosophie zurück, vor allem auf Avicenna und dess (...)
2Au cours du semestre de l’été 1927 à Marburg (Marburger Vorlesung Sommersemester), Heidegger traite des problèmes fondamentaux de la phénoménologie (Die Grundprobleme der Phänomenologie). Dans sa critique de la tradition métaphysique scolastique, il aborde avec clarté la réception herméneutique de l’ontologie aristotélicienne à travers les commentaires avicenniens (traduits en Latin). Il attribue l’occultation médiévale de la question de l’être (Seinsfrage) aux méditations ousiologiques de la métaphysique de la présence et de la substance (οὐσία) sur la constitution existentielle d’un étant qua existant à partir de sa quiddité (essentia) et de son existence (existentia) : « Zur Seinsverfassung eines Seienden gehören das Wassein (essentia) und das Vorhandensein (existentia) ». La problématique ontologique de l’être se dévoile ainsi grâce à la distinction entre l’essentia et l’existentia (Unterscheidung von essentia und existentia), qui est associée dans ses origines, selon la lecture heideggérienne, à la Metaphysica avicennienne dans sa version latine, correspondant dans la langue d’Avicenne à la différenciation entre māhiyya (essentia) et wujūd (existentia). Heidegger indique ainsi que le problème remonte tout d’abord à la philosophie arabe et, en particulier, à Avicenne et à son commentaire4.
- 5 Avicenne, La métaphysique du Shifāʾ : Livres I à V, tr. G. Anawati, Paris, 1978, p. 57. D’autres (...)
3Précisons, ici, qu’Avicenne n’était pas simplement l’un des commentateurs les plus autorisés d’Aristote conformément à la réception latine médiévale de sa philosophie, il était lui-même un critique autant qu’un continuateur de l’aristotélisme. Son penchant néoplatonicien, toutefois, fit que sa transmission en Europe au Moyen Âge donna lieu à une rencontre de l’avicennisme avec des courants augustiniens5.
- 6 Cf. M. Heidegger, Die Grundprobleme der Phänomenologie, op. cit., § 10, p. 113-114.
- 7 Ibid., p. 128-140. On retourne à cette question ci-dessous.
4Heidegger affirme que le problème concernant la doctrine de la distinction entre l’essence et l’existence a des ramifications théologiques directes dans le catholicisme à travers l’impact du thomisme, jusqu’en 1914. Il note également que l’influence de cette doctrine est évidente dans La critique de la raison pure (Kritik der reinen Vernunft) de Kant et dans La science de la logique (Wissenschaft der Logik) de Hegel. Cette problématique de l’ontothéologie classique remonte, selon lui, à l’époque médiévale sous l’influence de la philosophie arabe dans le milieu intellectuel européen latin. La métaphysique d’Avicenne, en particulier, a joué un rôle important en introduisant une tendance néoplatonicienne dans l’aristotélisme dans la lignée de la Théologie d’Aristote et du Liber de causis (Kitāb al-īḍāḥ li-Arisṭūṭālis fī al-khayr al-maḥd, ouvrages comme l’on sait conçus erronément comme étant des traités aristotéliciens)6. Selon le philosophe de Fribourg, la doctrine avicennienne de la distinction entre l’essence et l’existence s’est exprimée dans la pensée scolastique européenne latine selon trois modalités : la distinctio realis (De ente et essentia et De entis quidditate de Thomas d’Aquin), la distinctio modalis (Reportata Parisiensia de Duns Scot et la distinctio sola rationis (Disputationes metaphysicae de Suárez)7.
- 8 Aristotle, Metaphysics, éd. W. David Ross, Oxford, 1924, 998b22-23 ; 1001a21 ; 1003b5. On ajoute (...)
5Selon la critique heideggérienne de l’histoire de la métaphysique et des ontologies classiques, et sa conception de la différence ontologique entre l’être (Sein, Seyn) et les étants (Seiendes), la distinction d’origine avicennienne entre l’essence et l’existence conduit au Seinsverlassenheit ou Seinsvergessenheit (l’oubli de l’être). Heidegger y voit la régression médiévale de la conception aristotélicienne classique de la séparation de la question de l’être (Sein, Seyn, εἶναι) de celle des étants (Seiendes, τὰ ὄντα), et qui figurait dans une métaphysique antique comme une science (ἐπιστήμη) ontologique qui étudie l’être/étant qua être/étant (τὸ ὂν ᾗ ὂν) afin d’élucider les multiples significations de l’usage de l’appellation « être » (τὸ ὂν λέγεται πολλαχῶς)8.
- 9 M. Heidegger, Sein und Zeit, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1977, GA2.
- 10 Ibid., § 15, p. 68.
- 11 M. Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, G. Neske, 1954, p. 13-44 ; en particulier p. 23- (...)
- 12 P. Caye, « Destruction de la métaphysique et accomplissement de l’homme », dans B. Pinchard (éd.) (...)
- 13 Voir aussi la lecture de Heidegger de la Métaphysique Θ 1–3 d’Aristote.
- 14 Avicenne, La métaphysique du Shifāʾ : Livres VI à X, tr. G. Anawati, Paris, Vrin, 1985, Livre VI (...)
6Il est important de préciser, dans ce contexte, que Heidegger utilise les termes « Wassein » pour « essentia » et « Vorhandensein » pour « existentia ». La notion du « Vorhandensein », interprétée comme « existence », appliquée à la distinction entre l’existentia et l’essentia, est conçue ontologiquement dans Sein und Zeit (L’être et le temps)9 comme étant mutatis mutandis « une présence objective ». Appréhender l’être à partir du Vorhandensein conduit, dès lors, à une métaphysique de la présence (Metaphysik der Anwesenheit) ou à une ousiologie (métaphysique de la substance qua οὐσία), qui tombera ainsi dans l’oubli de l’être (Sein, Seyn). Dans Sein und Zeit la notion de « Vorhandensein » évoque parallèlement l’analyse heideggérienne de la conception pratique et utilitaire des choses (Dinge) suivant l’ordre technique du « Zuhandensein ». Les étants qua existants (Seiendes, τὰ ὄντα) sont ainsi manipulables comme des πράγματα qui sont aussi disponibles pour servir les fonctions du πρᾶξις (Umgang) comme des outils10. Cela prendra un sens plus précis dans la pensée heideggérienne ultérieure (après le tournant, die Kehre) en considérant la question de l’essence de la technique (Die Frage nach der Technik) et de son Gestell (le dispositif, en-framing) destinal qui encercle l’être des étants/existants (Seiendes, τὰ ὄντα) et les transforme en Bestand (fonds et réserves de puissance)11. Ce phénomène est ainsi conçu par lui comme constituant une dangereuse et ultime apogée d’une volonté de puissance (Wille zur Macht) qui produit un nivellement indifférencié de l’être12. La τέχνη devient le fondement de l’ἀλήθεια comme dévoilement de la vérité13. Cette caractérisation technicienne de l’être nous parvient des origines de la métaphysique classique et, en particulier, de la conception aristotélicienne du mouvement en tant que passage de la puissance qua potentialité (δῠ́νᾰμῐς) à l’acte qua actualité (ἐνέργειᾰ) par la médiation de la cause (αἴτῐος) dans ses quatre types : matérielle (ὕλη ; materialis), formelle (εἶδος, formalis), efficiente (κινοῦν, efficiens), et téléologique (τέλος, finalis)14.
- 15 M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., § 44, p. 214.
7De même, la méthode consistant à concevoir les νοήματα qua représentations comme des correspondances (Angleichungen) avec les choses (Dinge), selon la formulation traditionnelle de l’essence de la vérité (Wahrheit) propre à la doctrine thomiste de l’« adaequatio intellectus et rei », est elle aussi attribuée par Heidegger à une lignée qui remonte à Avicenne15. L’analyse heideggérienne se propose ainsi de libérer les fondements ontologiques de la vérité, comme dévoilement qua ἀλήθεια, de ce tournant avicennien de la pensée médiévale. Il s’agit ici, pour Heidegger, de restaurer le lien ontico-ontologique originaire du phénomène de l’ἀλήθεια, comme dévoilement de la vérité, avec la question de l’être (Seinsfrage) dans la sphère de l’ontologie fondamentale et de l’Analytik des Daseins.
- 16 M. Heidegger, Identität und Differenz, Pfullingen, Neske, 1957, p. 46, 48, 49.
- 17 Kant, Kritik der Reinen Vernunft, op. cit., A632-B660. Voir aussi C. Lavaud, Itinéraires de la pu (...)
8En somme, Heidegger a cherché à établir une nouvelle reconstitution de l’ontologie au-delà de la πρώτη φιλοσοφία, en transcendant la philosophia perennis qui relève d’une constitution onto-théologique de la métaphysique (Die onto-theologische Verfassung der Metaphyik). Il est préoccupé en ce sens par la question : « Comment Dieu entre-t-il en philosophie ? » (Wie kommt der Gott in die Philosophie ?)16, car pour lui l’onto-théologie ramène l’existence de l’existant à « Dieu » comme ens summum, elle ne vise donc pas l’être, mais vise plutôt une pensée de la divinité comme fond de l’être (Sein-Grund). Toutefois, pour Heidegger l’affaire de la pensée demeure celle de la question de l’être (Seinsfrage) et du dévoilement de sa signification, sa vérité, et son lieu. L’ontothéologie réduit l’être (Sein) à l’existant qua étant suprême et se déploie de la sorte dans le registre de la présence suivant une compréhension réductrice, ontique et théologique de l’ontologie. Comme disait Kant : la théologie transcendantale qui croit connaître son existence, sans l’aide de la moindre expérience, se nomme ontothéologie (ohne Beihülfe der mindesten Erfahrung, sein Dasein zu erkennen, und wird Ontotheologie genamt)17. L’ontothéologie désigne ainsi une partie de la métaphysique qui lie la théologie au domaine de ce qui existe indépendamment de toute expérience.
- 18 Aristotle, Metaphysics, op. cit., 998b22-23 ; 1001a21 ; 1003b5.
9Notre considération, ici, de la question de l’être dans l’ontothéologie d’Avicenne suivant la critique heideggérienne, commence précisément à partir de l’endroit où Heidegger lui-même n’est pas allé plus loin dans son analyse. Je cherche donc prima facie à compléter la critique heideggérienne de l’histoire de la métaphysique et de l’ontologie classique dans un domaine qui n’a pas été suffisamment élaboré par Heidegger, et qui fut simplement indiqué par lui. Je scruterai ultérieurement l’ontothéologie avicennienne, tout en montrant certains côtés qui rendent problématique la critique heideggérienne et la dépassent éventuellement. Cela passe, en premier lieu, par une réinterprétation de la distinction entre l’essence et l’existence à travers une analyse ontologique des modalités de l’être en se concentrant sur la notion de la « nécessité de l’être ». On évoque ainsi un mode ontologique avicennien, qui transcende possiblement les limites de la métaphysique de l’οὐσία, qui n’est pas dans un sujet. Le concept de « l’être des étants » (Sein des Seienden) n’est pas définissable (Der Begriff Sein ist undefinierbar) ; il n’est pas un genus (οὔτε τὸ ὂν γένος)18 et il est attribué aux étants qua existants (Seiendes ; τὰ ὄντα) per prius et posterius.
Les modalités de l’être
10La pensée métaphysique avicennienne est marquée par un caractère positif, car elle porte un positum axiomatique ontothéologique qui guide la considération de la question de l’être en connexion avec des méditations sur la divinité ; sa metaphysica relève essentiellement des « ilāhiyyāt » (des « divinités »). Son parcours philosophique est alors éclairé par une certaine compréhension de l’être suivant un cercle herméneutique qui risque de penser le divin comme une présence objective d’un étant qua existant (mawjūd) et non-pas comme une ouverture à penser l’être (wujūd, Sein/Seyn) per se.
- 19 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, Metaphysics II, éd. G. Anawati, I. Madkour et S. Zayed, Le Caire, (...)
11Avicenne a établi les fondements de son ontologie naturalisée sur la logique. Dans les divisions logiques de son Kitāb al-shifā’ (Livre de la guérison) et du Kitāb al-najāt (Livre de la délivrance), il pose trois modalités : la nécessité (wujūb), la contingence qua possibilité (imkān), et l’impossibilité (imtināʿ, ou istiḥāla)19. Son analyse conduit aux propositions ontologiques et logiques : le nécessaire (al-wājib) ne peut qu’être, il s’ensuit qu’il est impossible qu’il n’existe pas ; donc, affirmer son non-être est une contradiction. L’impossible (al-muḥāl, al-mumtaniʿ), dès lors, ne peut pas être et il n’existe pas nécessairement ; affirmer qu’il est, entraîne une contradiction. Tandis que le contingent qua possible (al-mumkin) peut être ou ne pas être, et son être ou non-être n’est ni nécessaire ni impossible ; il est ontologiquement neutre comme une potentialité pure d’exister ou de ne pas exister. Affirmer l’existence du contingent ou son inexistence n’entraîne pas une contradiction. Le contingent a ainsi besoin de ce qui est autre que lui-même pour le conduire du non-être à l’être ; puisque le contingent n’est qu’une simple potentialité en soi (bi-dhātih), il existe nécessairement en réalité seulement à cause de ce qui est autre que lui (bi-ghayrih).
12Une réflexion sur l’être en tenant compte a fortiori de la nécessité (wujūb) aboutit à deux modes différents de l’existence (wujūd) : (1) celui de l’existant qua étant qui est nécessaire à cause de lui-même (wājib al-wujūd bi-dhātih), et (2) celui d’un existant qua étant qui est nécessaire à cause de ce qui est autre que lui (wājib al-wujūd bi-ghayrih) ; ce dernier est le contingent (mumkin) qui est actualisé comme l’effet d’une cause existentielle (wujūdiyya) qui lui est antérieure et qui est extérieure à son essence. En fin de compte, l’existant nécessaire à cause de ce qui est autre que lui (wājib al-wujūd bi-ghayrih) est introduit dans l’existence actualisée au moyen d’une chaîne de causalité continue, finie, et hiérarchique, et qui le relie à l’existant qua étant qui est nécessaire à cause de lui-même (wājib al-wujūd bi-dhātih).
- 20 Avicenne, La métaphysique du shifāʾ : Livres VI à X ; Avicenne discute la connaissance du princi (...)
- 21 Ibn Sīnā, al-Taʿliqāt, éd. ‘A. Badawī, Beyrouth, 1984, p. 190.
- 22 Ibid., p. 151.
- 23 Ibid., p. 16 ; Ibn Sīnā, al-Ilāhīyyāt, op. cit., I.6 ; IX.1 ; IX.4 ; Ibn Sīnā, al-Ishārā(...)
- 24 Ibn Sīnā, al-Najāt min al-gharaq fī baḥr al-ḍalālāt, éd. M. T. Dānishpazhūh, Téhéran, 2 (...)
- 25 Ibn Sīnā, al-shifāʾ : al-Ṭabīʿīyyāt (al-samāʿ al-ṭabīʿī), éd. S. Zāyed, Qum, 1984, IV (...)
13Dans une perspective prima facie ontothéologique, le « wājib al-wujūd bi-dhātih » est « Un Existant Nécessaire en soi » qui est réductible à l’idée du divin (θεός ; ilāh). Cet Existant est un Étant et non-pas « l’être » (Sein) per se dont l’essence n’est rien d’autre que sa propre existence, il n’y a pas de distinction entre essence et existence. Cet Existant qua Étant est simple, égal à aucun autre, ne dépend de rien dans son existence. Il n’a pas de cause, il n’est ni relatif, ni changeant, ni multiple. Il est unique et sans équivalent, au-dessus du parfait, sans définition (ḥadd) ni description (rasm). Comme principe premier de l’existence (mabda’ awwal li’l-wujūd), il est la vérité (al-ḥaqq) en tant qu’il est caeteris paribus l’unité-triadique : intellect, intelligeant, intelligible (‘aql, ʿāqil, maʿqūl ; νοῦς νόησις νοητόν)20. Le wājib al-wujūd bi-dhātih est absolument immatériel21. Il est une actualité pure sans affection de ce qui vient de hors de lui22. Il est ainsi nécessaire dans tous ses aspects et attributs primaires23. Son essence est son existence per se, qui n’existe pas dans un sujet mais qui n’est pas une substance et ne reçoit pas d’accidents24 ; il est dès lors sans tajawhur (devenir substance, ou substantialisation)25 – quod erat demonstrandum selon Avicenne.
- 26 Voir par exemple : Avicenna Latinus, Liber De Philosophia prima sive Scientia divina I-IV, éd. S. (...)
14Lorsque l’être est pris en compte en termes de la nécessité en soi per se, il est posé dans un sens ontologique comme « être [wujūd] nécessaire » et notamment comme « wujūd al-mawjūdāt » (être des étants, Sein des Seienden). Néanmoins, si on le considère dans une perspective ontico-ontothéologique, il sera conçu comme « Un Existant [mawjūd] Nécessaire ». Dans les deux cas, cette « nécessité » existentielle est auto-suffisante et dérivée de soi. Par conséquent, le « wājib » en-soi se trouve dans un registre ontologique radicalement différent, comme l’altérité existentielle qui cause le « mumkin » en-soi à devenir un « wājib al-wujūd bi-ghayrih ». Le « mumkin » (contingent qua possible) en-soi qui devient « nécessaire par un autre » a une nature corruptible (fasād) en tant qu’existant engendré et créé (muḥdath). La nature métaphysique du contingent est celle de l’être emprunté qui ne soutient pas les raisons de son existence dans sa quiddité26, il est mumkin en soi et wājib par un autre. À la différence de l’être nécessaire-en-soi et de l’être impossible, qui ne sont pas unis à une cause, les contingents dépendent de la causalité existentielle pour être. Ils sont créés suivant les aspects nomologiques de la nature, générés et représentés dans les arts plastiques et visuels, ou décrits dans les narrations rhétoriques par des termes poétiques ou mythologiques.
15Dans le cas de penser à propos de l’impossibilité, une distinction peut être décrite entre deux modalités de l’impossible. Par exemple, l’unicorne est impossible suivant une impossibilité existentielle et synthétique a posteriori : nous pouvons imaginer, représenter, et avoir une conversation sensée au sujet de l’unicorne. En revanche, un « cercle carré » désigne a priori une impossibilité logique et analytique par définition : on ne peut pas l’imaginer ou le représenter, et cela entraîne une réduction à une preuve per impossibile, ou reductio ad absurdum (ἡ εἰς τὸ ἀδύνατον ἀπαγωγή).
Étiologie existentielle
- 27 Ibn Sīnā, Danish nameh (Metaphysica of Ibn Sīnā), tr. Parviz Morewedge, New York, 1973, p. 50 (...)
- 28 Cela est clair selon les arguments de Ghazālī dans son Tahāfut al-falāsifa (L’incohérence des (...)
16En évoquant le phénomène de l’existence des existants, nous pourrions également établir une nuance entre la génération et la conservation, à savoir entre ce qui cause quelque chose à exister et ce qui le soutient dans son existence27. Ce qui est engendré et créé en vertu d’une autre chose que lui-même a besoin de cette altérite existentielle pour subsister dans sa propre existence, qui est essentiellement marquée par le devenir et destinée à la corruption. Dans l’actualisation, la cause externe réalisatrice est elle-même amenée d’un état de potentialité à un état d’actualité en produisant un effet réceptif. Toute entité existante, pour laquelle l’existence n’est pas intrinsèquement nécessaire, est contingente en elle-même et n’existerait pas à moins qu’elle ne soit réalisée comme un effet nécessaire d’une cause existentielle autre qu’elle-même. Tel est le cas, puisque la cause d’une entité existante est ce qui est autre qu’elle et qu’une cause est ce qu’elle est en vertu d’un effet qui résulte d’elle par nécessité. Toutefois, l’accent qui est mis ici sur le lien nécessaire entre un effet et sa cause invite, du point de vue religieux, à proposer les contre-arguments de « l’occasionalisme »28 et d’un penchant sceptique envers la véracité du raisonnement inductif et de l’étiologie (αἰτιολογία).
- 29 Ibn Sīnā, Danish nameh, op. cit., p. 76 ; Avicenna Latinus, Liber De Philosophia prima, op. cit (...)
- 30 Avicenne, La métaphysique du Shifāʾ, op. cit., Livre IX, chap. 1-7.
17Repenser les modalités de l’être selon l’analyse avicennienne nous amène à rendre compte du fonctionnement du principe de causalité (sababiyya, ʿilliyya) dans l’ontothéologie. Une conception de la contingence (imkān) par rapport à la causalité repose sur l’intervention continuelle des causes pour soutenir l’actualisation de leurs effets. En fin de compte, le mumkin dépend toujours de ce qui n’est pas lui pour être ou ne pas être. En ce sens, la chaîne causale mène au wājib al-wujūd bi-dhātih comme à la source ontologique et cosmologique du fondement existentiel de tous les existants en étant également leur τέλος 29. Cela évoque la notion d’émanation (al-ṣudūr ; ou al-fayḍ), d’inspiration néo-platonicienne, de la source de l’être et du retour (al-maʿād) à elle30.
- 31 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, Metaphysics II, op. cit., p. 327-328, 340.
- 32 Ibn Sīnā, Danish nameh, op. cit., p. 59.
18À partir des explications d’Avicenne sur la causalité, on peut affirmer que les quiddités des existants seront indignes d’être si elles sont séparées, même in abstracto, du wājib al-wujūd bi-dhātih. En conséquence, une quiddité (māhiyya) qui est séparée de sa relation avec le nécessaire-en-soi per se mérite le « non-être ». Donc, un contingent qui serait retiré de la chaîne causale existentielle n’existerait plus, puisque sa relation avec l’être ou le non-être est indéterminée et dépend continuellement de l’altérité existentielle qui détermine causalement son existence. L’existant s’actualise ainsi suivant l’horizon d’une métaphysique causale de la production. L’existence est donc extérieure à la structure substantielle des existants dont les essences n’engendrent pas le mode d’existence. L’existence est un événement (Ereignis), un don, qui advient à l’essence d’une chose et cette éventualité donatrice est déchiffrable selon des explications causales naturalisées. Cependant, il ne peut pas y avoir un enchaînement d’une cause à une autre ad infinitum 31, étant donné que le lien causal n’est pas circulaire ou autoréférentiel en raison de sa complexité inhérente et interne. L’auto-subsistant (qā’im bi-dhātih) est donc seulement postulé en termes ontologiques et cosmologiques comme étant le Principe Premier du Tout 32.
19En repensant les subtilités existentielles de la nécessité, l’expression arabe « wājib al-wujūd » est interprétable ontologiquement comme « être nécessaire ». Elle est aussi interprétée suivant la perspective ontique comme un « existant nécessaire ». L’ambivalence ontico-ontologique signifie, ici, que l’appellation « wājib al-wujūd » n’implique pas simplement la notion d’une Déité Absolue, mais elle peut aussi désigner un sens neutre de l’être (wujūd) qui est ontologiquement différent de l’étant (mawjūd).
- 33 P. Morewedge, Islamic Philosophical Theology, Albany, State University of New York Press, 1979, p (...)
- 34 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, Metaphysics II, op. cit., p. 354 ; L. E. Goodman, Avicenna, Londre (...)
- 35 On trouve cette question dans la manière dont l’avicennisme est critiqué par Abū Ḥāmid al-Ghazālī (...)
20Dans un sens cognitif, le « nécessaire en-soi per se » n’est pas antérieur à l’être (wujūd) ni au-delà de lui. Le « nécessaire en-soi per se » figure plutôt comme un antécédent épistémique par rapport à l’être et à la nécessité en tant que conditio sine qua non d’une détermination modale. Il conserve de la sorte sa priorité logique, ontologique, et épistémique. La notion de « nécessaire en-soi per se » désigne une primauté dans l’esprit et une immédiateté étant donné que l’idée d’un « existant nécessaire » n’est pas auto-évidente, mais dérive plutôt épistémiquement et cognitivement de la nécessité de l’être. La métaphysique ne commence donc pas par la modalité d’un « nécessaire en-soi per se » comme son terme primitif, cette notion se dévoile et se révèle au cours d’une enquête ontologique33. Cela n’implique pas, nonobstant, que nous devions apporter des preuves démonstratives en ce qui concerne le « nécessaire en-soi per se » ou qu’une réfutation de l’idée ontologique d’une « existence Nécessaire » doive aboutir à un rejet de la « Divinité »34 ; pourtant, ces déterminations de l’être touchent à la question de l’essence divine et de ses attributs (al-dhāt wa’l-ṣifāt)35.
- 36 Ibn Sīnā, Danish nameh, op. cit., p. 43-47 ; Ibn Sīnā, Kitāb al-ishārāt wa’l-tanbīhāt, é (...)
21Avicenne a soutenu qu’il ne peut y avoir plus qu’un seul et unique « nécessaire en-soi per se » et qu’aucune différence (faṣl) permet de le distinguer d’un autre. Au cas où il y aurait plus qu’un « Existant nécessaire en soi », ils ne seraient différenciables que par ce qui est autre qu’eux-mêmes suivant la différence (faṣl). Mais cela entraînerait le fait qu’ils ne seraient plus nécessaires en soi, étant donné qu’ils dépendraient d’une différenciation extérieure à leur essence les séparant l’un de l’autre. Chacun serait alors nécessaire en soi et en même temps nécessaire par un autre, or cela n’est pas soutenable en toute rigueur selon la logique de la non-contradiction. Nous pourrions argumenter qu’un tel problème serait peut-être résolu par des méthodes dialectiques qui rendraient compte de ce qui est déterminé en soi par opposition à ce qui est déterminé par ce qui est autre que soi. Pourtant, même ce genre de dialectique ne permettrait pas d’affirmer simultanément une détermination en soi et une détermination par un autre. Malgré tout, cela est logiquement problématique à moins que l’on adopte une quasi-logique de l’ambiguïté qui n’obéit pas au principe logique de la non-contradiction, mais dans ce cas ses énoncés ne seraient pas ceux du λόγος et s’inscriraient plutôt dans des récits du µῦθος36. Non sequitur, la narration mythologique n’est pas dépourvu de sens, mais elle ne s’accorde pas avec les faits évidents et concrets, elle est ainsi épistémiquement et logiquement fausse du point de vue d’une théorie de la vérité comme adéquation de l’intellect au réel (« Veritas est adaequatio intellectus et rei »).
Essence et existence
- 37 Avicenne traite la question de la substance et ses divisions dans le chapitre 4 du livre II de La (...)
- 38 M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., § 2. Cf. J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger, Tome II : P (...)
- 39 Évoquant ainsi le prolongement de l’analyse existentielle de la mondanité du Dasein suivant la pe (...)
22L’intuition concernant « l’être en tant être » (al-wujūd bi-mā huwa wujūd ; τὸ ὂν ᾗ ὂν) advient à l’esprit sans définition (ḥadd) ni description (rasm). La métaphysique avicennienne s’écarte ainsi de l’ousiologie aristotélicienne concernant le questionnement de l’être en tant qu’être. Le « wājib al-wujūd bi-dhātih » d’Avicenne n’a pas de quiddité (lā māhiyya lahu), étant donné qu’il n’est pas un genus (jins), qu’il n’a pas de différence (faṣl) et qu’il transcende l’οὐσία (substantia, jawhar)37. En dépit de cette méditation directe sur la question de l’être en tant qu’être, un tournant sur-théologique est déjà attesté dans la conception aristotélicienne de la métaphysique comme étant aussi liée à la θεολογία. Néanmoins, une nouvelle phase fondamentale de la pensée métaphysique apparaît avec l’attribution avicennienne de l’autonomie à l’ontologie et des déterminations théologiques de la question de l’être, mais en étant toujours marquée par un aspect dissimulé de l’ontothéologie. Si Avicenne transcende l’ousiologie comme une métaphysique de la substance, son ontologie n’est pas fondamentale au sens heideggérien du mot, car elle ne présuppose pas une conception de l’être à partir d’une considération intégrale de l’analyse existentielle du Dasein (existenziale Analytik des Daseins). Le « Da-sein » désignant ici l’être humain dans les circonstances affectives et existentielles de son « être-là » in concreto dans le monde (In-der-Welt-Sein), ou même de son « être-le-là »38 et dans la chair 39.
- 40 M. Heidegger, Aristoteles : Metaphysik IX 1-3, Frankfurt am Main, 2006, p. 2.
- 41 Aristote, Metaphysics, op. cit., 1028a13ff.
- 42 Ibid., 1028b 2-4.
- 43 Haecceitas ; Duns Scot, Ordinatio II, d. 3, p. 1, q. 2, n. 48.
- 44 Aristote, Metaphysics, op. cit., 1028a 10.
- 45 Ibid., 1003a 33.
23Aristote avait énoncé que le traitement des « êtres dans un sens premier » mène à une enquête sur ce à quoi « tous les êtres sont renvoyés », à savoir l’οὐσία (substantia)40. Sur la base de cette lecture, tout ce qui est (en tant qu’il est posé sous les catégories) montre que le « premier être » est οὐσία et ce qui est au sens premier est l’οὐσία41. La substance est ici première selon la définition, la connaissance, et le temps. La question métaphysique exprimée de longue date « qu’est-ce qui est ? », à savoir « qu’est-ce que l’être ? » se réduit donc du point de vue aristotélicien à la question : « qu’est-ce que la substance ? »42. L’essence de la question, cependant, est plutôt : « qu’est-ce que c’est ? ». Le « est » dans cette question désigne le verbe « être » qui apparaît continuellement et se dissimule au sein des interrogations sur la relation entre l’essence et l’existence. Ceci est le cas même si la distinction entre l’essence et l’existence est suggérée avec ambivalence dans la tradition aristotélicienne concernant la réflexion sur ce que veut dire « τὸ τί », à savoir le « ceci » ou le « cela » comme chose présente dans la « singularité de son identité »43. L’acte de montrer « ceci » ou « cela » en disant « τὸ τί » peut-être ainsi contrasté avec la notion vague et plus difficile à appréhender du « τὸ τί ἦν εἶναι » : « qu’était une chose afin qu’elle soit la chose qu’elle est » ! La doctrine ousiologique de l’être d’Aristote rapporte l’entrelacement de deux déterminations : elle répond à la question de l’essence de quelque chose, mais tout en posant aussi cette chose comme un individu44. En outre, étant donné la variété des êtres et, par conséquent, leurs multiples significations, ils se réfèrent néanmoins dans leur unité à l’οὐσία en tant que ὑποκείμενον45. Ce fond est toujours présent au cœur de toutes les significations de « l’être » comme son sens fondamental à partir duquel les autres significations peuvent être dites. En parlant des êtres, on murmure quelque chose à côté, c’est-à-dire « l’être lui-même », l’εἶναι, auquel se rapportent les catégories et qui est l’οὐσία.
« Avicenna Latinus »
- 46 S. Thomas d’Aquin, Quaestiones Quodlibetales, Summa theologiae, De veritate, De ente et essential(...)
- 47 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, op. cit., p. 36-39, 43-47, 350-355 ; id., Kitāb al-najāt, op. ci (...)
24Les réflexions ontothéologiques d’Avicenne sous-tendent les débats médiévaux de la scolastique européenne latine sur la distinction et la composition entre la quiddité qua essentia d’un existant et sa manière d’existence qua existentia. La distinction entre l’essence et l’existence a été exprimée comme une distinctio realis (réelle) dans la tradition du thomisme (Thomas d’Aquin), elle a été une distinctio formalis ou modalis (formelle ou modale) dans l’héritage du scotisme (Duns Scot), et elle est articulée comme une distinctio rationis (rationnel et dans l’esprit) selon les commentaires de Suárez46. L’ontologie scolastique est structurée en termes binaires et disjonctifs, en dyades telles que : ens infinitum vs ens finitum (infini vs fini) ; ens increatum vs ens creatum (incréé vs créé) ; ens necessarium vs ens contingens (nécessaire vs contingent) ; ens per essentiam vs ens per participationem (être par essence vs être par participation) ; actus purus vs ens potentiale (réalité vs potentialité). En conséquence, le Divin est conçu comme ens perfectissimum, ens a se, ens infinitum, ens increatum, ens necessarium, ens per essentiam, actus purus (Le Parfait existe essentiellement en soi, comme Existant infini, incréé, et purement actuel) : « sicut dixit Avicenna » ! Ces notions latines reposent sur des adaptations de la réflexion avicennienne sur la différence ontologique entre « wājib al-wujūd bi-dhātih » (« être nécessaire en soi ») et « wājib al-wujūd bi-ghayrih » (« existant nécessaire par un autre » et « contingent en soi »)47.
25Les méditations scolastiques sur la distinction et la composition entre la quiddité (essentia) d’un existant et sa manière d’exister (existentia), inspirées par des interprétations adaptatives et des conceptualisations assimilatrices de l’ontologie avicennienne, vont finalement étayer selon la lecture heideggérienne « la thèse kantienne sur l’être ». Cela passe par une spéculation sur l’impossibilité d’avoir une preuve ontologique par la réflexion sur les inférences dialectiques transcendantales de la raison pure. L’être ainsi n’est pas saisi comme un « vrai prédicat », il figure plutôt comme une « fonction copulative » (ce qui est désigné en arabe : « wujūd rābiṭ »). La thèse de Kant dans sa Kritik der reinen Vernunft se lit comme suit :
- 48 Kant, Kritik der reinen Vernunft, op. cit., A598-B626.
[…] l’être n’est évidemment pas un vrai prédicat ; c’est-à-dire, ce n’est pas un concept de quelque chose qui pourrait être ajouté au concept d’une chose. Il est simplement la position d’une chose ou de certaines déterminations comme existant en soi. Logiquement, c’est la copule d’un jugement48.
26Par conséquent, la distinction entre essentia et existentia ne correspond pas facilement à une différence ontologique entre être (Sein, Seyn) et étants/existants (Seiendes). Elle appartient plutôt à l’un ou à l’autre côté de cette bifurcation ontologico-ontique binaire. L’essence primordiale est donc posée comme une contrepartie opposée à l’existence primordiale. Chacune de ses deux lignées établira une nouvelle branche de l’ontothéologie dans la métaphysique : (1) La primauté originaire de l’essence : « aṣālat al-māhiyya » (qui sera attribuée à l’illuminisme de Shihāb al-Dīn Suhrawardī) ; (2) La primauté originaire de l’existence : « aṣālat al-wujūd » (selon Mullā Ṣadrā et sa doctrine du mouvement substantiel : « al-ḥaraka al-jawhariyya »).
« Il y a … »
- 49 Voir par exemple E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1991, p. 25-26.
27Malgré la nouvelle orientation de l’ontologie d’Avicenne, qui transcende et surmonte l’ousiologie d’Aristote, la réflexion sur la connexion et la distinction entre essence et existence, et le dévoilement d’une différence ontologique entre être (Sein, Seyn) et étants/existants (Seiendes), sa pensée ontologique annonce encore de profondes tensions internes et des incongruités non-résolues dans sa doctrine de l’être. En vue de réfléchir sur cette question, nous reconsidérerons encore et d’une façon critique la question de l’être (Seinsfrage) sous la modalité du « wājib al-wujūd bi-dhātih », tout en essayant d’offrir des prolongements ontologiques modernes de notre interprétation. Comme je l’ai déjà indiqué ci-dessus, l’expression « wājib al-wujūd bi-dhātih » est indicative d’une nécessité d’existence ambiguë comme « être nécessaire en soi per se », ou – en se rapportant à une signification plus littérale – comme « un existant nécessaire en soi ». Le premier sens (« être nécessaire en soi per se ») désigne le fait qu’il y a une source originaire d’où émane l’hypostase, notamment « il y a » au lieu de « il n’y a pas ». Dire « il n’y a pas » est une façon d’affirmer qu’ « il y a néant » ; mais en disant « il y a », on niera « le néant ». Tout ce que nous pourrions dire envers ce présage est : « il y a » (simplement comme donation de l’être : « es gibt Sein »)49.
- 50 Plotin, Ennéades, tr. M.-N. Bouillet, Paris, 1957, Tome 3 : Ennéade VI, livre 9 [3] : Τί ἂν οὖν ε (...)
- 51 Cela évoque aussi l’idée du bien (τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα) qui advient de ses origines des sections 508e- (...)
- 52 M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Frankfurt am main, Vittorio Klostermann, 1955, p. 18.
- 53 Hegel, Wissenschaft der Logik. Science of Logic, Atlantic Highlands, 1996, p. 95-101.
- 54 Ibid., p. 164-165, 170-177.
28La surabondance hénologique de l’Un (ἓν)50 néoplatonicien est celle de la méta-ontologie, de ce qui est au-dessus de l’être (ἐπέκεινα τοῦ εἶναι)51, et non pas simplement de ce qui est au-delà de l’existant (ἐπέκεινα τοῦ ὄντος). Mais en étant au-dessus de l’être, l’Un ne serait pas le non-être (μὴ εἶναι), car s’il dépasse l’εἶναι il n’est pas μὴ εἶναι. Selon une négation du néant : « il y a » (es gibt Sein) au lieu de « il n’y a pas ». Cela implique alors une certaine παρουσία comme un état de venir en présence, donc comme une manifestation, une apparition ou épiphanie (ἐπῐφᾰ́νειᾰ). Le néant est comme le voile de l’être (der Schleier des Seins) qui le cache tout en le laissant ainsi se dévoiler52. En conséquence, le nécessaire (al-wājib) n’est pas considéré dans ce sens-là comme un Existant sur-théologique, mais plutôt comme l’être pur et immédiat per se qui est égal à lui-même, à savoir l’être-en-soi qui est indifférent à toute détermination d’être. En tant qu’il est une simple relation avec lui-même, et qu’il est posé a priori, il est nécessaire. Cependant, lorsque nous interprétons « wājib al-wujūd bi-dhātih » comme « Existant nécessaire en soi », on passe alors de l’être pur à une détermination de l’être comme [un] existant 53. Cette détermination est auto-posée a fortiori en excluant toute altérité, à savoir en écartant le Tout, notamment les autres existants qui sont contingents. L’Un implique l’exclusion du multiple par une répulsion qui pose le Tout comme altérité. Néanmoins, l’Un reste lié à ce qu’il exclut de lui-même par le mouvement dialectique inverse de l’attraction. L’exclusion est l’émanation, et l’attraction est le retour. Le Tout qui émane de l’Un retourne dans un rassemblement intégratif à sa source originaire dans l’Un. Dans le double mouvement de répulsion et d’attraction, d’émanation et de retour, l’Un Nécessaire est révélé comme fondement initiateur et destin final (al-mabda’ wa’l-maʿād). En tant que fondement, l’Un est présupposé comme étant l’origine toujours présente à la base du Tout qui émane d’elle ; il est ainsi un ὑποκείμενον. Suivant cette analyse, le « wājib al-wujūd bi-dhātih » est l’être-pour-soi qui exclut le Tout en repoussant par émanation le multiple de l’Un. Il est aussi l’être-pour-l’autre suivant une auto-répulsion vers l’altérité en y recueillant le Tout par l’attraction du retour54. L’être pur per se devient un existant dérivé et déterminé, même si la neutralité et l’ambivalence du « il y a » reste paradoxalement comme une modalité d’exister sans existant (wujūd bi-lā mawjūd).
- 55 Hegel, Wissenschaft der Logik, op. cit., p. 70-74, 107-108.
- 56 M. Heidegger, Identität und Differenz, Pfullingen, Günther Neske, 1957, p. 46, 48, 49.
29Un déterminisme se produit ainsi dans la métaphysique avicennienne par une « sublimation » (Aufheben), à savoir par une éventualité transcendante d’être préservé et conservé tout en étant simultanément dépassé et terminé. Ce qui est sublimé entre dans une unité apparemment effacée avec son contraire, en étant également élevé par l’effet d’un levier dialectique. Cependant, ce qui sert de base à ce processus du devenir est aussi englobé dans les replis de ce qui découle de lui55. L’être pur est ainsi auto-sublimé en devenant un existant déterminé, même si cette détermination n’est pas associée clairement à une quiddité. Car, ce qui est indéterminé est sublimé dans ce qui est déterminé, comme c’est le cas avec l’être pur qui donne la notion de divinité comme Un qua existant nécessaire en soi. L’être pur, qui est totalement indéterminé, est auto-sublimé lorsqu’il est considéré comme existant nécessaire et tout en étant déjà soumis à une détermination par le fait qu’il est nécessaire. Existant en raison de lui-même, l’être pur laisse apparaître son mode d’être déterminé. Le déterminisme de l’être dans la modalité de l’existence nécessaire en soi est finalement un mouvement de l’être-en-soi per se qui est purement sans aucune altérité, même présupposée autre que lui par différentiation. L’être-pour-soi, qui est auto-médiatisé et auto-déterminé, se distingue de toute altérité, en se différenciant de ce qui est autre que lui-même, il pose par conséquent une altérité comme ce qui est autre que lui. C’est ainsi que l’être-pour-soi se sublime en être-pour-autrui. L’être-en-soi passe par une auto-négation comme être indéterminé, pour devenir une altérité déterminée dans le Tout. Le fait qu’il y a, au lieu qu’il n’y a pas, donne l’être (es gibt Sein). L’émanation est un don de l’être qui passe de l’en-soi et pour-soi à l’autre de l’Un qui donne le multiple, le Tout. Mais ce qui est ainsi la source originaire du don se détermine en regroupant le Tout en lui-même comme Un. L’émanation de la source conduit au retour vers elle comme origine. Sur la base de cette lecture interprétative, l’être pur, qui est tout à fait indéterminé, est dans son immédiateté l’être-même (Sein). Il passe ensuite à une détermination, à savoir à l’« Existence Nécessaire en-soi », qui, en tant qu’Unité, transforme son être-pour-soi en être-pour-autrui par le biais de sa répulsion dans la variété multiple en tant qu’altérité. L’être pur, qui est sans quiddité, ni définition ou description, et qui est au-delà des catégories, tout en étant non-médiatisé, totalement indéterminé, et seulement égal à lui-même, devient un être déterminé. L’être pur devient l’Existant Nécessaire. Cela révèle une certaine manière de répondre onto-théologiquement à la question : « Comment Dieu entre-t-il en philosophie ? »56, en ramenant l’être (Sein, Seyn, einai) des étants (Seiendes, τὰ ὄντα) au « Divin » et en transformant la question de l’être (Seinsfrage) en une enquête métaphysique sur la divinité.
- 57 Jeff Owen Prudhomme, God and Being : Heidegger’s Relation to Theology, Atlantic Highlands, NJ, 19 (...)
- 58 M. Heidegger, Was Heisst Denken ?, Tübingen, M. Niemeyer, 1954, I.1. I ; remarques sur le Mnemosy (...)
- 59 M. Heidegger, Aus der Erfahrung des Denkens, Pfullingen, Günther Neske, 1954, p. 7.
30L’être pur ne peut pas être simplement compris comme un « étant » qua « existant » et il ne peut pas être facilement défini en lui attribuant des étants qua existants57. « L’être pur » per se, « l’être-pour-soi » et « l’être-pour-autrui », décrivent tous des étapes divergentes de l’ontologie d’Avicenne. La question de l’être pur, en tant que l’être (Sein) lui-même, dévoile la différence ontologique entre l’être et les étants, tandis que l’existence nécessaire en soi, comme étant ce qui se sublime en être-pour-soi qui passe à l’être-pour-autrui, dissimule de nouveau cette différence. Le moment du dévoilement est ainsi acquiescé à l’oubli. Bien que cet état de choses puisse être considéré du point de vue heideggérien comme étant révélateur d’une tendance métaphysique classique à céder la question de l’être à l’oubli (Seinsvergessenheit, Seinsverlassenheit), Avicenne a néanmoins soulevé la question de l’être à nouveau, même si le moment du dévoilement a été imprévisiblement couplé avec un autre moment de dissimulation. L’ontologie d’Avicenne a révélé d’une manière crédible le paradoxe perpétuel auquel sont confrontés ceux qui abordent avec attention les subtilités de la question de l’être, en contemplant les mystères stimulants de son étrange « auto-envoi » et « auto-retrait » (répulsion et attraction, émanation et retour). Ce qui nous préoccupe dans ce contexte, et doit être pensé attentivement, se détourne toutefois mystérieusement de nous, mais tout en nous entraînant plus près de lui par son propre retrait qui est toutefois attrait58. C’est ainsi que la mise en lumière de la possibilité interne de la compréhension de la question de l’être nous sollicite toujours à penser. « Qu’est-ce que l’être ? » reste toujours, et dans toute sa rigueur pour la pensée, comme « la seule étoile » (« Auf einen Stern zugehen, nur dieses… »)59.
Notes
1 Sur l’histoire comparée des idées, dans le contexte établi et conventionnel, consistant à analyser et à documenter philologiquement et historiquement la réception de la Métaphysique d’Aristote dans la pensée ontothéologique d’Avicenne, voir A. Bertolacci, The Reception of Aristotle’s Metaphysics in Avicenna’s Kitāb Al-Šifā : A Milestone of Western Metaphysical Thought, Leyde, Brill, 2005 ; R. Wisnovsky, Avicenna’s Metaphysics in Context, Ithaca, Cornell University Press, 2003 ; A. Bertolacci et D. Nikolaus Hasse (éd.), The Arabic, Hebrew and Latin Reception of Avicenna’s Metaphysics, Berlin, De Gruyter, 2011.
2 J’ai présupposé par exemple un « néo-avicennisme » philosophique hypothétique dans mon traitement de la philosophie de la conscience, comme un exercice de pensée d’un point de vue moderne et qui se fonde sur des prolongations conceptuelles adaptées et inspirées par la philosophie d’Avicenne dans : N. El-Bizri, « Avicenna and the Problem of Consciousness », dans S. Leach et J. Tartaglia (éd.), Consciousness and the Great Philosophers, Londres, Routledge, 2016, p. 45-53.
3 Cela se déroule en m’appuyant sur d’autres études philosophiques complémentaires que j’ai précédemment publiées autour de ce thème ailleurs ; et c’est dans ce cadre ontologique que je présente cet article comme une étude supplémentaire auprès d’autres de mes publications sur cette question : The Phenomenological Quest : between Avicenna and Heidegger, Binghamton, Global Publications, Binghamton University, 2000 et mon article : « Avicenna and Essentialism », Review of Metaphysics, no 54, 2001, p. 753-778. J’ai aussi discuté ailleurs les questions de cette méthodologie dans plusieurs articles : « The Labyrinth of Philosophy in Islam », Comparative Philosophy, no 1.2, 2010, p. 3-23 ; « Ibn Sīnā’s Ontology and the Question of Being », Ishrāq : Islamic Philosophy Yearbook, Moscou, Russian Academy of Sciences – Iranian Institute of Philosophy, vol. II, 2011, p. 222-237 ; « Le renouvellement de la falsafa ? », Les Cahiers de l’Islam, vol. I, 2014, p. 17-38 ; « Falsafa : A Labyrinth of Theory and Method », Synthesis Philosophica, vol. 62, no 2, 2016, p. 295-311.
4 « Zunächst geht das Problem auf die arabische Philosophie zurück, vor allem auf Avicenna und dessen Kommentar » (Martin Heidegger, Die Grundprobleme der Phänomenologie, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1975, GA 58, § 10, p. 113). Sur le destin des formulations heideggériennes dans l’historiographie philosophique médiévale, voir P. Porro, « Heidegger, la filosofia medievale, la medievistica contemporanea », Quaestio, no 1, 2001, p. 431-461.
5 Avicenne, La métaphysique du Shifāʾ : Livres I à V, tr. G. Anawati, Paris, 1978, p. 57. D’autres influences venaient implicitement des traditions arabo-chrétiennes médiévales et de la rencontre avec l’avicennisme de ce qui a été hérité des écoles carolingiennes, comme celle de Saint-Germain d’Auxerre. Voir par exemple : D. Logna-Prat, C. Jeudy et G. Lobrichon (éd.), L’école carolingienne d’Auxerre, de Murethach à Remi 830-908, Paris, Beauchesne, 1991 ; et pour les particularités des relations Islamo-Chrétienne du Moyen Âge, voir : D. Pratt, J. Hoover, J. Davies et J. Chesworth (éd.), The Character of Christian-Muslim Encounter, Leyde, Brill, 2016. Cela est particulièrement important du point de vue théologique en ce qui concerne la question de la Trinité et sa relation avec l’unicité à propos de l’essence divine et des attributs divins (al-dhāt wa’l-ṣifāt).
6 Cf. M. Heidegger, Die Grundprobleme der Phänomenologie, op. cit., § 10, p. 113-114.
7 Ibid., p. 128-140. On retourne à cette question ci-dessous.
8 Aristotle, Metaphysics, éd. W. David Ross, Oxford, 1924, 998b22-23 ; 1001a21 ; 1003b5. On ajoute ici une proposition logico-ontologique kantienne, notamment que : l’être n’est pas évidemment un véritable prédicat ; c’est-à-dire qu’il n’est pas un concept de quelque chose qui pourrait être ajouté au concept d’une autre chose. Il est simplement la position d’une chose ou de certaines déterminations de celle-ci comme existant en soi. Logiquement, c’est la copule d’un jugement. Voir : Kant, Kritik der Reinen Vernunft, Hambourg, F. Meiner, 1998, A598-B626 ; et aussi : Heidegger, Die Grundprobleme der Phänomenologie, op. cit., p. 109-110.
9 M. Heidegger, Sein und Zeit, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1977, GA2.
10 Ibid., § 15, p. 68.
11 M. Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, G. Neske, 1954, p. 13-44 ; en particulier p. 23-28.
12 P. Caye, « Destruction de la métaphysique et accomplissement de l’homme », dans B. Pinchard (éd.), Heidegger et la question de l’humanisme, Paris, PUF, 2005, p. 153-183 ; en particulier p. 159.
13 Voir aussi la lecture de Heidegger de la Métaphysique Θ 1–3 d’Aristote.
14 Avicenne, La métaphysique du Shifāʾ : Livres VI à X, tr. G. Anawati, Paris, Vrin, 1985, Livre VI, chap. 3-4 (sur les quatre causes).
15 M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., § 44, p. 214.
16 M. Heidegger, Identität und Differenz, Pfullingen, Neske, 1957, p. 46, 48, 49.
17 Kant, Kritik der Reinen Vernunft, op. cit., A632-B660. Voir aussi C. Lavaud, Itinéraires de la puissance, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 80-81.
18 Aristotle, Metaphysics, op. cit., 998b22-23 ; 1001a21 ; 1003b5.
19 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, Metaphysics II, éd. G. Anawati, I. Madkour et S. Zayed, Le Caire, 1975, p. 35 ; Ibn Sīnā, Kitāb al-najāt, Metaphysics I, éd. M. Fakhry, Beyrouth, 1985, p. 255. Pour l’analyse des modalités du nécessaire, du possible, et de l’impossible, voir aussi : Avicenne, La métaphysique du shifāʾ : Livres I à V, op. cit., Livre I, chap. 5-7, p. 110-122.
20 Avicenne, La métaphysique du shifāʾ : Livres VI à X ; Avicenne discute la connaissance du principe premier de l’existence et ses attributs dans le Livre VIII. Cela est bien en résonance avec l’ontothéologie négative de Fārābī telle qu’elle figure dans son traité de La Cité Vertueuse (al-Madīna al-fāḍila) ou il affirme que Dieu est le premier être (mawajūd awwal) comme cause première (sabab awwal) de tous les existants ; qu’il est parfait (kāmil), perpétuel (sarmadī), sans causes matérielle, formelle, téléologique, efficiente (mādiyya, ṣuwariyya, ghā’iyya, fāʿiliyya [§ 1]), sans égal (shabīh [§ 2]), sans contraire (ḍid [§ 3]), sans définition (ḥadd [§ 4]) ; qu’il est omniscient, sage, vrai, vivant (ʿālim, ḥakim, ḥaqq, ḥayy), et comme l’unicité de l’intellect-intelligent-intelligible (ʿaql ʿāqil maʿqūl [§ 5]). Fārābī, Ārāʼ ahl al-madīna al-fāḍila, éd. Albert Nasri Nader, Beyrouth, 1968, §§ 1-5. On trouve aussi des retentissements sur le Principe Premier du mouvement (al-muḥarrik al-awwal) chez Abū Sulaymān al-Manṭiqī al-Sijistānī de l’école philosophique de Bagdad dans son ouvrage : Ṣiwān al-ḥikma wa thalāth rasā’il, éd. Abdulrahman Badawi, Tehran, 1974, p. 272-276.
21 Ibn Sīnā, al-Taʿliqāt, éd. ‘A. Badawī, Beyrouth, 1984, p. 190.
22 Ibid., p. 151.
23 Ibid., p. 16 ; Ibn Sīnā, al-Ilāhīyyāt, op. cit., I.6 ; IX.1 ; IX.4 ; Ibn Sīnā, al-Ishārāt wa-l-tanbīhāt, éd. S. Dunyā, Beyrouth, 1993, IV.12.
24 Ibn Sīnā, al-Najāt min al-gharaq fī baḥr al-ḍalālāt, éd. M. T. Dānishpazhūh, Téhéran, 2000, p. 497.
25 Ibn Sīnā, al-shifāʾ : al-Ṭabīʿīyyāt (al-samāʿ al-ṭabīʿī), éd. S. Zāyed, Qum, 1984, IV.11, p. 309.
26 Voir par exemple : Avicenna Latinus, Liber De Philosophia prima sive Scientia divina I-IV, éd. S. Van Riet, introduction G. Verbeke, Leyde, 1977, p. 72.
27 Ibn Sīnā, Danish nameh (Metaphysica of Ibn Sīnā), tr. Parviz Morewedge, New York, 1973, p. 50-52.
28 Cela est clair selon les arguments de Ghazālī dans son Tahāfut al-falāsifa (L’incohérence des philosophes ; discussion 17 de la partie sur la physique cum philosophie-naturelle) : Ghazālī, Tahāfut al-falāsifa (The Incoherence of the Philosophers), tr. Michael Marmura, Provo, 2000, p. 166-177.
29 Ibn Sīnā, Danish nameh, op. cit., p. 76 ; Avicenna Latinus, Liber De Philosophia prima, op. cit., p. 73-74 ; A.-M. Goichon, La philosophie d’Avicenne et son influence en Europe médiévale, Paris, J. Maisonneuve, 1984, p. 24-27, 50.
30 Avicenne, La métaphysique du Shifāʾ, op. cit., Livre IX, chap. 1-7.
31 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, Metaphysics II, op. cit., p. 327-328, 340.
32 Ibn Sīnā, Danish nameh, op. cit., p. 59.
33 P. Morewedge, Islamic Philosophical Theology, Albany, State University of New York Press, 1979, p. 191-192.
34 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, Metaphysics II, op. cit., p. 354 ; L. E. Goodman, Avicenna, Londres, Routledge, 1992, p. 64 ; P. Morewedge, Islamic Philosophical Theology, op. cit., p. 188-222.
35 On trouve cette question dans la manière dont l’avicennisme est critiqué par Abū Ḥāmid al-Ghazālī dans al-Munqidh min al-ḍalāl, éd. M.-S. R. al-Būțī et ‘A.-Q. Arnā’ūṭ, Damas, 1992. J’ai aussi considéré cette problématique dans : N. El-Bizri, « God : Essence and Attributes », dans T. Winter (éd.), The Cambridge Companion to Classical Islamic Theology, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 121-140.
36 Ibn Sīnā, Danish nameh, op. cit., p. 43-47 ; Ibn Sīnā, Kitāb al-ishārāt wa’l-tanbīhāt, éd. S. Dunia, Le Caire, 1960, vol. 3, p. 65 ; Ibn Sīnā, Livre des directives et remarques, éd. et tr. A.-M. Goichon, Paris, Vrin, 1951, p. 353 ; L. Gardet, La connaissance mystique chez Ibn Sīnā et ses présupposés philosophiques, Le Caire, Publications de l’Institut français d’archéologie orientale, 1952, p. 37, 67 ; Ibn Sīnā, Risāla fī al-ʿishq, Traité de l’amour mystique d’Avicenne, éd. M. Mehren, Leyde, 1894, p. 2-3.
37 Avicenne traite la question de la substance et ses divisions dans le chapitre 4 du livre II de La métaphysique du Shifāʾ, op. cit.
38 M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., § 2. Cf. J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger, Tome II : Philosophie moderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 51 ; id., Dialogue avec Heidegger, Tome IV : Le chemin de Heidegger, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 113-115. Pour le traitement de « la constitution existentiale du là » chez Heidegger, voir aussi : H. Pasqua, Introduction à la lecture de Être et Temps de Martin Heidegger, Paris, L’âge d’homme, 1993.
39 Évoquant ainsi le prolongement de l’analyse existentielle de la mondanité du Dasein suivant la perspective phénoménologique de Maurice Merleau-Ponty à propos du phénomène de « la chair du monde ».
40 M. Heidegger, Aristoteles : Metaphysik IX 1-3, Frankfurt am Main, 2006, p. 2.
41 Aristote, Metaphysics, op. cit., 1028a13ff.
42 Ibid., 1028b 2-4.
43 Haecceitas ; Duns Scot, Ordinatio II, d. 3, p. 1, q. 2, n. 48.
44 Aristote, Metaphysics, op. cit., 1028a 10.
45 Ibid., 1003a 33.
46 S. Thomas d’Aquin, Quaestiones Quodlibetales, Summa theologiae, De veritate, De ente et essential ; Duns Scot, Reportata Parisiensia ; Suárez, Disputationes metaphysicae.
47 Ibn Sīnā, Kitāb al-shifāʾ, op. cit., p. 36-39, 43-47, 350-355 ; id., Kitāb al-najāt, op. cit., p. 255, 261-265, 272-275, 283-285 ; id., al-Ishārāt wa’l-tanbīhāt, op. cit., p. 65 ; id., Kitāb al-hidāya, éd. M. ʿAbdū, Le Caire, 1874, p. 262-263.
48 Kant, Kritik der reinen Vernunft, op. cit., A598-B626.
49 Voir par exemple E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1991, p. 25-26.
50 Plotin, Ennéades, tr. M.-N. Bouillet, Paris, 1957, Tome 3 : Ennéade VI, livre 9 [3] : Τί ἂν οὖν εἴη τὸ ἓν καὶ τίνα φύσιν ἔχον; Ἢ οὐδὲν θαυμαστὸν μὴ ῥᾴδιον εἰπεῖν εἶναι, ὅπου μηδὲ τὸ ὂν … ἐκεῖνο δὲ οὔ τι, ἀλλὰ πρὸ ἑκάστου, οὐδὲ ὄν. καὶ γὰρ τὸ ὂν οἷον μορφὴν τὴν τοῦ ὄντος ἔχει, ἄμορφον δὲ ἐκεῖνο καὶ μορφῆς νοητῆς (Qu’est donc l’Un ? Quelle est sa nature ? Il n’est point étonnant qu’il soit si difficile de le dire, lorsqu’il est difficile de dire même ce que c’est que l’être … L’Un n’est point non plus l’être ; car l’être aura une forme spéciale, qui est celle de l’être, et l’Un est sans forme même intelligible…). Pour des réflexions sur l’hénologie classique, voir aussi : H. Pasqua, Histoire de l’Un : La question du principe de Parménide à Nicolas de Cues, Paris, Éditions Universitaires, 1993. Concernant le traitement mathématique de l’hénologie selon le néo-pythagorisme et le néo-platonisme des traditions philosophiques issues du milieu islamique, voir par exemple les Épîtres 1, 2, et 6 des Frères de la Pureté (Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ ; xe siècle A.D., Irak) : Epistles of the Brethren of Purity. On Arithmetic and Geometry : Arabic Critical Edition and Annotated English Translation of Epistles 1 and 2, éd. N. El-Bizri, Oxford, 2012 ; Epistles of the Brethren of Purity. On Composition and the Arts : Arabic Critical Edition and Annotated English Translation of Epistles 6-8, éd. N. El-Bizri, Godefroid de Callataÿ, Oxford, 2018.
51 Cela évoque aussi l’idée du bien (τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα) qui advient de ses origines des sections 508e-509b du livre VI de la πολῑτείᾱ de Platon. Le bien per se (ἀγαθοῦ [« al-khayr »]) est la Forme (εἶδος) de toutes les autres formes, et qui les génère. Le bien n’est pas l’être (εἶναί), mais il est plutôt au-delà de lui en rang et puissance ; étant ainsi la source qui fournit la connaissance et la vérité, en les surpassant encore en beauté. Comme le soleil ne donne pas seulement à ce qui est visible la condition de sa visibilité, mais engendre également sa croissance en n’étant pas en soi la génération (γένεσιν). L’existence (εἶναί) et l’essence (οὐσίαν) des phénomènes de la connaissance sont dérivées donc du bien (ἀγαθός), toutefois sans qu’il soit lui-même une essence (οὐσίας) mais qu’il transcende l’essence (ἐπέκεινα τῆς οὐσίας) en dignité et par un pouvoir surpassant (δυνάμει ὑπερέχοντος). L’ἀγαθός est alors identifié au ἕν (l’Un), et Aristote affirme aussi dans la section 988a du livre I de sa Métaphysique que comme les εἴδη (formes) sont la αἴτια (cause) de tout le reste, ἕν (Un) est la cause des εἴδεσι (formes).
52 M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Frankfurt am main, Vittorio Klostermann, 1955, p. 18.
53 Hegel, Wissenschaft der Logik. Science of Logic, Atlantic Highlands, 1996, p. 95-101.
54 Ibid., p. 164-165, 170-177.
55 Hegel, Wissenschaft der Logik, op. cit., p. 70-74, 107-108.
56 M. Heidegger, Identität und Differenz, Pfullingen, Günther Neske, 1957, p. 46, 48, 49.
57 Jeff Owen Prudhomme, God and Being : Heidegger’s Relation to Theology, Atlantic Highlands, NJ, 1997, p. 152.
58 M. Heidegger, Was Heisst Denken ?, Tübingen, M. Niemeyer, 1954, I.1. I ; remarques sur le Mnemosyne de Friedrich Hölderlin.
59 M. Heidegger, Aus der Erfahrung des Denkens, Pfullingen, Günther Neske, 1954, p. 7.
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Référence papier
Nader El-Bizri, « La question de l’être d’Avicenne à Heidegger », Noesis, 32 | 2018, 221-240.
Référence électronique
Nader El-Bizri, « La question de l’être d’Avicenne à Heidegger », Noesis [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5021 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5021
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