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Ibn Sīnā face à Al-Ghazālī (1058-1111). La défense philosophique de la théologie musulmane

Katarzyna Pachniak
p. 173-187

Résumés

Cet article traite de la philosophie de Abū Ḥāmid Ḥāmid Muḥammad Muḥammad Ibn Muḥammad al-Ghazālī, l’un des intellectuels les plus célèbres et les plus éminents de l’histoire de la philosophie islamique. Al-Ghazālī était une personnalité particulière, il ne se considérait pas comme un philosophe. Il convient de noter cependant que, comme il l’a fièrement annoncé, il avait une connaissance approfondie du raisonnement philosophique. Dans ses deux ouvrages célèbres, Le but des philosophes (Maqāsid al-falāsifa) et L’incohérence des philosophes (Tahāfut al-falāsifa), il a présenté un rejet véhément de la philosophie d’Aristote et de Platon, telle qu’elle a été interprétée par al-Fārābī et Ibn Sīnā. En ce qui concerne le problème de l’épistémologie, al-Ghazālī a abordé la question de la relation entre vérité et certitude, et par suite, entre théologie et philosophie. Selon lui, le raisonnement philosophique n’est pas applicable à la connaissance de Dieu et à celle de ses vérités. Cette opinion reflète la longue discussion sur la relation de la théologie avec la philosophie dans l’Islam. L’article évalue cette discussion et la conviction d’al-Ghazālī quant à la supériorité du premier comme étant le pivot du raisonnement d’al-Ghazālī, de son attitude envers ses prédécesseurs en philosophie et de son point de vue intellectuel.

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Texte intégral

1Dans la littérature biographique sur al-Ghazālī, nous trouvons une anecdote sur son voyage de Gourgan à Tus. L’érudit a été volé pendant son voyage et ses notes lui ont été dérobées. Il a demandé au chef des voleurs de lui rendre ses notes. L’homme lui a demandé pourquoi il devait le faire. Al-Ghazālī a répondu que ces notes contenaient toutes ses connaissances. Le chef des voleurs demanda :

Cela signifie-il dire que sans elles, vous demeurez sans votre connaissance ?

  • 1 Al-Subki est souvent cité comme l’auteur de l’anecdote, mais, comme le dit Frank Griffin, Al-Subk (...)

2Et il rendit les notes. À partir de ce moment, al-Ghazālī a tourné son attention vers la mémorisation de toutes ses notes1.

  • 2 Sur al-Juwaynī, voir par exemple C. Brockelmann, L. Gardet et Al-Djuwaynī, Encyclopaedia of Islam(...)
  • 3 Sur Niẓām al-Mulk, voir Neguin, Yavari, Neẓām-al-Molk, Encyclopaedia Iranica online, 2015, http:/ (...)
  • 4 Al-Ghazālī, Al-Munkidh min al-alāl, ed. J. Saliba, K. Ayyad, Beirut 1967 ; voir Alexander Treige (...)
  • 5 La page suivante contient une liste détaillée des éditions imprimées en arabe de The Revival et i (...)
  • 6 Sa vie et son œuvre sont présentées dans les nombreux traités arabes. Voir p. ex, Ibn al-Jawzī, A (...)

3Le personnage principal de cet article, le célèbre Abū ḥāmid al-Ghazālī, l’un des Mulims les plus respectés après Muḥammad le Prophète, est né en 1058, au moment où le califat était en déclin et où la philosophie musulmane se développait. Son lieu de naissance était la ville de Tus, près de l’actuel Mashad en Iran. Il avait un frère, Aḥmad, qui est devenu un éminent soufi, un mystique musulman. Rien n’est certain de la famille de l’érudit, de son enfance et de son éducation. Vraisemblablement, son père est mort quand lui et son frère étaient enfants, mais il avait laissé de l’argent pour leur éducation. En 1077, al-Ghazālī est allé à l’université renommée de Nishapur, où il a étudié le fiqhh, la jurisprudence musulmane, et la théologie, sous l’autorité de l’un des plus célèbres chercheurs de l’époque, al-Juwaynī2. Au cours de ses premières années, al-Ghazālī aurait suivi un programme courant d’enseignement supérieur musulman. La Médersa de Nishapur, à laquelle il appartenait, avait été créée en 960, le mouvement de création d’Écoles coraniques (Médersa) était encouragé par le grand vizir de la dynastie Seldjoukide, Niẓām al-Mulk, qui allait devenir par la suite un protecteur et un ami d’al-Ghazālī 3. Le savant resta à Nishapur jusqu’en 1085 et, en juillet 1091, il fut nommé professeur à la Médersa al-Niẓāmiyya de Bagdad. À Bagdad, en 1095, al-Ghazālī traverse une crise spirituelle qu’il décrit dans son traité en partie autobiographique La délivrance des erreurs (Al-Munkidh min ad-alāl). Dans cet ouvrage de première importance, al-Ghazālī a expliqué comment sa crise sceptique l’a conduit à une nouvelle manière de comprendre et de connaître : par la lumière de Dieu, en suivant le chemin mystique de l’illumination divine vers la vérité supérieure4. Nous reviendrons sur ce traité sous peu. Il est suggéré que les dix ans d’isolement d’al-Ghazālī ont été causés non seulement par ses problèmes intellectuels, mais aussi par crainte pour sa vie. Son protecteur, Niẓām al-Mulk a été assassiné en 1092 par les volontaires de la secte Nizari (assassin). Al-Ghazālī, étant un fervent adepte de l’islam sunnite, pourrait aussi avoir été menacé par ce groupe chiite (Ismāʿīlī). Indépendamment de la cause réelle de son isolement, al-Ghazālī a écrit à cette époque son ouvrage monumental La Revivification des sciences de la religion (Iyāʾ ʿulūm ad-dīn), couvrant presque tous les domaines des sciences islamiques, très fréquemment cité et très respecté dans tout le monde islamique, même de nos jours5. Après son retour à la vie active en 1005, al-Ghazālī enseigna à Nishapur sous la contrainte de Fakhr al-Mulk, grand vizir de la dynastie Seldjoukide, et déclina une invitation pour Bagdad. Il mourut en 1111. Au cours de sa vie, il a écrit plus de 70 livres sur la foi islamique, la théologie, la philosophie, le fiqh et la théorie politique musulmane6.

Al-Ghazālī entre philosophie et théologie

  • 7 Al-Ghazālī, Maqāsid al-falāsifa, éd. M. Bejou, Damascus, 2000 ; Maqasid al-Falasifa [Les buts des (...)
  • 8 Al-Ghazālī, Tahāfut al-falāsifa, éd. M. Bouyges, Bibliotheca Arabica Scholasticorum, Beyrouth, 19 (...)
  • 9 Voir surtout W. Mongomery Watt, Muslim Intellectual : A Study on Al-Ghazālī, Édimbourg, Edinburgh (...)
  • 10 Maqāsid al-falāsifa, op. cit., p. 10.

4Dans l’Al-Munkidh min ad-alāl, mentionné ci-dessus, et dans ses deux traités écrits pour rejeter les philosophes et la philosophie elle-même, Les intentions des philosophes (Maqāsid al-falāsifa)7 et L’incohérence des philosophes (Tahāfut al-falāsifa)8, al-Ghazālī se concentre sur le sujet de sa critique de la philosophie comme ne pouvant permettre une compréhension véritable de Dieu. Selon al-Ghazālī, la philosophie n’est pas seulement un enseignement erroné, il rejette aussi le kalām, la théologie spéculative musulmane et la doctrine du Ismāʿīliyya appelé bāṭiniyya, qui, appartenant à la tradition théologique Shiʾite, représentait un risque considérable pour l’idéologie sunnite. Il est parfois suggéré, surtout dans les études plus anciennes sur al-Ghazālī9, qu’après sa fuite de Bagdad, pendant la période de l’isolement, il est devenu mystique et que toutes ses œuvres, après 1095, montrent cette nouvelle attitude intellectuelle. Mais la voie vers ce changement avait été tracée dans ses travaux antérieurs. Dans Tahāfut al-falāsifa al-falāsifa al-Ghazālī énumère et discute vingt doctrines philosophiques qui sont fausses, dont trois sont kufr (incrédulité), et dix-sept autres sont bidʿa (hérésie). Ces vingt doctrines sont également mentionnées dans Al-Munkidh min ad-alāl. Al-Ghazālī déclare qu’il rejette la philosophie, mais qu’il l’a étudiée « à partir de livres, sans professeur », et qu’il a accompli cette tâche pendant trois ans. Il déclare que l’on est capable de saisir le mensonge d’une doctrine quand on comprend tous ses principes et méthodologies10. Il est clair qu’il avait connu des principes philosophiques et qu’il avait pris la décision délibérée de les rejeter en raison de l’imperfection épistémologique.

  • 11 Al-Ghazali, Doskonała waga. Ratunek przed zabłądzeniem (Al-Munkidh min ad-alāl et Al-Qisṭās al-m (...)
  • 12 A. Treiger, Inspired knowledge, op. cit., p. 3.

5On peut toutefois se poser une question : est-il vraiment possible d’explorer la philosophie en trois ans et al-Ghazālī l’a-t-il vraiment rejetée comme il le déclare ? Ainsi que je l’ai dit dans l’introduction de ma traduction d’Al-Munkidh min ad-alāl (Délivrance de l’erreur) et d’Al-Qisṭās al-mustaqīm (L’équilibre de la balance) en polonais, bien qu’al-Ghazālī ne s’identifie pas aux philosophes, il a néanmoins utilisé le raisonnement et les méthodes philosophiques qui étaient très respectés par ses prédécesseurs comme al-Fārābī et notamment Ibn Sīnā11. Il est raisonnable de supposer qu’il a consacré à la philosophie beaucoup plus que trois ans. Comme al-Ghazālī essaie de nous en persuader, il maîtrise la philosophie sans aucun professeur et en dehors de tout système formel d’enseignement. Cela s’est passé pendant sa période chargée à Bagdad, alors qu’il était professeur d’al-Niẓāmiyya. Il semble donc difficilement possible qu’al-Ghazālī puisse vraiment y être parvenu, et nous pouvons dès lors supposer qu’il avait commencé à apprendre et à utiliser la philosophie bien avant d’écrire Al-Munkidh min ad-alāl. Comme l’affirme A. Trieger, al-Ghazālī a dû étudier l’avicennisme dans sa jeunesse, probablement lorsqu’il était élève d’al-Juwaynī à Nishapur, où depuis le milieu du xie siècle, la pensée d’Avicenne avait imprégné le raisonnement intellectuel et le langage scientifique du califat12. Les érudits modernes discutent sur le problème de l’impact d’Avicenne sur al-Ghazālī dans les différentes périodes de sa vie, mais cela dépasse le cadre de cet article. Il est indéniable qu’al-Ghazālī avait appris et ensuite appliqué plus ou moins les connaissances philosophiques de son époque (et j’aurais tendance à dire « plus » dans ce cas). Était-il philosophe ou théologien ? Quelle est l’étiquette qu’on devrait lui donner ? Cette question doit être comprise dans le contexte de son attitude intellectuelle. Al-Ghazālī rejette la philosophie, critique les idées erronées des philosophes, mais il le fait dans le langage philosophique de son temps, le langage qu’il connaissait et maîtrisait. De plus, la frontière entre la philosophie et la théologie dans l’Islam n’est pas clairement tracée. De ce point de vue, aucune étiquette n’a de sens.

  • 13 Voir p. ex. M. Bouyges, Essai de chronologie des œuvres de al-Ghazālī, Beyrouth, Imprimèrie Catho (...)
  • 14 M. Bouyges, Essai, op. cit., p. 23.

6Al-Ghazālī était un auteur prolifique et ses œuvres appartiennent à différents genres et domaines de connaissance. La chronologie et l’authenticité de ses œuvres sont discutées13. Nous présenterons son célèbre ouvrage, Tahāfut al-falāsifa, écrit avant la « période d’isolement » et terminé au début de l’année 1095, juste avant la fuite de Bagdad14. Dans ce contexte, nous analyserons son approche de la théologie par rapport à celle de la philosophie. Il convient, toutefois, de souligner que la réflexion d’al-Ghazālī est complexe et ne facilite pas la compréhension. En ce qui concerne l’ensemble de son corpus, on constate que l’auteur se contredit lui-même ; en outre, sa terminologie est ambiguë et plutôt imprécise, et d’une manière générale, le lecteur doit prendre en considération toutes les œuvres de l’auteur. Cette réserve vise à souligner qu’il pourrait être difficile de tirer des conclusions sur le raisonnement d’al-Ghazālī et son attitude intellectuelle et spirituelle sur la base d’un traité unique.

Tahāfut al-falāsifa

  • 15 R. M. Frank, Al-Ghazālī and the Ashʿarite School, Durkham, Duke University Press, 1994, p. 27, 87 (...)
  • 16 En plus du livre cité ci-dessus, voir R.M. Frank, « Al-Ghazâlî’s Use of Avicenna’s Philosophy », (...)

7La recherche moderne sur al-Ghazālī a pris un nouveau tournant avec Richard M. Frank, qui a mis l’accent sur l’interprétation communément admise, fondée sur la confession d’al-Ghazālī dans Al-Munkidh min ad-alāl. L’hypothèse qu’il aurait rejeté toutes les voies intellectuelles de la connaissance et entrepris le chemin soufi et la voie de la révélation divine est ambiguë. Frank Griffel a observé que la théologie philosophique d’al-Ghazālī n’avait ni évolué ni changé, et qu’il n’y avait pas beaucoup de différences entre ses premières œuvres et celles qui ont été publiées après 1105, quand al-Ghazālī est retourné à la vie active15. Contrairement à ses remarques autobiographiques, la thèse sur les changements dans sa méthodologie et son enseignement ne peut être maintenue. Richard M. Frank a montré qu’al-Ghazālī a fait reposer son enseignement sur la philosophie d’Ibn Sīna. Même si Frank a exagéré l’influence d’Avicenne sur al-Ghazālī, cette interprétation a changé l’image stéréotypée de la pensée d’al-Ghazālī et de sa « transformation spirituelle profonde » en soufisme, non dans la vie mais dans son enseignement16.

8De ce point de vue, comment comprendre le Tahāfut al-falāsifa, consacré à la critique des falāsifa, al-Fārābī et surtout Avicenne ?

  • 17 F. Griffel, Al-Ghazālī’s Philosophical Theology, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 98.
  • 18 P. Morewedge, The Metaphysica of Avicenna (Ibn Sīna) : a Critical Translation-Commentary and Anal (...)
  • 19 F. Griffel, « MS London, British Library Or. 3126 : An Unknown Work by al-Ghazālī on Metaphysics (...)
  • 20 Al-Ghazālī, Maqāsid al-falāsifa, op. cit., p. 10-11.
  • 21 Al-Ghazālī était l’adepte de l’Ashaʿrite école du kalām, mais Richard M. Frank fait valoir qu’en (...)

9Selon Frank Griffel, Tahāfut al-falāsifa est à l’origine d’un développement significatif de la philosophie médiévale. Il montre que bon nombre des arguments qui y sont avancés pourraient être qualifiés de nominalistes et que, pour cette raison, on peut supposer qu’al-Ghazālī était en quelque sorte un précurseur de la critique nominaliste de l’aristotélisme néoplatonicien qui s’est développée dans la philosophie islamique, ainsi que dans les traductions hébraïque et latine17. En dehors de ce traité, al-Ghazālī se rapporte aux enseignements des philosophes également dans Maqāsid al-falāsifa, qui est une traduction en arabe et une adaptation des parties, la logique, la métaphysique et les sciences naturelles du Livre de science par ʿAlāʾ al-Dawla (Dānishnama-yi ʿAlāʾī) d’Ibn Sīna, écrit initialement en persan18. Une autre partie du texte est un fragment d’un livre plus long avec les paraphrases de fragments sur la métaphysique des philosophes19. Maqāsid al-falāsifa est plutôt une présentation qu’une critique, l’auteur affirme dans la préface que la réfutation de toute école intellectuelle n’est possible qu’après avoir compris ses méthodes et ses enseignements20. Dans cet ouvrage, l’auteur suit l’ordre du traité d’Ibn Sīna, parfois il cite des passages et y ajoute son propre commentaire. L’incohérence, à son tour, est composée très précisément et le langage est très précis. La présentation des arguments et contre-arguments se réfère à la méthode des écrits du kalām. La présentation des opinions et des arguments de l’opposant est suivie de leur rejet un à un par l’auteur en produisant ses propres contre-arguments21.

  • 22 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 8-9.
  • 23 Ibid., p. 10-11.
  • 24 Al-Kirmānī (mort en 1020) déclare dans son opus magnum, Kitāb raḥāt jawhār al-ʿaql, que Dieu n’es (...)
  • 25 Al-Fārābī, Ārāʾ ahl al-madīna al-faīla, texte arabe dans R. Walzer, Al-Farabi on the Perfect Sta (...)

10Nous allons maintenant présenter brièvement les sujets traités dans Tahāfut. Dans la préface, l’érudit explique qu’il vise à désenchanter ceux qui ont une trop haute opinion des philosophes et les considèrent infaillibles. Il rattache sa critique à Aristote lui-même dont la pensée est une synthèse de tous les courants philosophiques qui l’ont précédé et où, par conséquent, on peut trouver des contradictions. Aristote n’a pas été en mesure de présenter des preuves vraiment démonstratives en matière de métaphysique. De plus, dans les traductions de son corpus en arabe, de graves erreurs ont également été commises, même si al-Fārābī et Ibn Sīna ont essayé de maîtriser les plus apparentes22. Dans la deuxième introduction, al-Ghazālī précisait de quoi le livre ne traite pas. Il n’a mentionné ni Ibn Sīna ni al-Fārābī par leur nom et a souligné qu’il avait l’intention de ne discuter que de ces doctrines qui sont en conflit avec les ordres religieux23. Il a donné un exemple : les philosophes déclarent que Dieu est une substance (jawhār). Mais ce n’est pas le cas pour les grands philosophes, comme Ibn Sīna ou al-Kirmānī, l’éminent philosophe du mouvement Ismāʿīlī, car ils refusent d’attribuer cette notion24 à Dieu. Mais, d’autre part, al-Fārābī était enclin à attribuer à Dieu une substance, par exemple dans son Al-Madīna il déclare : « dans sa substance… » (huwa bi-jawharihi…)25. Cet exemple nous montre la méthode de la critique d’al-Ghazālī dans Tahāfut : il n’a pas condamné toutes les opinions philosophiques. Il était conscient du fait que les opinions étaient contradictoires et différentes parmi les philosophes. Par conséquent, le cas est plus complexe et la question peut être posée : le Tahāfut est-il le rejet de la philosophie ou n’est-il pas plutôt une polémique avec des idées philosophiques sélectionnées, surtout avec celles des philosophes anciens ?

  • 26 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 13.
  • 27 F. Griffel, « Taqlīd of the Philosophers. Al-Ghazālī’s Initial Accusation in His Tahāfut », dans (...)
  • 28 Al-Ghazālī expose le kufr dans son traité Fayl al-tafrīqa bayna al-islām wa-ăl-zandaqa, S. Dunya (...)
  • 29 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 376-377.

11C’est pourquoi al-Ghazālī a entrepris d’exposer la contradiction et l’incohérence dans la pensée des philosophes26. Ces contradictions ont été exposées en vingt points. Le premier est la croyance des philosophes en l’éternité du monde (azaliyya al-ʿālam) ; le second, la croyance en la nature éternelle du monde (abadiyya al-ʿālam), du temps et du mouvement ; le troisième, les philosophes disent que « Dieu est le Créateur du monde » (ṣānʿi al-ʿālam) qui est son œuvre ou production, et leur explication du fait que ces mots ont une signification métaphorique, non réelle. Dans les points suivants al-Ghazālī a déclaré que les philosophes sont incapables de prouver l’existence du créateur du monde ; en outre, ils ne sont pas en mesure de prouver par des arguments rationnels que Dieu est un et qu’il n’est pas possible de supposer deux êtres nécessaires dont chacun est incausé. Dans la sixième allégation, il a supposé qu’ils nient les attributs divins (ifāt) ; la septième concerne la thèse des philosophes selon laquelle il est impossible pour quelque chose de partager un genre (jins) avec Dieu tout en étant séparé de lui par une différence (fal) ; et que la division intellectuelle en genre et différence ne lui est pas applicable ; la huitième accusation concerne la thèse que Dieu est un être simple et pur (mawjūd basīṭ) sans essence (māhiyya) et que l’existence nécessaire (wajib al-wujūd) est pour lui ce que l’essence est à tout autre être. Dans les neuvième et dixième arguments al-Ghazālī leur a imputé l’incapacité de prouver par des arguments rationnels que Dieu n’est pas un corps (jism) et qu’il est la cause ou le créateur du monde. Dans le suivant, al-Ghazālī a présenté la réfutation de ces philosophes qui soutiennent que Dieu connaît l’autre et qu’il connaît d’une manière universelle, il critique aussi leur incapacité à prouver que Dieu connaît son essence même (dhāt). Dans le treizième, l’auteur accuse les philosophes de nier la connaissance des singuliers par Dieu (juzʾiyyāt). Puis il a démontré leur incapacité à prouver que le ciel se meut par la volonté de Dieu (mutaarika bi-ăl-irāda). Par la suite, il a réfuté ce qu’ils considèrent comme étant la fin en vue de laquelle le ciel se meut. Dans la seizième objection, al-Ghazālī s’opposait à la théorie philosophique selon laquelle les âmes du ciel (nufūs al-samawāt) connaissent tous les singuliers. Plus loin, il a parlé de la croyance en l’impossibilité de s’écarter du cours naturel des événements (la célèbre discussion sur la causalité). Dans le dix-huitième chapitre, l’auteur a déclaré que les philosophes sont incapables de démontrer que l’âme humaine est une substance qui existe en soi (jawhār qāʾim bi-nafsihi), n’est pas un corps, ou un accident. Al-Ghazālī a rejeté la thèse selon laquelle les âmes humaines sont éternelles et ne peuvent être détruites une fois qu’elles sont nées. Le dernier point concernait la négation par les philosophes de la résurrection du corps. Les trois dernières objections semblent être les plus importantes, car c’est pour ces raisons qu’al-Ghazālī a donné aux philosophes le nom de kuffār (non-croyants), catégorie qui dans l’Islam décrit une personne qui ne croit pas en Dieu ou le rejette. La pratique consistant à déclarer un autre musulman kāfir s’appelle takfīr ce qui le rend passible de la peine de mort27. C’est la raison pour laquelle l’accusation d’al-Ghazālī est grave même s’il ne voulait pas vraiment punir les philosophes, en vérité cette déclaration appartenait au domaine de la rhétorique28. Les trois points de conclusion sont les suivants : concernant la théorie d’un monde pré-éternel, al-Ghazālī écrit que Dieu lui-même a créé le monde dans le temps et comme tout ce qui existe dans ce monde, le temps cessera aussi d’exister, mais Dieu continuera d’exister ; le second est la déclaration des philosophes selon laquelle seul Dieu connaît les caractéristiques universelles des particularités, notamment les formes platoniciennes ; le dernier, les philosophes soutiennent la théorie que la résurrection des corps ne s’accomplit pas dans l’au-delà et que seules les âmes humaines sont appelées à la résurrection. Pourtant, à la dernière page de Tahāfut al-Ghazālī soutient que la solution au problème du kufr des philosophes ne peut être que de nature juridique. On peut donc se demander : si le kufr des philosophes a été démontré et prouvé, cela signifie-t-il que tuer quelqu’un qui devrait défendre ce point de vue est obligatoire ? L’auteur répond que le kufr des philosophes étudiés est sur ces trois points indéniable, car ils sont en désaccord avec l’Islam. Celui qui soutient une telle position rejette les prophètes dans l’erreur, eux qui sont la source ultime de la Vérité, qui a été révélée par Dieu. Mais al-Ghazālī n’évoque pas directement la mise à mort des philosophes29.

  • 30 J. Janssens, « Al-Ghazzālī and His Use of Avicennian Texts » ; « Le Maʿârij al-qudfs fî madârij m (...)
  • 31 En 1924, David Z. Beneth l’a remarqué dans son article « Jehuda Hallewi and Gazali », réimprimé d (...)

12Il convient de noter que cet ensemble de problèmes renvoie aux difficultés philosophiques les plus importantes de l’époque. Dans toutes les questions soulevées al-Ghazālī a rejeté les vues des philosophes. Mais a-t-il vraiment été capable de discuter avec eux, d’apporter des preuves avec des arguments exprimés dans une langue autre que philosophique ? Comme je l’ai mentionné plus haut, Richard M. Frank a clairement montré que l’auteur a été influencé par les philosophes. Jules Janssens a donné la preuve que certaines œuvres d’al-Ghazālī reproduisaient des textes tirés des écrits des philosophes. Al-Ghazālī, en effet, a traduit ou copié tous les passages en y ajoutant ses propres commentaires et notes30. Par exemple, dans son Maqāṣid al-falāsifa on ne trouve aucune nouveauté. On pourrait suggérer qu’il a créé une technique en vue d’adapter des écrits philosophiques à ses propres fins, et souligner que la philosophie dans sa totalité n’est pas l’objet principal de sa critique. Comme on l’a dit plus haut, la plupart des vingt points porte sur l’incapacité des philosophes à prouver leurs opinions, et non sur le fait que ces opinions sont fausses. On peut affirmer qu’al-Ghazālī a accepté une grande part de la métaphysique des philosophes musulmans al-Fārābī et Ibn Sīnā, mais il a prouvé qu’ils ne sont pas en mesure de le démontrer31.

13Sur certains points al-Ghazālī n’a pas attaqué le raisonnement des philosophes, mais leur argumentation, par exemple dans le neuvième chapitre, où il fait valoir que Dieu n’a pas de corps et reproche aux philosophes d’être incapables de prouver le contraire. Ainsi qu’il l’affirme, Dieu n’est pas un corps, puisqu’il est possible de diviser un corps. Le corps doit être produit par une cause extérieure, or l’âme n’est pas cette cause. Il est inadmissible que Dieu soit produit par une cause extérieure, puisqu’il est la cause et l’agent (fāʿil) de tout ce qui est. En outre, la question : « Comment l’Être Premier a-t-il vu le jour ? » ne pouvait être posée à un être semblable à Dieu, qui n’a jamais cessé d’être.

  • 32 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 200-205.

14En outre, les philosophes attribuaient à l’Être Premier de nombreuses caractéristiques qui ne pouvaient être attribuées à aucun être du tout, et qui n’ont pas été observées dans le cas de tout autre être. Mais le fait qu’ils n’aient pas été observés dans le cas d’autres êtres ne prouve pas leur impossibilité de l’être dans le cas de Dieu. Al-Ghazālī a fait valoir que les corps sont d’origine temporelle et que le Premier Principe est absolument incorporel32.

  • 33 Ibid.

15Selon l’opinion du savant, le critère le plus important pour évaluer l’enseignement philosophique était son affinité avec la Révélation, donc ce n’est pas la philosophie en tant que telle qui a fait l’objet de sa critique, mais plutôt sa relation avec la théologie, c’est-à-dire avec les ordres et la prescription de Dieu selon l’interprétation d’al-Ghazālī. De plus, al-Ghazālī s’est efforcé de prouver que la Révélation a fourni la base épistémologique de la compréhension de la Vérité. Le savant a condamné un groupe indéfini de philosophes qui prétendaient que la philosophie et les méthodes philosophiques sont toujours supérieures à la Révélation. Il critiquait tous ceux qui approuvaient sans réflexion (taqlīd) les doctrines des anciens philosophes. Il a ajouté que les philosophes dans leur raisonnement n’appliquent pas la norme du burhān (syllogisme, preuve apopdictique), même s’ils prétendent l’appliquer. Il a alors fait référence à Kitāb al-qiyās (Premiers Analytiques) et Kitāb al-burhān (Seconds Analytiques). Puis il souligne que la philosophie n’étant pas capable d’accomplir la norme du raisonnement démonstratif, elle est subordonnée à la Révélation33. Il était également convaincu qu’il y a certaines questions qui ne peuvent être prouvées par la raison, mais seulement par la Révélation.

  • 34 Al-Ghazālī, Al-Qisṭās al-mustaqīm, éd. M. Bījū, Al-Mabaʿa al-ʿilmiyya, Damascus, 1993.
  • 35 Doskonała waga. Ratunek przed zabładzeniem (traduction polonaise de Al-Qisṭās al-mustaqīm), op. c (...)
  • 36 Ibn Rushd, Fal al-maqāl, Beyrouth-Bagdad, Manshurat al-jamal, 2009. Ce texte est traduit en angl (...)
  • 37 Ibn Rushd, Tahāfut al-tahāfut, ed. M. al-Jabri, Beyrouth, 1997.
  • 38 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 4-5.
  • 39 D’autre part, cependant, il faut se rappeler que dans ses autres ouvrages al-Ghazālī déclare ferm (...)

16Dans le traité Al-Qisṭās al-mustaqīm al-mustaqīm (L’équilibre de la balance)34 al-Ghazālī explique que la syllogistique n’est pas un domaine propre aux philosophes seulement. Elle peut également être appliquée en vue de prouver les vérités révélées par Dieu. Dans ce traité, il vise la confirmation du recours à la syllogistique permise par Dieu, puisqu’on la trouve dans le Qurʾan. L’auteur a affirmé que le chercheur peut y trouver quelques syllogismes aristotéliciens, et il en a donné cinq exemples. Dans mon introduction à la traduction polonaise de cet ouvrage, je les ai analysés et comparés aux syllogismes aristotéliciens les plus pertinents35. En ce qui concerne la discussion sur la relation entre la philosophie et la théologie dans les écrits d’al-Ghazālī, le traité Al-Qisṭās al-mustaqīm al-mustaqīm semble important, car il reflète l’approche algazélienne de la logique et des méthodes rationnelles de déduction en général. Ces méthodes ne peuvent être rejetées, car le Qurʾan lui-même est source de logique, semble-t-il suggérer. Ibn Rushd dans le célèbre ouvrage Fal al-maqāl (Le Livre du discours décisif) conclut que la philosophie n’est pas opposée à l’Islam. Ce n’est pas une autre Vérité, puisque dans l’Islam il n’y a qu’une Vérité, mais c’est l’autre manière de prouver la révélation de Dieu, l’autre manière de connaître. Les gens sont divisés en trois catégories, selon leurs capacités cognitives. À la catégorie supérieure appartiennent les philosophes, ceux qui utilisent dans leur raisonnement le burhān 36. Fal al-maqāl a été écrit beaucoup plus tard et Ibn Rushd a généralement rejeté l’argumentation d’al-Ghazālī dans Tahāfut al-tahāfut (L’incohérence de l’incohérence)37. Tous deux ont mentionné le syllogistisme comme étant un outil de la philosophie, mais al-Ghazālī en trouve la source dans la révélation de Dieu, comme il le déclare dans Al-Qisṭās, soutenant dans l’introduction à Tahāfut que l’humanité a appris toutes les méthodes de raisonnement (naar) des prophètes, comme Abraham et Moïse, donc, la source des méthodes peut être trouvée dans la Révélation38. Comme al-Ghazālī l’a souligné, une partie de la vérité ne peut être prouvée par des arguments rationnels et la philosophie est impuissante sur ce point. Elle concerne l’âme humaine, la nature de Dieu, etc. et les philosophes se sont trompés dans leur imitation (taqlīd) des anciens philosophes, ceux qui prétendaient que toutes ces questions pouvaient être comprises par la raison. Mais, même si les philosophes sont coupables de kufr, al-Ghazālī dans Tahāfut, comme je l’ai noté, ne fournit nulle part le fondement juridique de leur condamnation39.

  • 40 Pour cette discussion, voir J. Obermann, « Das Problem der Kausalitat bei den Arabern », Wiener Z (...)

17Le fragment le plus important de la critique des philosophes par al-Ghazālī est peut-être contenu dans le dix-septième chapitre où la question de la causalité est abordée. Ce problème est soumis à la recherche des érudits modernes et mon intention est d’en n’exposer que les points principaux40. Il pourrait également être perçu comme une vive polémique avec les propositions d’Ibn Sīnā. Ibn Rushd répondra aux arguments d’al-Ghazālī dans son œuvre au titre significatif Tahāfut al-tahāfut. La question essentielle est : al-Ghazālī peut-il être qualifié d’occasionnaliste ? Il a soutenu avec le point de vue des philosophes, qui ont soutenu qu’une cause naturelle, comme le feu, est une cause unique et suffisante pour son effet. En outre, il a rejeté l’opinion d’Ibn Sīnā selon laquelle dans le monde céleste existe un donneur de formes (Dator formarum) qui impose une forme une fois qu’une cause sublunaire a préparé quelque matière pour la réception de cette forme. Al-Ghazālī affirme que seul Dieu peut être la cause, puisqu’aucune autre cause ne peut nécessiter son effet. Contre le premier point de vue des philosophes, il pose l’argument que l’observation de la simultanéité ne prouve pas la causalité. Contre le dernier point de vue, al-Ghazālī déclare que tous les effets, y compris ceux provoqués par des principes supérieurs, dépendent en fin de compte de la volonté de Dieu, et que Dieu peut tout faire. Par conséquent, la cause en question est Dieu lui-même, autrement aucun effet ne procède nécessairement de sa cause.

  • 41 Tahāfut, op. cit., p. 286-292.
  • 42 Cette question est discutée dans I. Alon, « Al-Ghazālī on Causality », art. cit. ; L. Goodman, «  (...)

18Dans ses considérations, al-Ghazālī a également mentionné la notion d’une cause plus faible qui peut être liée aux causes naturelles. Par exemple, le feu est une telle cause, car ce n’est pas une cause nécessaire, puisque la nature même du feu provient de Dieu. C’est Dieu qui, dans chaque cause, détermine sa nature même et en choisit l’effet. Al-Ghazālī affirme que les causes naturelles sont imprévisibles et qu’elles dépendent de la volonté de Dieu. Puisque Dieu est tout-puissant, il lui appartient de savoir que certaines possibilités se produiront ou non. L’être humain a à l’esprit l’impression d’une relation habituelle de cause à effet, mais parfois le cours normal des événements peut être interrompu et des événements inhabituels se produire41. L’interprétation de ces passages dans le site Tahāfut d’al-Ghazālī est incertaine42, mais cela soulève la question importante de savoir si al-Ghazālī était un adepte de l’occasionnalisme, comme je viens de le mentionner. On pourrait suggérer qu’en niant la causalité nécessaire dans le monde naturel et en le subordonnant à la volonté de Dieu, il a favorisé l’occasionnalisme. Cependant, comme le plus souvent dans le cas d’al-Ghazālī, la question n’est pas si simple. Il a plutôt tenté de concilier deux ensembles de notions inconciliables. D’une part, il a adhéré à la position selon laquelle, dans le monde naturel, c’est la causalité efficace qui fonctionne ; d’autre part, il était attaché au volontarisme divin illimité qui fait que toutes choses agissent selon la volonté de Dieu. Al-Ghazālī a supposé que Dieu est au-dessus de tous les processus de l’esprit humain, au-dessus des principes de la philosophie, qui est utile et nécessaire mais suffisante. Dieu merci, l’être humain peut penser de manière abstraite.

19On peut dire que, en fait, al-Ghazālī était un philosophe qui voulait être perçu comme un opposant à la philosophie. Il restait fortement redevable à Ibn Sīnā. On ne peut guère nier cette appréciation, mais il ne faut pas oublier qu’al-Ghazālī s’est efforcé d’allier la philosophie et ses méthodes, la logique avant tout, et le pouvoir et la supériorité divine absolue. Il a conçu toutes choses dans les mondes naturels et sublunaires, en incluant les principes de la logique et de la philosophie.

  • 43 F. Griffel, « Al-Ġazālī’s of Prophecy : the Introduction of Avicennian Psychology into Ašʿarite T (...)
  • 44 Ces interprétations sont comparées dans F. Griffel, Al-Ghazālī’s Philosophical Theology, op. cit.(...)

20À l’issue de cette brève analyse de l’attitude intellectuelle d’al-Ghazālī, il convient de s’assurer que cet érudit échappe aux interprétations simples. Il a critiqué la philosophie et les philosophes, et toujours il a appliqué les méthodes philosophiques en étant redevable à Ibn Sīnā dans son enseignement sur l’onthologie et sur l’âme humaine43. De plus, certains points de la méthodologie, de la terminologie et de l’interprétation d’al-Ghazālī sont aujourd’hui discutables. Par exemple, Richard M. Frak a suggéré qu’al-Ghazālī avait abandonné le système cosmologique de l’école musulmane Ashʿarite et adopté la cosmologie avicennienne à sa place. Dans la théologie Ashʿarite, Dieu a créé le monde directement. Al-Ghazālī affirme que la puissance de Dieu agit à travers la chaîne des causes secondaires. Mais Marmura rejette cette supposition et montre qu’al-Ghazālī est resté attaché à l’école de théologie Ashʿarite et de ses principes durant toute sa vie. Le fait est que les deux érudits utilisent les mêmes travaux d’al-Ghazālī pour prouver leurs affirmations44. Cet exemple, auquel je recours en cette fin d’analyse, illustre les difficultés auxquelles se heurtent en l’état actuel des recherches l’interprétation de la pensée d’al-Ghazālī.

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Notes

1 Al-Subki est souvent cité comme l’auteur de l’anecdote, mais, comme le dit Frank Griffin, Al-Subki n’était que la dernière étape dans la lignée des auteurs. De plus, il était sceptique quant à l’authenticité de l’anecdote. Frank Griffin, Al-Ghazālī’s Philosophical Theology, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 28. Al-Subki, abaqāt al-shāfiʿiyya al-kubra, ed. M. M. anāḥī, M. al-ilwī, 10. vol. Al-Bābī al-alabī, Le Caire, 1964-76, vol. 6, p. 195.

2 Sur al-Juwaynī, voir par exemple C. Brockelmann, L. Gardet et Al-Djuwaynī, Encyclopaedia of Islam, Leyde, Brill, 2011 [CD-ROM] ; K. Pachniak, « Al-Ǧuwaynī’s theory of the imamate in his treaitise », Ǧiyāṯ al-umam, Studia Arabistyczne i Islamistyczne, no 13, 2007, p. 5-19.

3 Sur Niẓām al-Mulk, voir Neguin, Yavari, Neẓām-al-Molk, Encyclopaedia Iranica online, 2015, http://www.iranicaonline.org/articles/nezam-al-molk ; voir aussi son travail écrit dans la tradition du miroir pour princes, traduit en anglais. The Book of Government or Rules for Kings. The Siyar al-mulk or Siyasat-nama of Nizam al-Mulk [Rare Masterpieces of Philosophy and Science], trad. du Persian par H. Nizam al-Mulk, Yale University Press, 1960.

4 Al-Ghazālī, Al-Munkidh min al-alāl, ed. J. Saliba, K. Ayyad, Beirut 1967 ; voir Alexander Treiger, Inspired Knowledge in Islamic Thought. Al-Ghazālī’s theory of mystical cognition and its Avicennian foundation, Londres, Routledge, 2012.

5 La page suivante contient une liste détaillée des éditions imprimées en arabe de The Revival et inclut des liens vers des fichiers PDF téléchargeables : http://www.ghazali.org/2017/01/ihyainprint.

6 Sa vie et son œuvre sont présentées dans les nombreux traités arabes. Voir p. ex, Ibn al-Jawzī, Al-Muntaẓam fī tārīkh al-mulūk wa-ăl-umam : Maṭbaʿat Dāʾirat al-Maʿārif al-ʿUthmāniyya, Hyderabad, 1938 ; Abī Bakr b. Khallikān, Wafiyāt al-aʿyān wa-anbāʾ abnāʾ al-zamān, ed. Iḥsān ʿAbbās, Beyruth, Dār Ṣādir, 1971, vol. 4, p. 216-221 ; Al-Subkī, abaqat al-shāfiʿiyya al-kubra, vol. 6, p. 191-389. Une biographie d’al-Subki est en ligne dans ce livre.

7 Al-Ghazālī, Maqāsid al-falāsifa, éd. M. Bejou, Damascus, 2000 ; Maqasid al-Falasifa [Les buts des philosophes], Le Caire, Matba’at as-Sa’ada, 1913.

8 Al-Ghazālī, Tahāfut al-falāsifa, éd. M. Bouyges, Bibliotheca Arabica Scholasticorum, Beyrouth, 1927 ; L’incohérence des philosophes (Tahâfut al-falâsifa), traduit et annoté par T. Mahdi, Edilivre, 2015 ; Incohérence des philosophes (Tahâfut al-falâsifa), trad. partielle (question I à IV) B. Carra de Vaux, La destruction des philosophes, Louvain, 1899-1900.

9 Voir surtout W. Mongomery Watt, Muslim Intellectual : A Study on Al-Ghazālī, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1963 ; l’auteur souligne la nouvelle trajectoire épistémologique, c’est-à-dire soufi.

10 Maqāsid al-falāsifa, op. cit., p. 10.

11 Al-Ghazali, Doskonała waga. Ratunek przed zabłądzeniem (Al-Munkidh min ad-alāl et Al-Qisṭās al-mustaqīm), traduction de l’arabe vers le polonais, introduction et annotations de K. Pachniak, Varsovie, Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 2006, p. 45-57, passim.

12 A. Treiger, Inspired knowledge, op. cit., p. 3.

13 Voir p. ex. M. Bouyges, Essai de chronologie des œuvres de al-Ghazālī, Beyrouth, Imprimèrie Catholique, 1959 ; G. Hourani, « A Revised Chronology of al-Ghazālī’s Writings », Journal of the American Oriental Society, no 104, 1984, p. 289-302.

14 M. Bouyges, Essai, op. cit., p. 23.

15 R. M. Frank, Al-Ghazālī and the Ashʿarite School, Durkham, Duke University Press, 1994, p. 27, 87, 91.

16 En plus du livre cité ci-dessus, voir R.M. Frank, « Al-Ghazâlî’s Use of Avicenna’s Philosophy », Revue des études islamiques, 1992, p. 55-57, p. 271-285 ; réimprimé dans R. Frank (éd.), Philosophy, theology, and mysticism in Medieval Islam, Texts and Studies on the Development and History of Kalām, vol. 1, Essay XI, Ashgate, 2005 ; Creation and the Cosmic System : al-Ghazâlî & Avicenna, Heidelberg, Winter Verlag, 1992.

17 F. Griffel, Al-Ghazālī’s Philosophical Theology, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 98.

18 P. Morewedge, The Metaphysica of Avicenna (Ibn Sīna) : a Critical Translation-Commentary and Analysis of the Fundamental Arguments in Avicenna’s Metaphysica in the Dānis Nāma-i ʿalāʾi (The Book of Scientific Knowledge), Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973.

19 F. Griffel, « MS London, British Library Or. 3126 : An Unknown Work by al-Ghazālī on Metaphysics and Philosophical Theology », Journal of Islamic Studies, no 17, 2006, p. 1-42.

20 Al-Ghazālī, Maqāsid al-falāsifa, op. cit., p. 10-11.

21 Al-Ghazālī était l’adepte de l’Ashaʿrite école du kalām, mais Richard M. Frank fait valoir qu’en fait, il était un critique de l’Ashʿarisme : Al-Ghazālī and the Ashʿrite School, Durham, Duke University Press, 1994. Sur le kalām, voir H. Wolfson, The Philosophy of the Kalam, Cambridge, Harvard University Press, 1976. Sur l’Asharism, voir p. ex. G. Makdisi, « Ashʿarī and the Ashʿarites in Islamic Religious History », Studia Islamica, no 17, 1962, p. 37-80 ; no 18, 1963, p. 19-39.

22 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 8-9.

23 Ibid., p. 10-11.

24 Al-Kirmānī (mort en 1020) déclare dans son opus magnum, Kitāb raḥāt jawhār al-ʿaql, que Dieu n’est pas un ays (être) et n’a pas de substance (jawhār), puisque s’il avait été une substance, il aurait pu avoir un corps ou il aurait pu être insubstantiel, ce qui signifie qu’une substance pourrait être liée aux êtres matériels et insubstantiels. Mais il ne pouvait pas être lié à Dieu, puisqu’il est au-delà de tout (huwa kharij ʿan et yakūn aysan). Al-Kirmānī, Kitāb Kitāb raḥāt al-ʿaql, éd. M. Ghālib, Beyrouth, 1967, p. 39-40. Les relations entre Ibn Sīna et al-Kirmānī ne sont pas très claires.

25 Al-Fārābī, Ārāʾ ahl al-madīna al-faīla, texte arabe dans R. Walzer, Al-Farabi on the Perfect State, Oxford, Oxford University Press, 1985, p. 58.

26 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 13.

27 F. Griffel, « Taqlīd of the Philosophers. Al-Ghazālī’s Initial Accusation in His Tahāfut », dans S. Günther (éd.), Ideas, Images, and Methods of Portrayal. Insights into Classical Arabic Literature and Islam, Leyde, Brill, 2005, p. 273-296.

28 Al-Ghazālī expose le kufr dans son traité Fayl al-tafrīqa bayna al-islām wa-ăl-zandaqa, S. Dunya (éd.), Dār Ihyāʾ al-kutūb al-ʿarabiyya, Beyrouth, 1961 ; traduction anglaise : The Decisive Criterion for Distinguishing Islam from Masked Infidelity, dans S. Jackson, On the Boundaries of Theological Tolerance in Islam, Oxford, Oxford University Press, 2002. Dans ce livre, al-Ghazālī définit les critères méthodologiques permettant aux musulmans de distinguer légitimement entre croyance et incrédulité (kufr). Dans sa méthodologie, il souligne le besoin de raison et de preuves logiques. Il décrit le kufr comme l’action de rejeter la véracité du prophète Mahomet. L’auteur fait valoir qu’aucun des partis théologiques n’a le monopole de la vérité et du fondement de ces affirmations. Pour lui, la diversité religieuse dans l’Islam n’est pas un problème tant que les musulmans partagent des croyances avec conviction. Mais il suppose que le juriste sur la base de la loi islamique (fiqh) ne sont pas en mesure d’assumer la tâche d’évaluer ce qui est kufr et ce qui ne l’est pas. Seule une personne utilisant l’argumentation logique peut relever ce défi.

29 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 376-377.

30 J. Janssens, « Al-Ghazzālī and His Use of Avicennian Texts » ; « Le Maʿârij al-qudfs fî madârij maʿrifat al-naf : Un élément-clé pour le Dossier Ghazālī-Ibn Sīnā ? », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, no 60, 1993, p. 27-55 ; « Al-Ghazzālī’s Miʿyār al-ʿilm fī fann al-mantiq : Sources Avicenniennes et Farabiennes », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, vol. 69, no 1, 2002, p. 39-66.

31 En 1924, David Z. Beneth l’a remarqué dans son article « Jehuda Hallewi and Gazali », réimprimé dans Wissenschaft des Judentums im deutschen Sprachbereich. Ein Querschnitt, K. Wilhelm (éd.), 2 vol., Tubingen, Mohr, 1967, p. 371-389.

32 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 200-205.

33 Ibid.

34 Al-Ghazālī, Al-Qisṭās al-mustaqīm, éd. M. Bījū, Al-Mabaʿa al-ʿilmiyya, Damascus, 1993.

35 Doskonała waga. Ratunek przed zabładzeniem (traduction polonaise de Al-Qisṭās al-mustaqīm), op. cit.

36 Ibn Rushd, Fal al-maqāl, Beyrouth-Bagdad, Manshurat al-jamal, 2009. Ce texte est traduit en anglais : Averroes : on the harmony of religion and philosophy, traduit par G.F. Hourani, Gibb Memorial Trust, 1976 ; et aussi en polonais : « Traktat rozstrzygający o określaniu związku między objawieniem (szari’at) a filozofią (hikma) », traduction, introduction, annotations de K. Pachniak, dans Studia Antyczne i Mediewistyczne, no 7, [42], 2009, p. 37-57.

37 Ibn Rushd, Tahāfut al-tahāfut, ed. M. al-Jabri, Beyrouth, 1997.

38 Al-Ghazālī, Tahāfut, op. cit., p. 4-5.

39 D’autre part, cependant, il faut se rappeler que dans ses autres ouvrages al-Ghazālī déclare fermement que les musulmans qui propagent un enseignement qualifié d’incrédulité peuvent être condamnés à mort. Ils sont coupables d’apostasie, puisqu’il y avait eu des musulmans mais ensuite, par leurs opinions fausses et blasphématoires, ils ont abandonné l’Islam, ils ont fait une apostasie, qui est punie par la mort. Voir par exemple Faḏāʾiḥ al-bāṭiniyya, éd.’A. Badawi, Dar al-kutūb al-ʿilmiyya, Le Caire, 1964, p. 156-163.

40 Pour cette discussion, voir J. Obermann, « Das Problem der Kausalitat bei den Arabern », Wiener Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes, no 29, 1915, p. 323-350 et no 30, 1918, p. 37-90 ; J. Obermann, Der philosophische und religiose Subjektivismus Ghazālī. Ein Beitrag zum Problem der Religion, Vienne et Leipzig, W. Braunmuller, 1921 ; I. Alon, « Al-Ghazālī on Causality », Journal of the American Oriental Society, vol. 100, no 4, 1980, p. 397-405 ; M. Marmura, « Al-Ghazālī’s Second Causal Theory in 17th Discussion of the Tahāfut », dans P. Morewedge (éd.), Islamic Philospophy and Mysticism, Delmar, Caravan Books, p. 85-112 ; M. Marmura, « Ghazālian Causes and Intermediaries », Journal of the American Oriental Society, no 115, 1995, p. 85-100 ; M. Fakhry, Islamic Occasionalism and its Critique by Averroës and Aquinas, Londres, George Allen, 1958 ; P. Adamson, Al-Ghazālī, « Causality, and Knowledge », http://www.bu.edu/wcp/Papers/Medi/MediAdam.htm ; B. D. Dutton, « Al-Ghazālī on Possibility and the Critique of Causality », Medieval Philosophy and Theology, no 10, 2001, p. 23-46 ; S. Ricker, « Al-Ghazālī on necessary Causality in the Incoherence of the Philosophers », The Monist, vol. 79, no 3, 1996, p. 315-324 ; F. Griffel, Al-Ghazālī’s Philosophical Theology, p. 147-172 ; H. F. Zarkasyi, « Epistemological Implication of al-Ghazālī’s Account of Causality », Intellectual Discourse, vol. 26, no 1, 2018, p. 51-73.

41 Tahāfut, op. cit., p. 286-292.

42 Cette question est discutée dans I. Alon, « Al-Ghazālī on Causality », art. cit. ; L. Goodman, « Did al-Ghazali Deny Causality ? », Studia Islamica, no 47, 1978, p. 83-120 ; M. Marmura, « Al-Ghazālī on Bodily Resurrection and Causality in Tahāfut and al-Iqtisād », Aligarh Journal of Islamic Thought, no 2, 1989, p. 46-75.

43 F. Griffel, « Al-Ġazālī’s of Prophecy : the Introduction of Avicennian Psychology into Ašʿarite Theology », Arabic Sciences and Philosophy, no 14, 2004, p. 1010-1144 ; M. Al-Akiti, « The Three Properties of Properthood in Certain Works of Avicenna and al-Ġazālī », dans J. McGinnis (éd.), Interpreting Avicenna, Science and Philosophy in Medieval Islam, Leinden, Brill, 2004, p. 189-212 ; T. Gianotti, Al-Ghazālī’s Unspeakable Doctrine of Soul. Unveiling the Esoteric Psychology and Eschatology of Iyāʾ, Leyde, Brill, 2002.

44 Ces interprétations sont comparées dans F. Griffel, Al-Ghazālī’s Philosophical Theology, op. cit., p. 179-182.

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Pour citer cet article

Référence papier

Katarzyna Pachniak, « Ibn Sīnā face à Al-Ghazālī (1058-1111). La défense philosophique de la théologie musulmane »Noesis, 32 | 2018, 173-187.

Référence électronique

Katarzyna Pachniak, « Ibn Sīnā face à Al-Ghazālī (1058-1111). La défense philosophique de la théologie musulmane »Noesis [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5009 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5009

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Auteur

Katarzyna Pachniak

Katarzyna Pachniak is Prof. dr hab. Katarzyna Pachniak, Katedra Arabistyki i Islamistyki, Wydział Orientalistyczny UW ; arabiste et islamiste polonaise, professeur, directrice du Départament L’Arabe et l’Islam de l’Université de Varsavie. Elle effectue des recherches sur l’Islam, la philosophie et la culture musulmane, ainsi que sur la théorie de la politique et l’hérésiographie dans l’islam médiéval. Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles publiés en Pologne et à l’étranger. Actuellement, elle prépare un livre sur le Jihad dans le cadre philosophique, théologique et politique.

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