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La réception d’Avicenne dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin

Hervé Pasqua
p. 189-220

Résumés

Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) a témoigné d’un grand respect et d’une réelle estime pour Avicenne dont l’œuvre et la pensée ont exercé sur lui une influence féconde. Il le considère comme un Maître et se réjouit de constater une parenté de pensée et, sur certains point, l’accord de la doctrine du philosophe musulman avec sa foi chrétienne. Durant la première moitié du xxe siècle, d’excellentes études ont attiré l’attention sur les sources avicenniennes de sa pensée. Une liste de plus de quatre cent cinquante citations d’Avicenne a été relevée dans les œuvres de saint Thomas. La pensée d’Avicenne est implicitement présente dans l’ensemble de l’œuvre sans que l’auteur soit nécessairement mentionné. Que nous enseigne l’ensemble de ces références sur l’influence de la pensée d’Avicenne sur celle de saint Thomas ? Nous nous proposons de citer les passages les plus significatifs où la pensée de l’Aquinate révèle les options majeures de la métaphysique et de la philosophie de la connaissance prises à la lumière de l’avicennisme. Nous étudions ce qui rapproche les deux auteurs et ce qui les sépare.

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Texte intégral

  • 1 Cf. P. G. C. Anawati, Métaphysique du Shifa’, Paris, Vrin, 1978, t. 1, intro., p. 67 ; M.-D. Rola (...)
  • 2 M.-D. Roland-Gosselin, O. P., Le « De ente et Essentia » de S. Thomas d’Aquin…, op. cit.
  • 3 Dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge, t. 1, 1926, p. 6-127.
  • 4 Paris, Vrin, 1931.
  • 5 Paris, Desclée De Brouwer, 1937.
  • 6 Paris, A. Maisonneuve, 1944.
  • 7 « Avicenna-citaten bij S. Thomas », Tijdschrift voor Philosophie, 1953, p. 437-507.
  • 8 Paris, Vrin, 1934.
  • 9 Paris, Vrin, 1951.
  • 10 Paris, Vrin, 1978, t. 1 (livres I à V) et t. II (livres VI à X).
  • 11 Voir G. C. Anawati, « Chronique avicennienne 1951-1960 », Revue Thomiste, t. 60, no 4, 1960, p. 6 (...)
  • 12 L. Gardet, « Thomas d’Aquin et ses prédécesseurs arabes », dans St Thomas Aquinas, 1274-1974…, op (...)
  • 13 L. Elders, Thomas d’Aquin et ses prédécesseurs, Paris, Les Presses Universitaires de l’IPC, 2015, (...)
  • 14 M. Grabmann, Thomas von Aquin und Petrus von Hibernia, Philos. Jahrbuch, 33 Bd., 1920, p. 360-361

1Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) a témoigné d’un grand respect et d’une réelle estime pour Avicenne dont l’œuvre et la pensée ont exercé sur lui une influence féconde. Il le considère comme un Maître et se réjouit de constater une parenté de pensée et, sur certains points, l’accord de la doctrine du philosophe musulman avec sa foi chrétienne1. Durant la première moitié du xxe siècle, d’excellentes études ont attiré l’attention sur les sources avicenniennes de sa pensée. En 1926, paraissait l’édition critique du De ente et essentia, une des premières œuvres de l’Aquinate, où l’influence manifeste d’Avicenne est étudiée de manière précise par le P. M.-D. Roland-Gosselin2. Ce dernier analyse deux points particulièrement importants de la métaphysique avicennienne communs aux deux auteurs : le principe d’individuation et la distinction réelle entre l’essence et l’existence. C’est un travail de pionnier. La même année paraissait l’article déterminant d’Étienne Gilson : « Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin »3, dans lequel il mettait en relief l’interprétation avicennisante de saint Augustin qui remettait en question la doctrine de la connaissance, celle de la causalité et la conception des rapports entre Dieu et le monde, et qui suscita l’intérêt de l’Aquinate. L’ouvrage d’Aimé Forest, La structure métaphysique du concret d’après saint Thomas 4, mettait l’accent à son tour sur l’apport de la pensée d’Avicenne en citant un grand nombre de textes, près de deux cent cinquante, où est mentionné ce dernier. La thèse de Marie-Amélie Goichon, La distinction de l’essence et de l’existence d’après Ibn Sina (Avicenne)5, cite quarante textes de saint Thomas se rapportant à l’œuvre d’Avicenne. Elle poursuivra son étude dans La philosophie d’Avicenne et son influence en Europe médiévale 6. Depuis, C. Vansteenkiste a fourni une liste de plus de quatre cent cinquante citations d’Avicenne dans les œuvres de saint Thomas7. De son côté, Bernard Cara de Vaux, dans ses Notes et textes sur l’avicennisme latin aux confins des xiie et xiiie siècles 8, compare les positions des deux philosophes. La thèse de Jean Paulus, Henri de Gand, Essai sur les tendances de sa métaphysique, soulignait avec pertinence le lien doctrinal rapprochant Thomas et Avicenne. Louis Gardet, dans La pensée religieuse d’Avicenne 9 compare avec fruit les deux pensées. Il est impossible ici de citer les nombreux articles qui complètent cette littérature avicenno-thomiste. Après cette première génération de chercheurs, il faut mentionner particulièrement les travaux du P. Georges C. Anawati, traducteur en français de la Métaphysique du Shifa’ 10, publication dans laquelle il étudie ce qui rapproche les deux auteurs et ce qui les sépare. Enfin, il nous faut évoquer les fêtes du Millénaire d’Avicenne11 qui furent un stimulant pour la recherche. Dans notre étude, nous nous réfèrerons aux travaux de Louis gardet, Saint Thomas et ses prédécesseurs arabes 12, et de Léo Elders, Thomas d’Aquin et ses prédécesseurs 13. Ce dernier précise que les citations les plus nombreuses se trouvent dans Scriptum super librum Sententiarum, le De ente et essentia et la Question disputée de Veritate. En revanche, il y en a très peu dans la Somme contre les gentils, quelques-unes dans la Prima Pars de la Somme de théologie, moins encore dans la Prima Secundae et aucune dans la Secunda Secundae et la Tertia Pars. Il y a plusieurs références dans les Questions disputées, mais très peu dans les commentaires aristotéliciens, on compte une douzaine de citations dans l’Exposé sur la Métaphysique. La pensée d’Avicenne est implicitement présente dans l’ensemble de l’œuvre sans que l’auteur soit nécessairement mentionné. Martin Grabmann a fait remarquer que les citations nombreuses dans les premières œuvres, se raréfient par la suite14. Une fois sa propre doctrine affermie, en effet, Thomas prend son indépendance. Que nous enseigne l’ensemble de ces références sur l’influence de la pensée d’Avicenne sur celle de saint Thomas ? Nous nous proposons de citer les passages les plus significatifs où la pensée de l’Aquinate révèle les options majeures de la métaphysique et de la philosophie de la connaissance prises à la lumière de l’avicennisme.

2Parmi les notions et les conceptions avicenniennes que Thomas fait siennes se trouvent celles d’essence et d’être, la doctrine selon laquelle l’être est ce qui tombe en premier dans l’esprit, celle de la distinction réelle entre l’être et l’essence dans la créature et de leur identité en Dieu. Mais il donne à cet héritage sa couleur propre. La distinction relève exclusivement de l’intellect qui distingue en lui ce qui demeure uni dans la réalité substantielle, laquelle est indissociablement composée de matière et de forme, de puissance et d’acte, d’essence et d’être. Tout ce qui est, est un d’une unité constitutive et appartient intrinsèquement à l’être de ce qui est. Pas d’unité sans être, pas d’être sans unité. Autrement dit, la forme est appréhendée par l’intellect indépendamment de la matière, mais elle demeure unie à la matière qui l’individualise dans la réalité ; de même l’essence est en puissance par rapport à l’être qui est acte, mais elle ne jouit d’aucune indépendance. L’essence n’est pas sans l’être. Elle n’est donc pas indifférente et l’être ne demeure pas extérieur à elle, l’être et l’essence sont constitutifs de ce qui est : l’étant (ens). L’essence est distincte de l’être dans l’étant créé, parce que ce qui est n’est pas, mais a l’être : ens est habens esse. L’étant est parce qu’il reçoit l’acte d’être (actus essendi), qui inhère à lui une fois reçu. Il le reçoit du Créateur qui est un acte pur d’être, sans puissance aucune, et dont l’essence se confond avec l’être. Il ne le reçoit pas de l’Intellect, d’un Dator formarum, parce que l’Intellect divin est identique à l’Esse ipsum per se subsistens, il intellige parce qu’il est, il n’est pas parce qu’il intellige. L’Aquinate se sépare sur ce point du Persan, pour qui l’Intellect ne peut s’identifier à l’Un, auquel il demeure extérieur, car de l’Un ne peut sortir que l’Un.

L’être et l’essence

3Avicenne est cité dans l’opuscule De ente et essentia pour appuyer la doctrine selon laquelle l’être est ce qui tombe en premier lieu dans l’intellect. Thomas, en soulignant que l’on ne peut connaître que des étants (Ergo nec aliquis intellectus potest cognoscere nisi entia), affirme que la réalité extérieure de l’esse in re ne se réduit pas à l’esse in intellectu. En intelligeant ce qui est, l’intellect ne donne pas l’être à ce qui est, il s’éveille à lui-même et se révèle comme intellection de ce qui est :

  • 15 « Ens et essentia sunt quae primo intellectu concipiuntur, ut dicit Avicenna in primo libro suae (...)

L’étant et l’essence sont ce qui est conçu en premier par l’intellect, comme dit Avicenne dans sa Métaphysique 15.

  • 16 « Ens est illud quod primo cadit in conceptione humana, ut Avicenna dicit » (I Sent., 1, 3, 3).

L’étant est ce qui tombe en premier dans la conception humaine, comme dit Avicenne16.

  • 17 « Praeterea primum cadens in apprehensione intellectus est ens, ut Avicenna, tract. I Metaph., ca (...)

De plus, ce qui entre en premier dans l’appréhension de l’intelligence est l’être, comme le dit Avicenne [1 Métaphysique, chap. VI]. Mais aucune puissance cognitive ne peut connaître quelque chose à moins que ne soit présupposé son rapport au premier objet, tout comme la vue ne voit rien sans la lumière. Donc une intelligence ne peut connaître que des étants17.

  • 18 « Illud autem quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes conceptiones resol (...)

Ce que l’intellect conçoit en premier comme étant le plus connu et en quoi toute conception se résout, est l’étant, comme dit Avicenne au début de sa Métaphysique 18.

4Tout ce que l’intellect intellige, il l’intellige donc comme ce qui est intelligé en lui, comme esse in intellectu. Mais ce qui est au dehors a son être dans la réalité, il est l’esse in re, c’est-à-dire dans l’unité, car tel quel il est indissociablement composé de matière et de forme, de puissance et d’acte, d’essence et d’être. Or, pour Avicenne, l’unité n’est pas inhérente à la réalité, elle est un prédicat accidentel qui s’ajoute du dehors à ce qui est ; il en est de même de l’être, c’est un accident de l’essence, de ce qui est. Selon lui, dire qu’une chose est, c’est dire ce qu’elle est in intellectu, c’est une intention (ma’na) qui signifie un état logiquement opposé à ce qui n’est pas, ce n’est pas désigner la réalité de l’étant dans son acte d’être effectif. Ce qui vaut pour l’un, vaut pour l’être, ils sont convertibles. Mais, observe l’Aquinate, si l’un est, comme l’être, un accident de l’essence, de ce qui est, il s’ajoute à l’étant, il n’est pas intrinsèquement constitutif. La définition d’une chose, c’est-à-dire l’essence, ne renvoie dès lors qu’à la définition :

  • 19 « Item, cum multitudo dicatur per remotionem unitatis, oportet quod in definitione ejus ponatur u (...)

En outre, puisque la multiplicité se dit par la négation de l’unité, il faut que l’unité soit posée dans sa définition et ainsi il y aura définition circulaire, ce qui est absurde car alors il y aura identité entre ce qui est antérieur et ce qui est postérieur, entre ce qui est plus connu et ce qui est moins connu19.

  • 20 « Ad secundum dicendum, quod, secundum Avicennam, dupliciter definitio potest considerari : vel s (...)

Il faut dire en deuxième lieu que, conformément à Avicenne, la définition peut être considérée de deux manières : soit selon ce qui est signifié par la définition, soit selon l’intention de la définition. Si on la considère de la première manière, alors ce qui est signifié par le défini et la définition, c’est la même chose : de là, le Philosophe [IV Métaphysique, 28] dit que la notion que le nom signifie, c’est la définition ; et en ce sens, la définition et le défini sont identiques, et de cette manière tous les éléments qui sont placés directement dans la définition ne sont pas des parties de la définition, c’est-à-dire de la chose même qui est signifiée par la définition, ni du défini. Si, en effet, lorsqu’on dit : « animal rationnel et mortel », animal était une partie de l’homme, il ne s’attribuerait pas au tout, puisqu’aucune partie intégrale ne s’attribue au tout20.

5Puisque tout ce que nous intelligeons, nous l’intelligeons comme ce qui est, l’être accompagne toutes nos représentations. Mais encore faut-il prendre soin de distinguer ce qui est dans l’intellect (in intellectu) et ce qui est dans la réalité (in re). Cela signifie que l’on peut concevoir une chose comme étant dans l’intellect, mais n’étant pas dans la réalité. On peut donc intelliger une chose qui n’existe pas, concevoir une essence sans l’être, comme on peut intelliger un centaure tricorne ou une rose en hiver selon un exemple de Maître Eckhart. Mais, loin de conclure à la distinction réelle entre l’essence et l’être à partir de l’autonomie d’une essence neutre et indifférente, et de l’être comme accident, à la manière d’Avicenne, Thomas la conçoit comme une composition de ce qui est un et inséparable dans l’étant réel. Il sait gré à Avicenne d’avoir affirmé la distinction réelle entre l’être et l’essence dans toutes les choses. Dans toutes les créatures, en effet, leur être est différent de leur essence, car il n’entre pas dans leur définition :

  • 21 « In moni creature esse est aliud ab essentia eius nec intrat in definitionem eius ut dicit Avice (...)

Dans toute créature l’être (esse) est autre que son essence et n’entre pas dans sa définition, comme dit Avicenne21.

  • 22 L’essence est en puissance, elle n’est effectivement en acte que lorsqu’elle possède l’être, c’es (...)

6Pour ce dernier, l’essence est une « possibilité » réalisée grâce au don de la forme par le Dator formarum, qui s’ajoute de l’extérieur. Pour Thomas, tout ce qui est, l’étant, n’est pas l’être mais a l’être, l’ens est habens esse 22, il a une certaine potentialité. Mais cette potentialité n’est pas une possibilité réalisée. Il conçoit cette composition autrement, l’être est l’acte de l’essence :

  • 23 « Nihil quod est per accidens, est infinitum. Sed esse est cuilibet creaturae per accidens, ut Av (...)

Rien de ce qui est par accident n’est infini. Mais n’importe quelle créature a l’être par accident, comme le dit Avicenne (Métaphysique, VIII, 4) ; c’est pourquoi Hilaire (La Trinité, VII), distinguant Dieu de la créature, dit : « L’être n’est pas un accident pour Dieu ». Donc aucune créature ne durera éternellement, et ainsi elles disparaîtront toutes un jour23.

  • 24 « Sciendum est autem quod circa hoc Avicenna aliud sensit. Dixit enim quod unum et ens non signif (...)

[…] Avicenne pensa, en effet, que l’étant et l’un ne signifient pas la substance de la chose mais plutôt quelque chose d’ajouté. Et il disait certes cela au sujet de ce qui est parce que dans toute chose qui reçoit l’être d’un autre, l’être de cette chose et sa substance ou son essence diffèrent. Mais le nom étant signifie l’être lui-même. Il signifie donc quelque chose qui s’ajoute à l’essence24.

7Pour Thomas, l’essence sans l’être n’a aucune réalité ; elle est une puissance que l’acte d’être seul peut rendre effectif :

  • 25 « Oportet igitur quod ipsum esse comparetur ad essentiam quae est aliud ab ipso sicut actus ad po (...)

Il faut donc que l’être même soit comparé à l’essence qui est autre que lui comme l’acte à la puissance25.

8Avicenne divise l’être en être possible et être nécessaire. Si tout était possible, rien ne serait effectivement. Car, ce qui est possible n’a pas en soi de raison d’être, il ne peut se causer lui-même, il faudrait qu’il soit déjà pour cela. Il doit donc y avoir un être incausé, qui est nécessairement depuis toujours, on l’appelle Dieu. Il se distingue de l’être possible qui est contingent. Thomas suit le philosophe persan jusque-là. Mais il s’en sépare quand celui-ci affirme que cette contingence est relative, car une fois la cause activée, l’effet suit nécessairement. Mais il faut ajouter à cette doctrine que cette cause reste libre, si l’on veut affirmer que la volonté divine reste libre de créer ce qu’elle veut, comme elle veut, sans quoi la création serait nécessaire :

  • 26 « Posita enim causa sufficienti, necesse est effectum poni ; quod sic probat Avicenna in sua Meta (...)

Lorsqu’une cause suffisante est posée, il est nécessaire que l’effet soit posé. Avicenne le prouve comme suit. Si, lorsque la cause est posée, l’effet n’est pas nécessairement posé, alors même une fois la cause posée, l’effet reste ouvert à l’alternative d’être ou ne pas être. Mais ce qui est en puissance aux alternatives n’est pas déterminé pour l’une ou l’autre d’entre elles, à moins qu’il n’y ait quelque chose pour le déterminer. Par conséquent, après la mise en place de la cause, il est encore nécessaire de poser quelque chose qui fera que l’effet existera. La cause n’était donc pas suffisante. Mais si la cause est suffisante, quand elle est posée, l’effet doit être nécessairement posé. Or la volonté divine est une cause suffisante, et non une cause contingente, mais une cause nécessaire. Les choses voulues par Dieu sont donc nécessaires26.

9Thomas insiste et revient sur cette question à plusieurs reprises, il s’agit de préserver la liberté de Dieu dans ses rapports avec création :

  • 27 De potentia, q. 3 a. 17 ad 4. « Ad quartum dicendum, quod omnis effectus habet necessariam habitu (...)

Tout effet a une relation nécessaire à sa cause efficiente, qu’elle soit naturelle ou volontaire. Mais nous ne pensons pas que Dieu soit la cause du monde par la nécessité de sa nature, mais par volonté, comme on l’a dit plus haut (q. 3, art. 15). C’est pourquoi, il est nécessaire que l’effet divin suive, non tant que la nature divine est, mais quand il a été disposé par la volonté divine que cela soit et de la manière même dont elle a voulu qu’il soit27.

  • 28 Le texte d’Avicenne auquel renvoie saint Thomas est Métaphysica, VIII, 6 : « Quicquid autem est n (...)

10Thomas rejoint Avicenne en affirmant avec lui que la vérité est reliée aux choses comme étant une propriété de leur être qui est fixé et a été établi en répondant à la question aristotélicienne an est, car avant de parler de quoi que ce soit, il faut s’assurer que cela est. C’est pourquoi Avicenne dit que ce qui existe nécessairement est la vérité même28 :

  • 29 « Veritas uniuscuiusque rei, ut dicit Avicenna, nuhil est aliud quam proprietas sui esse quod sta (...)

La vérité de chaque chose, comme dit Avicenne, n’est rien d’autre que son être qui lui est avérée29.

  • 30 « Item, si non sunt omnino idem, oportet quod verum aliquid super ens addat. Sed nihil addit veru (...)

S’ils n’étaient pas entièrement les mêmes, le vrai ajouterait quelque chose à l’être. Mais le vrai n’ajoute rien à l’être, même s’il est plus étendu que l’être. Ceci est confirmé par la déclaration du philosophe que nous définissons le vrai comme : « Ce qui affirme l’existence de ce qui est et nie l’existence de ce qui n’est pas ». Par conséquent, le vrai inclut à la fois l’être et le non-être ; puisqu’il n’ajoute rien à l’être, il semble être entièrement la même chose que l’être30.

11Thomas reprend dans le Scriptum super librum Sententiarum (II, d. 1, q. 1, a. 1) la démonstration avicennienne de l’existence de Dieu. Elle part du constat qu’aucune des choses qui sont dans le monde n’est son être, puisque l’on peut intelliger l’essence d’une chose sans l’être. Cela signifie qu’une chose qui est ne reçoit pas son être de son essence. Elle doit donc le recevoir d’une chose qui ne reçoit pas son être de son essence, c’est-à-dire d’une autre chose dont l’essence est son être :

  • 31 « Invenitur enim in omnibus rebus natura entitatis, in quibusdam magis nobilis, et in quibusdam m (...)

On trouve en effet en toutes choses la nature de l’entité (natura entitatis), plus noble chez les unes, moins noble chez les autres ; de telle sorte cependant que les natures des choses elles-mêmes ne soient pas l’être (esse) même qu’elles possèdent : autrement, l’être (esse) appartiendrait à l’intellection de toute quiddité, ce qui est faux, puisque la quiddité de chaque chose peut être intelligée sans intelliger qu’elle possède ou pas l’être (esse). Il est donc nécessaire que toutes choses possèdent l’être (esse) de quelque chose d’autre. Il faut donc qu’on parvienne à quelque chose dont la nature soit son être (esse) même, autrement on remonterait à l’infini. C’est là ce qui donne d’être (esse) à toutes choses, et cela ne peut être qu’un, puisque la nature de l’entité est la même en toutes choses par analogie. En effet, l’unité de ce qui est causé exige l’unité d’une cause par soi. C’est là la voie d’Avicenne31.

12Dieu est donc l’esse ipsum subsistens per se et cause de tout ce qui est : telle est la voie d’Avicenne (haec est via Avicennae). Ce dernier mentionne également la démonstration aristotélicienne du Premier Moteur immobile, qui se fonde sur le principe que tout ce qui se meut est mû par un autre, et qu’ainsi on arrive à un être qui est immobile. Mais il mentionne cet argument pour le rejeter. Aristote en effet affirme, pour le soutenir, que ce qui se meut par lui-même doit être divisible : il est soi-même sous un aspect, un autre sous un autre. Or aucune chose, dont une partie est en mouvement et une autre ne l’est pas, ne se meut en premier et par soi. Avicenne conteste ainsi la division en parties : ce qui se meut par soi doit se mouvoir totalement et dans ses parties. Thomas répond à l’objection en montrant que dans une chose supposée se mouvoir elle-même, l’une ou l’autre partie doit être immobile et que, par conséquent, elle ne se meut pas par soi. En affirmant le contraire, Avicenne s’égare :

  • 32 Voici le passage en entier : « Si aliquid movet seipsum, oportet quod in se habeat principium mot (...)

L’être dont le repos suit le repos d’un autre voit nécessairement son mouvement suivre le mouvement d’un autre ; ainsi ne se meut-il pas de lui-même. L’être que l’on supposait se mouvoir de lui-même ne se meut donc pas de lui-même. On ne saurait objecter que l’être qui se meut de lui-même n’a pas de partie qui puisse se reposer, ou encore que ce repos ou ce mouvement d’une partie ne sont qu’accidentels, comme Avicenne l’avançait à tort32.

  • 33 Cf. In II Sent., d. 3, q. 1, ad 1 ; Exp. in Boetii de Trinitate, q. 6, a. 3 : « Deus in nullo gen (...)

13Puisqu’il n’y a pas, en Dieu, de composition d’être et d’essence, il s’ensuit qu’il n’est pas une substance, dès lors qu’une substance est composée de matière et forme, de puissance et d’acte, d’essence et d’être33. Dieu est nécessairement l’être qu’il est, son essence est son être. Thomas et Avicenne reconnaissent en Dieu le necesse esse, l’être nécessaire :

  • 34 De potentia, q. 2, a. 3 : « Deus per se necessarium est esse ut Avicenna probat » ; cf. De verita (...)

Dieu est par l’être nécessaire par soi, comme le prouve Avicenne34.

14Lui seul est nécessaire par lui-même.

Les Intellects et la création

  • 35 Cf. De veritate, q. 2.
  • 36 De veritate, q. 2, a. 5 : « Deus cognoscit unamquodque singularium quasi in universali, ut Avicen (...)

15Aristote affirme que Dieu s’intellige lui-même, il le définit comme Pensée qui se pense (noêseôs noêsis, Metaph., 1074b 15). Plotin excluait que Dieu puisse s’intelliger, car il est l’Un et il se dédoublerait en s’intelligeant. L’aristotélisme néoplatonisant d’Avicenne lui permet de distinguer l’Un, duquel seul l’Un peut sortir, et l’Intellect qui émane de l’Un et se situe en dehors de lui. En tant qu’Un, Dieu crée donc par l’intermédiaire de l’Intellect qui émane de lui, il ne crée pas directement. Seul, l’Intellect s’intellige lui-même et en s’intelligeant donne lieu à l’émanation d’autres Intellects, jusqu’au Dator formarum d’où est issu le monde. Il s’ensuit que les formes ou essences se trouvent en dehors de l’Un, elles constituent un ensemble éternel qui en sortant du Dator formarum, nom du dixième Intellect émané du Premier Intellect lui-même émané de l’Un, seront reçues dans la matière. Chaque Intellect s’intellige lui-même parfaitement, parce qu’il n’y a pas en lui de matière35. Pour cette raison, Avicenne enseigne que Dieu ne connaît les choses individuelles que de façon universelle36, il opère par l’intermédiaire des Intellects.

  • 37 Cf. De veritate, q. 23, a. 5, arg. 1 ; In II Sent, d. 3, q. 4, a. 1, arg. 1 ; Summa contra Gentil (...)

16Il est donc plus approprié de parler d’émanation que de création37. Cette émanation est éternelle. En affirmant, dans la perspective plotinienne héritée de la lecture de la Théologie d’Aristote, que de l’Un ne procède que ce qui est un, Avicenne construit sa conception de l’émanation à partir d’un Dieu de qui procède un Premier Intellect, puis un deuxième, jusqu’au dixième d’où procèdent l’Âme du monde et le corps du premier ciel, puis les concepts universels des hommes et la matière des choses physiques. Saint Thomas en saisit parfaitement le sens :

  • 38 Summa theologiae, I, 45, 5 : « Et sic ponit Avicenna quod prima substantia separate creata a Deo, (...)

Et c’est ainsi qu’Avicenne a prétendu que la première substance séparée, créée par Dieu, en crée une autre après elle, puis la substance de l’orbe du ciel avec son âme ; et que la substance de l’orbe du ciel crée ensuite la matière des corps inférieurs38.

17Pour Avicenne, la création est donc une série d’émanations. Mais, pour Thomas, la création résulte d’une causalité efficiente pure. C’est la raison pour laquelle il pense que cette conception émanatiste, malgré l’admiration dont il témoigne pour son auteur, ne peut tenir : « hoc non potest stare ». Elle ne peut tenir pour deux raisons : premièrement, parce que la création est strictement l’œuvre de Dieu seul, qu’il ne peut pas partager avec d’autres ; deuxièmement, parce que si tout doit être voulu et fait par Dieu, une causalité instrumentale, ou disposante, exercée par des créatures, est impossible :

  • 39 « Sed hoc non potest stare propter duo. Primo quidem, quia supra ostensum est quod creare solius (...)

Mais cette théorie ne peut tenir pour deux motifs. Tout d’abord, nous l’avons montré, Dieu seul peut créer, ce qui ne peut être causé que par voie de création ne peut être produit que par Dieu. C’est le cas de tous les êtres soumis à la génération et la corruption. En outre, dans cette hypothèse, l’universalité des êtres ne proviendrait pas de l’intention du Premier Agent, mais de la rencontre de plusieurs causes agentes, et c’est ce que nous disons provenir du hasard, ce qui est impossible. Ainsi, faut-il dire que la distinction entre les choses et leur multiplicité proviennent de l’intention du Premier Agent, qui est Dieu39.

  • 40 Cf. In II Sent., d. 15, q. 1, a. 2 : « Sed haec positio erronea est et contra fidem ».

18L’Aquinate ajoute que la théorie d’Avicenne est également contraire à la foi en un Créateur40, ce qui le met dans une position délicate vis-à-vis de la doctrine coranique que son coreligionnaire al-Ghazali ne manquera pas de lui reprocher. Il affirme, en effet, que tout procède du Premier Principe en suivant un certain ordre, les âmes existent grâce aux corps célestes, la matière des éléments est causée par la substance du ciel, les âmes existent donc par la médiation des intelligences, les étants corporels par celle des étants spirituels et les choses corruptibles par les incorruptibles. Or, selon cette opinion, l’ensemble des choses ne viendrait pas à l’être par la seule causalité divine, mais par le concours de plusieurs causes, ce serait le produit du hasard, dit Thomas. Il note aussi que, toujours selon cette opinion, Dieu ne commence pas à agir, car sa volonté reste la même. La création aurait donc lieu de toute éternité.

19Par ailleurs, la dualité observée dans la création du monde – Dieu donne l’être, les intelligences causent les essences – est conforme à la conception avicennienne de la distinction réelle entre l’être et l’essence. Mais, si Thomas soutient cette doctrine, il s’en éloigne sur un point. Pour lui, en effet, l’être (esse) est l’acte de l’essence, il est intimement uni à elle dans l’étant (ens) ; or, pour Avicenne, l’être n’est pas l’acte de l’essence, mais un accident qui s’ajoute à l’essence de l’extérieur. La distinction réelle est considérée in intellectu non in re. Or, pour Thomas, ce qui est distinct in intellectu demeure uni in re. Il y a en germe, dans la distinction réelle telle que la conçoit Avicenne, l’atomisme conceptuel et logique qui verra le jour avec Duns Scot et Ockham.

  • 41 In II Sent., d. 178, q. 1, a. 2 ; De spiri. creat., a. 1, sc. 5 : « Avicenne et Algazel disent qu (...)

20Les intellects, qui correspondent aux différentes sphères cosmiques, sont simples et libres de toute matière41. Les formes en eux sont actives, Avicenne pense que la matière sensible leur obéit. Mais Thomas note que cette opinion contredit ce qu’Augustin écrit dans le troisième livre de son De Trinitate, à savoir que la matière corporelle n’est pas au service du bon vouloir des intellects immatériels (les anges). En raison même de cette simplicité des intellects selon Avicenne, nous connaîtrions les choses sans passer par les sens, directement par les intentiones, que les intelligences impriment dans notre intellect, mais Thomas n’adopte pas cette opinion :

  • 42 In IV Sent., d. 49, q. 2, a. 1, ad 9 : « Ad nonum dicendum, quod dictum Avicennae quantum ad hoc (...)

Sur ce point, nous n’acceptons pas ce que dit Avicenne, car il est aussi contredit là-dessus par d’autres philosophes, à moins que nous ne voulions dire qu’Avicenne l’entend de la connaissance des substances séparées, selon laquelle elles sont connues par les habitus des sciences spéculatives et des similitudes des choses. Il y fait donc appel pour montrer que la science n’est pas en nous une substance, mais un accident. Cependant, selon ce qui est propre à sa nature, l’essence divine est plus éloignée de notre intelligence que la substance de l’ange ; elle possède toutefois davantage de raison d’intelligibilité parce qu’elle est acte pur, auquel n’est mêlé rien de la puissance, ce qui ne se produit pas dans les autres substances séparées. Et la connaissance par laquelle nous verrons Dieu en son essence ne fera pas partie du genre de l’accident, du point de vue de ce qui sera vu, mais seulement du point de vue de l’acte de celui qui intellige, qui ne sera pas la substance même de celui qui intellige ou de ce qui est intelligé42.

  • 43 Cf. Summa Theologiae, I, 65, 4.
  • 44 In III Sent., d. 16, q. 1, a. 3, et ad 3. Sur le même thème, voir In III Sent., d. 33, q. 1, a. 2 (...)

21La racine de cette opinion, selon l’Aquinate, se trouve dans la théorie selon laquelle les formes sont des entités à part entière, ce qui contredit la pensée d’Aristote selon laquelle les formes n’existent pas par elles-mêmes, que seul existe le composé de matière et de forme43. Si, selon Platon, les formes existent par soi dans le monde des Idées, selon Avicenne cependant, elles se trouvent seulement dans les intellects, tel le Dator formarum. Et ces formes flueront de ces intellects dans les choses matérielles, prêtes à les recevoir. Cette doctrine omet de voir que ce n’est pas la forme, mais le composé qui est concerné. Car, forme et matière composent toute substance, même les substances spirituelles que sont les anges pour saint Thomas. Avicenne a été conduit à penser que les Intellects exercent la domination sur le monde matériel et que donc la matière leur est soumise. Mais, écrit Thomas, les choses matérielles obéissent seulement à celui qui les a faites, Dieu44. La création est libre, non nécessaire.

L’âme humaine

  • 45 In II Sent., d. 18, q. 2, a. 2.
  • 46 In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3.

22Avicenne dit que les âmes humaines procèdent de l’intellect agent, comme toutes les autres formes substantielles45. Cet intellect agent est le Dator formarum. Thomas en expose la doctrine avec fidélité : « De l’intelligence qui meut la dernière sphère cosmique découlent ou émanent les âmes humaines »46. Les âmes inférieures procèdent des âmes supérieures, mais, dit Thomas, cet enseignement ne tient pas selon la foi catholique (« secundum ftdem catholicam hoc stare non potest »), pour laquelle les âmes humaines sont créées immédiatement par Dieu :

  • 47 In II Sent., d. 25, q. 1, a. 2, ad 5 : « Avicenna tamen videtur velle, ut supra dictum est, quod (...)

Avicenne semble être d’avis, comme on l’a dit plus haut, que les mouvements de la volonté se ramènent comme à leur règle aux âmes des corps célestes, car il affirme que les âmes inférieures viennent des âmes supérieures ; il n’est donc pas étonnant qu’une âme supérieure exerce une impulsion sur une âme inférieure. Mais cela ne peut être soutenu selon la foi catholique, qui affirme que les âmes sont créées par Dieu de manière immédiate. Seul Dieu peut donc agir à l’intérieur de la volonté et exercer sur elle une impulsion. C’est pourquoi la diversité de la volonté humaine se ramène à l’uniformité de la volonté divine comme à sa règle première47.

  • 48 In II Sent., d. 19, q. 1, a. 1. In II Sent., d. 17, q. 2, a. 2, ad 4 ; De ente et essentia, 4.
  • 49 De potentia, q. 3, a. 11, ad 8.
  • 50 In III De anima, 1, 8, no 3 : « Species non conservantur in intellectu possible ».

23Avicenne soutient l’immatérialité de l’âme humaine, parce que celle-ci n’est pas une forme submergée dans la matière48. Indépendante du corps, elle ne constitue pas avec lui une substance, elle ne peut pas être la forme substantielle du corps, car alors elle perdrait sa nature immatérielle. Le philosophe persan enseigne donc un dualisme du corps et de l’âme. L’âme incorporelle et incorruptible ne peut être unie au corps que par un intermédiaire qui soit corporel et incorruptible. Ce sera une lumière céleste, capable de les harmoniser et de les unir. Dans son De anima, III, chap. 8, et V, chap. 8, Avicenne écrit que les « esprits » (souffles matériels, esprits animaux) qui se répandent dans le corps sont de la nature de la lumière. Ailleurs, il dit que la puissance de la semence a ses racines dans « l’esprit » contenu en elle et qu’environ toute la semence est transformée en esprit49. Quant au corps, il a une fonction individuante. Cela permet à Avicenne de ne pas affirmer l’existence d’un seul Intellect qui serait commun aux hommes. Saint Thomas souligne dans la Question disputée de unitate intellectus (a. 5), où il vise Averroès, que plusieurs philosophes soutiennent qu’il y a un seul intellect possible commun aux hommes. Il note que parmi les philosophes musulmans Avicenne enseigne (comme al-Ghazali, après lui) qu’il y a une pluralité d’intellects correspondant au nombre d’hommes. L’originalité de la doctrine avicennienne est d’affirmer que chaque âme a son intellect et que celui-ci reçoit ses concepts du Dator formarum, mais qu’il ne conserve pas la connaissance habituelle des concepts reçus, quand il cesse de les considérer. Sur ce point, Thomas émet ses réserves50 :

  • 51 Summa Theologiae, 1, 84, 4 : « Avicenna ponit species intelligibiles non remanere in intellectu n (...)

Pour Avicenne, les espèces intelligibles ne demeurent pas dans notre intelligence quand elle cesse de penser, mais elle doit se tourner vers l’intellect agent pour les recevoir à nouveau. Aussi n’admet-il pas une science innée dans l’âme, comme Platon, pour qui les participations aux idées demeurent dans l’âme d’une manière immuable. Mais on ne peut, selon cette position, donner une raison suffisante de l’union de l’âme avec le corps. On ne peut dire que l’âme intellectuelle soit unie au corps en vue de ce dernier ; la forme n’est pas faite pour la matière, ni le moteur pour le mobile. C’est bien plutôt le contraire. Le corps paraît tout à fait nécessaire à l’âme intelligente pour l’opération propre à celle-ci, qui est de penser. Car, pour son existence, elle ne dépend pas du corps. Si l’âme était apte par nature à recevoir les espèces intelligibles par l’influence de principes séparés, et non à l’aide des sens, elle n’aurait pas besoin du corps pour son acte intellectuel. C’est donc en vain qu’elle serait unie au corps. Mais si l’on dit avec Avicenne que les sens sont nécessaires à l’âme parce qu’ils l’excitent à se tourner vers l’intellect agent de qui elle reçoit les idées, cela n’est pas satisfaisant. Car, s’il était naturel à l’âme de connaître des espèces dérivées de l’intellect agent, il s’ensuivrait que l’âme pourrait parfois se tourner vers cet intellect, soit par une inclination de sa nature, soit sous l’excitation d’un autre sens, afin de recevoir les espèces de qualités sensibles dont le sens manquerait à un individu. En sorte qu’un aveugle-né pourrait avoir la science des couleurs, ce qui est évidemment faux. Il faut donc conclure que les espèces intelligibles par lesquelles notre âme connaît ne dérivent pas de formes séparées51.

  • 52 De veritate, q. 10, a. 2.

24Un certain résidu, toutefois, reste dans la partie sensitive52 et une nouvelle considération répétée crée quelque chose comme l’habitus d’une science. L’intellect possible n’a plus alors besoin de recourir aux facultés sensitives pour penser ces concepts, mais c’est une erreur, note Thomas, qui expose cette doctrine avec clarté :

  • 53 In III De anima, 1, 13, no 6 : « Sed in hoc differunt ab eis, quia sunt praeter materiam. Nam sen (...)

Mais il y a cette différence entre eux qu’ils sont en dehors de la matière. En effet, le sens est réceptif des espèces sans leur matière, comme on l’a dit plus haut. L’imagination, quant à elle, est un mouvement issu du sens en acte. De là appert faux ce qu’Avicenne soutient, que l’intelligence n’a pas besoin du sens une fois la science acquise. Manifestement, en effet, même après avoir acquis l’habitus de science, il reste nécessaire, pour spéculer avec, d’user du phantasme. C’est pour cela que, par une lésion de l’organe, l’usage de la science déjà acquise se trouve empêché53.

  • 54 De anima, a. 15.
  • 55 Summa Theologiae, I, q. 76, a. 7, sed contra.

25Quand nous avons acquis des connaissances grâce au Dator formarum, qui nous donne les concepts selon les images de nos sens, nous n’avons plus besoin des sens, dit Avicenne. Arrivé au terme de son voyage, le voyageur n’a plus besoin de se déplacer. Ainsi, les sens conduisent à la connaissance, mais s’arrêtent à sa porte54. Cela découle du dualisme de l’âme et du corps. Or, Thomas renvoie à Aristote pour qui « il ne faut pas se demander si l’âme et le corps sont un, pas plus qu’on se le demande pour la cire et son empreinte », car l’empreinte est unie à la cire sans intermédiaire. Il en va de même pour l’âme et le corps55. Il note que, pour le Stagirite, l’objet propre de l’intellect ce sont les choses représentées par l’imagination. Or, l’imagination est comme un trésor des formes reçues par les sens ; pour en conserver les représentations, il y a la mémoire. L’intellect doit donc se tourner vers les images produites par les sens, aussi bien quand nous les acquérons que quand nous y recourons. La preuve en est, dit-il, que quand l’organe de l’imagination est abîmé, comme chez les frénétiques, il est impossible de recourir aux connaissances acquises. Cependant, Thomas laisse entendre que ce que dit Avicenne vaut pour l’âme séparée du corps après la mort :

  • 56 « Ad quartum dicendum, quod secundum philosophum in III De anima [l. 12 (431a 14)], intellectiva (...)

Selon le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, la puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme à des objets. Par conséquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance imaginative est abîmé, comme c’est le cas des frénétiques, alors l’homme ne peut même pas se servir de la science déjà acquise, tant que l’âme est dans le corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’âme séparée du corps, et qui a un autre mode d’intellection56.

  • 57 Summa Theologiae, I, 78, 4. Dans son commentaire De memoria et reminiscentia, l, 2, Thomas écrit (...)
  • 58 Cf. De veritate, q. 1, a. 9. Responsio.

26Avicenne appuie sa doctrine sur l’idée qu’il y a un cinquième sens interne, contre l’avis d’Aristote qui n’en admet que quatre. Ce cinquième sens interne a pour rôle de distinguer et d’unir les formes dans l’imagination. Or, dit Thomas, l’imagination suffit à cela57. Quant à l’intellect, bien que son opération ait son origine dans la sensation, il connaît dans la réalité saisie par les sens bien plus que les sens n’en peuvent percevoir58.

  • 59 Cf. L. Elders, op. cit., p. 331.
  • 60 In II Sent., d. 15, q. 1, a. 3.

27Le P. Léo Eleders fait observer que dans les exposés de Thomas, on rencontre très peu de références à la doctrine morale d’Avicenne59. La raison en est probablement, souligne-t-il, que les parties de l’œuvre d’Avicenne qu’on avait traduites en latin traitaient de questions de philosophie de la nature et de métaphysique. On peut, cependant, retenir ceci : puisque les formes nous sont données par le Dator formarum, on peut penser que les corps célestes et les autres intelligences exercent une certaine influence sur les choix de notre volonté. Avicenne écrit, dans sa Metaphysica, X, 1, que la variété des actes de nos volontés est réduite aux conceptions uniformes des corps célestes comme à leur cause. Thomas émet des réserves sur cette théorie qui lui paraît erronée et, en outre, contraire à la foi60. Il cite Ptolémée, qui dit que les corps célestes n’ont pas une influence contraignante sur nos sens, et il ajoute qu’Avicenne semble professer la théorie que nos volontés dépendent des âmes des corps célestes comme de leur règle, parce qu’elles doivent leur origine aux âmes célestes :

  • 61 In II Sent., d. 25, q. 1, a. 2, ad 5 : « Ad quintum dicendum, quod motus caelestis se habet ad li (...)

Le rapport du mouvement céleste avec le libre arbitre est celui d’une inclination à faire quelque chose, dans la mesure où, après l’impulsion d’un corps céleste, demeure dans le corps une disposition par laquelle l’âme devient plus encline à telle ou telle action, de la même manière que, par leur complexion naturelle, certains sont plus enclins que d’autres à un vice. C’est de cette manière que les astrologues peuvent annoncer à l’avance par conjecture, et non selon la certitude de la science, une chose qui dépend du libre arbitre, car les corps célestes n’ont pas une puissance coercitive suffisante sur le libre arbitre. Aussi, même Ptolémée dit que le sage l’emporte sur les astres, car, par sa sagesse, il peut éviter ce à quoi disposent les astres. Cependant, Avicenne semble être d’avis, comme on l’a dit plus haut, que les mouvements de la volonté se ramènent comme à leur règle aux âmes des corps célestes, car il affirme que les âmes inférieures viennent des âmes supérieures ; il n’est donc pas étonnant qu’une âme supérieure exerce une impulsion sur une âme inférieure. Mais cela ne peut être soutenu selon la foi catholique, qui affirme que les âmes sont créées par Dieu de manière immédiate. Seul Dieu peut donc agir à l’intérieur de la volonté et exercer sur elle une impulsion. C’est pourquoi la diversité de la volonté humaine se ramène à l’uniformité de la volonté divine comme à sa règle première61.

28Avicenne semble rejoindre l’opinion des stoïciens qui attribuait aux âmes célestes une influence sur les âmes humaines, comme les corps célestes l’exercent sur nos corps ; tout ce qui arrive dans notre monde sublunaire suit les impressions et les images que ces âmes nous envoient. Cette opinion exclut toute contingence dans le cosmos :

  • 62 Cf. Summa contra Gentiles, III, 86 et 87 : « Est tamen attendendum quod Avicenna vult quod motus (...)

D’après Avicenne, les mouvements des corps célestes sont la cause même de nos élections, non pas accidentellement, comme on l’a dit, mais essentiellement. […] Mais cette position est contraire à la raison. Tout, en effet, procédant d’une cause efficiente par l’intermédiaire de quelque instrument, doit être proportionné à cet instrument, comme à cette cause ; on ne se sert pas de tout instrument pour tout effet. Dès lors, un instrument ne peut produire un effet auquel son action ne pourrait aucunement s’étendre : l’action d’un corps ne va d’aucune manière jusqu’à transformer l’intelligence et la volonté, on l’a démontré, si ce n’est peut-être accidentellement […]. Il est donc impossible que l’âme du corps céleste, si elle existe, exerce quelque influence sur l’intelligence et la volonté par l’intermédiaire du mouvement de ce corps62.

  • 63 In I Sent., d. 3, q. 4, a. 1, ad 1 ; In I Sent., d. 17, q. 2, a. 2, ad 4 : « Anima esse individua (...)
  • 64 In VI Sent., d. 44, q. 3, a. 2. Voir L. Elders, op. cit., p. 331.
  • 65 De veritate, q. 5, a. 4 ; q. 21, a. 2, arg. 1 ; In II Sent., d. 5, q. 1, a. 1, arg. 1.

29Bien que l’âme ne dépende pas du corps quant à son être, elle en dépend d’une certaine façon dans la mesure où elle est individualisée par lui, comme la forme par la matière63. En raison de la conception dualiste de l’âme et du corps, l’âme ne peut atteindre sa perfection qu’après avoir été délivrée du corps. Dans ce contexte platonicien, Avicenne déclare que, après leur mort, les âmes des malfaiteurs ne seront pas punies par le feu, mais par des ressemblances des corps, qui seraient comme des songes64. Quant au problème du mal, Thomas mentionne que, selon Avicenne, il n’y a pas de mal dans le monde superlunaire, c’est-à-dire au-delà de la sphère des éléments65. Il développe son analyse :

  • 66 In II Sent., d. 34, q. 1, a. 2 : « Avicenna in sua metaphysica ponit perutilem divisionem quamdam (...)

Dans sa Métaphysique, Avicenne présente une division très utile du mal, qu’on peut tirer de ses paroles. En effet, il dit qu’on parle de mal de deux manières : par soi ou par accident. On parle de mal par soi pour la privation d’une perfection, en raison de laquelle quelque chose est mal – certains disent aussi qu’il s’agit du mal entendu de manière abstraite. Or, cela existe de deux manières. Ou bien cette privation est la privation d’une perfection qui fait nécessairement partie de ce qui existe en premier dans une chose, et cette privation est chez tous un mal, comme la privation d’un pied et d’une main, et de choses de ce genre. Ou bien il s’agit de la privation d’une perfection seconde, comme la privation de la géométrie et de choses de ce genre, et une telle privation n’est pas toujours un mal pour tous, mais pour celui-là seulement qui s’est appliqué à l’avoir ou doit l’avoir66.

30Thomas cite à nouveau Avicenne en ce qui concerne le choix moral d’un acte en vue de son exécution. Il reprend ce que dit ce dernier, à savoir qu’il n’est pas nécessaire que, lors de l’exécution d’une action, l’intention du début soit toujours présente en acte. Par exemple, l’artisan en exécutant son travail ne pense pas tout le temps à son plan. Si l’attention actuelle était toujours présente, cela nuirait grandement à l’exécution de l’acte : le meilleur joueur de cithare deviendrait le pire, comme le dit Avicenne. L’attention devient donc nuisible si elle est présente dans l’acte de jouer, voire de prier, de manière continue.

  • 67 In III Sent., d. 26, q. 1, a. 2, sc 3.
  • 68 In VI Sent., d. 49, q. 3, a. 1, sc. 1 ; Summa Theologiae, I-II, 31, 3.
  • 69 In VI Sent., d. 44, q. 3, a. 2, arg. 1.
  • 70 Summa Theologiae, I-II, 23, 2, arg. 3.
  • 71 De veritate, q. 9, a. 4, arg. 10.
  • 72 De veritate, q. 25, a. 4, arg. 5.
  • 73 De veritate, q. 26, a. 5, ad 3.
  • 74 De malo, q. 8, a. 3, ad 5.
  • 75 De malo, q. 16, a. 9, ad 13.

31Léo Elders fait observer que l’on trouve peu de références aux œuvres morales d’Avicenne, ni dans la deuxième partie de la Somme de théologie consacrée à l’éthique, ni dans le Commentaire de l’Éthique à Nicomaque. Il relève quelques textes concernant les passions, des phrases brèves, cités par Thomas : « Sans l’espoir la colère n’est pas possible »67 ; « La joie est une espèce du plaisir »68 ; « Le plaisir arrive quand on aperçoit quelque chose d’agréable qui accompagne ce qu’on fait ou qu’on cherche »69. Puis il fait observer que Thomas note qu’il y a une certaine contradiction entre ce qu’Avicenne écrit au cinquième livre de son De natura et dans sa Métaphysique. Dans ce dernier texte, en effet, il parle des délectations comme une dégradation des passions sensibles, par rapport aux joies spirituelles : « Toutes les passions sont caractérisées par l’accroissement et le recul »70 ; « La raison pour laquelle les gens parlent tant est le grand nombre de leurs désirs, qui résultent de leurs nombreux défauts »71 ; « Pour que les passions puissent se former, il faut qu’il y ait certaines dispositions dans notre corps »72 ; « La colère n’est pas la passion la plus importante, car elle présuppose la tristesse et l’espoir »73 ; ou encore : « l’appétit irascible seulement en tant que celui-ci a un rapport avec la colère »74 ; « Notre corps n’est pas changé par la crainte, l’envie ou la colère toutes seules, mais par une sorte d’infection qui vient de l’esprit et qui a une répercussion sur le corps »75.

Le monde des corps

  • 76 Voir L. Elders, op. cit., p. 332.

32Le cosmos selon Avicenne est un ensemble de sphères contenues les unes dans les autres, en pelures d’oignons, avec au centre la terre. Il est, sur ce point, l’héritier de la cosmologie aristotélicienne. Mais, fait observer finement Thomas, à la différence d’Aristote, qui expliquait les mouvements irréguliers des planètes en posant un nombre inégal de sphères, Avicenne pose qu’il y a autant se substances immatérielles que de mouvements célestes, auxquelles s’ajoutent la sphère des étoiles fixes et une sphère sans étoiles76 :

  • 77 De substantis separatis, 2 : « Avicenna posuit, causam primam non esse immediatum finem alicuius (...)

Avicenne a soutenu que la cause première n’était la fin prochaine d’aucun des mouvements célestes, mais bien une intelligence première. On peut en dire autant des mouvements inférieurs des corps célestes. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que les substances immatérielles soient plus nombreuses que les mouvements célestes77.

33Le mouvement sphérique du premier ciel, qui contient l’ensemble les corps célestes en mouvement, est à l’origine de tous les mouvements. Cependant, l’origine du mouvement du premier ciel n’est pas Dieu, c’est-à-dire l’Un, mais le Premier Intellect qui en émane comme le premier effet, car de l’Un ne peut venir que l’Un. Thomas expose cette doctrine avec une parfaite précision :

  • 78 Expos. In Metaphysicam, XII, l. 9, no 17 : « Sed Avicenna posuit quod primum mobile movetur immed (...)

Avicenne a soutenu que le premier mobile est immédiatement mû non pas par le premier principe, mais par une intelligence causée par le premier principe. En effet, puisque le premier principe est absolument un, il ne pouvait causer qu’un seul être, à savoir l’intelligence première dans laquelle se retrouve certes une multiplicité de puissances et d’actes, selon qu’elle tient son être du premier principe. Elle se compare, en effet, à ce dont elle dépend pour son être dans le même rapport que la puissance se compare à l’acte. Ainsi donc la première intelligence peut causer la multiplicité d’une façon immédiate. Car selon qu’elle se comprend comme possédant quelque chose de la puissance, elle cause la substance de la sphère qu’elle meut. Par ailleurs, selon qu’elle se comprend comme tenant d’un autre son être en acte, elle cause l’âme de sa sphère. Enfin, selon qu’elle comprend son principe, elle cause l’intelligence qui suit qui meut la sphère inférieure et ainsi de suite jusqu’à la sphère lunaire78.

34Cette dernière intelligence, nous le savons, est le Dator Formarum, qui est la cause des formes des étants dans notre monde sublunaire, qui comprend la matière, les formes des choses matérielles, les impressions sur nos facultés sensitives et les concepts de l’intellect. Les formes substantielles proviennent donc de cet ultime Intellect et adviennent à la matière préparée à les recevoir. Or, cette théorie, dit Thomas, est contredite par l’analyse que fait Aristote de la causalité des corps terrestres :

  • 79 De potentia, q. 6, a. 3 (Nous citons la totalité de ce passage) : « Avicenna namque posuit, quod (...)

Avicenne a pensé que la substance spirituelle qui met en mouvement les cieux, cause des effets dans les corps inférieurs, non seulement par l’intermédiaire du mouvement du ciel, mais aussi au-delà de toute action du corps, il voulait que la matière corporelle obéisse beaucoup plus à la conception et au pouvoir déjà signalé de la substance spirituelle qu’aux agents contraires dans la nature ou à quelque agent corporel. […]. Mais, selon l’opinion d’Aristote et ses successeurs, cela n’est pas possible, car il prouve, par deux raisons, que les formes ne sont pas imprimées dans la matière par quelque substance séparée, mais sont amenées de la puissance de la matière à l’acte par l’action de la forme qui est dans la matière79.

35La conception avicennienne de la matière est aussi éloignée de celle de Platon que celle d’Aristote. Pour les platoniciens la matière reçoit les formes, pour les aristotéliciens les formes sont tirées de la matière. Avicenne s’oppose à Aristote pour qui la matière désire la forme, comme « la femelle désire le mâle » (Physique, I, chap. 9.), car la matière n’a pas une nature telle qu’elle incline vers la forme. Thomas souligne :

  • 80 In I Physicorum, l. 15, no 10 : « Sed contra haec verba philosophi Avicenna tripliciter opponit. (...)

Avicenne, néanmoins, s’oppose sous trois chefs à ces considérations du Philosophe. Première objection : la matière ne comporte aucun appétit animal, c’est manifeste par soi, ni aucun appétit naturel qui lui ferait désirer la forme, car elle ne détient aucune forme ou vertu qui l’inclinerait à quoi que ce soit, comme le lourd désire naturellement le lieu le plus bas, sa gravité l’y inclinant. – Seconde objection : si la matière désire une forme, c’est du fait qu’elle est privée de toute forme, ou bien c’est qu’elle désire en obtenir plusieurs à la fois, puisqu’elle est privée de toute forme ; or cela est impossible. Ou bien, c’est qu’elle répugne à la forme qu’elle a et cherche à en obtenir une autre ; voilà encore qui est vain. Manifestement donc, on ne doit admettre d’aucune façon que la matière désire la forme. – Troisième objection : dire que la matière désire la forme comme la femelle le mâle, c’est parler en figures ; cela convient aux poètes, non aux philosophes80.

36Quant à Platon, l’Aquinate écrit qu’Avicenne pense comme lui que les formes viennent de l’extérieur : d’une part, les formes n’ont pas de matière et doivent donc venir d’ailleurs ; d’autre part, dans le monde matériel, seules les qualités sensibles sont des facteurs actifs, ce qui est insuffisant pour produire les formes. Cependant, souligne Thomas, Avicenne s’écarte de la théorie de Platon qui pose l’existence des formes par soi, en affirmant que ces formes préexistent de façon immatérielle dans les intelligences :

  • 81 Summa Theologiae, 1, 84, 4 : « Avicenna, hac positione remota, posuit omnium rerum sensibilium in (...)

Avicenne, rejetant l’opinion de Platon, posa en thèse non pas que les formes intelligibles des réalités accessibles aux sens subsistent sans matière, mais qu’elles préexistent sous un mode immatériel dans les intelligences séparées. Elles dérivent de la première intelligence dans la suivante, et ainsi de suite jusqu’à la dernière intelligence séparée, qu’il nomme intellect agent. C’est de celui-ci, selon la pensée d’Avicenne, que les espèces intelligibles découlent dans nos âmes, et les formes sensibles dans la matière corporelle. Avicenne s’accorde ainsi avec Platon pour admettre que nos espèces intelligibles découlent de formes séparées. Mais Platon dit qu’elles subsistent par soi, et Avicenne qu’elles sont dans l’intellect agent81.

  • 82 Quodlibet, I, q. 4, a. 1, ad 3 ; Summa Theologiae, I, 76, a.4, ad 4.

37Sa conception de la matière et de sa relation à la forme induit Avicenne à affirmer que les formes substantielles des éléments conservent leur intégrité dans le corps mixte et que la combinaison des éléments consisterait en un état moyen de leurs qualités contraires. Mais, déclare Thomas, c’est impossible. Les différentes formes des éléments ne peuvent exister que dans les diverses parties de la matière. Celles-ci impliquent des dimensions quantitatives, sans lesquelles la matière n’est pas divisible. Une telle matière est corporelle. Or, plusieurs corps ne peuvent exister dans le même lieu. Par suite, les éléments du corps mixte seraient distincts par leur position dans l’étendue. Nous n’aurons plus alors une véritable combinaison, qui aboutit à un véritable tout ; ce sera une combinaison apparente, qui consiste en une juxtaposition de parties très petites. L’être substantiel de toute réalité consiste en un degré indivisible d’être. Tout ce qu’on y ajoute ou en retranche amène un changement d’espèce, comme pour les nombres. Une forme substantielle n’est donc pas susceptible de plus ou de moins. Il est d’ailleurs tout aussi impossible d’admettre une réalité intermédiaire entre la substance et l’accident. La vraie solution, aux yeux de Thomas, est celle d’Aristote : les formes des éléments demeurent dans le composé, non pas en acte, mais virtuellement. Leurs qualités demeurent, quoique atténuées ; c’est en elles que réside la vertu des formes élémentaires. Ce mode de combinaison constitue la disposition propre à recevoir la forme substantielle du corps composé, soit celle d’une pierre, soit celle d’une âme d’espèce quelconque82.

  • 83 Cf. M. Sebti, « L’analogie de la lumière dans la noétique d’Avicenne », Archives d’histoire doctr (...)
  • 84 Cf. Exp. in Boetii De Trinitate, II, 4, 3, ad 3.
  • 85 De potentia, q. 3, a. 1, arg. 5, et ad 5.

38Léo Elders mentionne que l’on trouve également, dispersées dans les œuvres de Thomas, quelques citations à propos de la lumière, thème très débattu au Moyen Âge. Dans l’article 3, question 1, d. 13 du In II Sententiarum, où plusieurs théories sur la nature de la lumière sont évoquées, Avicenne est cité six fois83. Selon ce dernier, la lumière est une qualité du corps luisant, c’est-à-dire du soleil, que les autres corps reçoivent84. Il n’y a pas d’action des corps supérieurs sur les inférieurs sans la médiation de la lumière. Certains auteurs pensent que la lumière n’ajouterait rien aux couleurs : la visibilité même des couleurs est appelée lumière, mais cette opinion est rejetée par Avicenne, qui avance plusieurs preuves. En lien avec ces théories, Thomas mentionne le problème de savoir si Dieu peut créer des choses à partir du néant ou s’il nécessite de la matière. Selon Aristote, l’agent et le patient doivent être du même genre. Mais le non-être et Dieu ne correspondent en rien, ce qui semble exclure la création ex nihilo. Un opposant, dans cette question disputée dans le De potentia, présente l’idée suivante : Avicenne dit que, si la chaleur était privée de matière, elle opérerait par elle-même sans que son action soit sa substance. Le fait, donc, que l’action de Dieu soit Dieu lui-même n’implique pas qu’il ne nécessite pas de matière. Mais Thomas répond que, si la chaleur était privée d’une matière comme son sujet, elle nécessiterait quand même une matière sur laquelle agir, le cas est différent pour le passage du non-être à l’être. Selon Aristote, l’agent et le patient doivent être du même genre. Mais le non-être et Dieu ne correspondent en rien. Le passage du non-être à l’être fini n’est pas impossible. La notion de creatio ex nihilo n’est donc pas inconcevable85.

Conclusion

39Ce qui précède montre la parfaite compréhension de la pensée avicennienne par saint Thomas d’Aquin, qui reçoit de lui bon nombre de conceptions, de définitions, de distinctions, tout en donnant à cet héritage sa couleur propre. S’il partage avec Avicenne la distinction importante de l’esse in intellectu et de l’esse in re, il s’éloigne de l’avicennisme qui met l’accent sur le premier en mettant, lui, l’accent sur le deuxième. Ainsi, à la philosophie des possibles et des essences, qui finit par réduire l’être à un objet de l’entendement, à un esse objectivum, tel que le développera Duns Scot, consommant de la sorte « l’oubli de l’être », l’Aquinate opposera une philosophie de l’être de ce qui est in re. Il en découle une série d’objections riche d’enseignements.

40Saint Thomas montre que la position d’Avicenne se ramène à celle de Platon. Il n’y a pas de différence, dit-il, entre recevoir la science d’un seul Intellect séparé ou de plusieurs (les Idées), dans les deux cas, en effet, cela revient à dire que notre science ne se fonde pas sur les données sensibles. Or, cela est démenti par l’expérience qui montre que celui qui est privé d’un sens est privé de la science correspondant à ce sens. Dire que les formes proviennent seulement de l’extérieur, soit par participation des Idées comme l’affirme Platon soit de l’Intellect Agent selon Avicenne, et que la matière est disposée à recevoir la forme, c’est oublier que matière et forme sont substantiellemnt unies et causes réciproques l’une de l’autre au cœur d’un étant effectif, c’est-à-dire en acte. Thomas repousse donc la conception avicennienne d’un Intellect Agent séparé comme étant contraire à l’expérience : chaque homme, en effet, peut abstraire l’universel du particulier quand il veut, ce qui prouve que le principe qui est à la base de cette abstraction lui est propre. En outre, la doctrine de l’intellect agent séparé va contre la foi en la création, qui est celle d’Avicenne, car affirmer que le Créateur passe par des intermédiaires – les intellects ou les anges – c’est porter atteinte à la Toute-Puissance divine : l’action divine, en effet, se trouve alors nécessairement déterminée à un premier effet unique, en vertu de l’axiome plotinien selon lequel de l’Un seul l’Un peut sortir.

41En ce qui concerne la création proprement dite, Avicenne la conçoit comme le déroulement nécessaire du monde à partir du Premier Intellect. Thomas la repousse, car elle remet en question l’infinie liberté divine. Il montre, en particulier dans le De potentia sans nommer Avicenne, qu’on ne peut aucunement attribuer la nécessité à la création, qu’elle soit nécessité de nature, de volonté, de justice ou de science. Sa démonstration écarte l’opinion de ceux qui prétendent que, du fait que Dieu se connaît soi-même, une certaine disposition des choses découle nécessairement de lui. Par ailleurs, Thomas reproche à la conception de l’émanation nécessaire d’entraîner la négation du libre-arbitre chez l’homme. Pour Avicenne, en effet, les mouvements des corps sont déterminés par les mouvements des corps célestes et les mouvements des âmes sont déterminés par les mouvements des âmes célestes. Il s’ensuit que la volonté de l’âme humaine est causée par la volonté de l’âme céleste. Or, cette doctrine est en désaccord avec l’idée selon laquelle Dieu est la fin immédiate de la vie humaine qui meut librement la volonté.

42Deux autres points de désaccord sont à souligner, ils portent sur les positions concernant le fondement même de la métaphysique. Le premier est celui de l’unité de la substance concrète. L’un et l’être sont convertibles. Ce qui est, est un ; ce qui est un, est. Certains ont pensé que l’un qui se convertit avec l’être est l’un principe du nombre. Il s’en est suivi deux erreurs contraires : celles de Pythagore et de Platon. Voyant que l’un n’ajoute rien à l’être en raison de son indivisibilité, ils pensèrent que l’un n’ajoute rien à l’un en tant qu’il est l’indivisibilité même et le conçurent comme principe du nombre, parce que le nombre est composé d’unités. Avicenne pensait, en sens contraire, que l’un converti avec l’être lui ajoute quelque chose, comme le blanc s’ajoute à une substance quelconque, sinon le nombre composé d’unités ne serait pas une espèce de la quantité. Or, dit saint Thomas, si une chose était une par quelque chose de surajouté à son être, il faudrait que cette chose surajoutée à l’être soit une à son tour en s’ajoutant à un autre être, puisqu’elle ne l’est pas par elle-même. On serait obligé de remonter à l’infini. Il faut donc s’arrêter au premier.

43L’autre point critique est celui de l’accidentalité de l’être par rapport à l’essence. Nous avons vu que Thomas partage avec Avicenne la doctrine de la distinction de l’être et de l’essence dans les créatures et de leur identité en Dieu. Mais, selon lui, l’être ne s’ajoute pas à l’essence du dehors comme un accident, il est constitutif de l’étant qui est l’effet d’une cause efficiente extérieure à l’essence, qui est Dieu. Avicenne part de l’essence sans l’être, elle ne saurait se donner l’être. Saint Thomas part de l’être (esse), qui est ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans ce qui est, dans l’étant (ens). Il ne conçoit pas le rapport entre l’être et l’essence comme un rapport entre deux entités, l’accident et la substance, mais comme une unité d’être et d’essence, dont le premier est l’acte du second qui est en puissance. Les deux positions sont différentes :

  • 86 E. Gilson, Le thomisme, 5e éd., Paris, Vrin, p. 58-59.

Entre l’extrincésisme avicennien de l’existence (esse), dit Étienne Gilson, et l’intrincésisme thomiste de l’existence (esse), aucune conciliation n’est possible. On ne passera pas de l’une à l’autre par voie d’évolution mais de révolution86.

44La rencontre d’Avicenne et de saint Thomas d’Aquin est un de ces moments, unique dans l’histoire, où se renoue le dialogue entre Platon et Aristote et donne à la pensée humaine un nouvel élan. Sa réception dans l’œuvre de l’Aquinate en est un témoignage. Elle révèle la vitalité d’un questionnement métaphysique toujours actuel, qui met face à face deux positions : une philosophie de l’Unum in se et per se et une philosophie de l’Esse ipsum per se subsistens. Ces deux positions se départagent selon l’orientation que l’on donne à la distinction avicennienne entre l’esse in intellectu et l’esse in re. L’option scotiste, en faveur de l’esse in intellectu, devenu esse objectivum, en l’emportant historiquement, a perpétué l’influence du philosophe persan, qui ne s’est pas arrêtée après la diffusion de la pensée d’Averroès, comme on l’a parfois affirmé. La pensée de Maître Eckhart, dont l’œuvre et la pensée vont relayer l’hénologie néoplatonicienne teintée d’avicennisme et aura un rayonnement déterminant sur la pensée allemande jusqu’à Heidegger, est également un exemple éloquent de cette influence persistante. L’œuvre d’Avicenne nous enseigne que l’avenir de la pensée est peut-être dans la question sur le véritable rapport entre l’Un et l’Être. L’Un n’est pas, car ce qui est en finirait avec lui, en lui ajoutant quelque chose d’autre qui le projetterait dans le monde du multiple, c’est-à-dire le monde des nombres. Mais l’Être est, et il peut être un sans cesser d’être, car il est un parce qu’il est, il n’est pas parce qu’il est un.

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Notes

1 Cf. P. G. C. Anawati, Métaphysique du Shifa’, Paris, Vrin, 1978, t. 1, intro., p. 67 ; M.-D. Roland- Gosselin, O. P., Le « De ente et Essentia » de S. Thomas d’Aquin. Texte établi d’après les manuscrits parisiens, introduction, notes et études historiques, Le Saulchoir, Kain (Belgique), Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1926 ; G. C. Anawati, « Saint Thomas et la Métaphysique d’Avicenne », dans St Thomas Aquinas. 1274-1274. Commemorative Studies, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1974, p. 460-465. Cf. J. Wippel, « The Latin Avicenna as a Source for Thomas Aquina’s Metaphysics », Freiburger Zeitschfrift für Philosophie und Theologie, no 37, 1990, p. 51-90 (p. 62).

2 M.-D. Roland-Gosselin, O. P., Le « De ente et Essentia » de S. Thomas d’Aquin…, op. cit.

3 Dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge, t. 1, 1926, p. 6-127.

4 Paris, Vrin, 1931.

5 Paris, Desclée De Brouwer, 1937.

6 Paris, A. Maisonneuve, 1944.

7 « Avicenna-citaten bij S. Thomas », Tijdschrift voor Philosophie, 1953, p. 437-507.

8 Paris, Vrin, 1934.

9 Paris, Vrin, 1951.

10 Paris, Vrin, 1978, t. 1 (livres I à V) et t. II (livres VI à X).

11 Voir G. C. Anawati, « Chronique avicennienne 1951-1960 », Revue Thomiste, t. 60, no 4, 1960, p. 614-634 ; « Philosophie arabe et islamique. Bibliographie de philosophie médiévale en Terre d’Islam pour les années 1959-1969 », Bulletin de la philosophie médiévale, nos 10-12, 1970, p. 316-369 ; H.-D. Dondaine, « à propos d’Avicenne et de saint Thomas. De la causalité dispositive à la causalité instrumentale », Revue Thomiste, vol. 51, 1951, p. 441-453.

12 L. Gardet, « Thomas d’Aquin et ses prédécesseurs arabes », dans St Thomas Aquinas, 1274-1974…, op. cit., p. 419-448.

13 L. Elders, Thomas d’Aquin et ses prédécesseurs, Paris, Les Presses Universitaires de l’IPC, 2015, p. 315-338.

14 M. Grabmann, Thomas von Aquin und Petrus von Hibernia, Philos. Jahrbuch, 33 Bd., 1920, p. 360-361.

15 « Ens et essentia sunt quae primo intellectu concipiuntur, ut dicit Avicenna in primo libro suae Metaphysicae » (De ente et essentia, Proemium).

16 « Ens est illud quod primo cadit in conceptione humana, ut Avicenna dicit » (I Sent., 1, 3, 3).

17 « Praeterea primum cadens in apprehensione intellectus est ens, ut Avicenna, tract. I Metaph., cap. VI, dicit. Sed nulla virtus cognocitiva [potest cognoscere Éd. de Parme] aliquid nisi praesupposita ratione primi objecti, sicut visus nihil videt sine lumine. Ergo nec aliquis intellectus potest cognoscere nisi entia » (I Sent., 38, 1, 4) ; De veritate, q. 1 ; 1, 21, 1 ; De ente et essentia.

18 « Illud autem quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes conceptiones resolvit, est ens, ut Avicenna dicit in principio Metaphysicae suae » (De veritate, I, 1, Resp.).

19 « Item, cum multitudo dicatur per remotionem unitatis, oportet quod in definitione ejus ponatur unitas, et ita erit circulus in definitione ; quod non potest esse ; quia sic idem erit prius et posterius, notius et minus notum » (I Sent., d. 24, q. 1, a. 3, ad 3).

20 « Ad secundum dicendum, quod, secundum Avicennam, dupliciter definitio potest considerari : vel secundum id quod significatur per definitionem, vel secundum intentionem definitionis. Si primo modo, tunc idem est significatum per definitum et definitionem : unde dicit philosophus, IV Metaph., text. 28, quod ratio quam significat nomen, est definitio : et sic definitio et definitum sunt idem, et hoc modo ea quae ponuntur in definitione in recto, non sunt partes definitionis, id est rei per definitionem significatae, sicut nec definiti. Si enim cum dicitur animal rationale mortale, animal esset pars hominis, non praedicaretur de toto, cum nulla pars integralis de toto praedicetur » (I Sent., d. 25, q. 1, a. 4, arg. 2).

21 « In moni creature esse est aliud ab essentia eius nec intrat in definitionem eius ut dicit Avicenna » (Quodlibet, IX, 4, 1, arg. 4). Voir également Quodlibet, IX, 4, 1, arg. 4.

22 L’essence est en puissance, elle n’est effectivement en acte que lorsqu’elle possède l’être, c’est ce que veut dire Thomas : « Hoc quod habet esse efficitur actu existens » (Ce qui a l’être est par là rendu actuellement existant), (De potentia, VII, 2, 9 m). Cf. I Sent., d. 3, q. 4, a. 1, ad 2.

23 « Nihil quod est per accidens, est infinitum. Sed esse est cuilibet creaturae per accidens, ut Avicenna dicit [in lib. VIII Metaph., cap. IV] : unde et Hilarius [in lib. VII de Trin.] Deum a creatura distinguens, dicit : Esse non est accidens Deo. Ergo nulla creatura in infinitum durabit ; et sic omnes creaturae quandoque deficient » (De potentia, q. 5, a. 4, arg. 3, et ad 3).

24 « Sciendum est autem quod circa hoc Avicenna aliud sensit. Dixit enim quod unum et ens non significant substantiam rei, sed significant aliquid additum. Et de ente quidem hoc dicebat, quia in qualibet re quae habet esse ab alio, aliud est esse rei, et substantia sive essentia eius : hoc autem nomen ens, significat ipsum esse. Significat igitur (ut videtur) aliquid additum essentiae » (IV Metaph., 1, 2, no 556).

25 « Oportet igitur quod ipsum esse comparetur ad essentiam quae est aliud ab ipso sicut actus ad potentiam » (Summa Theologiae, I, 3, 4).

26 « Posita enim causa sufficienti, necesse est effectum poni ; quod sic probat Avicenna in sua Metaph. Si enim posita causa, non necessario effectus ponitur, ergo adhuc post positionem causae, effectus se habet ad utrumque, scilicet ad esse et non esse. Sed quod est in potentia ad duo, non determinatur ad unum eorum, nisi sit aliquid determinans. Ergo post positionem causae, adhuc oportet ponere aliquid quod faciat effectum esse ; et ita causa illa non erat sufficiens ; et ita oportet quod, ea posita, necessarium sit effectum poni. Divina autem voluntas sufficiens causa est ; et non est causa contingens, sed necessaria. Ergo et res volitae a Deo sunt necessariae » (De veritate, q. 23, a. 5, arg. 1). Voir le texte d’Avicenne, Métaphysique, I, 6, 38 sqq.

27 De potentia, q. 3 a. 17 ad 4. « Ad quartum dicendum, quod omnis effectus habet necessariam habitudinem ad suam causam efficientem, sive sit causa naturalis, sive voluntaria. Sed non ponimus Deum causam mundi ex necessitate naturae suae, sed ex voluntate, ut supra dictum est, unde necessarium est effectum divinum sequi non quandocumque natura divina fuit, sed quando dispositum est voluntate divina ut esset, et secundum modum eumdem quo voluit ut esset » ; « Sicut Avicenna probat in sua Metaphysica, quilibet effectus, in comparatione ad suam causam est necessarius ; quia si posita causa non necessario sequitur effectus, adhuc posita causa possibile erit effectum esse vel non esse ; quod autem est in potentia, non reducitur in actum nisi per id quod est actu ; unde oportebit quod praeter causam praedictam sit aliqua alia causa quae faciat effectum prodire in actum ex potentia qua possibile erat ipsum esse vel non esse posita causa. Ex quo potest accipi, quod posita causa sufficienti necesse est ipsum poni. Sed Deus est causa sufficiens mundi. Cum ergo Deus fuerit semper, et mundus fuit semper » [Comme Avicenne le prouve dans sa Métaphysique (livre IX, chap. 6), n’importe quel effet est nécessaire en comparaison à sa cause, parce que, si on pose une cause, l’effet n’en découle pas nécessairement. La cause une fois posée, il sera possible que l’effet existe ou n’existe pas ; mais ce qui est en puissance n’est amené à l’acte que par ce qui est en acte ; c’est pourquoi, il faudra qu’en plus de cette cause, il y en ait une autre qui fasse passer l’effet à l’acte, à partir de la puissance par laquelle il était possible qu’il soit ou qu’il ne soit pas, une fois la cause posée. à partir de là, on peut admettre qu’une fois une cause suffisante posée, il est nécessaire de poser l’effet. Mais Dieu est la cause suffisante du monde. Donc, comme il a toujours existé, le monde aussi], De potentia, q. 3, a. 17, arg. 4.

28 Le texte d’Avicenne auquel renvoie saint Thomas est Métaphysica, VIII, 6 : « Quicquid autem est necesse esse est veritas ; veritas enim cuiusque rei est proprietas sui esse quod stabilitum est ei ; igitur nihil est dignius esse veritatem quam necesse esse ».

29 « Veritas uniuscuiusque rei, ut dicit Avicenna, nuhil est aliud quam proprietas sui esse quod stabilitum est ei » (Quodlibet, VIII, q. 8, art. unique).

30 « Item, si non sunt omnino idem, oportet quod verum aliquid super ens addat. Sed nihil addit verum super ens, cum sit etiam in plus quam ens : quod patet per philosophum, IV Metaphys., ubi dicit quod : verum definientes dicimus quod dicimus esse quod est ; aut non esse quod non est ; et sic verum includit ens et non ens. Ergo verum non addit aliquid super ens ; et sic videtur omnino idem esse verum quod ens » (De veritate, q. 1, a. 1, ad 7).

31 « Invenitur enim in omnibus rebus natura entitatis, in quibusdam magis nobilis, et in quibusdam minus ; ita tamen quod ipsarum rerum naturae non sunt hoc ipsum esse quod habent : alias esse esset de intellectu cujuslibet quidditatis, quod falsum est, cum quidditas cujuslibet rei possit intelligi esse non intelligendo de ea an sit. Ergo oportet quod ab aliquo esse habeant, et oportet devenire ad aliquid cujus natura sit ipsum suum esse ; alias in infinitum procederetur ; et hoc est quod dat esse omnibus, nec potest esse nisi unum, cum natura entitatis sit unius rationis in omnibus secundum analogiam ; unitas enim causati requirit unitatem in causa per se ; et haec est via Avicennae » (II Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 1).

32 Voici le passage en entier : « Si aliquid movet seipsum, oportet quod in se habeat principium motus sui : alias, manifeste ab alio moveretur. Oportet etiam quod sit primo motum : scilicet quod moveatur ratione sui ipsius, et non ratione suae partis, sicut movetur animal per motum pedis ; sic enim totum non moveretur a se, sed sua pars, et una pars ab alia. Oportet etiam ipsum esse divisibile, et habere partes : cum omne quod movetur sit divisibile, ut probatur in VI Physic. His suppositis sic arguit. Hoc quod a seipso ponitur moveri, est primo motum. Ergo ad quietem unius partis eius, sequitur quies totius. Si enim, quiescente una parte, alia pars eius moveretur, tunc ipsum totum non esset primo motum, sed pars eius quae movetur alia quiescente. Nihil autem quod quiescit quiescente alio, movetur a seipso : cuius enim quies ad quietem sequitur alterius, oportet quod motus ad motum alterius sequatur ; et sic non movetur a seipso. Ergo hoc quod ponebatur a seipso moveri, non movetur a seipso. Necesse est ergo omne quod movetur, ab alio moveri. Nec obviat huic rationi quod forte aliquis posset dicere quod eius quod ponitur movere seipsum, pars non potest quiescere ; et iterum quod partis non est quiescere vel moveri nisi per accidens ; ut Avicenna calumniatur » (Summa contra Gentiles, I, 13).

33 Cf. In II Sent., d. 3, q. 1, ad 1 ; Exp. in Boetii de Trinitate, q. 6, a. 3 : « Deus in nullo genera est ».

34 De potentia, q. 2, a. 3 : « Deus per se necessarium est esse ut Avicenna probat » ; cf. De veritate, q. 24, a. 10, arg. 4.

35 Cf. De veritate, q. 2.

36 De veritate, q. 2, a. 5 : « Deus cognoscit unamquodque singularium quasi in universali, ut Avicenna et sequaces dicunt » et id. q. 8, a. 1 : « Avicenne dit dans sa Métaphysique que Dieu et les anges connaissent les choses individuelles d’une façon universelle » ; cf. In I Sent., d. 36, q. 1, a1 ; In II Sent., d. 3, q. 3, a. 3.

37 Cf. De veritate, q. 23, a. 5, arg. 1 ; In II Sent, d. 3, q. 4, a. 1, arg. 1 ; Summa contra Gentiles, I, 93, De potentia, q. 7, a. 10 ; In I Sent., d. 2, q. 1, a. 3.

38 Summa theologiae, I, 45, 5 : « Et sic ponit Avicenna quod prima substantia separate creata a Deo, creat aliam post se, et substantiam orbis et animam eius ; et quod substantia orbus creat materiam inferiorum corporum ».

39 « Sed hoc non potest stare propter duo. Primo quidem, quia supra ostensum est quod creare solius Dei est. Unde ea quae non possunt causari nisi per creationem, a solo Deo produncuntur, et haec sunt omnia quae non sunt subiacent generationi et corruptioni. Secundo, quia secundum hanc positionem, non proveniret ex intentione primi agentis universitas rerum, sed ex concursu multarum causarum agentium. Tale autem dicimus provenire a casu. Sic igitur complementum universi, quod in diversitate rerum consistit, esset a casu, quod est impossibile. Unde dicendum est quod distinctio rerum et multuitudo est ex intentione primi agentis, quod est Deus » (Summa theologiae, I, 47, 5).

40 Cf. In II Sent., d. 15, q. 1, a. 2 : « Sed haec positio erronea est et contra fidem ».

41 In II Sent., d. 178, q. 1, a. 2 ; De spiri. creat., a. 1, sc. 5 : « Avicenne et Algazel disent que les substances séparées sont libres de toute matière » ; Quodlibet, IX, 4, 5. Thomas mentionne que, selon Averroès qui critique Avicenne, ces intelligences ne peuvent pas directement influencer les corps inférieurs.

42 In IV Sent., d. 49, q. 2, a. 1, ad 9 : « Ad nonum dicendum, quod dictum Avicennae quantum ad hoc non sustinemus, quia ei etiam ab aliis philosophis in hoc contradicitur ; nisi forte velimus dicere, quod Avicenna intelligit de cognitione substantiarum separatarum, secundum quod cognoscuntur per habitus scientiarum speculativarum, et similitudinum rerum. Unde hoc introducit ad ostendendum quod scientia non est in nobis substantia, sed accidens. Et tamen divina essentia quamvis plus distet secundum proprietatem naturae suae ab intellectu nostro quam substantia Angeli ; tamen plus habet de ratione intelligibilitatis, quia est actus purus, cui non admiscetur aliquid de potentia ; quod non contingit in aliis substantiis separatis. Nec illa cognitio qua Deum per essentiam videbimus, ex parte ejus quod videbitur, erit in genere accidentis, sed solum quantum ad actum ipsius intelligentis, qui non erit ipsa substantia intelligentis vel intellecti » ; cf. Expos. In Boetii de Trinitate, 1, 1, 2 : « Intelligentias cognoscimus per impressions earum in nobis ».

43 Cf. Summa Theologiae, I, 65, 4.

44 In III Sent., d. 16, q. 1, a. 3, et ad 3. Sur le même thème, voir In III Sent., d. 33, q. 1, a. 2, qc. 2 : « Haec positio tollit naturalem virtutem » ; voir De virtutibus, q. 1, a. 8 : nos actes ne feraient que nous préparer à la réception des vertus. Selon Avicenne, la vertu est une puissance qui est principalement donnée pour exécuter des opérations. Mais, répond saint Thomas, cela ne vaut que pour l’ébauche des vertus naturelles dans nos facultés ; Summa Theologiae, I, 91, 2, ad 2. Thomas écrit assez sévèrement qu’Avicenne s’imaginait (fingit) que même les formes des animaux parfaits peuvent être engendrés par la puissance des corps célestes, mais il rappelle comme contraire à cette vue le dicton d’Aristote : « Homo generat hominem ex materia et sol ».

45 In II Sent., d. 18, q. 2, a. 2.

46 In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3.

47 In II Sent., d. 25, q. 1, a. 2, ad 5 : « Avicenna tamen videtur velle, ut supra dictum est, quod motus voluntatis reducantur sicut in regulans in animas corporum caelestium : quia ponit quod animae inferiores sunt ex animabus superioribus ; unde non est mirum si impressionem habet anima superior in animam inferiorem. Sed secundum fidem Catholicam hoc stare non potest, quae ponit animas immediate a Deo creari ; unde ipse solus in voluntate operari potest, et in ipsam imprimere ; et ideo diversitates humanae voluntatis in uniformitatem voluntatis divinae reducuntur, sicut in primam regulam ».

48 In II Sent., d. 19, q. 1, a. 1. In II Sent., d. 17, q. 2, a. 2, ad 4 ; De ente et essentia, 4.

49 De potentia, q. 3, a. 11, ad 8.

50 In III De anima, 1, 8, no 3 : « Species non conservantur in intellectu possible ».

51 Summa Theologiae, 1, 84, 4 : « Avicenna ponit species intelligibiles non remanere in intellectu nostro postquam desinit actu intelligere ; sed indiget ut iterato se convertat ad recipiendum de novo. Unde non ponit scientiam animae naturaliter inditam, sicut Plato, qui ponit participationes idearum immobiliter in anima permanere. Sed secundum hanc positionem sufficiens ratio assignari non posset quare anima nostra corpori uniretur. Non enim potest dici quod anima intellectiva corpori uniatur propter corpus, quia nec forma est propter materiam, nec motor propter mobile, sed potius e converso. Maxime autem videtur corpus esse necessarium animae intellectivae ad eius propriam operationem, quae est intelligere, quia secundum esse suum a corpore non dependet. Si autem anima species intelligibiles secundum suam naturam apta nata esset recipere per influentiam aliquorum separatorum principiorum tantum, et non acciperet eas ex sensibus, non indigeret corpore ad intelligendum, unde frustra corpori uniretur. Si autem dicatur quod indiget anima nostra sensibus ad intelligendum, quibus quodammodo excitetur ad consideranda ea quorum species intelligibiles a principiis separatis recipit ; hoc non videtur sufficere. Quia huiusmodi excitatio non videtur necessaria animae nisi inquantum est consopita, secundum Platonicos, quodammodo et obliviosa propter unionem ad corpus, et sic sensus non proficerent animae intellectivae nisi ad tollendum impedimentum quod animae provenit ex corporis unione. Remanet igitur quaerendum quae sit causa unionis animae ad corpus. Si autem dicatur, secundum Avicennam, quod sensus sunt animae necessarii, quia per eos excitatur ut convertat se ad intelligentiam agentem, a qua recipit species ; hoc quidem non sufficit. Quia si in natura animae est ut intelligat per species ab intelligentia agente effluxas, sequeretur quod quandoque anima possit se convertere ad intelligentiam agentem ex inclinatione suae naturae, vel etiam excitata per alium sensum, ut convertat se ad intelligentiam agentem ad recipiendum species sensibilium quorum sensum aliquis non habet. Et sic caecus natus posset habere scientiam de coloribus, quod est manifeste falsum. Unde dicendum est quod species intelligibiles quibus anima nostra intelligit, non effluunt a formis separatis ». Voir également In II Sent., d. 1, q. 2, a. 5 ; In II Sent., d. 15, q. 2, a. 2, arg. 7.

52 De veritate, q. 10, a. 2.

53 In III De anima, 1, 13, no 6 : « Sed in hoc differunt ab eis, quia sunt praeter materiam. Nam sensus est susceptivus specierum sine materia, ut supradictum est. Phantasia autem est motus factus a sensu secundum actum. Patet autem ex hoc falsum esse, quod Avicenna ponit, quod intellectus non indiget sensu postquam acquisivit scientiam. Manifestum est enim quod postquam aliquis acquisivit habitum scientiae, necesse est ad hoc quod speculetur, quod utatur phantasmate ; et propter hoc per laesionem organi impeditur usus scientiae iam acquisitae ». Voir également In III Sent., d. 16, q. 1, a. 3, arg. 3.

54 De anima, a. 15.

55 Summa Theologiae, I, q. 76, a. 7, sed contra.

56 « Ad quartum dicendum, quod secundum philosophum in III De anima [l. 12 (431a 14)], intellectiva comparatur ad phantasmata sicut ad obiecta. Unde non solum indiget intellectus noster converti ad phantasmata in acquirendo scientiam, sed etiam in utendo scientia acquisita ; quod patet ex hoc quod si laedatur organum imaginativae virtutis, ut fit in phraeneticis, etiam scientia prius acquisita homo uti tunc non potest dum anima est in corpore. Dictum autem Avicennae intelligitur de anima a corpore separata, quae habet alium modum intelligendi ».

57 Summa Theologiae, I, 78, 4. Dans son commentaire De memoria et reminiscentia, l, 2, Thomas écrit qu’Avicenne « rationabiliter ostendit esse diversas potentias sensitivas » et, dans la l. 3, nous lisons : « Avicenna convenienter dicit quod memoria respicit intentionem, imaginatio vero formam per sensum apprehensam ».

58 Cf. De veritate, q. 1, a. 9. Responsio.

59 Cf. L. Elders, op. cit., p. 331.

60 In II Sent., d. 15, q. 1, a. 3.

61 In II Sent., d. 25, q. 1, a. 2, ad 5 : « Ad quintum dicendum, quod motus caelestis se habet ad liberum arbitrium sicut inclinans ad aliquid agendum, inquantum ex impressione corporis caelestis relinquitur aliqua dispositio in corpore, secundum quam anima efficitur prona ad hanc actionem vel illam ; sicut ex naturali complexione, quidam sunt magis proni ad unum vitium quam alii : et hoc modo possunt astrologi praenuntiare aliquid ex his quae ex libero arbitrio dependent, conjecturaliter, et non per certitudinem scientiae, quia virtutem coactivam sufficienter super libero arbitrio non habent corpora caelestia. Unde etiam Ptolomaeus dicit, quod homo sapiens dominatur astris, quia per sapientiam suam potest vitare ea ad quae astra disponunt. Avicenna tamen videtur velle, ut supra dictum est, quod motus voluntatis reducantur sicut in regulans in animas corporum caelestium : quia ponit quod animae inferiores sunt ex animabus superioribus ; unde non est mirum si impressionem habet anima superior in animam inferiorem. Sed secundum fidem Catholicam hoc stare non potest, quae ponit animas immediate a Deo creari ; unde ipse solus in voluntate operari potest, et in ipsam imprimere ; et ideo diversitates humanae voluntatis in uniformitatem voluntatis divinae reducuntur, sicut in primam regulam ».

62 Cf. Summa contra Gentiles, III, 86 et 87 : « Est tamen attendendum quod Avicenna vult quod motus caelestium corporum sint etiam nostrarum electionum causae, non quidem per occasionem tantum, sicut supra dictum est, sed per se. […] Haec autem positio irrationabilis est. Omnem enim effectum, qui est per instrumentum aliquod ab efficiente procedens, oportet esse proportionatum instrumento, sicut et agenti : non enim quolibet instrumento utimur ad quemlibet effectum. Unde illud non potest fieri per aliquod instrumentum ad quod nullo modo se extendit actio instrumenti. Actio autem corporis nullo modo se extendit ad immutationem intellectus et voluntatis, ut ostensum est : nisi forte per accidens, inquantum ex his immutatur corpus, sicut praedictum est. Impossibile est ergo quod anima caelestis corporis, si sit animatum, in intellectum et voluntatem imprimat mediante motu caelestis corporis ». Thomas reviendra sur ce thème dans le De Veritate, q. 6, a. 6, en admettant que les corps célestes peuvent influencer le corps humain, et qu’ainsi les personnes qui suivent les inclinations de leur corps sont influencées par eux, mais cela ne s’applique pas à ceux qui résistent à ces inclinations.

63 In I Sent., d. 3, q. 4, a. 1, ad 1 ; In I Sent., d. 17, q. 2, a. 2, ad 4 : « Anima esse individuatum non possit habere nisi secundum quod cuniungitur corpori ».

64 In VI Sent., d. 44, q. 3, a. 2. Voir L. Elders, op. cit., p. 331.

65 De veritate, q. 5, a. 4 ; q. 21, a. 2, arg. 1 ; In II Sent., d. 5, q. 1, a. 1, arg. 1.

66 In II Sent., d. 34, q. 1, a. 2 : « Avicenna in sua metaphysica ponit perutilem divisionem quamdam mali, quae ex verbis ejus colligi potest : dicit enim, quod malum dicitur aliquid dupliciter : vel per se, vel per accidens. Per se malum dicitur ipsa privatio perfectionis, qua aliquid malum est ; quod etiam a quibusdam malum abstracte sumptum dicitur. Hoc autem est duplex : quia illa privatio vel est privatio perfectionis quae est necessaria inesse primo rei ; et ista privatio in omnibus est malum, ut privatio pedis, et manus, et hujusmodi ; vel est privatio alicujus perfectionis secundae, sicut privatio geometriae, et hujusmodi ; et talis privatio non semper cuilibet est malum, sed ei tantum qui ad eam habendam operam dedit, vel eam habere debet ».

67 In III Sent., d. 26, q. 1, a. 2, sc 3.

68 In VI Sent., d. 49, q. 3, a. 1, sc. 1 ; Summa Theologiae, I-II, 31, 3.

69 In VI Sent., d. 44, q. 3, a. 2, arg. 1.

70 Summa Theologiae, I-II, 23, 2, arg. 3.

71 De veritate, q. 9, a. 4, arg. 10.

72 De veritate, q. 25, a. 4, arg. 5.

73 De veritate, q. 26, a. 5, ad 3.

74 De malo, q. 8, a. 3, ad 5.

75 De malo, q. 16, a. 9, ad 13.

76 Voir L. Elders, op. cit., p. 332.

77 De substantis separatis, 2 : « Avicenna posuit, causam primam non esse immediatum finem alicuius caelestium motuum, sed quamdam intelligentiam primam. Et idem etiam potest dici de inferioribus motibus caelestium corporum ».

78 Expos. In Metaphysicam, XII, l. 9, no 17 : « Sed Avicenna posuit quod primum mobile movetur immediate non a primo principio, sed ab intelligentia a primo principio causata. Cum enim primum principium sit unum simpliciter, existimavit quod ab eo non potest causari nisi unum, quod est intelligentia prima, in qua quidem incidit aliqua pluralitas potentiae et actus, secundum quod acquirit esse ab eo. Comparatur enim ad id, a quo dependet secundum suum esse, sicut potentia ad actum. Sic igitur prima intelligentia potest immediate causare plura. Nam secundum quod intelligit se prout habet aliquid de potentia, causat substantiam orbis, quem movet. Secundum autem quod se intelligit prout habet in actu esse ab alio, causat animam sui orbis. Secundum autem quod intelligit suum principium, causat intelligentiam sequentem, quae movet inferiorem orbem, et deinceps usque ad sphaeram lunae. »

79 De potentia, q. 6, a. 3 (Nous citons la totalité de ce passage) : « Avicenna namque posuit, quod substantia spiritualis quae caelos movet, non solum mediante caelesti motu effectus in inferioribus corporibus causat, sed etiam praeter omnem corporis actionem, volens quod materia corporalis multo magis obediat conceptioni et imperio praedicto spiritualis substantiae quam contrariis agentibus in natura, vel cuicumque corpori agenti. Et ex hac causa provenire dicit, quod quandoque inusitatae permutationes fiunt aeris, et infirmitatum curationes, quae nos miracula appellamus. Et ponit exemplum de anima quae corpus movet ; ad cuius imaginationem, absque omni alio corporali agente, transmutatur corpus et ad calorem et ad frigus, et quandoque ad febrem vel lepram. Haec autem positio satis convenit principiis ab eo suppositis ; ponit enim quod agentia naturalia solummodo disponunt materiam ; formae autem substantiales sunt a substantia spirituali, quam appellat datorem formarum ; unde materia ex naturali ordine obedit spirituali substantiae ad recipiendum ab ea formam ; et ideo non est mirum, si etiam praeter ordinem corporalium agentium, aliquas formas solo imperio in materiam imprimat. Si enim materia obedit substantiae separatae ad receptionem formae substantialis, non erit inconveniens si obediat ad recipiendum etiam dispositiones ad formam ; hoc enim patet esse minoris virtutis. Sed secundum opinionem Aristotelis et sequentium eum, hoc non potest stare ; probat enim Aristoteles duplici ratione, quod formae non imprimuntur in materiam ab aliqua substantia separata, sed reducuntur in actum de potentia materiae per actionem formae in materia existentis ». Cf. In II Sent., d. 15, q. 1, a. 2 : « secundum Avicennam, duplex est agens ; scilicet agens divinum, quod est dans esse ; et agens naturale, quod est transmutans. Dico ergo, quod primus modus actionis soli Deo convenit ; sed secundus modus etiam aliis convenire potest : et per modum istum dicendum est, corpora caelestia causare generationem et corruptionem in inferioribus, inquantum motus eorum est causa omnium inferiorum mutationum » [Selon Avicenne, il existe un double agent : l’agent divin, qui donne l’être, et l’agent naturel, qui le transforme. Je dis donc que le premier mode d’action ne convient qu’à Dieu ; mais le second mode peut aussi convenir à d’autres. De cette manière, on doit dire que les corps célestes causent la génération et la corruption dans les [corps] inférieurs dans la mesure où leur mouvement est la cause de tous les changements des [corps] inférieurs].

80 In I Physicorum, l. 15, no 10 : « Sed contra haec verba philosophi Avicenna tripliciter opponit. Primo quidem quia materiae non competit neque appetitus animalis, ut per se manifestum est, neque appetitus naturalis ut appetat formam, cum non habeat aliquam formam vel virtutem inclinantem ipsam ad aliquid : sic enim grave naturaliter appetit locum infimum, inquantum sua gravitate inclinatur ad locum talem. Secundo obiicit ex hoc quod, si materia appetit formam, hoc est quia caret omni forma, aut quia appetit multas formas habere simul, quod est impossibile ; aut quia fastidit formam quam habet et quaerit habere aliam, et hoc etiam est vanum : nullo igitur modo dicendum videtur quod materia appetat formam. Tertio obiicit per hoc, quia dicere quod materia appetat formam sicut femina masculum, est figurate loquentium, scilicet poetarum, et non philosophorum. »

81 Summa Theologiae, 1, 84, 4 : « Avicenna, hac positione remota, posuit omnium rerum sensibilium intelligibiles species, non quidem per se subsistere absque materia, sed praeexistere immaterialiter in intellectibus separatis ; a quorum primo derivantur huiusmodi species in sequentem, et sic de aliis usque ad ultimum intellectum separatum, quem nominat intellectum agentem ; a quo, ut ipse dicit, effluunt species intelligibiles in animas nostras, et formae sensibiles in materiam corporalem. Et sic in hoc Avicenna cum Platone concordat, quod species intelligibiles nostri intellectus effluunt a quibusdam formis separatis, quas tamen Plato dicit per se subsistere, Avicenna vero ponit eas in intelligentia agente ».

82 Quodlibet, I, q. 4, a. 1, ad 3 ; Summa Theologiae, I, 76, a.4, ad 4.

83 Cf. M. Sebti, « L’analogie de la lumière dans la noétique d’Avicenne », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, t. 73, 2006, p. 7-28.

84 Cf. Exp. in Boetii De Trinitate, II, 4, 3, ad 3.

85 De potentia, q. 3, a. 1, arg. 5, et ad 5.

86 E. Gilson, Le thomisme, 5e éd., Paris, Vrin, p. 58-59.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hervé Pasqua, « La réception d’Avicenne dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin »Noesis, 32 | 2018, 189-220.

Référence électronique

Hervé Pasqua, « La réception d’Avicenne dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin »Noesis [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5019 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5019

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Auteur

Hervé Pasqua

Hervé Pasqua est professeur de philosophie médiévale, titulaire de la Chaire Jean-François Mattéi, membre statutaire du Centre de Recherche en Histoire des Idées (CRHI), Université de Nice Côte d’Azur, Président de la Société Fançaise des Etudes Cusaines, membre du Wissenschaftlichen Beirastes der Cusanus-Gesellschaft. Auteur entre autres de Maître Eckhart. Le procès de l’Un, éd. du Cerf, Paris, 2006, traducteur des œuvres de Nicolas de Cues. À paraître : Nicolas de Cues. L’un sans l’être (Cerf).

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