La prophétie naturelle et la prophétie scripturaire. Ibn Sina - Musa Ibn Maymun (Maïmonide) - Thomas d’Aquin
Résumés
La question de la prophétie naturelle et scripturaire a attiré l’attention des chercheurs du monde islamique et de la chrétienté tout au long de la période médiévale. Elle s’inscrivait dans le cadre de la question de l’authenticité et donc de la validité des messages de ceux qui sont considérés comme prophètes dans la tradition musulmane et judéo-chrétienne. L’article commence par un bref résumé des doctrines d’Ibn Sīnā, Mūsā b. Maymūn et Thomas d’Aquin sur la question de la prophétie, suivi d’une identification des questions sur lesquelles ils sont d’accord ou divergent considérablement. Les positions prises par chacun des trois chercheurs ont été fortement influencées par les traditions religieuses auxquelles ils appartenaient.
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1Au cours des soixante dernières années, une attention croissante a été portée à l’appréciation et à l’utilisation par Thomas d’Aquin (1225-1274) de la pensée d’Ibn Sīnā (Avicenne, 980-1037) et de Mūsā b. Maymūn (Moïses Maïmonide, 1135-1204) comme sources de sa pensée.
2Dans les pages qui suivent, je donnerai un bref résumé des doctrines d’Ibn Sīnā, Mūsā b. Maymūn et Thomas d’Aquin sur la question de la prophétie, suivi d’une identification des questions sur lesquelles ils sont d’accord ou divergent significativement. Mais avant cela, il faut souligner que chacun de ces trois protagonistes est issu d’une tradition religieuse particulière avec ses propres présupposés. Chacun puise dans un monde de pensée qui est formé par une perspective qui ne fait pas partie de sa vision religieuse du monde. Enfin, chacun est capable d’élargir les limites dans lesquelles s’inscrit le discours philosophique et théologique. Chacun est enrichi par des penseurs antérieurs en dehors de son propre milieu et enrichit à son tour la pensée philosophique et théologique qui s’ensuit.
- 1 É. Gilson, « Avicenne en Occident au Moyen Âge », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du (...)
- 2 Voir É. Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin, Paris, Librairie philosophique J (...)
- 3 L. X. López-Farjeat, « Avicenna and Thomas Aquinas on Natural Prophecy », The American Catholic P (...)
3La doctrine d’Ibn Sīnā apparut aux premiers scolastiques comme un outil essentiel pour l’articulation du concept augustinien d’illumination1. Cela a donné naissance à ce que Gilson a appelé l’ « augustinisme avicennisant ». Un tel mode d’interprétation ne pouvait cependant que soulever quelques objections de la part des théologiens scolastiques ultérieurs, au point que certains prétendirent que l’interprétation avicennienne d’Augustin avait compromis la pensée augustinienne, en particulier son épistémologie, sa doctrine sur la causalité et, finalement, ses enseignements sur la relation de Dieu au monde2. Comme l’a affirmé à juste titre Luis Xavier López-Farjeat, Ibn Sīnā « a expliqué la prophétie en termes psychologiques et métaphysiques et, par conséquent, parmi d’autres philosophes musulmans et juifs, il a été considéré par certains théologiens chrétiens comme un partisan d’une vision matérialiste qu’ils considéraient incompatible avec une prophétie conçue comme un don divin et surnaturel »3. Un tel point de vue expliquerait en grande partie la position de l’Aquinate concernant la distinction entre prophétie naturelle et surnaturelle.
4Thomas était favorable au « platonisme », ou plus précisément au néoplatonisme d’Ibn Sīnā. L’aristotélisme néoplatonisant de ce dernier a soulevé de nouveaux problèmes qui étaient sans doute liés au monothéisme islamique, mais à l’instar d’un mysticisme intellectualisé issu de Plotin et sans référence aux éléments de la foi comme tels. En tant que théologien, Thomas a consacré une grande partie de sa carrière à ces nouveaux problèmes.
5On détecte un parcours progressif de Thomas, qui commence par une attitude d’absorption et d’assimilation de la pensée d’Ibn Sīnā (évidente dans des œuvres comme De ente et essentia ainsi que dans De veritate), et qui conduit progressivement à un débat critique sain et raisonné (comme dans le cas de Summa Theologiæ). Ce dernier élément implique aussi son originalité dans la recherche d’un équilibre délicat – et parfois d’une synthèse extraordinaire – entre les doctrines du philosophe persan, et dans une certaine mesure des enseignements d’autres philosophes musulmans, celles de Mūsā b. Maymūn (Moîse Maîmonide, mort en 1204) et celles des Pères de l’Église tels que saint Augustin.
- 4 S. A. Pomeroy, « Accommodating Avicenna, Appropriating Augustine : Assessing the Sources for Thom (...)
6Il y a quelques années, Samuel A. Pomeroy a écrit un article4 dans lequel il affirme que, tout en se distançant subtilement de la théorie de la connaissance prophétique d’Ibn Sīnā qui avait été formulée dans un cadre émanationniste, Thomas d’Aquin a néanmoins cherché à en intégrer un aspect. En alignant la théorie d’Ibn Sina sur le néoplatonisme biblique d’Augustin, Thomas a proposé que la connaissance prophétique s’acquiert par un habitus intellectuel parfait. Pomeroy suggère que Thomas a réussi dans cette entreprise en s’appropriant la notion d’Augustin de la prière (orandi) comme une sorte d’enquête (disputatio).
- 5 I. Leibowitz, « Préface », dans A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide : Un dialogue exemplaire, (...)
7En ce qui concerne l’influence de Mūsā b. Maymūn, il convient de noter que celle-ci a commencé à apparaître discrètement au cours de la première moitié du xiiie siècle à travers les travaux du franciscain Alexandre de Hales (1185-1245) et de Guillaume d’Auvergne (1190-1249), qui fut évêque de Paris. Isaïe Leibowitz a fait remarquer, à juste titre, que Thomas d’Aquin appartient à la deuxième génération des récepteurs de la pensée du Rabbin de Cordoue. Au début de sa carrière académique, la traduction latine du Guide des Perplexes était déjà bien connue dans les milieux théologiques chrétiens. Les œuvres d’Aristote et d’autres membres des écoles de pensée néoplatoniciennes, qu’elles soient athéniennes, alexandrines ou bagdadiennes, étaient connues d’Ibn Maymūn et de l’Aquinate ; les premières par leur traduction en arabe, les secondes par leur traduction en latin. Tous deux connaissaient bien les commentateurs d’Aristote, qu’ils soient païens, chrétiens ou musulmans. Tous deux connaissaient également la littérature philosophique produite dans le monde islamique. Ibn Maymūn l’a reçu en arabe original, tandis que Thomas d’Aquin l’a reçu par le biais de traductions latines5. Ce qui est essentiel pour cette étude, c’est le fait que Thomas connaissait très bien les travaux d’Ibn Maymūn, ce qui a eu un effet durable sur sa pensée. Comme dans le cas d’Ibn Sīnā, Thomas s’est engagé à la fois dans une assimilation enthousiaste (comme par exemple sur certaines questions de théologie naturelle) et dans un débat fructueux (concernant, par exemple, la question des attributs divins et la prophétie) avec le rabbin cordoban. Dans certains cas, les deux chercheurs prennent les mêmes hypothèses comme point de départ, mais parviennent à des conclusions diamétralement opposées. Bien qu’il soit moins mentionné dans les travaux ultérieurs de l’Aquinate, Ibn Maymūn a néanmoins énormément contribué à la formation intellectuelle et théologique du maître dominicain.
Ibn Sina sur la prophétie
- 6 Parce que certaines traductions de textes ainsi que certaines publications philosophiques optent (...)
- 7 H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on Intellect, New York et Oxford, Oxford Univer (...)
8Ibn Sīnā connaissait bien les écrits d’Aristote, notamment leur interprétation néoplatonicienne, à travers les œuvres d’al-Fārābī (950-945). Cela vaut également pour l’interprétation et l’élaboration par le philosophe persan de la notion de prophétie. Il reconnaît et identifie la prophétie avec la connaissance qui résulte du processus par lequel l’émanation de l’Intellect Agent6 (Ar. al-ʿAql al-Faʿʿāl) agit sur la faculté d’imagination de l’être humain. Cependant, selon Herbert Davidson, il « reconnaît, et nomme comme prophétie, le savoir théorique authentique transmis par l’Intellect Agent à l’intellect humain sans que l’intellect humain ait à employer une procédure scientifique standard »7. Inutile de dire que, selon Ibn Sīnā, toute âme humaine bien préparée est capable d’atteindre la prophétie aussi bien par l’intellect que par l’imagination. Ce qui est particulier à notre philosophe, c’est son explication de la façon dont ce processus se déroule.
- 8 Il serait utile de rappeler ici la distinction entre prophète et messager dans le discours théolo (...)
9Il convient de noter d’emblée que les interprétations néoplatoniciennes des théories philosophiques d’Aristote sur la prophétie étaient importantes comme moyen de présenter la prophétie scripturaire en des termes compréhensibles pour les philosophes, mais la notion complète de prophétie d’Ibn Sīnā était également fondée sur le Qurʾân et dans la tradition musulmane (Sunna). Les deux insistent pour que Dieu désigne une personne particulière comme prophète et lui confie un message8. Dieu confère en outre à la personne choisie les qualités morales, intellectuelles et physiques nécessaires à l’accomplissement de sa mission. À partir de ces deux sources, Ibn Sīnā a construit la notion fondamentale de prophétie, qu’il a intégrée dans ses opinions philosophiques. En outre, il a également hérité d’une théorie déjà élaborée de la prophétie léguée par son prédécesseur al-Fārābī.
10S’inspirant de ce dernier, Ibn Sīnā s’efforce d’interpréter et d’expliquer la communication et la prophétie divines en termes de théorie de l’âme et de l’émanation. Il opte pour une version plus élaborée et élargie de la théorie des émanations d’al-Fārābī afin d’établir l’existence de Dieu ainsi que sa place dans la hiérarchie des êtres intelligibles et son pouvoir sur le cosmos. Il opte pour un système ternaire plutôt que binaire dans lequel chaque émanation, qui provient finalement de Dieu identifié comme l’existant nécessaire et qui est un et simple, produit une intelligence céleste qui a une sphère et une âme. Cependant, il conserve le système de son prédécesseur de l’existence de neuf de ces êtres célestes. Ici, bien sûr, Ibn Sīnā abordait le problème auquel al-Fārābī était également confronté, à savoir celui d’expliquer le processus par lequel la multiplicité a résulté de l’unité. L’Intellect Agent qui est le dixième de la série d’émanations implante les formes (d’où sa désignation arabe Wāhib al-ṣuwar, Donneur de formes) dans la matière constituant ainsi le lien final entre le ciel et le monde de la nature. Il est responsable des formes spécifiques, ou âmes, du monde minéral, végétal et animal, y compris l’homme. Dans ce dernier cas, l’âme est capable de croissance et de développement et devient progressivement indépendante du corps. Dans ce processus, il peut même atteindre un stade où il se sépare du corps et se réunit avec l’Agent Intellect dont il est issu. En atteignant ce stade, l’homme est considéré comme ayant atteint l’état de prophétie.
- 9 L’affiliation religieuse d’Ibn Sīnā a fait l’objet d’un débat continu parmi les chercheurs. On pe (...)
- 10 Voir A. Saeed, interpreting the Qurʾân : Towards a contemporary approach, Londres et New York, Ro (...)
11Ibn Sīnā rend compte du rôle de l’Intellect Agent d’une manière qui ouvre la voie à son exposition de la prophétie, qui est de nature purement intellectuelle. Sur cette question Ibn Sīnā est plus proche de Platon que d’Aristote et son système est un système résolument néoplatonicien qui a été imprégné par ses croyances religieuses9. Dans cette perspective, il convient de rappeler que le Qurʾân fait référence à trois formes de communication entre Dieu et les êtres humains10 :
- 11 Le texte cité ci-dessus est tiré du Qur’an, une nouvelle traduction de Tarif Khalidi, Harmondswor (...)
Il n’est pas garanti pour un être humain que Dieu s’adresse à lui autrement que par l’inspiration ou derrière un voile, ou bien qu’Il envoie un messager qui révèle ce qu’Il veut, avec Sa permission. Il est le Très Haut, le Tout Sage (Q. 42 : 51)11.
- 12 Voir, par exemple, Q. 7 : 143.
12La communication divine par l’inspiration implique une communication directe de Dieu au destinataire. Dans ce cas, le destinataire comprend cette communication sans entendre aucun son ni avoir aucun contact avec un messager (c’est-à-dire un ange). La communication divine « de derrière un voile » fait référence à une situation où Dieu parle à quelqu’un directement en utilisant des mots, sans être vu par l’auditeur12. La communication divine par l’intermédiaire d’un messager implique l’ange Gabriel, qui est censé apporter la parole de Dieu à un prophète. Gabriel aurait transmis la révélation sous une forme que Muḥammad pouvait comprendre – en langue arabe. Ceci est réitéré à travers les versets du Qurʾân tels que :
- 13 Voir, par exemple, Q. 26 : 195.
C’est une révélation du Seigneur de l’univers, descendue sur votre cœur par l’Esprit de confiance, afin que vous soyez un avertisseur, dans un langage arabe manifeste13.
- 14 L. X. López-Farjeat, « Avicenna and Thomas Aquinas… », art. cit., p. 313.
13Bien qu’ancrée dans la pensée coranique, la base philosophique de la doctrine d’Ibn Sīnā sur la prophétie s’inspire largement de la version arabe du traité d’Aristote sur la Divination dans le sommeil. Cette version vise à expliquer deux questions : a) que la cause des rêves véridiques est Dieu ; b) que l’âme humaine a besoin de « facultés spirituelles » (al-quwwa al-rūḥāniyya) afin de recevoir des rêves véridiques14.
14Ibn Sīnā traite de la prophétie principalement dans quatre ouvrages, à savoir son Al-Risāla fī Itbāt Itbāt al-Nubuwwāt wa Taʾwīl Rumūzihim wa Amtālihim (Sur la preuve des prophéties et l’interprétation des symboles et métaphores des prophètes), Al-Nafs (Psychologie) et Ilāhiyyāt (Métaphysique) qui sont les parties métaphysiques et psychologiques de son œuvre monumentale Kitāb al-Šifāʾ (Le Livre de la guérison), et le Kitāb al-Nağāt (Le Livre du Salut) où l’on découvre un résumé très détaillé de sa doctrine sur la prophétie. C’est une réponse donnée à une de ses connaissances qui semble avoir eu des doutes sur la prophétie. On peut citer ici un autre ouvrage, Al-Risāla al-Manāmiyya (Épître sur les rêves), attribué à Ibn Sīnā mais dont l’authenticité est remise en question. Al-Nafs et Ilāhiyyāt ont été traduits en latin par Ibn Dāwūd et Dominicus Gundissalinus à la fin du xiie siècle, devenant ainsi une lecture essentielle pour les Scholastiques du xiiie siècle. Compte tenu de l’objet du présent article, ces deux ouvrages feront l’objet d’une attention particulière.
15Dans son traité Sur la preuve des prophéties, Ibn Sīnā met l’accent sur la prophétie intellectuelle sur la base de son argument selon lequel la différence entre les êtres humains et le reste du monde animal réside dans la capacité intellectuelle des premiers. Il explique donc la prophétie à la lumière de sa théorie de l’intellect :
Le rationnel possède la raison par disposition positive ou non, et le premier est meilleur. Ce qui est rationnel par disposition positive devient complètement réel ou ne le devient pas, et le premier est meilleur. Ce qui devient tout à fait réel le devient sans médiation ou par médiation, et le premier est meilleur. C’est celui qu’on appelle prophète et en lui culminent les degrés d’excellence dans le domaine des formes matérielles. Or, si ce qui est le meilleur se tient au-dessus et gouverne l’inférieur, alors le prophète se tient au-dessus et gouverne tous les genres au-dessus desquels il excelle.
- 15 Ibn Sīnā, On the Proof of Prophecies, trad. par M. E. Marmura, R. Lerner et M. Mahdi (éd.), Medie (...)
La révélation est l’émanation et l’ange est le pouvoir d’émanation reçu qui descend sur les prophètes comme s’il s’agissait d’une émanation continue avec l’intellect universel […]. Le message n’est donc qu’une partie de l’émanation appelée « révélation » qui a été reçue et exprimée dans quelque mode d’expression jugé meilleur pour promouvoir le bien de l’homme tant dans le monde éternel que corruptible, respectivement pour le savoir et la gouvernance politique. Le messager est celui qui transmet ce qu’il acquiert de l’émanation appelée « révélation », encore une fois dans n’importe quel mode d’expression jugé le meilleur pour atteindre par ses opinions le bien du monde sensoriel par la gouvernance politique et du monde intellectuel par la connaissance15.
- 16 L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1951, p. 117.
16Comme Louis Gardet l’a déjà observé, le « pouvoir reçu émanant » est ce que la tradition philosophique hellénistique de dérivation platonicienne et néoplatonicienne a appelé δαίμονες, les intermédiaires entre l’humanité et le royaume du νοΰς. Dans ses travaux Ibn Sīnā, cependant, opte principalement en faveur d’un vocabulaire coranique appliquant à sa place le terme « ange », d’où le terme « intellect angélique » (al-ʿaql al malakiyya)16.
- 17 Ibn Sīnā, On the Proof of Prophecies, op. cit., n. 124, p. 115.
17Ici, bien sûr, il faut rappeler que pour Ibn Sīnā, la prophétie de Muḥammad est d’une importance capitale. La validité de sa prophétie « devient évidente pour l’homme raisonnable lorsqu’il le compare aux autres prophètes »17. Il donne également une justification rationnelle des principes les plus fondamentaux de šarīʿa.
18Dans Al-Nafs et dans Ilāhiyyāt, il discute de la prophétie dans un cadre psychico-cosmologique. Dans Al-Nafs, Ibn Sīnā explique trois types ou niveaux différents de prophétie. Le premier type est dépeint comme un acte dans lequel la faculté d’imagination (mutaḫayyila) exerce une telle puissance que certaines personnes voient des visions même dans un état d’éveil ; ceci peut avoir lieu parce qu’il existe une connexion entre les âmes célestes et la faculté d’imagination :
- 18 Šifāʾ, Nafs IV, 2, http://individual.utoronto.ca/dlblack/WebTranslations/shifanafs41-3. pdfA/173.
Et il peut arriver que chez certaines personnes la faculté imaginative soit par nature très forte et prédominante, à tel point que les sens n’ont aucune autorité sur elle, et que la faculté formative ne puisse y résister. De plus, l’âme est aussi forte, et son inclination à l’intellect et à ce qui est antérieur à l’intellect n’annule pas son orientation vers les sens. Ainsi ces gens possèdent dans l’état de veille ce que d’autres possèdent, en dormant, les choses absentes, en les vérifiant par leur disposition, ou par les ressemblances qu’elles possèdent. Et il leur arrive souvent, au moyen de ces choses, qu’ils soient finalement absents des réalités sensibles, et quelque chose de semblable à un évanouissement leur arrive. Mais souvent, cela n’arrive pas. Et souvent ils voient quelque chose dans son état actuel, et souvent sa ressemblance (miṯāl-hu) est imaginée pour eux en raison de la même chose qui amène quelqu’un qui dort à imaginer une ressemblance de ce qu’il a vu une des choses que nous allons plus tard établir. Et souvent une ressemblance (šibh) est représentée pour eux, et ils imaginent que ce qu’ils appréhendent est un discours (ḫiṭāb) à partir de cette ressemblance, au moyen d’expressions auditives qui ont été retenues et récitées à haute voix. Et c’est une prophétie particulière (al-nubūwwa al-ḫāṣṣa) à travers la faculté imaginative18.
- 19 L. X. López-Farjeat, « Avicenna and Thomas Aquinas… », art. cit., p. 322.
19Comme le fait remarquer à juste titre López-Farjeat, étant donné que pour Ibn Sīnā « le pouvoir imaginatif n’est pas seulement un réceptacle passif mais une faculté active, il a la capacité d’évoquer, de combiner et de séparer sa collection d’images, leur donnant un sens cohérent »19. Ibn Sīnā lui-même l’affirme :
- 20 Šifāʾ, Nafs IV, 4, http://individual.utoronto.ca/dlblack/WebTranslations/shifanafs41-3.pdf /A174.
Une partie de la nature de la faculté imaginative est d’être continuellement préoccupée par les deux entrepôts, celui de la faculté formative et celui de la faculté mémorielle, et d’être toujours attentive aux formes, en commençant par les formes perçues par les sens ou mémorisées, et en passant de celles-ci à une forme contraire ou équivalente, ou à quelque chose qui découle de cette forme comme par la causalité. Car, c’est sa nature. Et quant à la spécification de la motion de la chose à son contraire plutôt qu’à son égal, ou à son égal plutôt qu’à son contraire, il y a des causes particulières à cela qui ne peuvent être énumérées. Et en général, il est nécessaire que la racine de la cause en cela soit que chaque fois que l’âme unit ensemble la considération des intentions et des formes, elle passe des intentions aux formes qui leur sont les plus proches, soit absolument, soit à cause de l’apparition récente de leur perception (mušāhadati-hi), à cause de la combinaison des deux en un sens pouvoir ou en estimation. De même, il peut être déplacé des formes aux intentions20.
- 21 Šifāʾ, Nafs IV, 4, dans F. Rahman, Prophecy in Islam : Philosophy and Orthodoxy, op. cit., p. 51.
20Le second type est plutôt associé aux facultés de mouvement et de décision. Elle consiste en la capacité de l’âme à exercer un pouvoir sur la matière jusqu’à la transformer. De tels prophètes peuvent « guérir les malades et rendre les méchants malades, désintégrer et intégrer les organismes… et par leur volonté les ruines et la prospérité, l’effondrement de la terre et les fléaux surviennent »21.
21Plus loin, dans cet ouvrage, Ibn Sīna fait également référence à la « prophétie intellectuelle » :
- 22 Šifāʾ, Nafs V, 6 [248], Classical Arabic Philosophy : An Anthology of Sources, trad., introd., no (...)
Nous disons que l’âme intellige en prenant en elle la forme des intelligibles comme abstraite de la matière. La forme est ainsi abstraite soit par l’abstraction de l’intellect, soit parce que cette forme est en elle-même abstraite de la matière, auquel cas l’âme est épargnée de la peine de l’abstraire. L’âme se conceptualise elle-même et, ce faisant, se fait intellect, quelque chose d’intellectuel, quelque chose qui intellige et quelque chose d’intelligé22.
22Ce troisième type, qui est lié à l’intellect, consiste à atteindre l’intelligible par l’intuition (ḥads) :
- 23 C’est-à-dire, l’intelligence matérielle (al-ʿaql al-ḥayūlānī).
- 24 Šifāʾ, Nafs V, 6 [248], Classical Arabic Philosophy…, op. cit., p. 204-205.
Certaines personnes qui acquièrent plus facilement des connaissances les conceptualisent parce que leur disposition est plus puissante23. Si c’est le cas pour la personne par elle-même, cette disposition puissante s’appelle « intuition ». Chez certaines personnes, cette disposition peut être si intense qu’elles n’ont pas besoin de beaucoup d’efforts, ni de formation, ni d’instruction pour se joindre à l’intelligence active… C’est le plus haut degré dans cette disposition. Dans cet état, l’intellect matériel doit être appelé « intellect sacré » (al-ʿaql al-qudsī)24.
- 25 Šifāʾ, Nafs IV, 4.
23Il y a donc trois conditions à remplir pour être désigné prophète, à savoir la clarté et la lucidité de l’intelligence, la perfection de la faculté d’imagination et le pouvoir de lui faire obéir la matière extérieure25. Ces trois conditions sont parallèles aux trois formes de communication divine décrites dans le Qurʾân et mentionnées ci-dessus.
- 26 Šifāʾ, Nafs V, 6 [249], Classical Arabic Philosophy…, op. cit., p. 205.
- 27 L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne, op. cit., p. 121.
24Selon Ibn Sīnā, le prophète n’acquiert « les matières intelligibles […] qu’en obtenant le moyen terme d’un syllogisme. Ce « moyen terme » peut être acquis de deux façons. Parfois par intuition, qui est un acte par lequel l’esprit découvre par lui-même le « moyen terme » (la perspicacité étant le pouvoir de l’intuition). Parfois par l’instruction, dont les origines sont l’intuition »26. Ainsi, comme Gardet l’observe à juste titre, les prophètes sont par nature ce que les gnostiques (dans la tradition néoplatonicienne) et les saints (dans la tradition mystique) deviendraient en suivant une dialectique prolongée de purification avec une ascension morale et intellectuelle. Un prophète est une personne dont l’âme reçoit instantanément l’empreinte des intelligibles par l’Intellect Agent, qu’Ibn Sīnā identifie à l’ange Gabriel, le véhicule de communication divine du Qurʾan à Muḥammad. Ainsi, la prophétie n’est pas un don gratuit de Dieu, mais un débordement reçu du Premier Être (néoplatonicien) (Le Necesse Esse pour Ibn Sīnā) par émanation27.
- 28 D. L. Black, « Psychology », dans P. Adamson et R. C. Taylor (éd.), The Cambridge Companion to Ar (...)
25L’intuition permet à l’homme de recevoir de l’Intellect Agent le « moyen terme » et d’établir un syllogisme convaincant. En établissant une conjonction avec l’Intellect Agent, le prophète acquiert sans effort une connaissance scientifique démonstrative immédiate (burḥān). En ce sens, le prophète est unique. Il reçoit tous les intelligibles de l’Intellect Agent et a la pleine compréhension des vérités qu’il reçoit de cette façon. Comme l’affirme Deborah Black, pour Ibn Sīnā « le prophète est spécial non seulement en vertu de la faculté corporelle de l’imagination, comme ce fut le cas pour al-Fārābī, mais aussi en vertu des qualités particulières de son intelligence immatérielle »28. En d’autres termes, pour Ibn Sīnā, la prophétie est une véritable connaissance théorique transmise par l’Intellect Agent à l’intellect humain sans que ce dernier ait à employer les procédures scientifiques courantes.
- 29 H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on Intellect, op. cit., p. 118.
26Comme nous l’avons dit plus haut, il existe une autre catégorie de prophéties qui se concentre sur l’imagination. Ainsi que l’affirme Herbert Davidson, Ibn Sīnā établit ici une distinction « entre une faculté imaginative rétensive et une faculté imaginative compositionnelle, cette dernière étant, dans le cas de l’homme, la même que la faculté cogitative ». Ainsi, « l’imagination rétensive préserve les perceptions sensorielles après leur traitement par le sensus communis ; et l’imagination compositionnelle désassemble et combine les images dans l’imagination rétensive pour créer de nouvelles configurations »29.
27Le traité métaphysique le plus connu d’Ibn Sīnā, le Ilāhiyyāt, qui fait partie de son œuvre monumentale le Šifāʾ, se termine avec le livre X, chapitres 2-5, qui sont en fait des réflexions sur la philosophie politique. C’est précisément à ce stade qu’il dépeint la prophétie comme le point culminant du développement intellectuel, une compréhension des intelligibles, qui n’a plus besoin d’un raisonnement discursif. Dans le livre IX, Ibn Sīnā a d’abord exposé en détail sa théorie des émanations (une expansion du modèle émanatif d’al-Fārābī). Dans le livre X, chapitre 1, il reprend brièvement la question afin de faire le lien avec l’identité et le rôle du prophète. Une telle personne doit être dotée de pouvoirs psychologiques spéciaux capables d’acquérir l’empreinte non seulement des intelligibles mais aussi de la morale et des vertus pratiques :
- 30 Voir Šifāʾ, Nafs IV, 2, supra.
- 31 Voir La métaphysique du Šifā, X, 1, 435, l. 13-20.
Le meilleur des hommes est celui dont l’âme se perfectionne [en devenant] un intellect en acte et qui atteint la morale qui constitue les vertus pratiques. Le meilleur de [ces derniers] est celui qui est prêt [à atteindre] le rang de prophète. C’est celui qui, dans ses pouvoirs psychologiques, a trois propriétés distinctives que nous avons mentionnées, à savoir qu’il entend la parole de Dieu – qu’Il soit exalté – et qu’il voit Ses anges qui ont été transformés pour lui dans une forme qu’il voit. Nous en avons montré la manière30. Nous avons montré que les anges prennent une forme visible pour la personne qui reçoit la révélation et qu’il se produit dans son audition une voix [venant] de la direction de Dieu et de Ses anges. Il l’entend ainsi sans qu’il s’agisse de la parole des hommes et de l’animal terrestre. C’est celui à qui la révélation est donnée31.
28Dans le deuxième chapitre, il reprend l’argument de la nécessité de la prophétie, cette fois d’un point de vue différent, à savoir que les êtres humains ont besoin de former des associations, qui nécessitent un législateur qui doit convaincre les masses, et doit donc être prophète :
Un prophète doit donc exister et être humain. Il doit aussi posséder une caractéristique spéciale qui n’est pas présente chez les autres afin que les gens reconnaissent en lui quelque chose qu’ils n’ont pas, ce qui le différencie d’eux. Par conséquent, il accomplira les miracles…
- 32 Voir Q. 39 : 62 ; 4 : 61-62 ; 59 : 24 ; 65 : 12.
- 33 Voir Q. 2 : 255 ; 112 : 1.
- 34 Voir, par exemple, Q. 42 : 3.19.
Quand l’existence de cet homme se réalise, il doit établir des lois sur les affaires des hommes par la permission de Dieu, exalté par son commandement, son inspiration et « la descente de l’Esprit Saint (al-rūḥ al-qudus) » sur lui [Qurʾân 16 : 102]. Le premier principe régissant sa législation est de leur faire savoir qu’ils ont un Créateur32, Un33 et Tout-Puissant34 ; qu’ « Il connaît le caché et le manifeste » [Qurʾân 16 : 19] ; que l’obéissance à Son commandement est Son dû, car « le commandement appartient à Celui qui crée » [Qurʾân 7 : 54] ; qu’Il a préparé pour ceux qui Lui obéissent une vie après la mort de béatitude, mais pour ceux qui Lui désobéissent une vie après la mort de misère, afin que la multitude entende et observe les décrets mis dans la bouche du prophète par Dieu et les anges.
- 35 Ibn Sīnā, La métaphysique du Šifā, X, 2, 442, l. 13 sqq.
[Mais] il ne doit pas les impliquer dans quoi que ce soit de [doctrinal] relatif à la connaissance de Dieu, qu’Il soit exalté, au-delà de la connaissance qu’Il est Un, la Vérité, et n’a rien de semblable à Lui. Vouloir aller plus loin… c’est en demander trop. Il [simplement] rendra leur tâche trop grande, confondra la religion qu’ils ont, et les fera tomber dans quelque chose dont la délivrance n’est que pour celui qui est [divinement] aidé et conduit au succès, [l’avènement de] dont l’existence est inhabituelle, sa venue étant [très] rare35.
29En se référant spécifiquement au rôle du prophète dans sa théorie de la prophétie, Ibn Sīnā attache une grande importance au symbolisme et à l’allégorie. Sa pensée s’inscrit ici dans le contexte des propres idées d’al-Fārābī sur le sujet et en association avec les traditions néoplatoniciennes (en particulier Galien) concernant les écrits allégoriques :
- 36 L’un de ces textes représentatifs de cette tradition est cet extrait de la traduction arabe de l’ (...)
- 37 Voir Q. 6 : 19.88 ; 10 : 28.34-35 ; 16 : 51 ; 18 : 15 ; 19 : 81-82 ; 21 : 24 ; 34 : 22 ; 36 : 74 (...)
- 38 Voir Q. 3 : 64 ; 4 : 48 ; 6 : 23.151.163 ; 7 : 191 ; 9 : 31 ; 10 : 28.34-35.66.105 ; 11 : 54 ; 16 (...)
- 39 Voir Q. 42 : 11
- 40 Voir Q. 79 : 46 ; cf. Q. 70 : 43 ; 75 : 1-6 ; 82 : 4 ; 86 : 8-10 ; 99 : 6 ; 100 : 9-11.
- 41 Voir Q. 52 : 13-28 ; 55 : 37-78 ; 56 : 1-56 ; 76 : 5-22 ; 77 : 29-44 ; 83 : 18-36 ; 88 : 1-16.
- 42 C’est un ḥadīth qui a été emprunté à la littérature paulinienne. Le texte intégral dit : « L’apôt (...)
- 43 Ibn Sīnā, La métaphysique du Šifā, X, 2, 443, l. 1 sqq.
Il n’est pas non plus convenable qu’un être humain révèle qu’il possède la connaissance en cachant des points communs. En effet, il ne doit jamais permettre qu’il y soit fait référence. Il devrait plutôt leur faire connaître la majesté et la grandeur de Dieu par des symboles et des similitudes36 dérivés de choses qui, pour eux, sont majestueuses et grandes, à quoi il faut ajouter qu’il n’a ni égal37, ni partenaire38, ni personne comme Lui39. De même, il doit leur inculquer la foi en la résurrection40 d’une manière qu’ils puissent concevoir et dans laquelle leur âme trouve le repos. Il doit leur parler de la félicité [éternelle] et de la misère dans des paraboles dérivées de ce qu’ils peuvent comprendre et concevoir41. De la vraie nature de [l’au-delà], il ne devrait indiquer que quelque chose en général, qu’ « aucun œil n’a vu et aucune oreille n’a entendu »42 et qu’il y a des plaisirs qui sont de grands biens et des misères qui sont une torture perpétuelle43.
30Chez Ibn Sīnā le récit de la philosophie politique et de la religion porte plus de marques de l’Islam que celui d’al-Fārābī. Toutefois, sa position s’inscrit toujours dans le cadre d’une réflexion rationnelle sur le phénomène.
Mūsā b. Maymūn (Maïmonide) sur la prophétie
- 44 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 58, p. 378. (Nous mentionnons cette édi (...)
- 45 H. Austryn Wolfson, « Hallevi and Maimonides of Prophecy », The Jewish Quarterly Review, New Seri (...)
31Mūsā b. Maymūn reprend le système du ciel astronomique d’Ibn Sīnā. Ce que la philosophie islamique appelle « intellect », le rabbin cordouan l’appelle « ange ». L’Intellect Agent est aussi appelé « intellect divin »44. Ibn Maymūn accepte cette vision aristotélico-néoplatonicienne du cosmos qui prévalait en son temps. Il accepte le point de vue commun selon lequel les mouvements réguliers des sphères sont produits par Dieu au moyen d’intellects, et que les âmes des plantes et des animaux ainsi que l’intellect humain dérivent de Dieu au moyen de l’Intellect Agent. Cependant, les enseignements du rabbin de Cordoue est bien ancré dans la Torah, et son observance « a pour but d’inculquer la juste croyance, et la juste croyance sous sa forme la plus élevée doit être fondée sur la raison et la spéculation philosophique »45. Ceci sert de point de départ à la conception de la prophétie d’Ibn Maymūn.
- 46 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 32, p. 360-362.
- 47 Ici Mūsā b. Maymūn renvoie à B.T., Shabbath, 92a ; B.T., Nedarim, 38a. Voir The Guide of the Perp (...)
32Mūsā b. Maymūn commence par distinguer trois interprétations principales de la prophétie46. La première, qu’il attribue à ceux qu’il qualifie de « gens ignorants professant notre Loi », affirme que Dieu choisit toute personne qui lui plaît, indépendamment de son intelligence ou de son ignorance, de sa jeunesse ou de sa maturité ; la seule condition qu’il pose est que cette personne possède « une certaine bonté et une morale saine ». La deuxième théorie, qu’il attribue aux philosophes, affirme que « la prophétie est une certaine perfection dans la nature de l’homme » qui n’est atteinte « qu’après un entraînement qui fait passer ce qui existe dans la potentialité de l’espèce à l’actualité, à condition qu’aucun obstacle dû au tempérament ou à une cause extérieure ne s’y oppose ». Bien qu’elle soit commune à l’ensemble de l’espèce humaine, une telle perfection doit « exister nécessairement dans au moins un individu particulier ». Il poursuit en affirmant que, selon les philosophes, un tel individu supérieur doit être « parfait en ce qui concerne ses qualités rationnelles et morales » et que « sa faculté d’imagination soit dans son état le plus parfait ». Avec la préparation nécessaire « il deviendra nécessairement prophète, dans la mesure où c’est une perfection qui nous appartient par nature ». Il est donc inconcevable que l’on se prépare à une telle fonction et que l’on se voie ensuite refuser son exercice. La troisième théorie, à laquelle il souscrit, « est celle de notre Loi et le fondement de notre doctrine ». Il est d’accord avec les philosophes dans tous les détails sauf un, à savoir qu’« il peut arriver que celui qui est apte à la prophétie et préparé pour elle ne devienne pas prophète, en raison de la volonté divine qui lui retire cet exercice ». Pour le reste, Ibn Maymūn souscrit à l’opinion des philosophes sur deux points, à savoir qu’ « il est naturel que tout homme qui, selon sa disposition naturelle, est apte à la prophétie et qui a été formé dans son éducation et son étude, devienne prophète », et « que le prophète doit posséder la préparation et la perfection dans ses qualités morales et rationnelles ». Sur ce dernier point, il appuie son hypothèse sur la tradition rabbinique47. Cette affirmation implique que Ibn Maymūn, comme Ibn Sīnā avant lui, croit que la prophétie est un acte parfait de l’ordre naturel de l’intellection et le résultat d’une disposition naturelle de l’individu. La seule différence est que Dieu peut l’empêcher de s’exercer.
33Moïse se distingue des autres par le fait que :
- 48 Le texte ajoute ici que « for this reason, in the whole Decalogue the second person singular is u (...)
- 49 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 33, p. 365.
La parole de Dieu s’adressait à Moïse seul48 […]. C’est une preuve que c’est à lui qu’on parlait et qu’ils entendaient la grande voix, […] Moïse étant celui qui entendait les paroles et qui les leur rapportait. Cela signifie, en fin de compte, qu’en ce qui concerne cette voix aussi, leur rang n’était pas égal à celui de Moïse notre Maître 49.
34De ces deux déclarations, Ibn Maymūn concluait :
- 50 Ibn Maymūn se réfère ici à « Rabbi Eliezer and Rabbi Joshua qui sont the Sages of Israel par exce (...)
- 51 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 33, p. 366.
Il est impossible d’exposer le Rassemblement au Mont Sinaï autant qu’ils en ont parlé50, car c’est l’un des mystères de la Torah. La vraie réalité de cette appréhension et de ses modalités nous est tout à fait cachée, car rien de semblable ne s’est passé avant et ne se passera après51.
- 52 Ibid., vol. II, chap. 35, p. 367.
- 53 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., 1988, p. 303-304.
35En outre, « à tout prophète, sauf à Moïse notre Maître, notre révélation prophétique vient par l’intermédiaire d’un ange »52. Comme Avital Wohlman l’a observé à juste titre, dans l’esprit d’Ibn Maymūn, Moïse était le seul à comprendre que les deux commandements concernant l’existence et l’unité de Dieu sont les seules affirmations positives que l’homme peut attester. Les huit autres commandements sont la voie proposée pour étoffer cette connaissance53.
- 54 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35, p. 368.
- 55 Ibid., p. 367.
- 56 Ibid., p. 368.
- 57 Ibid., p. 369.
36En outre, « aucun prophète ne se lèvera jamais qui fera des signes devant ceux qui sont favorables et ceux qui sont défavorablement disposés à son égard, comme l’a fait Moïse »54. Par conséquent, ce que Mūsā b. Maymūn entend énoncer « ne se réfère qu’à la forme de prophétie de tous les prophètes qui étaient avant Moïse et qui viendront après lui »55, étant donné que « son appréhension est différente de celle de tous ceux qui sont venus après lui en Israël »56 et que « son rang est un rang que nous ne pouvons saisir dans sa vraie réalité »57.
- 58 Voir Ibn Sīnā, La métaphysique du Šifā, X, 1, 435, l. 1-2.
37Ibn Maymūn énonce alors clairement la nature de la prophétie et la manière dont elle est communiquée par Dieu au destinataire. Ici on détecte une certaine affinité avec les enseignements d’Ibn Sīnā cités plus haut58 :
- 59 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35, p. 369.
Sachez que la vraie réalité et la quiddité de la prophétie consistent à être un trop-plein débordant de Dieu, qu’Il soit aimé et honoré, par l’intermédiaire de l’Intellect actif, vers la faculté rationnelle en premier lieu et ensuite vers la faculté imaginative. C’est le degré le plus élevé de l’homme et le terme ultime de perfection qui peut exister pour son espèce ; et cet état est le terme ultime de perfection pour la faculté imaginative. C’est quelque chose qui ne peut en aucun cas exister chez chaque homme. Et ce n’est pas quelque chose qui peut être atteint uniquement par la perfection dans les sciences spéculatives et par l’amélioration des habitudes morales, même si toutes sont devenues aussi fines et bonnes qu’elles peuvent l’être. Il faut en outre que la faculté d’imagination atteigne le plus haut degré de perfection possible en ce qui concerne sa disposition naturelle d’origine59.
- 60 Ibid.
- 61 Ibid., p. 370.
- 62 « S’il y a un prophète parmi vous, moi, le Seigneur, je me fais connaître à lui dans une vision, (...)
38En expliquant les diverses fonctions de la faculté imaginative, Ibn Maymūn corrobore ses considérations philosophiques en se référant soit à la Torah, soit à la tradition rabbinique. Il affirme que « la perfection des facultés corporelles, auxquelles appartient la faculté imaginative, repose sur le meilleur tempérament possible, la meilleure taille possible et la matière la plus pure possible de la partie du corps qui est le substrat de la faculté en question »60. De plus, en accord avec Ibn Sīnā, « l’action de la faculté d’imagination dans l’état de sommeil est aussi son action dans l’état de prophétie ; il y a cependant une carence en elle et elle n’atteint pas son terme ultime »61. Il cite ensuite l’autorité de Nombres 12, 662 et articule sa signification en disant :
- 63 C’est-à-dire, la disposition de l’imagination. Cf. Šifāʾ, Nafs IV : 2.
- 64 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35, p. 370-371.
Ainsi, qu’Il soit exalté, Il nous a informés de la vraie réalité et de la quiddité de la prophétie et nous a fait savoir que c’est une perfection qui vient dans un rêve ou dans une vision [marʾeh]. Le mot marʾeh [vision] vient du verbe raʾah [voir]. Cela signifie que la faculté imaginative atteint une si grande perfection d’action qu’elle voit la chose comme si elle était à l’extérieur, et que la chose dont l’origine lui est due semble lui être venue par la voie de la sensation extérieure. Dans ces deux groupes, je veux dire la vision et le rêve, tous les degrés de prophétie sont inclus, comme il sera expliqué. On sait qu’une matière qui occupe un homme en grande partie – il s’y penche et en a le désir – pendant qu’il est éveillé et que ses sens fonctionnent, est celle à l’égard de laquelle la faculté imaginative agit pendant qu’il dort en recevant un trop-plein de l’intellect correspondant à sa disposition63. Il serait superflu de citer des exemples à ce sujet et d’en donner des précisions, car c’est une question manifeste que tout le monde connaît. Elle s’apparente à l’appréhension des sens à l’égard de laquelle personne dont la disposition naturelle est saine n’est en désaccord64.
- 65 Ibid., vol. II, chap. 37, p. 373.
- 66 Ibid., vol. II, chap. 35, p. 373-374.
39À ce sujet Mūsā b. Maymūn est d’accord avec la position d’Ibn Sīnā dans al-Nağāt. Il adopte deux critères de classification par rapport au « débordement divin qui vient vers nous par lequel nous avons la connaissance intellectuelle et par lequel il y a une différence de rang entre nos intelligences », à savoir quelque chose qui « en vient et va à un certain individu, la mesure de ce quelque chose étant telle qu’il le rend parfait, mais n’a aucun autre effet »65, et quelque chose qui « vient à l’individu déborde en le rendant parfait et en rendant parfait les autres. C’est ce qui arrive à tous les êtres : certains atteignent la perfection dans une mesure qui leur permet de gouverner les autres, tandis que d’autres n’atteignent la perfection que dans une mesure qui leur permet d’être gouvernés par les autres »66.
- 67 Ibid., vol. II, chap. 37, p. 374.
40En ce qui concerne la cognition au sens strict, Ibn Maymūn énumère trois types67 :
-
Le « débordement divin qui vient vers nous, à travers lequel nous avons la connaissance intellectuelle ».
-
Le « débordement intellectuel » qui « ne déborde que vers la faculté rationnelle et ne déborde pas du tout vers la faculté imaginative ».
-
Le « débordement intellectuel » qui atteint à la fois les facultés rationnelles et imaginatives. Dans ce cas, « si la faculté d’imagination est dans un état de perfection ultime en raison de sa disposition naturelle, c’est caractéristique de la classe des prophètes ».
- 68 Ibid.
41En ce qui concerne ce dernier type, Ibn Maymūn inclut le cas où « le débordement n’atteint que la faculté imaginative, le défaut de la faculté rationnelle dérivant soit de sa disposition naturelle originelle, soit de l’insuffisance de la formation ». « Ceci, ajoute-t-il, est caractéristique de la classe de ceux qui gouvernent les villes, tout en étant les législateurs, les augures et les rêveurs de rêves véridiques »68.
- 69 Ibid., vol. II, chap. 38, p. 377. Shlomo Pines, dans l’introduction à sa traduction anglaise du G (...)
- 70 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 36, p. 370.
- 71 Ibid., vol. II, chap. 37, p. 374.
- 72 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 277.
- 73 Sur la mission de ces deux prophètes, Ibn Maymūn déclare : « Les Sages nous ont expliqué tout cel (...)
42Là encore, il ne faut pas perdre de vue que c’est toujours la Torah qui sert de base et de référence à Ibn Maymūn. Pour lui, ce qu’un prophète reçoit dans un rêve n’est pas vraiment un rêve mais une révélation. Ce qu’un philosophe établit ou vérifie à partir de prémisses, le prophète le voit simplement. Il le perçoit à travers sa propre faculté rationnelle, « sans l’avoir appréhendé par les prémisses, l’inférence et la réflexion »69. Le rabbin philosophe avait déjà établi que le philosophe reçoit un trop-plein vers sa faculté rationnelle, alors que dans le cas du prophète ce trop-plein atteint à la fois la faculté rationnelle et la faculté imaginative, cette dernière étant « dans un état de perfection ultime du fait de sa disposition naturelle ». La vision reçue crée l’impression d’un objet réel perçu par les sens du prophète parce que « la faculté d’imagination atteint une si grande perfection d’action qu’elle voit la chose comme si elle était à l’extérieur, et que la chose dont l’origine lui est due semble y être venue par la voie de la sensation extérieure »70. Contrairement aux « législateurs, aux devins, aux augures, aux rêveurs de rêves véridiques »… et à « tous ceux qui font des choses extraordinaires au moyen de dispositifs étranges et d’arts secrets »71, l’exercice harmonieux de ses ressources naturelles l’a préparé à affirmer la vision prophétique de telle manière que rien ne pouvait obscurcir son esprit72. De plus, le prophète peut exercer son imagination pour adapter les vérités qu’il perçoit aux besoins et aux capacités intellectuelles de ceux à qui il s’adresse, qu’ils appartiennent à la « population sédentaire » ou qu’ils soient des « nomades du désert ». Telle était la mission d’Isaïe et d’Ézéchiel73. Ici Mūsā b. Maymūn argumente :
- 74 Voir le Talmūd Babylonien, Ḥagigah, 13b.
Une telle information est d’une très grande utilité. Je me réfère à leur dicton dans Ḥagigah : Tout ce qui a été vu par Ezéchiel a été [de même] vu par Isaïe. Isaïe est semblable à un citadin qui a vu le roi 74, tandis qu’Ézéchiel est semblable à un villageois qui a vu le roi. Il est possible que […] les contemporains d’Isaïe n’aient pas eu besoin qu’il leur exposât ces détails, il leur suffisait de dire qu’il a dit : Et je vis le Seigneur, et ainsi de suite ; alors que le peuple de l’exil avait besoin de ces détails. Il est également possible que l’auteur de cette remarque ait cru qu’Isaïe était plus parfait qu’Ézéchiel, et que l’appréhension qui étonnait Ézéchiel et qu’il considérait comme terrible était connue d’Ézéchiel par une connaissance dont l’exposition ne nécessitait pas un langage extraordinaire, le sujet étant bien connu de ceux qui sont parfaits.
- 75 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. III, chap. 52, p. 628.
- 76 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 277-278. Voir M. Maimonides, The Guide of (...)
- 77 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 278.
43Dans ce contexte, il est utile de rappeler la signification du terme « roi » pour Ibn Maymūn : « Ce roi qui s’attache à lui et l’accompagne est l’intellect qui déborde vers nous et qui est le lien entre nous et lui, qu’Il soit exalté »75. Comme l’affirme Avital Wohlman, s’il est vrai que le philosophe vit et prospère selon ce lien, en revanche seul le prophète est capable de parler la langue de tous, tout en faisant voir à son public au-delà de la parole. L’unité que le prophète réalise entre les facultés rationnelles et imaginatives est articulée par la manière dont il choisit de s’exprimer sur les visions qu’il voit, que ce soit par des métaphores, des paraboles ou des hyperboles76. Alors que le prophète et le philosophe sont tous deux appelés à communiquer un enseignement ou un contenu intelligible, seul le premier est capable de le transmettre de manière pratique, c’est pourquoi des métaphores sont appliquées. L’imagerie utilisée par le prophète doit être suffisamment originale pour attirer l’attention de son auditoire et l’inciter à agir. Avec Ibn Sīnā, Ibn Maymūn croit que le statut du prophète est plus élevé que celui du philosophe ; il saisit les mêmes vérités que le philosophe et en est lui-même un. Grâce à l’action exercée sur la faculté d’imagination, le prophète prédit les événements futurs et est capable d’exprimer des vérités sublimes par le biais de symboles et d’images que la population dans son ensemble peut saisir77. À cet égard, selon le Rabbin de Cordoue, Moïse est la quintessence du philosophe et prophète.
- 78 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 44.
- 79 Ibid., vol. II, chap. 45.
- 80 Ibid., vol. II, chap. 45, p. 400 ; voir, par exemple, le Livre de Zacharie.
- 81 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 400 ; voir, par exemple, le Livr (...)
- 82 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 400-401 ; voir 1 Sam. 3,4-14.
- 83 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 400 ; voir Ezek. 40 :4.
- 84 Ibid. voir Gen. 31, 11.
- 85 Ibid. voir Is. 6,1.8 ; I Kings 22,19 ; 2 Chron. 18,18.
- 86 Ibid. voir Gen. 15,9-10.
- 87 Ibid. voir Gen. 15,4.
- 88 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 401 ; voir Gen. 18,1-15 ; Joshua (...)
- 89 Voir Gen. 22.
- 90 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 402.
44Ayant déterminé que « la prophétie ne se produit que dans une vision ou un rêve »78, Ibn Maymūn se propose de discuter « les degrés de prophétie selon ces deux sources »79. Ici, il n’en énumère pas moins de onze. Ayant déterminé que les deux premiers sont en fait des « tremplins vers la prophétie »80, il procède à l’examen des neuf autres, où il détermine que les degrés allant du troisième au septième se rapportent aux rêves prophétiques, tandis que les degrés allant du huitième au onzième appartiennent au royaume de la vision prophétique. Le troisième degré « tend à être représenté par la parabole d’un prophète qui voit une parabole dans un songe selon toutes les conditions énoncées précédemment en ce qui concerne la vraie réalité de la prophétie »81. Le quatrième degré « consiste dans l’ouïe du prophète, dans le songe de la prophétie, à entendre la parole claire et articulée, mais sans voir l’orateur »82. Le cinquième degré « consiste en ce que le prophète est adressé par un homme dans un rêve »83. Le sixième degré « consiste en ce que un ange parle au prophète dans un songe »84. Le septième degré « consiste en ce que, dans le songe de prophétie, le prophète voit, pour ainsi dire, qu’Il s’adresse à Lui, qu’Il soit exalté »85. Le huitième degré « consiste dans le fait qu’une révélation prophétique vient au prophète dans une vision prophétique et qu’il voit des paraboles »86. Le neuvième degré « consiste à entendre la parole du prophète dans une vision »87. Le dixième degré « consiste en ce que le prophète voit un homme qui s’adresse à lui dans une vision prophétique »88. Le onzième degré « consiste en ce que le prophète voit un ange qui s’adresse à lui dans une vision comme Abraham au temps de l’alliance89. C’est à mon avis le plus haut des degrés des prophètes dont les états sont attestés par les livres prophétiques, après la perfection des facultés rationnelles de l’individu, considérée comme nécessaire »90.
45Ainsi, selon cette classification, « entendre la parole dans une vision » (neuvième degré) appartient à un niveau supérieur à celui où le prophète « voit des paraboles » (huitième degré).
Thomas d’Aquin sur la prophétie
46Thomas d’Aquin a traité la question de la prophétie en faisant continuellement la distinction entre la prophétie naturelle et la notion de prophétie qui est fermement ancrée dans la tradition biblique et son interprétation par les Pères de l’Église. Pour cette raison, bien qu’il ait rompu avec le schéma émanationniste d’Ibn Sīnā et le ralliement d’Ibn Maymūn à celui-ci, il a cependant conservé certaines caractéristiques qui reliaient les idées du philosophe persan à celles de la pensée augustinienne.
- 91 A. Altmann, « Maimonides and Thomas Aquinas : Natural or Divine Prophecy ? », AJS Review, vol. 3, (...)
47Thomas interprétait l’Intellect Agent comme faisant partie de l’intellect humain. Il a rejeté l’idée qu’il existe un continuum divin dans lequel la grâce devient un processus de libre écoulement de l’activité divine. Selon Alexander Altmann, « dans la tradition augustino-avicennienne, les frontières de la grâce et de la nature se sont estompées. Toute connaissance était décrite comme une vision dans la lumière divine. Saint Thomas distingue nettement la nature de la grâce. Gratia perficit naturam, ce qui signifie que les deux ne sont plus une seule activité »91.
- 92 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Ia IIae, q. 107 art. 2.
48Quand on compare la pensée de Thomas sur la prophétie avec celle d’Ibn Sīnā et Mūsā b. Maymūn, il faut constamment garder à l’esprit le fait que le théologien chrétien et le rabbin ont dans une certaine mesure un texte commun, à savoir la Bible hébraïque, comme source de réflexion. Ibn Sīnā ne l’a pas, sa référence scripturale est le Qurʾân. Il faut aussi attirer l’attention sur le fait que, en tant que théologien chrétien, l’Aquinate croyait que les préceptes de la Torah, ainsi que les enseignements des prophètes et les autres écrits, étaient accomplis dans le Christ par ses actions et par son enseignement92. Par conséquent, la première Alliance préfigurait l’Alliance nouvelle et éternelle scellée par Jésus sur la Croix. En d’autres termes, Thomas le chrétien considérait Jésus comme la révélation finale de Dieu à l’humanité.
- 93 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin et la théologie de la rév (...)
- 94 Ibid., p. 171-172.
- 95 Voir Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12.
- 96 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin… », art. cit., p. 173.
- 97 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2æ, q. 171, art. 3.
- 98 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin… », art. cit., p. 175.
49Jean-Pierre Torrell a soutenu que, même si Thomas s’était inspiré de ses prédécesseurs dominicains (dont Hugues de Saint-Cher et Albert le Grand) lorsqu’il avait opté pour la théorie d’Augustin sur la triple vision, son articulation de la prophétie était plutôt redevable à la théorie de la connaissance d’Aristote. L’indication la plus claire de cette nouvelle approche réside dans sa référence constante au rôle des images dans l’élaboration de la connaissance prophétique93. Il avait également déclaré que Thomas était le premier à aborder la question de la prophétie dans le cadre d’une œuvre plus vaste, qui comprend des traités sur les actions humaines en général et sur les diverses vocations dans l’Église. Avant lui, d’autres auteurs avaient choisi de discuter de la prophétie à la manière des quæstiones disputatæ 94. Dans un travail antérieur, Thomas d’Aquin avait lui-même choisi cette méthode95. Torrell a également indiqué que, bien que l’on trouve plus de citations d’Aristote dans Albert le Grand que dans Thomas, ce dernier a été influencé par la Stagirite d’une manière plus importante que son ancien maître96. En même temps, saint Thomas s’appuie fortement sur les Écritures dans son exposé de l’expérience prophétique. Torrell, en fait, ne compte pas moins de 268 citations scripturaires sur cette question par rapport aux 40 d’Albert. Un autre argument qui doit être encore avancé est celui du traitement plus complet de la prophétie donnée par Thomas en comparaison avec les œuvres de ses prédécesseurs. Il accorde une plus grande attention à la dimension sociale de la prophétie : Il fait une distinction plus claire et plus incisive entre vision prophétique et vision béatifique : il affirme que « la connaissance prophétique est apportée par une lumière divine qui rend possible la connaissance de toute réalité, qu’elle soit humaine ou divine, spirituelle ou corporelle. Et la révélation prophétique s’étend ainsi à toutes ces réalités ». De plus, « parce que la prophétie se rapporte à ce qui est loin de notre champ de connaissances, plus une réalité est éloignée de la connaissance humaine, plus cette réalité appartiendra proprement à la prophétie »97. Un dernier point à souligner est le contexte dans lequel Thomas d’Aquin écrit son traité sur la prophétie, c’est-à-dire celui des charismes, suivi de son traitement de la vie active et contemplative, des devoirs et des états de vie98.
50Dans le De veritate, q. 12, qui est entièrement consacré à la question de la prophétie, Thomas fournit sa propre compréhension de la prophétie naturelle, tout en offrant en même temps une exposition complète de la prophétie divine. Il affirme :
- 99 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 1, sed contra.
Tout ce qui est connu est connu par quelque habitus. Mais le prophète connaît les choses qu’il déclare, cependant il ne les connaît pas à cause d’un habitus naturel ou acquis. C’est pourquoi il les connaît par une habitus infus, que nous appelons prophétie99.
51Il fait d’abord une distinction entre la connaissance naturelle et la prophétie. Il explique que, alors que
- 100 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 2, resp.
[…] dans la compréhension humaine il y a une lumière qui est une qualité ou une forme permanente, c’est-à-dire la lumière essentielle de l’intellect agent, en raison de laquelle notre âme est appelée intellectuelle, (au contraire) la lumière prophétique chez le prophète ne peut être ceci100.
52Plus loin, dans le même traité, Thomas poursuit en expliquant que :
La lumière prophétique ne doit pas être un habitus, mais doit exister dans l’âme du prophète à la manière d’une impression passagère.
53En faisant cette déclaration, il met une limite à l’étendue de la connaissance prophétique par le biais de l’habitus naturel de science. Bien qu’il partage l’argument d’Ibn Sīnā selon lequel « en nous, les habitus de la science ne sont rien d’autre que certaines aptitudes de notre âme ordonnées pour la réception de l’illumination de l’Intellect Agent et des espèces intelligibles qui en découlent dans notre âme », une telle notion ne pourrait néanmoins s’appliquer à la prophétie d’inspiration divine. C’est au mieux une aptitude, mais pas un habitus à proprement parler. Il rejette catégoriquement l’affirmation d’Ibn Sīnā selon laquelle la prophétie est un habitus parce que :
- 101 De veritate 12, art. 1, ad 1.
[…] l’effusion de la prophétie dépend uniquement de la volonté divine ; il n’est donc pas dans le pouvoir d’un prophète d’utiliser la prophétie, quelle que soit l’aptitude qu’il en possède dans son esprit101.
54Ces aptitudes se réfèrent à l’acquisition de la connaissance des futurs contingents, ainsi qu’à la connaissance des causes des choses. Plus tard, en utilisant la question des futurs contingents, Thomas d’Aquin s’alignera avec Augustin en distinguant clairement entre prophétie naturelle et prophétie d’origine divine. Cette dernière est dérivé de la préexistence d’avenirs dans l’esprit divin :
- 102 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, resp.
C’est cette prophétie qui est appelée un don du Saint-Esprit, elle n’est pas naturelle. Car ce qui est exécuté par le pouvoir divin sans cause intermédiaire naturelle n’est pas dit naturel, mais miraculeux alors que le premier est dérivé du pouvoir des causes créées, dans la mesure où certains mouvements peuvent être imprimés sur le pouvoir imaginatif humain, par exemple, par le pouvoir des corps célestes, où il existe des signes antérieurs de certains événements futurs102.
- 103 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 172, art. 2, resp.
- 104 Ibid., 2a 2ae, q. 172, art. 2, ad 4.
- 105 Ibid.
55Thomas d’Aquin revient sur cette question plus tard dans la Summa Theologiæ, quand il discute la question de savoir si la prophétie peut être naturelle, à laquelle il répond que « la connaissance surnaturelle plutôt que naturelle appartient correctement à la prophétie, parce que […] la connaissance prophétique se rapporte à ce qui dépasse naturellement la connaissance humaine ». Par conséquent, « la prophétie, au sens strict, ne peut pas relever de la nature, mais seulement de la révélation divine »103. Ici, l’Aquinate est en désaccord avec Ibn Sīnā et Ibn Maymūn d’autant plus qu’il déclare plus tard que pour la prophétie « la nature est insuffisante, et la grâce indispensable »104. Il est, cependant, d’accord avec Ibn Sīnā et Ibn Maymūn en affirmant que la révélation prophétique est médiatisée par les anges105.
- 106 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, 8.
- 107 Ibid., q. 12, art. 3, ad 8.
56Au début du De veritate 12, art. 3, il discute la question de savoir si la prophétie est naturelle. Il affirme d’abord que « dans les sciences naturelles, les philosophes ne discutent que de ce qui peut arriver naturellement ». Ibn Sīnā, de fait, parle de prophétie comme un fait. Par conséquent, la prophétie est naturelle106. Cependant, il fera valoir plus tard que le philosophe persan et d’autres n’étaient capables de traiter que de la prophétie naturelle et non d’une prophétie d’inspiration divine107. Ici, bien sûr, Thomas se réfère à ce qu’Ibn Sīnā avait déclaré dans Šifāʾ, al-Nafs, V, 6.
- 108 Ibid., q. 12, art. 3, 9. Voir Ibn Sīnā, Šifāʾ, Nafs IV : 4.
- 109 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, ad 9.
57Il discute ensuite des exigences d’Ibn Sīnā en matière de prophétie mentionnées dans al-Nafs, à savoir « la clarté de l’intelligence, la perfection du pouvoir imaginatif et le pouvoir de l’âme pour que la matière extérieure lui obéisse. Mais ces trois choses peuvent se faire naturellement. Par conséquent, on peut naturellement être prophète »108. Cependant, en répondant à cette affirmation, il rejette l’idée que la troisième exigence appartient naturellement à l’âme. Il répond en se référant à Augustin qui affirme que « La matière dans les corps n’est pas soumise à la volonté arbitraire, même des anges eux-mêmes ». Quant aux deux autres, il ajoute que, « dans la mesure où elles surgissent naturellement chez l’homme, elles peuvent provoquer la prophétie naturelle, mais pas la prophétie dont nous parlons », à savoir la prophétie d’inspiration divine109. Thomas réitère sa position lorsqu’il discute de la question de savoir si une disposition naturelle est nécessaire pour la prophétie. À cette question, il répond :
- 110 Ibid., q. 12, art. 4, corp.
La prophétie naturelle exige la disposition appropriée de la constitution naturelle, mais la prophétie qui est le don de l’Esprit Saint n’en a pas besoin. Cependant, elle exige que la disposition naturelle qui convient à la prophétie soit donnée avec le don de la prophétie110.
- 111 Ibid., 12, art. 4, ad 2.
58Il est d’accord avec Ibn Sīnā en déclarant que « la perfection de l’imagination est nécessaire pour la prophétie »111.
59Dans la Summa Theologiæ, Thomas s’aligne sur ce qu’il avait déjà dit dans le De veritate à savoir que :
- 112 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae q. 171, art. 1 ; voir 1 Sam. 7 : 7.
La prophétie est d’abord et avant tout un acte de connaissance ; les prophètes connaissent en effet des réalités qui sont éloignées de la connaissance des hommes, bien qu’elle consiste accessoirement en paroles, dans la mesure où les prophètes savent ce qui leur a été enseigné par Dieu, et ils proclamaient cette connaissance pour édifier les autres112.
- 113 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin… », art. cit., p. 177.
- 114 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 171, art. 3, resp.
- 115 Ibid., 2a 2ae, q. 171, art. 6, resp.
60La prophétie est sans doute considérée comme une expérience intense dans laquelle le destinataire comprend ce qu’il a été appelé à annoncer et à laquelle il doit continuellement se référer113. Cet aspect cognitif de la prophétie s’articule davantage quand Thomas d’Aquin affirme que « la prophétie est une connaissance que la révélation divine grave dans l’esprit d’un prophète, sous forme d’enseignement » et que « la vérité de la connaissance prophétique et la proclamation prophétique doivent être les mêmes que celle de la connaissance divine »114. Ainsi, comme Thomas le conclura plus tard, « la prophétie implique une certaine vision d’une vérité surnaturelle hors de notre portée », et « la vision est lointaine parce que le voyant n’est pas totalement arrivé à la perfection ultime »115.
- 116 Ibid., 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
61Cette relation entre la connaissance prophétique et le mystère divin conduit immédiatement à la question de ce que le prophète voit exactement. Le prophète perçoit une réalité qui en signifie une autre par l’image. Saint Thomas se réfère, par exemple, à l’incident où « Jérémie vit l’incendie de la ville sous la similitude d’une marmite bouillante »116. Cela conduit à une autre question que l’Aquinate avait posée plus tôt, à savoir si les prophètes voient l’essence même de Dieu. C’était une question qui avait provoqué un vif débat au début du xiiie siècle parmi les théologiens, à commencer par Guillaume d’Auxerre. Thomas répond :
- 117 Ibid., 2a 2ae, q. 173, art. 1, resp.
La vision prophétique n’est pas une vision de l’essence divine elle-même. Quand les prophètes voient ce qu’ils voient, ce n’est pas dans l’essence divine mais dans certaines similitudes éclairées par une lumière donnée par Dieu… Ce sont ces similitudes, éclairées par la lumière divine, qui méritent le nom de miroir plus qu’essence divine. Car, dans un miroir, les images sont formées à partir d’autres réalités, ce que l’on ne peut pas dire de Dieu. Pourtant, l’illumination de l’esprit dans un mode prophétique peut être appelée un miroir, dans la mesure où elle reflète en elle une image de la vérité de la pré-connaissance divine117.
62Thomas s’était longuement attardé sur l’image du miroir dans De veritate où il pose la question de savoir « si les prophètes voient dans le miroir de l’éternité ». Ici, il fait valoir que :
- 118 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 6, resp.
Quand les Maîtres disent que les prophètes voient dans le miroir de l’éternité, nous ne devrions pas prendre cela pour signifier qu’ils voient le Dieu éternel Lui-même dans la mesure où Il est le miroir des choses, mais qu’ils voient quelque chose de créé, dans lequel l’éternité de Dieu est représentée. Ainsi, nous comprenons que le miroir de l’éternité n’est pas lui-même éternel, mais représente l’éternité. Car il appartient à Dieu d’avoir la même certaine connaissance de l’avenir qu’Il a du présent, comme le dit Boèce, parce que Sa vue est mesurée par l’éternité, où tout est simultané. Par conséquent, tous les temps et tout ce qui se passe en eux est présent à Sa vue à la fois118.
- 119 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 173, art. 3.
63En ce qui concerne la distinction entre la connaissance prophétique et la connaissance naturelle, Thomas élimine d’abord tous les doutes et difficultés qui pourraient créer une confusion sur la nature de la prophétie et la mission du prophète. Il discute ensuite du mode de la connaissance prophétique. Il s’agit essentiellement de savoir si « la révélation prophétique se fait par l’infusion de certaines espèces ou simplement par l’infusion de la lumière »119. Dans sa réponse, Thomas fait valoir que :
- 120 Ibid., 2a 2ae, q. 173, art. 2, resp.
Le jugement dans l’esprit humain est proportionnel à l’efficacité de la lumière intellectuelle. Or, par le don de prophétie, quelque chose est conféré à l’esprit humain au-delà des pouvoirs de sa faculté naturelle dans les deux cas, à savoir en ce qui concerne le jugement par l’infusion de lumière intellectuelle et en ce qui concerne l’acceptation ou la représentation des réalités qui se fait par certaines espèces120.
- 121 Voir Gn. 41.
- 122 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 173, art. 2, resp.
64La connaissance prophétique demeure essentiellement humaine, étant donné qu’un prophète « est celui dont l’esprit n’est éclairé que pour porter un jugement, même sur les éléments qui ont été vus par d’autres sous des formes imaginatives121. Dieu présente des formes perceptibles par les sens à l’esprit du prophète, parfois par les sens ou encore en imprimant dans l’esprit lui-même une image intellectuelle ». Thomas conclut donc qu’« il apparaît que la révélation prophétique se fait parfois par une infusion de lumière seulement, parfois par l’infusion de nouvelles espèces ou d’espèces disposées différemment »122.
65Suivant la théorie de la connaissance qu’il a développée en accord avec la pensée aristotélicienne, Thomas articule les deux éléments fondamentaux de la connaissance prophétique :
-
« l’acceptation ou la représentation des réalités qui se produit à travers certaines espèces » ;
-
- 123 Ibid.
« le jugement sur ces réalités qui ont été vues par d’autres »123.
66Dans des circonstances normales, les choses sont connues par l’intellect selon certaines espèces dont la fonction est de rendre les réalités présentes à celui qui les connaît après un degré croissant d’immatérialité :
- 124 Ibid.
Les espèces sont d’abord présentées aux sens, ensuite à l’imagination, puis à l’intellect passif qui est modifié par les espèces dérivées des fantasmes par l’action éclairante de l’intellect actif124.
- 125 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 171, art. 3, resp.
- 126 Ibid., 2a 2ae, q. 173, art. 2, resp.
67En ce qui concerne l’acceptation et le jugement, Thomas avait affirmé tout au long de son exposé que ce qui constitue le charisme prophétique est « une lumière divine qui rend possible la connaissance de toutes les réalités, qu’elles soient humaines ou divines, spirituelles ou corporelles »125. En développant davantage son argumentation concernant l’illumination divine, il souligne sans cesse que celle-ci « prend de l’ampleur dans la prophétie : parce que le jugement est le fruit de la connaissance »126.
- 127 Ibid., 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
- 128 Ibid. Cf. Šifāʾ, Nafs IV : 2 ; voir The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35.
68Thomas est tout à fait d’accord avec Mūsā b. Maymūn et, dans une certaine mesure, avec Ibn Sīnā concernant l’existence de trois degrés de prophétie ; cependant, sa pensée est plus spécifique en soulignant que les deux premiers degrés « sont inférieurs à la prophétie dite, pour la raison qu’ils n’arrivent pas à la vérité surnaturelle »127. D’autre part, elle est aussi plus synthétique dans sa considération des autres degrés de prophétie. L’Aquinate, Ibn Sīnā et Ibn Maymūn, mettent l’accent sur l’élévation du regard à travers les symboles jusqu’à entendre « des mots exprimant des vérités intelligibles, que ce soit en étant éveillé ou endormi »128.
- 129 The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 32. Voir supra.
- 130 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 4, resp.
69Concernant la sainteté de vie comme condition préalable à la prophétie, alors que Ibn Maymūn souligne qu’un prophète doit posséder « une certaine bonté et une morale saine »129, Thomas affirme que « la prophétie peut exister sans charité […]. Si, cependant, nous considérons la bonté de conduite par rapport à l’inquiétude et aux actions extérieures d’une âme, alors la méchanceté morale peut être un obstacle à la prophétie »130.
- 131 Voir Šifāʾ, Nafs IV : 2.
70Thomas d’Aquin et Ibn Maymūn sont tous deux d’accord sur le fait que l’audition de la parole avec la vision appartient à un niveau de prophétie plus élevé que la simple vision. Ibn Sīnā situe cet état comme le premier niveau de prophétie131. Thomas affirme :
- 132 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
Une prophétie d’un niveau encore plus élevé s’obtient lorsque le prophète ne voit pas seulement des symboles, des paroles ou des actes, mais qu’il perçoit aussi, éveillé ou endormi, quelqu’un qui lui parle ou lui montre quelque chose – parce que de cette façon il est démontré que l’esprit du prophète est plus près de la cause de la révélation132.
- 133 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 292.
- 134 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, resp.
71Ainsi, le critère d’authenticité de la prophétie pour Thomas réside dans le contenu de la vérité proclamée, qui est essentiellement la vérité surnaturelle. C’est là que réside la différence fondamentale entre la théorie de la prophétie telle qu’exposée par Thomas et celle exposée par Ibn Maymūn. Comme Avital Wohlman l’a fait valoir à juste titre, alors que l’Aquinate insiste sur le caractère surnaturel de la vérité révélée et sur le facteur de plus en plus déterminant de la cause de la révélation, c’est-à-dire Dieu, Ibn Maymūn, en revanche, souligne le rôle du sujet et sa capacité croissante à la connaissance prophétique133. Il faut ici revenir à la double définition de la prophétie naturelle exposée par Thomas. Le premier, qui s’inspire d’Aristote, le qualifie de naturel « parce que son principe actif est naturel, comme il est naturel que le feu soit porté vers le haut »134. Le second type de prophétie naturelle a lieu :
[…] quand la nature n’est la source d’aucune de ses dispositions, mais de celles qui sont une nécessité pour une telle perfection. De cette façon, l’infusion de l’âme rationnelle est appelée naturelle, dans la mesure où, par l’activité de la nature, le corps reçoit une disposition qui est une nécessité pour la réception de l’âme.
- 135 A. Altmann, « Maimonides and Thomas Aquinas… », art. cit., p. 10.
72Cette seconde forme s’apparente davantage à ce qui est exposé par Ibn Sīna (ainsi que par al-Fārābī avant lui) et Mūsā b. Maymūn et rend la prophétie dépendante des dispositions naturelles pour la réception de ce qui s’écoule du divin. Tout en rejetant les nuances émanationnistes de cette forme de prophétie naturelle, Thomas est néanmoins prêt à l’adopter pour expliquer les rêves véridiques et la prophétie naturelle135.
- 136 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
- 137 Ibid.
73Encore une fois, ce dernier confirme l’affirmation d’Ibn Maymūn selon laquelle « nous obtenons un degré plus élevé de prophétie si celui qui parle ou montre quelque chose apparaît, éveillé ou endormi, sous la forme d’un ange plutôt que celui d’un homme »136. à cela il ajoute que « au-dessus de tous ces degrés se trouve un troisième type de prophétie dans laquelle la vérité intelligible et surnaturelle est montrée sans vision imaginative »137.
- 138 Ibn Sīnā, On the Proof of Prophecies, n. 124, p. 115.
- 139 Voir Ex. 25 : 22.
- 140 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 403.
- 141 Voir Dt. 34 : 10
- 142 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 4, resp.
- 143 Ibid.
- 144 Ibid. Voir Šifāʾ, Nafs IV : 4.
- 145 Ibid.
- 146 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 175, art. 3, resp.
74Les deux sont également d’accord en affirmant que Moïse est le plus grand de tous les prophètes. Pour Ibn Sīnā cette affirmation revient, naturellement, à Muḥammad138. Pour Ibn Maymūn, il en est ainsi parce que « un prophète ne peut entendre que dans un songe de prophétie que Dieu lui a parlé. Moïse, notre Maître, par contre, l’entendit d’en haut du propitiation de l’Arche, entre les deux chérubins139, sans action de la part de la faculté imaginative »140. Thomas est d’accord avec Ibn Maymūn concernant l’affirmation de la supériorité de Moïse, il cite un passage du Deutéronome où il est dit qu’ « il n’y a pas eu un prophète comme Moïse qui ait surgi après lui en Israël »141. Il est également d’accord avec le rabbin de Cordoue pour qui « Moïse a surpassé les autres […] en ce qui concerne la vision imaginative. C’était à lui, pour ainsi dire à sa demande, non seulement d’entendre des paroles, mais de voir l’orateur, même sous la forme de Dieu – et cela non seulement pendant qu’il dormait mais aussi pendant qu’il était éveillé »142. La supériorité de Moïse par rapport aux autres prophètes existe aussi « en matière d’annonce : parce qu’il devait s’adresser à tout le corps des croyants comme le porte-parole de Dieu, comme s’il proposait une nouvelle loi »143. Enfin, « quant aux miracles qu’il accomplit, il les fit sur tout un peuple d’incrédules »144. Il y a cependant un élément qui apparaît dans la distinction de Thomas mais qui est absent chez Ibn Maymūn, à savoir que Moïse a surpassé d’autres prophètes « en vision intellectuelle, voyant qu’il regardait l’essence même de Dieu »145, ce qui serait jugé impossible pour le rabbin cordouan. Thomas se réfèrera plus tard à cette question comme point de départ pour assimiler l’excellence de Paul « le premier maître des païens » à celle de Moïse « le premier maître des Juifs »146.
75Contrairement à Ibn Sīnā et Ibn Maymūn, Thomas ne croyait pas que la prophétie est le résultat de dispositions naturelles : c’est un don de l’Esprit Saint. Il affirme, en effet :
- 147 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 4, resp. Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 172, art. 1 et 2.
La prophétie naturelle exige la disposition appropriée de la constitution naturelle, mais la prophétie qui est le don de l’Esprit Saint n’en a pas besoin. Cependant, elle exige que la disposition naturelle qui convient à la prophétie soit donnée avec le don de la prophétie147.
- 148 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 1, resp. Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 171, art. 2.
76C’est aussi un don passager et, par conséquent, ce n’est pas un habitus 148.
- 149 Voir A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 311.
77Ibn Maymūn et Thomas d’Aquin étaient bien conscients qu’ils appartenaient tous deux à une communauté au sein de laquelle et pour laquelle ils interprétaient les Écritures. Le prophète s’adresse à une communauté à qui il appartient de reconnaître son message. D’autre part, Thomas met davantage l’accent sur la perspective du prophète que sur celle de la communauté à laquelle le message est adressé149. C’est pourquoi il affirme que :
- 150 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 172, art. 1, ad 4.
[…] la lumière de la prophétie s’étend aussi à la direction des actes humains. En ce sens, la prophétie est nécessaire pour gouverner le peuple, et particulièrement en ce qui concerne l’adoration de Dieu. Car ici-bas cette nature est insuffisante et la grâce indispensable150.
Conclusion
78Le lecteur l’a sans doute déjà perçu, il existe de nombreux parallèles avec un certain nombre de différences dans les enseignements de ces trois sages au sujet de la prophétie. Comme indiqué ci-dessus, alors que les enseignements d’Ibn Maymūn et de Thomas d’Aquin ont leurs racines dans la Bible, ceux d’Ibn Sīnā sont enracinés dans le Qurʾân. Cela impliquerait également que les idées du philosophe persan sur la prophétie conduisent à son affirmation que Muḥammad est le plus grand des prophètes, une position qui serait vigoureusement contestée par les deux autres chercheurs. Alors que Moïse était considéré par les deux comme le plus grand prophète, Thomas ajouterait que tout ce qui est contenu dans la Première Alliance a été accompli en Jésus-Christ. D’où la nécessité pour eux de faire la distinction entre la prophétie naturelle et la prophétie provenant de la source divine. De plus, si Ibn Maymūn et l’Aquinate étaient tous deux prêts à s’engager et à appliquer certains concepts d’Ibn Sīnā, ils ont également pris soin de se distancier de tout discours philosophique qui pourrait indiquer un contraste avec la tradition biblique. Si pour Ibn Sīnā, la prophétie doit être considérée comme le résultat naturel d’un débordement de l’Un, Être Nécessaire qui est Dieu, pour Ibn Maymūn son exercice est soumis à la volonté divine, alors que pour Aquinas elle est finalement un don de Dieu.
Notes
1 É. Gilson, « Avicenne en Occident au Moyen Âge », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, no 36, 1969, p. 99.
2 Voir É. Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1986. Cette synthèse d’Ibn Sīnā et d’Augustin a marqué l’œuvre des scolastiques comme Henri de Gand (mort en 1293), Albert le Grand (mort en 1280) et, plus tard, Jean Duns Scot (mort en 1308).
3 L. X. López-Farjeat, « Avicenna and Thomas Aquinas on Natural Prophecy », The American Catholic Philosophical Quarterly, no 88 (2), mars 2014, p. 310.
4 S. A. Pomeroy, « Accommodating Avicenna, Appropriating Augustine : Assessing the Sources for Thomas Aquinas’s Doctrine of Prophecy », Proceedings of the ACPA, vol. 88, 2014, p. 127-188.
5 I. Leibowitz, « Préface », dans A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide : Un dialogue exemplaire, Paris, Les Éditions du Cerf, 1988, p. 10.
6 Parce que certaines traductions de textes ainsi que certaines publications philosophiques optent pour l’intellect « Agent » ou « Actif », les deux termes sont généralement utilisés de manière interchangeable.
7 H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on Intellect, New York et Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 117.
8 Il serait utile de rappeler ici la distinction entre prophète et messager dans le discours théologique islamique. Alors que tous les messagers sont prophètes, l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Un prophète est essentiellement quelqu’un à qui Dieu a parlé, alors qu’un messager est quelqu’un à qui Dieu a non seulement parlé, mais qu’il a aussi envoyé à sa communauté particulière et lui a confié un message spécifique, celui de le rappeler à sa profession originale de foi dans le Dieu unique.
9 L’affiliation religieuse d’Ibn Sīnā a fait l’objet d’un débat continu parmi les chercheurs. On peut cependant affirmer sans risque que certains membres de sa famille avaient de fortes sympathies pour Šīʿ.
10 Voir A. Saeed, interpreting the Qurʾân : Towards a contemporary approach, Londres et New York, Routledge, 2006, p. 31-32.
11 Le texte cité ci-dessus est tiré du Qur’an, une nouvelle traduction de Tarif Khalidi, Harmondsworth, Penguin Books, 2009.
12 Voir, par exemple, Q. 7 : 143.
13 Voir, par exemple, Q. 26 : 195.
14 L. X. López-Farjeat, « Avicenna and Thomas Aquinas… », art. cit., p. 313.
15 Ibn Sīnā, On the Proof of Prophecies, trad. par M. E. Marmura, R. Lerner et M. Mahdi (éd.), Medieval Political Philosophy : A Sourcebook, New York, The Free Press of Glencoe, 1963, nn. 123.124, p. 115.
16 L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1951, p. 117.
17 Ibn Sīnā, On the Proof of Prophecies, op. cit., n. 124, p. 115.
18 Šifāʾ, Nafs IV, 2, http://individual.utoronto.ca/dlblack/WebTranslations/shifanafs41-3. pdfA/173.
19 L. X. López-Farjeat, « Avicenna and Thomas Aquinas… », art. cit., p. 322.
20 Šifāʾ, Nafs IV, 4, http://individual.utoronto.ca/dlblack/WebTranslations/shifanafs41-3.pdf /A174.
21 Šifāʾ, Nafs IV, 4, dans F. Rahman, Prophecy in Islam : Philosophy and Orthodoxy, op. cit., p. 51.
22 Šifāʾ, Nafs V, 6 [248], Classical Arabic Philosophy : An Anthology of Sources, trad., introd., notes et glossaire par J. McGinnis et D. Reisman, Indianapolis et Cambridge, Hackett Publishing Company Inc., 2007, p. 202.
23 C’est-à-dire, l’intelligence matérielle (al-ʿaql al-ḥayūlānī).
24 Šifāʾ, Nafs V, 6 [248], Classical Arabic Philosophy…, op. cit., p. 204-205.
25 Šifāʾ, Nafs IV, 4.
26 Šifāʾ, Nafs V, 6 [249], Classical Arabic Philosophy…, op. cit., p. 205.
27 L. Gardet, La pensée religieuse d’Avicenne, op. cit., p. 121.
28 D. L. Black, « Psychology », dans P. Adamson et R. C. Taylor (éd.), The Cambridge Companion to Arabic Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 321.
29 H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on Intellect, op. cit., p. 118.
30 Voir Šifāʾ, Nafs IV, 2, supra.
31 Voir La métaphysique du Šifā, X, 1, 435, l. 13-20.
32 Voir Q. 39 : 62 ; 4 : 61-62 ; 59 : 24 ; 65 : 12.
33 Voir Q. 2 : 255 ; 112 : 1.
34 Voir, par exemple, Q. 42 : 3.19.
35 Ibn Sīnā, La métaphysique du Šifā, X, 2, 442, l. 13 sqq.
36 L’un de ces textes représentatifs de cette tradition est cet extrait de la traduction arabe de l’épitomé de la République ou Phaedo de Galien, qui a été largement diffusé à l’époque classique de la culture islamique : « Les masses [jumhūr al-nās] sont incapables de comprendre la séquence de l’argumentation démonstrative et ont donc besoin de symboles [rumūz] par lesquels elles peuvent être aidées ; (par “symboles” Galien signifie les rapports sur les récompenses et punitions dans l’au-delà). Nous voyons aujourd’hui, par exemple, que les gens qu’on appelle chrétiens n’ont puisé leur foi que dans les symboles et les miracles, et pourtant on peut penser qu’ils se comportent comme de vrais philosophes : leur absence de peur de la mort, c’est-à-dire de ce qu’ils vont rencontrer après, est quelque chose dont nous pouvons être témoins chaque jour. Il en va de même pour leur abstinence sexuelle : pour certains d’entre eux, non seulement les hommes mais aussi les femmes, passent en fait toute leur vie à s’abstenir de rapports sexuels, tandis que d’autres ont atteint un tel point de maîtrise d’eux-mêmes dans la régulation de leur alimentation et de leur désir intense de rectitude qu’ils ne sont en fait pas inférieurs à ceux qui sont vraiment philosophes ». Cité dans Chronography d’Abū ʿĪsā ibn al-Munağğim dans Abū ’-Fidāʾ, Historia Anteislamica, Leipzig, H.L. Fleischer ed., 1831, p. 108, traduit en anglais par D. Gutas dans Avicenna and the Aristotelian Tradition, p. 337-338.
37 Voir Q. 6 : 19.88 ; 10 : 28.34-35 ; 16 : 51 ; 18 : 15 ; 19 : 81-82 ; 21 : 24 ; 34 : 22 ; 36 : 74 ; 43 : 86 ; 46 : 28.
38 Voir Q. 3 : 64 ; 4 : 48 ; 6 : 23.151.163 ; 7 : 191 ; 9 : 31 ; 10 : 28.34-35.66.105 ; 11 : 54 ; 16 : 54 ; 17 : 111 ; 18 : 38 ; 22 : 26.31 ; 23 : 92 ; 27 : 63 ; 28 : 68 ; 30 : 40 ; 31 : 13 ; 39 : 64.67 ; 60 : 12 ; 72 : 20
39 Voir Q. 42 : 11
40 Voir Q. 79 : 46 ; cf. Q. 70 : 43 ; 75 : 1-6 ; 82 : 4 ; 86 : 8-10 ; 99 : 6 ; 100 : 9-11.
41 Voir Q. 52 : 13-28 ; 55 : 37-78 ; 56 : 1-56 ; 76 : 5-22 ; 77 : 29-44 ; 83 : 18-36 ; 88 : 1-16.
42 C’est un ḥadīth qui a été emprunté à la littérature paulinienne. Le texte intégral dit : « L’apôtre d’Allah a dit : Allah dit : J’ai préparé pour mes esclaves pieux des choses qui n’ont jamais été vues d’un œil, entendues d’une oreille, ou imaginées par un être humain. Si vous le souhaitez, vous pouvez réciter ce verset du Saint Coran : - “Aucune âme ne sait ce qui est caché pour eux, de la joie comme récompense pour ce qu’ils faisaient”. » (Q. 32 : 17). Le texte se trouve dans Buẖārī, Saḥīḥ, vol. IV, Beginning of Creation, n. 467. http ://www.sacred-texts.com/isl/bukhari/bh4/bh4_471.htm. C’est évidemment un emprunt à 1 Cor. 2 : 9 qui dit : « Ce qu’aucun œil n’a vu, aucune oreille n’a entendu, ni le cœur de l’homme n’a conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (Paul paraphrase ici Is 64,4 ; 65,17).
43 Ibn Sīnā, La métaphysique du Šifā, X, 2, 443, l. 1 sqq.
44 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 58, p. 378. (Nous mentionnons cette édition anglaise à laquelle renvoie l’auteur, dont nous traduisons les passages cités, ndtr).
45 H. Austryn Wolfson, « Hallevi and Maimonides of Prophecy », The Jewish Quarterly Review, New Series, vol. 32, no 4, 1942, p. 347.
46 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 32, p. 360-362.
47 Ici Mūsā b. Maymūn renvoie à B.T., Shabbath, 92a ; B.T., Nedarim, 38a. Voir The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 33, p. 362, n. 3.
48 Le texte ajoute ici que « for this reason, in the whole Decalogue the second person singular is used » [pour cette raison, dans l’ensemble du Décalogue, le singulier de la deuxième personne est utilisé], The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 33, p. 363.
49 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 33, p. 365.
50 Ibn Maymūn se réfère ici à « Rabbi Eliezer and Rabbi Joshua qui sont the Sages of Israel par excellence ». The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 33, p. 366.
51 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 33, p. 366.
52 Ibid., vol. II, chap. 35, p. 367.
53 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., 1988, p. 303-304.
54 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35, p. 368.
55 Ibid., p. 367.
56 Ibid., p. 368.
57 Ibid., p. 369.
58 Voir Ibn Sīnā, La métaphysique du Šifā, X, 1, 435, l. 1-2.
59 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35, p. 369.
60 Ibid.
61 Ibid., p. 370.
62 « S’il y a un prophète parmi vous, moi, le Seigneur, je me fais connaître à lui dans une vision, je parle avec lui dans un songe ». Le verset qui suit est l’autorité qui corrobore la distinction établie par Mūsā b. Maymūn entre Moïse, d’une part, et les prophètes précédents et successifs, d’autre part. En ce qui concerne Moïse, le texte dit : « Avec lui, je parle bouche à bouche, clairement, et non dans un langage obscur ; et il voit la forme de l’Éternel » (Nombres 12 : 8).
63 C’est-à-dire, la disposition de l’imagination. Cf. Šifāʾ, Nafs IV : 2.
64 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35, p. 370-371.
65 Ibid., vol. II, chap. 37, p. 373.
66 Ibid., vol. II, chap. 35, p. 373-374.
67 Ibid., vol. II, chap. 37, p. 374.
68 Ibid.
69 Ibid., vol. II, chap. 38, p. 377. Shlomo Pines, dans l’introduction à sa traduction anglaise du Guide, compare les conclusions d’Ibn Bağğa (d. 1139) et celles d’Ibn Maymūn. Pour les premiers, ceux qui sont doués de la connaissance intuitive sont les philosophes, dont Aristote principalement, alors que pour les seconds, c’est seulement Moïse qui a reçu cette intuition. De plus, il est possible qu’un philosophe se perde dans l’expérience en confondant ses idées avec la réalité ; le prophète, cependant, ne peut jamais oublier la transcendance de ce qui a été garanti pour voir. Voir aussi A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 275-276.
70 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 36, p. 370.
71 Ibid., vol. II, chap. 37, p. 374.
72 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 277.
73 Sur la mission de ces deux prophètes, Ibn Maymūn déclare : « Les Sages nous ont expliqué tout cela et ont attiré notre attention sur ce sujet. Ils ont dit que l’appréhension saisie par Ézéchiel était identique à celle saisie par Isaïe. Ils ont fait une comparaison avec deux hommes qui voyaient le souverain à cheval : l’un d’eux appartenait à la population sédentaire et l’autre aux nomades du désert. Parce que le premier savait que les gens de la ville savent dans quel état se trouve le souverain, il n’a pas décrit cet état, mais a dit seulement : J’ai vu le souverain. Ce dernier, cependant, souhaitant le décrire aux nomades du désert, moi qui n’ai aucune connaissance de l’état dans lequel le souverain monte à cheval, je leur ai décrit en détail cet état et les caractéristiques des troupes du souverain, de ses serviteurs, et de ceux qui exécutent ses orders » (M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. III, chap. 6, p. 427).
74 Voir le Talmūd Babylonien, Ḥagigah, 13b.
75 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. III, chap. 52, p. 628.
76 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 277-278. Voir M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. III, chap. 46.
77 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 278.
78 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 44.
79 Ibid., vol. II, chap. 45.
80 Ibid., vol. II, chap. 45, p. 400 ; voir, par exemple, le Livre de Zacharie.
81 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 400 ; voir, par exemple, le Livre de Zacharie.
82 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 400-401 ; voir 1 Sam. 3,4-14.
83 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 400 ; voir Ezek. 40 :4.
84 Ibid. voir Gen. 31, 11.
85 Ibid. voir Is. 6,1.8 ; I Kings 22,19 ; 2 Chron. 18,18.
86 Ibid. voir Gen. 15,9-10.
87 Ibid. voir Gen. 15,4.
88 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 401 ; voir Gen. 18,1-15 ; Joshua 5,13-15.
89 Voir Gen. 22.
90 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 402.
91 A. Altmann, « Maimonides and Thomas Aquinas : Natural or Divine Prophecy ? », AJS Review, vol. 3, 1978, p. 9.
92 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Ia IIae, q. 107 art. 2.
93 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin et la théologie de la révélation », Léon Elders SVD, La doctrine de la révélation divine de Saint Thomas d’Aquin, Vatican City, Libreria Editrice Vaticana, 1990, p. 173.
94 Ibid., p. 171-172.
95 Voir Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12.
96 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin… », art. cit., p. 173.
97 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2æ, q. 171, art. 3.
98 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin… », art. cit., p. 175.
99 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 1, sed contra.
100 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 2, resp.
101 De veritate 12, art. 1, ad 1.
102 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, resp.
103 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 172, art. 2, resp.
104 Ibid., 2a 2ae, q. 172, art. 2, ad 4.
105 Ibid.
106 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, 8.
107 Ibid., q. 12, art. 3, ad 8.
108 Ibid., q. 12, art. 3, 9. Voir Ibn Sīnā, Šifāʾ, Nafs IV : 4.
109 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, ad 9.
110 Ibid., q. 12, art. 4, corp.
111 Ibid., 12, art. 4, ad 2.
112 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae q. 171, art. 1 ; voir 1 Sam. 7 : 7.
113 J.-P. Torrell O.P., « Le traité de la prophétie en Saint Thomas d’Aquin… », art. cit., p. 177.
114 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 171, art. 3, resp.
115 Ibid., 2a 2ae, q. 171, art. 6, resp.
116 Ibid., 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
117 Ibid., 2a 2ae, q. 173, art. 1, resp.
118 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 6, resp.
119 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 173, art. 3.
120 Ibid., 2a 2ae, q. 173, art. 2, resp.
121 Voir Gn. 41.
122 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 173, art. 2, resp.
123 Ibid.
124 Ibid.
125 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 171, art. 3, resp.
126 Ibid., 2a 2ae, q. 173, art. 2, resp.
127 Ibid., 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
128 Ibid. Cf. Šifāʾ, Nafs IV : 2 ; voir The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 35.
129 The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 32. Voir supra.
130 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 4, resp.
131 Voir Šifāʾ, Nafs IV : 2.
132 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
133 A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 292.
134 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 3, resp.
135 A. Altmann, « Maimonides and Thomas Aquinas… », art. cit., p. 10.
136 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 3, resp.
137 Ibid.
138 Ibn Sīnā, On the Proof of Prophecies, n. 124, p. 115.
139 Voir Ex. 25 : 22.
140 M. Maimonides, The Guide of the Perplexed, vol. II, chap. 45, p. 403.
141 Voir Dt. 34 : 10
142 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 174, art. 4, resp.
143 Ibid.
144 Ibid. Voir Šifāʾ, Nafs IV : 4.
145 Ibid.
146 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 175, art. 3, resp.
147 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 4, resp. Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 172, art. 1 et 2.
148 Thomas d’Aquin, De veritate, q. 12, art. 1, resp. Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 171, art. 2.
149 Voir A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide…, op. cit., p. 311.
150 Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, 2a 2ae, q. 172, art. 1, ad 4.
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Référence papier
Joseph Ellul, « La prophétie naturelle et la prophétie scripturaire. Ibn Sina - Musa Ibn Maymun (Maïmonide) - Thomas d’Aquin », Noesis, 32 | 2018, 139-172.
Référence électronique
Joseph Ellul, « La prophétie naturelle et la prophétie scripturaire. Ibn Sina - Musa Ibn Maymun (Maïmonide) - Thomas d’Aquin », Noesis [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/5001 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.5001
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