Penser l’être (l’existant, l’existence) dans la falsafa : autour de mawǧûd/wuǧūd chez Ibn Sīnā (Avicenne)1
Résumés
Sans prétendre à l’exhaustivité, les éléments de base de la notion d’existence (et l’existence des choses) – dans la falsafa, principalement chez Alfarabi (al-Fārābī, mort en 950/339 ca.) et Avicenne (Ibn Sīnā, mort en 1037/428 ca.), sont ici examinés. En commençant par les questions terminologiques (en exposant les problèmes plutôt qu’en proposant des solutions), on considère ensuite quelques questions concernant la conception de l’existence (et son évolution) dans la philosophie arabe jusqu’à Avicenne. Puis, on analyse la notion d’existence chez Avicenne en prenant en considération les dernières recherches sur ce sujet.
Texte intégral
- 1 Je présente ici une version actualisée et en français d’un article que j’ai publié en anglais il (...)
- 2 Voir Cor. II, 117 ; III, 47 ; VI, 72-73 ; XVI, 40 ; XIX, 35 ; XXXVI, 82 ; XL, 68.
- 3 On n’indiquera ici que quelques travaux généraux ; sur la théologie, voir R.M. Frank, « The Aš‘ar (...)
- 4 Pour la Métaphysique d’Avicenne, je me réfère principalement à l’édition du Caire : Ibn Sīnā, al- (...)
1Pour analyser la notion d’« existence » dans le contexte arabo-islamique, avec quelque rigueur, il faudrait examiner de nombreux éléments, l’un souvent contrastant par rapport à l’autre. Une exploration du sens des termes impliqués par cette notion devrait tenir compte de la différence entre la fonction existentielle et la fonction prédicative du verbe « être » ainsi que de la théorie de la distinction entre l’essence et l’existence que la pensée arabe (falsafa) a élaborée. En même temps, on ne pourrait pas se permettre d’ignorer l’apport de la théologie, sous la forme du Coran2, et des discussions autour de la signification du terme « chose » dans les écoles mu’tazilites et aš‘arites ; il faudrait aussi inclure le soufisme et le courant mystique de la philosophie islamique, notamment le concept d’« unité d’existence » (waḥdat al-wuǧūd)3. Dans cet article, sans prétendre à l’exhaustivité, nous examinerons seulement les éléments de base, en commençant par les questions terminologiques (et peut-être en exposant des problèmes plutôt qu’en proposant des solutions), de la doctrine de l’existence telle qu’elle a évolué en philosophie, principalement chez Alfarabi (al-Fārābī, mort en 950) et Avicenne (Ibn Sīnā, mort en 1037)4.
- 5 Une analyse essentielle de la terminologie concernant le terme « être » en arabe est donnée par P (...)
- 6 Le terme anniyya (ou inniyya) (Latin anitas) peut être rendu par « être » ou « existence », quelq (...)
- 7 Les termes originaux, desquels dérivent les formes abstraites, sont aysa et laysa « être, étant » (...)
- 8 Pour une vision générale sur al-kawn comme terme philosophique, voir L.E. Goodman, « Knowledge an (...)
- 9 Huwiyya est parfois utilisé comme l’opposé de māhiyya. Un chapitre entier du Grand Commentaire d’ (...)
- 10 Pour un examen purement terminologique et comparatif, cf. M. Zonta, « “Sostanza”, “essenza” e “qu (...)
- 11 Voir par ex. Ilāh. I, 1, p. 4-5 à propos du sujet de la métaphysique, qui est séparé de la matièr (...)
- 12 La terminologie « faire être » ou « produire l’être » est très riche et se retrouve aussi bien da (...)
2Les termes philosophiques les plus importants pour notre recherche5 sont, en premier lieu, wuǧūd ; c’est le terme que nous examinerons en grande partie dans cet article ; anniyya ou inniyya (pour lequel de nombreuses dérivations ont été suggérées)6 ; aysa, ays et aysiyya (avec leurs négatifs correspondants : laysa, lays et laysiyya)7, kawn, qui signifie généralement « être » ou « devenir » (par opposition à fasād, « corruption », al-kawn signifie aussi « génération »), et d’autres termes qui partagent la même racine k-w-n8 ; huwiyya, « être » et – au moins apparemment dans certains cas – aussi « identité », qui semble être le nom abstrait de huwa mais vient probablement du syriaque hāwyā 9. À ces termes, on pourrait aussi ajouter les termes majeurs qui expriment la chose existante (šay’, amr), la substance (ǧawhar), l’essence et la quiddité (dāt, māhiyya)10, la subsistance (qiwām) qui se substitue parfois à l’être11. Le vocabulaire philosophique arabe est en tout cas très riche en expressions pour « être » et/ou « existence » (et aussi pour son contraire, « non-être »/« non-existence ») ainsi que pour l’acte d’ « instauration » ou « faire être »12. La lutte constante des auteurs et des traducteurs pour exprimer de manière toujours plus précise et sans ambiguïté le concept d’être (et d’existence) semble se manifester par leur recours continu à une nouvelle terminologie, une pratique qui a été encouragée – peut-être même compliquée – par la structure même de la langue arabe.
- 13 Pour une introduction au terme existentia dans la tradition occidentale, voir P. Hadot et A. Gugg (...)
- 14 Voir E.W. Lane, An Arabic-English Lexicon derived from the Best and the Most copious Eastern Sour (...)
- 15 Voir G. Endress, Proclus Arabus…, op. cit., p. 108. Voir aussi la paraphrase de Metaphysics Lambd (...)
- 16 Pour le syriaque īt, voir H. Hugonnard-Roche, cité dans J. Langhade, Du Coran à la philosophie. L (...)
- 17 Pour une vision générale des expressions arabes pour « être », voir F. Shehadi, « Arabic and ‘to (...)
- 18 Sur ce point, voir D. Gimaret, Les noms divins en Islam, Paris, Cerf, 1988, p. 133-136 ; R. M. Fr (...)
31. Le sens littéral de wuǧūd, qui dérive de waǧada « trouver », est sous la forme passive « le fait d’être trouvé » (d’où « le fait d’être là ») et le terme est donc employé, même en arabe non philosophique, pour signifier « existence » ou « exister »13, en opposition distincte au terme ‘adam, c’est-à-dire « manque » et donc « absence », « non existence »14. Un autre contraste dans l’usage philosophique est celui entre wuǧūd (et ses termes connexes) et māhiyya (et ses termes connexes), qui désigne la « quiddité » (c’est-à-dire le « quoi ») ou la « réalité » d’une chose. La dimension existentielle spécifique du terme wuǧūd semble être soutenue par sa fonction grammaticale : en général, le verbe dérivé de la racine w-ǧ-d n’a ni fonction auxiliaire ni fonction copulative. Néanmoins, malgré son sens spécifique, wuǧūd n’est pas un terme univoque, ce qui est aussi le cas du grec einai, dont il est souvent la traduction15. En effet, dès le tout début de la falsafa, outre quelques structures syntaxiques caractéristiques de l’arabe et du pronom huwa, que les traducteurs et les auteurs ont utilisés comme équivalents de l’estin grec et du hast 16 persan au sens du copulatif « est », on rencontrait l’expression al-mawǧūd, qui signifie littéralement « ce qui est trouvé » ou « ce qui est là » et donc « ce qui existe »17. Ainsi, le mot wuǧūd – de la même racine que mawǧūd – signifie, avec une certaine ambiguïté, non seulement « être trouvé (là) » et donc « exister » ou « être », mais aussi « être trouvé d’une certaine manière » ou « être d’une certaine manière ». L’expression al-mawǧūd bi-mā huwa mawǧūd, « l’existant qua existant » ou « être qua être » est l’un des plus importants moyens de désigner le sujet de la métaphysique, et le terme wuǧūd peut signifier non seulement « existence » (al-wuǧūd al-muṭlaq : existence pure ou pur « être », sans aucune détermination), mais également l’ « être » plus général qui comprend « être quelque chose », c’est-à-dire « être déterminé ou être accidentellement ». Enfin, de la tradition théologique vient le sens de « être connu » et d’être connu d’une manière donnée. En fait, en théologie, mawǧūd est compris de deux manières différentes : dans le sens absolu (al-mawǧūd al-muṭlaq) – et il est alors synonyme de ṯābit (« stable », « affirmatif ») ou kā’in (un « être ») – et par rapport à un wāǧid, c’est-à-dire à celui qui trouve ou connaît, et dans ce dernier cas mawǧūd signifie « connu ». Les deux sens sont attribués à Dieu18.
4Un exemple du terme mawǧūd comme équivalent du grec to on peut être reconnu dans un texte de Yaḥyā ibn ‘Adī (mort en 972-4). On y trouve une distinction claire entre le sens logique et gnoséologique (les « termes significatifs » désignent l’être catégoriel) et le sens métaphysique, voire ontologique, selon lequel « l’être » est d’abord la substance et donc le « genre » de toute chose qui est :
- 19 Pour la traduction des « termes significatifs », voir J. Langhade, Du Coran à la philosophie…, op (...)
- 20 C’est-à-dire « substance ».
- 21 Yahyā ibn ‘Adī. The Philosophical Treatises, édition critique avec introduction et étude du Dr. S (...)
[…] Aristote rend être (al-mawǧūd) dans les questions logiques comme un nom commun, [un nom] dont participent les dix catégories ; en fait, sa discussion concerne les catégories et les catégories auxquelles il se réfère sont les termes significatifs19. Dans la métaphysique, où sa discussion porte sur les choses qui existent réellement (al-umūr al-mawǧūda bi-l-ḥaqīqa) et non sur les noms qui les signifient, il l’appelle « genre ». Ce qui existe vraiment (al-mawǧūd bi-l-ḥaqīqa 20), c’est ce à quoi appartient vraiment l’être [l’existence] (huwa allaḏī al-wuǧūdu la-hu bi-l-ḥaqīqa), c’est la nature de l’être et [cette nature] est la même chez tous les êtres ; c’est donc aussi un genre, puisque c’est une nature existant dans tout ce qui est au-dessous de lui21.
- 22 Il y a aussi un sens existentiel de kāna et une fonction copulative de wuǧūd ; voir, par exemple, (...)
- 23 Sur ce point, voir F. Shehadi, Metaphysics in Islamic Philosophy, Delmar, New York, Caravan Books (...)
- 24 A.C. Graham, « Being in Linguistics and Philosophy, A preliminary Inquiry », Foundations of Langu (...)
52. La question du terme et du concept d’être ou d’existence a souvent été liée à la discussion de l’absence en arabe d’un verbe pour exprimer l’« être » qui inclut une fonction copulative. La traduction du verbe grec einai, avec ses deux usages différents (copulatif et existentiel) a toujours semblé problématique dans une langue comme l’arabe, où les deux fonctions apparaissent généralement sous des formes séparées22. Bien que l’arabe ait évidemment « l’équipement linguistique nécessaire » à la formation d’un terme philosophique qui ressemble à to on 23, on trouve parfois des positions extrêmes, comme celle selon laquelle les philosophes arabes ont transformé Aristote en un « philosophe qui parle parfois d’existence, parfois de quiddité, jamais d’être »24.
- 25 Alfarabi’s Book of Letters (Kitab al-ḥurūf) : Commentary on Aristotle’s Metaphysics, M. Mahdi (éd (...)
- 26 Al-Fārābī s’adapte au caractère traduisible du grec einai – comme équivalent de to on il mentionn (...)
- 27 The Book of Letters…, op. cit., p. 128 ; sur l’usage que fait al-Fārābī de « chose », voir R. Wis (...)
62a. La contribution la plus célèbre à cette question, qui intéressait en fait les auteurs arabes et par la suite les savants, est sans doute celle d’al-Fārābī, qui s’y attaque dans son Kitāb al-urūf (Livre des lettres)25. Al-Fārābī prend en considération les catégories aristotéliciennes, mais il souligne aussi la particularité de la langue arabe qui manque d’un terme se référant sans équivoque à la fois à « toute chose » et au « lien [ou la relation] entre une information (ḫabar) et la chose à laquelle l’information fait référence ». L’analyse d’al-Fārābī, qui traite d’abord de l’idée de « l’existant » (al-mawǧūd : chapitre – ou section – XV), puis de celle de « la chose » (al-šay’ : XVI), est importante pour la notion d’existence pour deux raisons, entre autres26 : premièrement, parce que, dans sa discussion sur la quiddité, il suggère la distinction entre la quiddité et l’existence qu’Avicenne explorera plus tard de façon exhaustive ; deuxièmement, parce qu’il y distingue deux types différents d’existence, l’existence extra-mentale (c’est-à-dire l’existence de ce qui est hors de l’âme – ḫāriǧ al-nafs, i. e. in re), qui est ce que al-Fārābī considère comme l’existence au sens propre (seul ce qui a une quiddité en dehors de l’âme peut être appelé mawǧūd), et l’existence mentale (in intellectu) ; al-Fārābī attribue l’existence à toute « chose » qui a une quiddité, soit en dehors soit à l’intérieur de l’âme. Il convient de noter qu’al-Fārābī inclut dans sa terminologie philosophique le terme « chose » (šay’), dont l’origine est théologique. Pour lui, comme pour les mu‘tazilites, le terme est beaucoup plus inclusif que mawǧūd : le mot « chose » est plus large dans son extension que le mot « existant », car il comprend des choses qui n’existent même pas, alors que, selon les Aš‘arites, « chose » (šay’) désigne tout ce qui existe (et est donc synonyme de mawǧūd)27.
- 28 L’être nécessaire ne peut être qu’un : voir Ilāh., I, 7.
72b. Chez Avicenne, encore plus résolument que chez al-Fārābī, l’analyse de la notion d’existence (et/ou d’être) implique plusieurs niveaux. Aux éléments dérivés directement de la tradition aristotélicienne (l’« être » en tant que sujet de la métaphysique, l’être catégoriel (l’être en tant que vrai est traité en Ilāh. I, 8) et l’analyse de ceux qui sont définis comme les « états » ou les « affections » de l’être), il ajoute ou superpose un niveau modal – l’existence est, au moins apparemment, « possible » et « nécessaire » – et un niveau théologique, qui est pourtant déjà impliqué par le niveau modal (la définition de l’existence nécessaire est ipso facto celle de l’existence divine)28. Enfin, au niveau logico-métaphysique, Avicenne doit se pencher sur la question de la distinction susmentionnée entre essence et existence et sur la question donc implicite du statut logique et métaphysique de la quiddité dans la doctrine des universaux.
- 29 Pour le sens logique spécifique de ḍarūrī, voir Ibn Sīnā, Kitāb al-Šifā’. Al-Manṭiq. Al-Qiyās, éd (...)
- 30 Pour cette discussion, voir Ilāh. I, 5, 29-33 ; ce passage tiré de la Métaphysique d’Avicenne est (...)
- 31 Sur cette question, voir Ilāh., I, 5, 31. Plusieurs problèmes sont ici impliqués : la question de (...)
8Parmi les nombreux points de départ possibles pour une discussion sur ce sujet, un passage dans la Métaphysique du Kitāb al-Šifā’ (Ilāh. I, 5) se distingue. Résumant les différentes significations de l’être (ou de l’existence), et donc aussi des expressions similaires ou connexes – telles que « chose » (šay’), « obligatoire » c’est-à-dire nécessaire au sens logique (ḍarūrī)29, « une chose quelconque » (mā), « ce qui » (allaḏī) et « ce qui est donné » ou « réalisé » (al-muaṣṣal) et « ce qui est établi ou affirmé » (al-muṯbat) – Avicenne propose une double distinction. D’une part, il discute des termes « être » et « chose » comme notions primaires : ils indiquent tous les deux l’« être » (et/ou l’existence) en tant qu’idée ou intention primaire de l’esprit, c’est-à-dire comme l’idée sur laquelle repose toute connaissance et qui, en tant que notion primaire, ne peut être connue ou définie que par elle-même ; d’autre part, il précise que le terme « chose » (šay’) – qu’il définit comme pouvant faire l’objet d’une prédication – peut indiquer « la réalité en vertu de laquelle chaque chose (amr) est ce qu’elle est »30. Afin de différencier l’utilisation de wuǧūd dans le sens fort d’affirmation de l’existence de l’utilisation qui indique « l’essence » de quelque chose, Avicenne distingue al-wuǧūd al-iṯbātī et al-wuǧūd al-ḫāṣṣ. Il utilise la première expression pour désigner « l’existence affirmative », c’est-à-dire l’existence affirmée ou établie comme telle ; cette existence peut être conçue comme appartenant aussi bien au niveau de la réalité concrète (in re) qu’au niveau de la connaissance (in intellectu) ; en effet, pour Avicenne l’existence in intellectu n’est pas moins « réelle » que l’existence concrète et, par conséquent, « existant » est synonyme de « ce qui a été établi » ou « affirmé » (al-muṯbat) et « ce qui est donné » ou « réalisé » (al-muaṣṣal). Dans la seconde expression – « existence propre » ou « existence spécifique » – Avicenne reconnait au contraire « la réalité », « la nature », « l’essence » (al-aqīqa ; al-ṭabī‘a ; al-ḏāt) de la chose, et donc de sa « quiddité » (māhiyya) ou de sa « choséité » (šay’iyya) qui, ne pouvant en tant que telle avoir une portée existentielle quelconque, a le caractère d’un élément conceptuel (ou intentionnel) indépendant de l’existence, qui est cependant – comme le premier sens de l’existence l’implique – un concomitant nécessaire de l’essence31.
- 32 Ilāh., I, 5, 32. Cf. D. Black, « Avicenna on the Ontological and Epistemic Status of Fictional Be (...)
- 33 On ajoutera que la locution « existence propre » révèle clairement le statut ontologique de l’ess (...)
9Le sens de « chose » doit donc être compris dans ce contexte comme une nature existant soit dans l’esprit (fī l-wahm ou fī l-‘aql) soit dans la réalité (fī l-‘ayān) ; néanmoins, ce que nous indiquons quand nous parlons des choses est leur nature ou essence, mettant de côté la question de leur existence32. Cependant, Avicenne introduit ici, implicitement, la question principale de la relation entre la possibilité et l’existence : si une chose qui n’existe que dans l’intellect est une chose existante, la relation entre la possibilité et l’existence se résume à la relation entre ce qui existe in intellectu et ce qui existe in re, avec des conséquences spécifiques pour l’idée de création, qui ne peut être comprise que comme la transition de l’existence de la pensée divine (ou, plus précisément, de l’univers intellectuel divin) à l’existence in re 33.
- 34 Pour un passage chez al-Fārābī où la non-distinction entre l’essence et l’être en Dieu est suggér (...)
- 35 Voir Ibn Sīnā, Kitāb al-Burhān, éd. Abū l-‘Alā ‘Afīfī, al-Qāhira [Le Caire], al-Maṭba‘a al-amīriy (...)
103. Comme on l’a déjà vu clairement, une discussion sur le sens de l’existence est, dans ce contexte, inséparable de la question de l’être de la chose en tant que telle, c’est-à-dire de la question de l’essence. Conformément à la distinction aristotélicienne entre les différentes significations de l’être, Avicenne, et peut-être, du moins dans une certaine mesure, al-Fārābī avant lui, a élaboré la doctrine dite de la distinction entre essence et existence, selon laquelle non seulement les déterminations conceptuelles qui définissent l’être propre de quelque chose doivent être distinguées de l’affirmation de l’existence de cette chose (c’est le niveau purement logique ou gnoséologique), mais aussi l’existence même qui est affirmée ou établie pour une chose doit être distinguée de son être ou essence particulière (c’est le niveau métaphysique). Le seul cas dans lequel l’existence peut être considérée comme coessentielle à la chose (et donc coïncidant avec son essence) est le cas du Principe divin et nécessaire34. Et bien que cette théorie semble rappeler la distinction faite dans les Analytiques postérieurs (II, 7, 92 b 10 : la question du quoi de la chose – « qu’est-ce que c’est » – est différente de la question qui pose « si la chose existe » ; cf. l’essence – to to en einai – dans les Topiques 132a4 et dans la Métaphysique 993a18 ; 988a10)35, le développement de cette doctrine en métaphysique a en fait été rendu possible par le cadre original – métaphysique et théologique – construit par les penseurs arabes médiévaux. Aristote, d’ailleurs, (et il ne pouvait en être autrement) ne traite que de la relation entre notre connaissance de l’essence d’une chose et notre connaissance de son existence.
- 36 Voir A. de Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999, p. 598 (...)
- 37 Une analyse de ces concepts chez Avicenne, à la fois historique et doctrinale, se trouve dans R. (...)
- 38 Ilāh. VIII, 4, p. 346-347. Selon Th. A. Druart (« Shay’ or Res… », art. cit., p. 132-133), les te (...)
- 39 Sur l’absurdité de cette thèse pour Avicenne, voir Ilāh., I, 5, p. 31-33, en particulier la discu (...)
- 40 Sans nécessairement mettre en crise ce principe, certaines analyses récentes ont reconsidéré l’id (...)
113a. L’analyse de la question révèle cependant un paradoxe : bien que l’essence et l’existence doivent être conçues comme « distinctes » et donc responsables de la composition des choses existantes, elles s’avèrent inséparables l’une de l’autre et donc résistant à toute tentative de les considérer séparément36. L’existence, en effet, est toujours caractérisée par sa modalité (modalement), mais sa nature modale découle de la nature modale de l’essence : c’est ainsi qu’il faut comprendre les formulations d’Avicenne du « possible » et du « nécessairement existant » (mumkin al-wuǧūd et wāǧib al-wuǧūd) : ce qui est « possible » n’est pas l’existence de la chose, mais la chose même, c’est-à-dire son essence (qui est possible précisément parce qu’elle peut « exister ») ; de même, ce n’est pas tant l’existence du Principe Premier qui est nécessaire, mais son essence qui doit nécessairement exister37. Par ailleurs, la modalité se réfère toujours à un seul et même objet, c’est-à-dire la « chose » (šay’) : discuter de l’essence ou de l’existence signifie, pour Avicenne, discuter de l’essence ou de l’existence de quelque « chose », c’est-à-dire quelque chose d’existant38. Ce paradoxe nous permet de tirer au moins une conclusion : au-delà des problèmes inhérents – et donc au-delà des différentes manières selon lesquelles elle a été interprétée – la doctrine de la distinction essence-existence ne peut se réduire à l’idée, qui paraîtrait absurde, d’une essence préexistante39 : la doctrine implique plutôt la distinction inéluctable (logique tout d’abord et peut-être métaphysique ensuite) entre deux niveaux dans ce qui ne constitue pas le Premier Principe. La composition de l’essence et de l’existence ne doit pas être considérée comme une composition de deux éléments (comme s’il s’agissait d’une composition physique), car dans ce cas chacun des deux aurait déjà l’existence même que leur composition est censée expliquer40.
- 41 A. Badawi, Arisṭū ‘ind al-‘Arab. Dirāsāt wa-nuṣūs ġayr manšūra, al-Kuwayt, Wikālat al-maṭbū‘āt, 1 (...)
12Un passage des Gloses ou Notes d’Avicenne sur la pseudo-Théologie d’Aristote, qui a déjà attiré l’attention de quelques chercheurs41, peut aider à comprendre la question. Après avoir examiné la notion de quiddité dans le processus d’émanation et la dualité qu’elle implique, Avicenne se penche sur la notion d’existence (wa-ammā ǧānib al-wuǧūd…). Il imagine alors une objection possible : si l’existence de la quiddité est possible en soi mais nécessaire en ce qu’elle procède du Premier Principe, on pourrait avoir recours, de manière inadmissible, à une régression infinie (tasalsul ilā ġayr al-nihāya) : l’aspect possible de l’existence devrait, à son tour, « exister », etc. Mais :
- 42 Arisṭū ‘ind al-‘Arab…, p. 61 : « bal wuǧūdu tilka al-māhiyyati laysa illā nafsa al-wuǧūd » ; voir (...)
L’existence d’une quiddité donnée – affirme Avicenne – n’est rien d’autre que l’existence et ce n’est pas quelque chose à quoi l’existence appartient. […] En soi, c’est l’existence et elle est plus générale (a‘amm) que l’existence de la possibilité (wuǧūd al-imkān) et l’existence de la nécessité (wuǧūd al-wuǧūb).42
- 43 Arisṭū…, 61, 19 ; G. Vajda, « Les Notes d’Avicenne… », art. cit., p. 386.
- 44 Pour expliquer le sens de cet être « plus général », voire le sens de cette existence, Louis Gard (...)
13Ainsi, l’existence appartient – ou n’appartient pas – à une chose (c’est-à-dire qu’une chose peut être ou ne pas être existante) et c’est ce fait qui peut être jugé en termes de possibilité et de nécessité, et non l’existence elle-même. La possibilité n’est pas une division (ou une subdivision) de l’existence, mais plutôt – comme le dit Vajda – une « modalité de la quiddité » (ālun lāzimatun li-tilka al-māhiyya)43, et l’existence comme existence n’est qu’existence et rien d’autre44.
- 45 Pour un examen critique des diverses interprétations de cette théorie chez Avicenne ainsi que che (...)
144. Mis à part les différentes interprétations données à la doctrine avicennienne de la distinction d’essence et existence (elles se situent essentiellement entre les deux pôles de la distinction : d’un côté « logique » ou « conceptuelle », de l’autre, « réelle »45), il nous reste à prendre en considération quelques aspects qui concernent spécifiquement la notion d’existence.
- 46 Sur le destin et la fortune des formulations heideggériennes dans l’historiographie philosophique (...)
- 47 Sur la distinction entre le Premier Principe et tout ce qui n’est pas le Premier Principe, voir I (...)
- 48 Ilāh., VIII, 4, p. 347 ; aussi pour les autres attributs négatifs (le Principe premier n’a pas de (...)
- 49 Sur ce sujet (Ilāh., VIII, 4, p. 347), voir l’article susmentionné : E.M. Macierowski, « Does God (...)
- 50 Ilāh., VIII, 4, p. 348. Avicenne semble utiliser certaines expressions de façon ambiguë : non seu (...)
- 51 Ilāh., VIII, 4, p. 350 : « […] la réalité de l’Être Nécessaire n’est que l’existence unique ».
154a. Premièrement, cette distinction est un outil conceptuel dont la valeur n’est défendable que dans un univers orienté théologiquement : elle nous permet d’exprimer la « différence ontologique »46 entre le Premier Principe et « tout ce qui est autre que le Premier Principe » et c’est précisément dans ce sens que c’est une « composition » : l’essence peut être (pensée comme) distincte de l’existence en tout sauf Dieu47. De plus, si la distinction sert à différencier Dieu du monde parce qu’elle a à voir avec le monde, elle implique aussi l’effabilité de Dieu, car elle est utile pour attribuer des attributs (ṣifāt) au Principe divin. Pour Avicenne, tous les attributs divins peuvent être réduits à l’absence de la distinction essence-existence en Dieu. Cela va de soi en ce qui concerne les attributs négatifs : le Principe premier n’a pas de quiddité et comme la quiddité et la possibilité sont équivalentes, Il n’a pas non plus de possibilité ; enfin, puisque l’absence de possibilité est la même que l’absence de « pourquoi », il n’a pas non plus de « pourquoi »48. Mais même pour les attributs positifs, il est assez clair : l’absence de quiddité (ou le fait que sa quiddité coïncide avec son existence)49 nous permet d’affirmer l’unité pure de l’existence du Premier Principe, et aussi d’affirmer sa quiddité « stable » ou « affirmative »50, c’est-à-dire une quiddité qui ne doit pas nécessairement passer du possible au nécessaire (ṯābit peut être un synonyme de mawǧūd). La question sur le Premier Principe n’a pas d’autre réponse que le Premier Principe lui-même ou, plus précisément, que son existence unique (al-wuǧūdu al-wāidu)51.
- 52 Pour le mal comme toujours relatif, voir Ilāh., IX, 6, p. 416, 7 : il ne peut y avoir de prédicat (...)
- 53 Ilāh., VIII, 4, p. 355 et p. 355, 11 en particulier. Le concept de « bien pur » est caractéristiq (...)
164b. Deuxièmement, l’existence est « bien » (de sorte que la vraie Existence est Bien pur et vrai), et la non-existence (qui est telle seulement dans un sens relatif puisqu’aucune prédication ne peut être donnée d’une non-existence absolue) est « mal »52. L’orientation néoplatonicienne d’Avicenne se manifeste là encore : l’existence est le bien pur et la perfection pure, tandis que la non-existence53 est le mal et le manque. Le Premier Principe, l’Existant Nécessaire, est donc aussi purement bon (ḫayr maḍ) et purement parfait (ou même « au-dessus de la perfection »), alors que toutes les choses, qui sont possibles en soi, ne sont pas purement bonnes car elles portent en un sens la non-existence. Néanmoins, le bien qui est seulement relatif a sa propre nécessité : en effet, le bien que représente le monde sublunaire (et donc le mal qui lui est lié) doit être réalisé dans la mesure du possible, puisque le « principe de plénitude » – qui est le principe directeur, l’idée fondamentale du système avicennien dans son ensemble, l’exige. En ce sens, le vrai bien « absolu » ne correspond pas à l’univers céleste en tant que tel (et à son Principe nécessaire), mais à la réalisation du possible que cet univers implique ; et donc le « bien absolu » implique le monde imparfait (sous la sphère lunaire), ainsi que le monde céleste parfait (au-dessus). L’émanation est donc un principe qui permet à Avicenne de légitimer, sur le plan éthique aussi, chaque rang de l’être.
174c. Troisièmement, et encore une fois d’un point de vue théologique, un problème se pose. La distinction ne suffit pas à elle seule à répondre à la question de l’origine. En d’autres termes, plutôt que résoudre la difficulté inhérente à une conception philosophique de la « création », la doctrine de la distinction essence-existence semble l’indiquer.
- 54 Sur le flux de l’existence sur les « quiddités » possibles, voir Ilāh., VIII, 4, p. 347, 10 sqq.
- 55 Sur l’émanation en tant que véritable « création », voir Ilāh., VIII, 3, 3, p. 342-343.
- 56 Ce sujet a été analysé par E. Gilson, voir par exemple L’être et l’essence, Paris, Vrin, 2000 (1r (...)
- 57 De nombreux passages suggèrent, du moins en ce qui concerne l’émanation céleste, une dimension mé (...)
18Le nœud du problème est la notion de modalité. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’essence est possible en elle-même et, puisqu’elle est possible, l’existence peut lui être « donnée » par le Premier Principe, de sorte que ce qu’Avicenne appelle une « chose » devient « nécessaire en vertu de quelque autre chose »54. Ainsi, non seulement l’existence semble « advenir » à l’essence, mais aussi l’essence semble avoir un double caractère : elle se présente non seulement comme la pierre angulaire de la différence ontologique entre Dieu et le monde (l’ « essence » de Dieu est nécessaire, alors que toute autre essence est seulement possible), mais aussi comme une sorte de « segment ou un grumeau d’être », inaccessible à la causalité divine (c’est l’essence de la chose qui est possible et donc apte à être rendue nécessaire par le Premier Principe). En tout état de cause, une perspective théologique, qui doit englober une explication du sens de la création – car c’est ici la perspective d’Avicenne, puisque son but est d’expliquer l’instauration absolue (ibdā‘) du monde55 – ne doit pas recourir aux notions de potentialité et d’actualité : l’origine même des choses ne peut pas être la transition d’un état (possibilité) à un autre (nécessité ou existence en réalité)56. Si la composante modale de l’essence est, par rapport à la causalité divine, déjà tenue pour acquise, comme si la première était une condition préalable de la seconde, la distinction entre essence possible et existence nécessaire n’est pas vraiment efficace pour expliquer l’origine absolue. Et si le sens du « possible » semble parfois coïncider avec celui de l’existant dans l’intellect – comme certains passages semblent le suggérer – cela ne résout pas le problème : si le possible est ce qui existe dans l’intellect divin – ou plus précisément ce qui existe dans la dimension intellectuelle du monde céleste, intelligence après intelligence, comme Avicenne décrit l’émanation en Ilāh., IX, 4 – la « création » ne devient rien d’autre qu’une transition du possible (ou de l’existence intellectuelle) vers le réel (c’est-à-dire l’existence concrète), une transition qui ne suffit pas à expliquer l’origine du possible lui-même dans la mesure où, à proprement parler, la création n’est plus une creatio ex nihilo mais une creatio ex possibili 57.
- 58 Ilāh., VIII, 3, p. 342. Une interprétation extrême de ce thème a été donnée par T. Izutsu (The Co (...)
- 59 En dehors de la relation du possible avec une cause les choses ne sont pas (et ne sont pas dans l (...)
- 60 E. Gilson, L’être et l’essence…, op. cit., p. 65 : « s’il [i. e. le Premier Moteur immobile d’Ari (...)
- 61 Parmi les études les plus importantes sur ce sujet voir, E. Gilson, « Avicenne et la notion de ca (...)
194c 1. Une solution à ce problème peut être trouvée dans une réflexion a posteriori sur la distinction. Il n’y a, comme nous l’avons vu, aucune essence préexistante séparée d’une manière ou d’une autre de l’existence même qu’elle devrait déjà avoir pour pouvoir être préexistante : dans le monde avicennien il n’y a que des choses (c’est-à-dire des choses existantes), où l’essence et l’existence doivent être (pensées comme) distinctes. Ainsi, nous pouvons dire que la doctrine de la distinction essence-existence ne peut définir la Cause Première comme cause d’existence que si les choses en tant que telles font l’objet d’une considération, c’est-à-dire à partir des choses existantes. En elles-mêmes, en dehors de leur relation avec la Première Cause, les choses (existantes) ne sont rien du tout. Cela veut dire que, en soi, rien n’est sauf Dieu, et si quelque chose est, c’est parce que Dieu le fait être58 : dans la mesure où la distinction révèle que « possible » implique « inexistant » et montre l’inéluctabilité de la relation du possible avec une cause, la distinction peut servir à aboutir à l’idée de Dieu comme « créateur »59. Cependant, c’est ainsi que la distinction révèle que la Première Cause d’Avicenne diffère réellement de celle d’Aristote : puisqu’il n’est qu’un Premier Moteur, la Première Cause aristotélicienne ne peut expliquer que le monde ou le mouvement des choses et non leur origine60. L’éloignement d’Avicenne par rapport à la vision d’Aristote de la Cause comme cause du mouvement est, en effet, reconnu comme tel par Avicenne lui-même dans sa théorie de la cause efficiente, qui est une cause qui donne l’existence, c’est-à-dire un « donateur ou donneur d’existence » : la terminologie suggérant un don ou une donation est utilisée pour exprimer une causalité « nouvelle » qui est spécifiquement conçue pour la métaphysique (ou la métaphysique en tant que théologie61) :
- 62 Ilāh., VI, I, 257. Pour un examen de l’attitude d’Avicenne à l’égard de l’argument du premier mot (...)
[Nous comprenons] par « agent » (fā‘il), la cause qui donne une existence (wuǧūd) qui est distincte de son essence même […]. En fait, les philosophes [qui traitent de] la science divine ne comprennent pas par « agent » seulement le principe du mouvement – comme les philosophes de la nature – mais plutôt le principe d’existence et celui qui donne [l’existence], comme le Créateur du monde62.
- 63 On ne peut en fait parler de non-existence absolue, voir Ilāh., I, 5, p. 32 ; IX, 6, p. 416, 7 ; (...)
- 64 Voir A. Bäck, « Avicenna’s Conception of the Modalities », Vivarium, no 30, 1992, p. 217-255 (not (...)
- 65 Sur l’image de l’artiste, voir Ilāh., VIII, 6, p. 363 (la comparaison avec les formes « architect (...)
204c 2. C’est en tout cas le sens donné à la modalité de l’essence qui peut justifier ce nouveau type de causalité comme réellement différent de la causalité du mouvement, qui est l’ultime responsable du passage de la potentialité à l’actualité. En d’autres termes, la question est de savoir si la notion d’essence possible peut réellement réussir à ne pas se réduire à la notion aristotélicienne de puissance : si la possibilité (essence) est inexistante, sa première réalisation est une « création » ; si au contraire la possibilité (essence) est une puissance (c’est-à-dire : s’il est possible d’exister et possible de ne pas exister), la causalité divine ne saurait être proprement un acte de création, autrement dit, elle ne peut expliquer une provenance absolue. Ainsi, la doctrine de la distinction d’essence et existence pourrait expliquer la séparation entre « ce qui est » au sens absolu (c’est-à-dire Dieu) et « ce qui est créé » (ou produit), par la non-distinction de la première et la composition de la seconde, mais elle ne résoudrait pas la question de la provenance. En fait, la question est de comprendre si les deux sens qu’Avicenne attribue au possible – « possible à … » et « possible à ne pas… », d’une part, et « inexistant », d’autre part, pourraient, dans un sens, coïncider : « l’inexistant » pourrait être la « chose » qui existe déjà et toujours dans l’univers intellectuel divin et qui peut ou ne peut pas être dans la réalité63. Cependant, Avicenne tente de sauver l’idée d’un début absolu dans sa Métaphysique et il le fait virtuellement sur deux niveaux. D’abord, au niveau intellectuel, sur lequel l’émanation divine est représentée comme l’acte par lequel le Premier Principe donne l’existence aux choses, comme l’artiste (ou l’artisan) donne l’existence à ses « créations ». Le Premier Principe est à l’origine du premier effet, et donc du monde, par la pensée (mais, ici aussi, nous rencontrons le problème du possible dans « l’esprit divin »)64. Deuxièmement, au niveau d’atemporalité absolue, en vertu duquel l’émanation peut être qualifiée de creatio ex nihilo (pour exprimer son idée de l’émanation, Avicenne utilise des termes comme ibdā‘, « instauration », et ta’yīs, « faire être ») ; c’est seulement si elle est en dehors du temps que le Premier Principe peut être conçu comme une cause qui élimine vraiment le néant : seule une cause qui produit continuellement l’être (i. e. une cause qui n’a jamais été une cause qui ne cause pas) est à proprement parler une cause efficiente et peut donc être appelée l’Auteur (ou l’Artisan : al-Ṣāni‘) du monde65.
- 66 En ce sens, le Premier Principe Nécessaire est différent des êtres du monde et cela d’une manière (...)
- 67 Parler d’univocité de l’existence ne signifie donc pas qu’on ne puisse pas poser une différence e (...)
215. À part sa complexité problématique, le sens existentiel du terme wuǧūd est clairement d’une grande importance dans la conception émanative de la pensée arabe médiévale : le concept d’existence est la pierre angulaire qui soutient l’idée même de la création. En ce sens, malgré l’ambiguïté fondamentale du terme qui l’exprime (ou des termes qui l’expriment), l’existence est un concept univoque (même si nuancé)66. Ceci est vrai non seulement parce que toutes les choses sont pareilles, en ce sens qu’elles existent dans le monde, mais aussi dans le sens qu’elles ont toutes reçu l’existence (i. e. qu’elles sont toutes des ašya’ « choses », ou, selon la façon dont les termes sont interprétés, des mawǧūdāt « existants », « êtres ») ; en outre, cela est aussi vrai du point de vue du Premier Principe : la relation avec le Premier Principe peut être réduite, pour toute chose, à celle de la donation de l’existence, la même existence qui appartient au Premier Principe – et seulement à lui – inconditionnellement et librement, et aussi abondamment de manière à pouvoir générer un flux créatif (fayḍ, fluxus) qui procède du Premier Principe et continue au-delà. La soi-disant « différence ontologique », c’est-à-dire la notion discriminante en vertu de laquelle les choses ne sont pas toutes pareilles (en vertu de laquelle elles ne sont pas Dieu) – notion qui exclut le panthéisme ou l’univocité absolue – consiste dans le caractère de cette même existence qui peut être nécessaire en elle-même ou possible en elle-même (ce qui nous ramène à la modalité de l’essence). La nécessité absolue de l’existence – c’est-à-dire cette existence (ou cette essence) qui, ne pouvant pas exister, n’a ni cause ni « pourquoi » (comme Avicenne le dit explicitement de l’Existant nécessaire) – appartient seulement au Premier Principe ; la nécessité conditionnée, relative au Premier Principe, qui est sa condition, est propre aux choses du monde, qui, comme elles ne sont que possibles, n’existent que par une cause. Puisqu’elle est l’origine des choses, l’existence du Premier Principe Nécessaire – qui coïncide avec le Premier Principe lui-même – est le point final de la question métaphysique : puisqu’il est la cause (‘illa), la raison (sabab) et le principe final (ġāya ;‘illa tamāmiyya) du monde, l’Existant nécessaire est « la cause ou la raison (sabab) » (ou selon une expression que l’on trouve dans le texte édité mais dont l’authenticité a été contestée « ce qui fait causes les causes [du monde] » (musabbib al-asbāb) ; le Nécessairement Existant est à l’origine d’une chaîne de l’être dont il est à la fois, de façon problématique, le principe fondateur, le premier élément et le terme ultime. Puisqu’elle est causée, toute chose dans le monde – c’est-à-dire toute chose qui n’est pas le Premier Principe – existe sans contenir en elle-même la raison de son existence : toute chose existante peut exister ou non exister en elle-même, sans que la question de son existence soit incongrue67.
- 68 Cf. Kitāb al-Naǧāt éd. M. Fakhry, Bayrūt, Dār al-afāq al-ǧadīda, 1985, p. 261.
- 69 Naǧāt…, p. 261, éd. Fakhry.
- 70 Les causes sont par exemple l’agent de combustion et le combustible ou le chiffre deux pour le ch (...)
- 71 Sur l’être unique de l’Existant nécessaire, voir Ilāh., VIII, 5, p. 349-354. Pour une interprétat (...)
- 72 Voir ci-dessus, notes 49 et 59.
- 73 J. Jolivet parle d’ « ontologie modalisé », cf. « La cosmologie anti-avicennienne de Shahrastânî (...)
226. Malgré leur « contingence », dans la mesure où les choses existent, toutes les choses sont nécessaires. L’existence et la nécessité – et cet aspect lie la doctrine de la distinction de l’essence et de l’existence à la question du déterminisme – semblent indiscernables. Si les deux domaines de l’être se distinguent au niveau de la conception (de leur « concevabilité ») – l’un est le domaine dont l’inexistence, une fois posée (Avicenne utilise le terme farḍ, « hypothèse » ou « supposition »68), aboutit à une impossibilité, l’autre est le domaine dont aucune impossibilité logique, qu’elle soit posée comme existante ou inexistante69, ne peut sortir – ils peuvent tous les deux être réduits au domaine de la nécessité. Ce qui permet de passer de la sphère purement « quidditative » (et logique) du « possible » et du « nécessaire » à ce qu’on pourrait appeler leur application ontologique (ou existentielle), c’est le développement des deux notions modales : ce ne sont plus les simples notions du possible et du nécessaire, mais leur contrepartie dans le couple des expressions « nécessaire en soi » et « nécessaire en vertu d’un autre ». Un passage du Kitāb al-Naǧāt (Livre du Salut) l’illustre parfaitement. Après avoir posé les deux domaines de l’être possible et de l’être nécessaire – les deux termes sont définis par rapport à l’existence – Avicenne présente les deux divisions du nécessaire : ce qui est « nécessaire en soi » et ce qui est « nécessaire en vertu de quelque chose autre », bien que ce dernier soit clairement le même que le possible quand il est considéré non en lui-même mais en relation à la cause (c’est-à-dire en soulignant sa relation avec la cause). En fait, poser des causes implique une transition du domaine du possible – dans la mesure où il est défini comme « celui dont l’existence (ainsi que la non-existence) peut être admise », le possible semble limité au discours logique (ou à une existence purement intellectuelle) – au domaine de ce qui est nécessaire en vertu de quelque autre chose, alors que les causes indiquent la sphère de l’existence (in intellectu ou in re)70. Ainsi, mettant de côté la question de la coïncidence entre la possibilité et l’existence dans l’intellect, il n’y a pas d’existences possibles (ou d’êtres possibles), mais seulement des existences nécessaires (ou des êtres nécessaires) : certaines sont nécessaires en elles-mêmes (il ne peut y en avoir qu’une), d’autres sont nécessaires par quelque autre chose (le monde de « tout ce qui est autre que le nécessairement existant »)71. En ce sens, non seulement la possibilité ne constitue pas une sphère contradictoire de la préexistence, mais la nécessité et l’existence coïncident également. Avicenne distingue le non-existant (qui est absolument inexistant et dont rien ne peut être dit)72 de ce qui n’existe que dans l’esprit et donc, comme nous l’avons vu, a une sorte d’existence, tout comme ce qui existe en réalité concrète. La distinction entre ce qui est possible en soi et ce qui est nécessaire (en soi ou en vertu d’une autre chose) ne concerne que le caractère de la quiddité de la chose, et la relation entre ce qui est nécessaire (al-wāǧib) et ce qui est existant (al-mawǧūd) doit être définie en termes de coïncidence73 :
- 74 Naǧāt, p. 262, éd. Fakhry. J’ai discuté la connexion entre causalité et relation dans O. Lizzini, (...)
[…] En fait, la nécessité de l’existence de ce qui existe nécessairement en vertu d’une autre [chose] (bi-ġayri-hi) est conséquente (tābi`) à un rapport (nisba) ou à une relation (iḍāfa) et la considération du rapport ou de la relation est différente de la considération de l’essence même de la chose à laquelle un rapport ou une relation [appartiennent]. La nécessité de l’existence n’est affirmée qu’en vertu de la considération d’une telle relation ; ainsi, l’essence, lorsqu’elle n’est considérée qu’en elle-même, exige : soit 1) la nécessité de l’existence, soit 2) la possibilité de l’existence, soit 3) l’impossibilité d’exister. Elle ne peut pas exiger l’impossibilité de l’existence, parce que tout ce dont l’existence est impossible en soi n’existe pas même en vertu de quelque chose autre […]. S’il est existant [et] exige la nécessité de l’existence, nous avons déjà dit que de ce dont l’existence est nécessaire en soi, la nécessité en vertu de quelque autre chose est impossible ; ce qui reste [à affirmer] est donc qu’il est possible qu’il soit existant, en considération de son essence, et nécessairement existant, en considération du fait que le rapport avec une telle autre chose est donnée. En considération de l’interruption du rapport avec une telle autre [chose], il est au contraire impossible d’exister, même si l’essence de la chose, en elle-même [et] sans [aucune] condition, est possiblement existante74.
- 75 Une analyse de l’idée de relation dans ce contexte peut également être trouvée dans R. Wisnovsky,(...)
- 76 Pour al-Fārābī, le vrai sens du mot « possible » est « ce qui n’existe pas à l’heure actuelle mai (...)
- 77 Il y a clairement deux sens au terme « impossible », puisque, comme c’est le cas pour les deux au (...)
- 78 Pour le lien entre la nécessité et l’existence, voir aussi Ilāh., IX, 2, p. 385, 12 : « Et tout c (...)
237. On peut résumer, ici, la question en distinguant deux niveaux : un niveau qui, en ce qui concerne la quiddité de la chose, n’implique que son essence, et un niveau qui, puisqu’il dépend des liens entre les choses existantes, n’implique pas simplement l’essence de la chose, mais implique plus précisément l’essence de la chose dans la mesure où elle est en relation avec les autres choses. Le premier niveau, où la nécessité et la possibilité sont distinctes (l’impossibilité n’est rien d’autre que la forme négative de la nécessité), est en fait un niveau logique (il inclut même ce qui ne peut exister, comme l’impossible, et dont on ignore l’existence, comme le possible, qui peut exister et ne pas exister) ; le second est principalement ontologique : il est déterminé par le rapport ou la relation ou connexion (nisba ou iḍāfa) que la chose a avec « autre chose que soi » et est toujours concernée par l’existence (soit in intellectu ou in re)75. Alors que ce qui est nécessaire en soi ne dépend pas d’une autre chose qu’elle-même et existe toujours, ce qui est possible n’est pas immédiatement concerné par l’existence – c’est-à-dire par la nécessité – mais seulement par quelque chose d’autre que lui-même, c’est-à-dire par sa propre cause (sa nécessité est en vertu de quelque autre chose). Le possible non réalisé est l’idée de quelque chose définie sur la base des deux extrêmes d’une alternative (elle peut exister ou ne pas exister)76 et qui, pour exister, ne peut plus être « possible » mais doit devenir nécessaire en vertu de quelque autre chose. Ainsi, si nous considérons le possible dans son rapport avec autre chose que lui-même, nous avons quelque chose d’existant ; si, au contraire, nous le considérons sans ce rapport, nous avons quelque chose d’inexistant et/ou d’impossible, c’est-à-dire quelque chose qui, même s’il est possible en soi, ne peut exister par manque de cause. Cette double considération (de l’essence ou de la quiddité et de l’existence) engendre aussi deux « impossibles » différents : ce qui est impossible en soi et ce qui est impossible en vertu d’autre chose ; ce dernier est le même possible, quand à celui-ci il manque un lien avec sa propre cause77. Ici, encore une fois, nécessité et existence coïncident78. Ainsi, la nécessité et l’existence ne sont rien d’autre que deux manières différentes de considérer l’essence – le niveau logique, qui concerne le besoin (ou l’absence de besoin) d’établir une connexion avec autre chose que la chose en question, et le niveau ontologique qui concerne une relation « réalisée ». Dans le Kitāb al-Naǧāt (Livre du salut) – en fait, juste après le passage susmentionné – Avicenne explique que ce qui n’est pas nécessaire (c’est-à-dire ce qui n’a pas été rendu nécessaire par sa cause) n’existe pas, et donc, par implication, il affirme que seul le nécessaire existe. L’expression « ce qui n’est pas nécessaire » doit être comprise comme désignant le possible non réalisé, c’est-à-dire le possible qui, n’ayant aucune raison de tendre vers l’existence, n’existe tout simplement pas (in re) :
- 79 Naǧât, p. 262, éd. Fakhry ; un passage correspondant se trouve dans Kitāb al-Mabda’ wa-l-ma‘ād (é (...)
Il est donc devenu évident que toute [chose] qui est nécessairement existante en vertu d’une autre [chose] est peut-être existante en elle-même. Et cela est réversible : en effet, tout ce qui est possible d’exister en soi, si son existence est réalisée, est nécessairement existant en vertu de quelque autre [chose]. En fait, inévitablement, soit 1) il est correct [d’affirmer] une existence réelle pour une telle [chose], soit 2) il n’est pas correct [d’affirmer] une existence réelle pour elle. Mais il ne peut pas être incorrect d’[affirmer] une existence réelle pour une telle chose parce que ce serait une [chose] impossible en ce qui concerne l’existence. Il est donc correct d’en [affirmer] l’existence réelle, de sorte que soit 1) son existence est nécessaire, soit 2) son existence n’est pas nécessaire. Mais l’existence de ce dont l’existence n’est pas nécessaire, mais est possiblement existante, ne peut être distinguée de sa non-existence […]79.
- 80 Cette expression rappelle le latin « natura communis », mais en arabe on trouve aussi ṭabī‘a « na (...)
- 81 Voici quelques-unes des études les plus importantes à ce sujet : R. Wisnovsky, « Notes on Avicenn (...)
- 82 Ilāh., V, 1, p. 196, 6 ; sur ce passage, voir Th. A. Druart, « Shay’ or Res… », art. cit., p. 136 (...)
- 83 La définition de l’universel n’implique qu’une multiplicité potentielle, voir Ilāh., V, 1, p. 196 (...)
248. Cela nous laisse quelques questions non résolues : celle du statut existentiel de la quiddité en tant que telle, celle de l’identité entre la quiddité et celle qu’on appelle la « nature commune »80 et, enfin, celle de l’existence dans l’esprit divin, qui, comme nous l’avons vu, implique finalement le statut du possible avicennien et de sa relation à l’existence. Nous nous limiterons, ici, à un bref examen de certains de ces problèmes. Le texte fondamental pour comprendre la théorie avicennienne des universaux est Ilāhiyyāt V, 1-2, dans lequel Avicenne esquisse la fameuse théorie qui s’appelle la théorie de l’ « indifférence de l’essence » : en soi la quiddité n’est que quiddité (formule célèbre : equinitas est equinitas tantum) ; quand elle existe (soit in intellectu ou in re), elle est accompagnée par une détermination quantitative, soit universelle ou particulière, mais en soi elle n’est que quiddité. Lorsqu’elle est considérée avec une détermination quantitative (dans le concept universel ou dans l’individu), la quiddité n’est ainsi plus considérée telle quelle est en soi. De nombreuses études importantes ont été écrites récemment sur cette question et cette théorie a été analysée d’un point de vue logique ainsi que d’un point de vue historique. Des sources théologiques islamiques (voir la distinction susmentionnée entre chose et existence dans le Mu‘tazila) ainsi que des origines aristotéliciennes grecques (par exemple la distinction entre koinon et katholou chez Alexandre d’Aphrodise) ont émergé, mais le débat sur le poids réel de ces sources et la position réelle d’Avicenne ne peut être considéré définitivement clos81. L’élément principal de la théorie d’Avicenne est, cependant, la potentialité de la prédication universelle : universel (al-kullī) est quelque chose qui peut être prédiquée de nombreux individus, mais qui n’est pas nécessairement prédiqué in actu. Par conséquent, le concept universel englobe deux éléments distincts : la quiddité et l’universalité (« l’universel dans la mesure où il est universel est une chose, mais dans la mesure où il est quelque chose accompagné de l’universalité, c’est autre chose »)82. L’intention (ma‘nā) de la quiddité correspond à la chose en soi telle qu’elle est exprimée par sa définition, alors que l’intention (ma‘nā) de l’universalité est la possibilité d’une prédication multiple (la modalité semble entrer dans la définition de l’universel comme tel)83. Cette distinction implique, bien sûr, une question d’existence. L’existence de la chose in re est une existence particulière (l’individu en tant que tel). L’existence intellectuelle de l’universalité ou, plus précisément, de la chose universelle (la chose conçue comme quelque chose à laquelle on peut appliquer ou que l’on peut attribuer à de nombreux individus) est également sans problème (elle semble même paradigmatique, puisque l’existence universelle est forcément intellectuelle) ; mais comment doit-on comprendre l’existence de l’essence ou de la quiddité en soi ou de l’intention de la quiddité ? Dans un passage de sa métaphysique, Avicenne soulève la question de l’existence de la nature (ṭabī‘a) de la chose, c’est-à-dire de la quiddité en tant que telle, et la décrit comme « existence divine » (al-wuǧūd al-ilāhī) :
- 84 Ilāh., V, 1, p. 204, 16-205, 4. Pour la traduction latine, voir Avicenna Latinus. Liber de Philos (...)
[…] L’animal avec ses accidents est la chose physique, tandis que (l’animal) en soi est la nature, (205, 1) dont l’existence est appelée antérieure – avec la (même) priorité qu’une chose simple a par rapport à une chose composée – à l’existence du physique ; et (un tel animal considéré en soi) est celui dont l’existence est définie comme « existence divine », puisque la raison de son existence en tant qu’animal est la Providence de Dieu, alors que le fait qu’il (existe) avec une matière et des accidents, et qu’il est cet individu, bien que ce soit en vertu de la Providence de Dieu, est dû à la nature particulière84.
- 85 Deborah Black examine ce sujet dans au moins deux articles ; voir D.L. Black, « Avicenne on the O (...)
- 86 Cf. au moins Marwan Rashed, Ibn ‘Adī et Avicenne: sur les types d’existants, dans V. Celluprica e (...)
25Plusieurs chercheurs ont attiré l’attention sur ce passage : l’« existence divine » semble être une forme particulière d’existence dans l’intellect, puisqu’Avicenne semble accorder à la quiddité une existence en tant que telle, indépendante de la singularité (qui est in re) et de l’universalité (qui est in intellectu), et situer cette existence dans l’esprit divin, rendant la quiddité exemplaire du réel, tant dans la sphère ontologique que gnoséologique85. Ainsi, la quiddité, qui en soi n’est ni universelle ni particulière, serait possible en ce qui concerne l’existence concrète (in re, fi l-‘ayān), mais existante en ce qu’elle existe dans l’esprit divin (la création serait ici la transition du possible vers l’existant in re). Avicenne pourrait se référer à une distinction déjà connue, dérivée de l’interprétation néoplatonicienne (qui voulait concilier Platonisme et Aristotélisme). Dans sa conception des universaux, le philosophe chrétien Yaḥyā ibn ‘Adī distingue par exemple entre une existence physique (al-wuǧūd al-ṭabī‘ī) qui se matérialise dans les substances matérielles individuelles ; une existence logique (al-wuǧūd al-manṭiqī) qui est l’existence de la chose dans l’esprit ; et une existence essentielle (al-wuǧūd al-ḏātī) – également appelée « divine » (ilāhī) qui identifierait l’existence de l’espèce comme une simple essence indiquée par la définition de la chose, dans le sens absolu)86.
- 87 Voir M. Marmura, « Avicenna’s Chapter on Universals… », art. cit., p. 45 (et aussi, p. 36 et p. 4 (...)
- 88 Voir également A. Bäck, « Avicenna’s Conception of the Modalities… », art. cit., p. 238-239.
- 89 Voir Ilāh., VIII, 6, p. 359, 15 sqq. ; VIII, 7, p. 362, 17 sqq. ; p. 363-366. Conformément à la d (...)
- 90 Dans la mesure où rien de multiple ne peut y être introduit, le Premier Principe d’Avicenne peut (...)
26Mais à part la question des sources, quelques réflexions sont suggérées par ce passage et l’interprétation qu’il a reçue. Premièrement, pour comprendre la question de l’existence divine de la quiddité, il faut tenir compte du fait que, pour Avicenne, ni l’existence réelle ni l’existence mentale n’appartiennent à la quiddité quand elle est considérée en elle-même. L’insistance d’Avicenne sur le fait qu’une nature en soi n’est ni mentale ni extra-mentale est une conséquence de sa distinction entre essence et existence (« insistence that a nature in itself is neither mental nor extramental is a consequence of his distinction between essence and existence »)87. À propos de la quiddité, nous pouvons dire donc ce que nous avons dit de la chose : ce que nous indiquons quand nous parlons de la quiddité en soi est sa nature, c’est-à-dire la quiddité en soi, mettant de côté la question de son existence, qui peut être mentale ou extra-mentale, mais qui n’appartient pas à la quiddité en soi88. Deuxièmement, il semble que dans le système avicennien, le seul sens dans lequel l’existence dans l’esprit divin peut être comprise est celui de l’existence dans l’univers intellectuel divin. Le statut de ce qui est intelligible dans l’esprit de Dieu – qu’Avicenne ne considère, du moins dans la Métaphysique, que dans la mesure où il concerne la connaissance divine des détails, connus par le Premier Principe « en tant qu’universels » – ne peut être compris sans référence à la théorie de l’émanation. Tout est connu par le Premier Principe par une articulation qui dépend de celle de l’émanation ou, plus précisément, qui est la même que l’émanation : c’est grâce à la médiation des intelligences divines que le Premier Principe « crée » ou produit l’être, et de même – en un certain sens – c’est grâce à la médiation des intelligences divines qu’il « connaît »89. L’Existant Nécessaire connaît toutes les choses dans la mesure où Il est leur cause : il connaît donc les essences dans la mesure où Il est leur cause. En d’autres termes, la question de la connaissance divine est un aspect de celle de l’être et de l’action divine, c’est-à-dire de l’émanation. Elle implique les difficultés mentionnées ci-dessus et doit s’accommoder de l’idée de l’unité absolue du Premier Principe90. Troisièmement, en ce qui concerne la quiddité elle-même, une clarification supplémentaire semble nécessaire, parce que l’idée d’existence divine à laquelle Avicenne se réfère dans ce passage – et qui est présentée comme ne dépendant que de la Providence divine en contradiction explicite avec ce qui dépend aussi de « nature particulière » – correspond clairement à l’idée d’une « nature universelle », à laquelle on fait référence dans un autre passage de la Métaphysique (Ilāh., VI, 5) où dans la discussion sur le but ou la finalité de la nature, Avicenne affirme :
- 91 C’est-à-dire la cause finale ; voir Ilāh., VIII, 3, p. 340-341.
- 92 Ma‘nā al-ḍarūrī : al-ma‘nā al-ḍarūrī, Ilāh., p. 290, 7. Un passage précédent clarifie la relation (...)
- 93 Ġaraḍ bi-nafsi-hi, Ilāh., p. 290, 7-8.
- 94 Ilāh., VI, 5, p. 290, 4-9 ; mais voir tout le passage : p. 289-290.
Le but premier qui est [recherché] est la permanence – par exemple, de la nature humaine, ou d’une autre nature – ou d’un individu générique, et non d’une nature déterminée. C’est la cause perfective91 de l’action de nature universelle, et elle est une. Mais pour l’actualiser de façon permanente, cette [cause] unique a néanmoins besoin d’individus suivis d’individus, avec une succession infinie telle que l’infinité numérique des individus soit un but au sens où elle est obligatoire […]92 ; ce n’est pas un but en soi93, car si l’homme pouvait être permanent, comme le soleil et la lune, il ne serait pas nécessaire d’engendrer et de se multiplier par reproduction94.
- 95 Ilāh., V, 1, p. 204, 16-205, 4. Le statut épistémique et métaphysique de « l’existence divine » ( (...)
27« Nature universelle » – c’est-à-dire le flux divin (fayḍ) ou la Providence elle-même (comme nous l’avons vu, ināya est le terme utilisé par Avicenne dans Ilāh., V, 1) – a son propre but dans l’existence durable ou permanente et stable de la substance : quand une seule instance ou un seul individu suffit à cette fin (comme dans le cas du soleil et de tous les autres corps célestes), la Providence n’exige pas une succession d’individus produits par génération, mais elle l’exige quand un seul individu ne suffit pas pour assurer une existence durable ou permanente, c’est-à-dire quand elle agit dans le monde sublunaire. La succession (infinie) d’individus, cependant, n’implique pas que la divine Providence ait une intention spécifique à l’égard de chaque individu impliqué dans la chaîne de succession, c’est-à-dire à l’égard de tous les individus dans leur particularité, ni qu’elle ait une intention concernant l’espèce en tant que telle. La succession (infinie) d’individus implique que la Providence divine sélectionne pour son but ce que l’on peut appeler un « individu vague (ou aléatoire) », c’est-à-dire un individu qui, quel qu’il soit, est capable de représenter l’espèce de manière à garantir l’existence permanente de cette dernière95.
- 96 Ilāh., VI, 5, p. 291, 1 : « Par “nature particulière” j’entends la vertu à laquelle appartient le (...)
- 97 L’expression arabe pour « individu indéterminé » ou « individu indéfini » est : šahṣ muntašar « u (...)
- 98 Sur ce sujet, voir aussi Ta‘līqāt…, op. cit., p. 108-109 et, pour le contexte de cet argument, Ar (...)
- 99 Voir al-Tabī‘iyyāt…, op. cit., p. 40, 4.
28La notion d’individu « vague » ou « indéterminé » apparaît clairement dans le Kitāb al-Šifā’ où la « nature universelle » est définie comme celle qui sert à déterminer la portée du flux divin96. Dans le monde sublunaire, la providence divine ou nature universelle poursuit la réalisation d’un individu générique ou indéfini97. Pour la nature universelle, la succession d’individus isolés, et les individus isolés eux-mêmes, ne représentent un but que de manière accidentelle, alors que la « nature particulière » (voir aussi Ilāh., V, 1, p. 205) cherche leur réalisation concrète (existence in re / fī l-‘ayān). Ainsi, puisque seul ce qui est exprimé par la quiddité comme « nature commune » sera instancié comme tel par un individu vague, aléatoire ou générique (et donc par l’espèce qu’il représente), la quiddité qui correspond à la « nature commune » a une existence « divine » et participe au but du flux divin98. L’« existence divine » implique des espèces, mais peut aussi impliquer des individus ; c’est une existence dans la mesure où elle est voulue par le flux divin ou la nature universelle et représente la sphère de ce qui relève de la juridiction et de « l’intentionnalité » des Principes divins ; dans le monde sublunaire elle correspond à l’existence générique que nous pouvons attribuer à tous (et donc à chacun parmi) parmi les nombreux individus d’une espèce ; la simple existence physique – et donc les individus isolés en tant que tels – est au contraire le domaine spécifique d’une « nature particulière » et, tout comme les maux qui relèvent du domaine de la vie concrète et particulière et, dans une certaine mesure, comme la mort, elle ne relève pas de la juridiction de la providence de l’émanation divine (c’est-à-dire la nature universelle)99.
- 100 Selon Avicenne, possible et nécessaire ne sont pas deux opposés, mais deux aspects de la même réa (...)
- 101 Cf. A. Hasnawi, « Fayḍ », dans A. Jacob (dir.), Encyclopédie Philosophique Universelle, II : Les (...)
299. La nécessité et l’existence absolue sont donc propres au Premier Principe seulement ; la nécessité et l’existence qui sont relatives (à un principe) sont propres à tout dans le monde sauf à Dieu. L’existence est toujours nécessaire (en soi ou en vertu d’autre chose) et la possibilité, en tant que composante de la quiddité des choses, n’est pas en contraste avec la nécessité, alors que lorsqu’elle est considérée par rapport à l’existence, elle est en opposition à la nécessité et peut être réduite à la non-existence. Ainsi, la notion d’existence in re est rejointe par la notion d’existence in intellectu, qui, tout en compliquant la distinction essence-existence d’Avicenne, coïncide avec une des significations du possible (« possible de » et « possible de ne pas »)100. Deux principes expliquent le monde des essences possibles qui deviennent « nécessaires en vertu de quelque autre chose » ; il faut distinguer : 1) le principe ex uno non fit nisi unum (Ilāh., IX, 4, 4, p. 405)101 qui génère un ordre hiérarchique (tartīb) dans le monde céleste et métaphysique de l’existence intellectuelle (les intelligences – i. e. les anges – dans le langage de la révélation – se distinguent les uns des autres en fonction de leur rang, sur la base duquel ils constituent des espèces différentes) ; 2) le principe de l’union de la matière et de la forme et du mélange matériel, qui, dans le monde terrestre et physique des êtres sublunaires, donnent naissance à une multiplicité qui n’est pas simplement une succession numérique de « l’un » (après le Premier Principe Un, il y a chaque fois une intelligence céleste et une sphère céleste, selon le principe ex uno non fit nisi unum), mais une articulation de multiplicité en dehors de la succession (matière et forme peuvent être combinées de diverses manières chez les divers individus d’une espèce donnée). Le principe directeur général est ce qu’on appelle le « principe de plénitude ». L’existence est bonne et les possibilités (essences) doivent donc être réalisées. La nécessité de la réalisation, c’est-à-dire l’existence absolument bonne ou divine, implique dans le monde céleste que des individus existent, alors que dans le monde sublunaire il n’y a que des exempla.
- 102 Ilāh., I, 5, p. 29, 5-8 ; 30, 3-5 ; 31, 2-9 ; 36, 4-6. Cf. aussi F. Benevich, « Die göttliche Exi (...)
- 103 On pourrait également distinguer son sens en logique et gnoséologie, où la quiddité correspond à (...)
- 104 Ilāh., V, 2, p. 210, 8-10.
3010. Une dernière remarque, qui explique et complique les choses à la fois, doit être réservée à la notion de vérité (l’un des sens de l’être selon Aristote). Avicenne attribue un sens ontologique de la vérité (qui en général concerne les propositions : cf. Ilāh., I, 8), même à l’essence en tant que telle. Dans Ilāh., I, 5 – le même contexte dans lequel Avicenne discute des notions intelligibles premières et du statut de la quiddité en tant que telle – Avicenne indique le « ce qui est » (mā huwa) de la chose comme sa réalité (al-aqīqa), et l’assimile à la quiddité. Il donne deux exemples : le triangle et la blancheur. Le triangle a une réalité dans le sens qu’il est un triangle, et la blancheur a aussi une réalité dans le sens qu’elle est la blancheur102. Dans Métaphysique IX (Q), 10 (1052a5 ss.), Aristote donne l’exemple du triangle, qui ne change pas (il est immuable, il est l’un des akineta) dans la mesure où il a toujours des angles qui sont égaux à deux angles droits. Avicenne ajoute donc au sens ontologique de la vérité qui s’exprime par l’existence (et la proposition), un sens ontologique de la vérité qui s’exprime par la quiddité (et qui reste au niveau de la quiddité). Si au niveau de l’existence, c’est-à-dire au niveau ontologique qui est lié à l’existence et à ses relations, la quiddité n’est, en soi, ni existante ni non existante, au point qu’elle est inexistante et fausse103, au niveau de l’essence elle-même, à savoir au niveau ontologique qui correspond ou est lié à la quiddité – le niveau de l’ontologie de la choséité ou quiddité – la quiddité est au contraire une instanciation de la vérité ou de la réalité : la quiddité est elle-même la réalité (al-aqīqa) d’une chose104. La référence à Aristote illustre clairement le sens de la distinction : la quiddité est réalité parce que, dans la mesure où elle est quiddité, elle est toujours et nécessairement telle qu’elle est (comme Aristote le soulignait dans Métaph., IX, 10). En d’autres termes, au niveau ontologique de la quiddité, Avicenne fonde le concept de réalité (et donc de vérité et de l’être vrai) sur l’indépendance et la primauté ontologique qui – comme il est évident – explique l’être divin du Nécessairement Existant. L’essence d’une chose, en tant que telle, est toujours première, identique à elle-même, indivisible, éternelle et en sens nécessaire et donc réelle ou vraie. Ce qui ne peut pas exclure que, par rapport à l’existence (à l’existence qui, selon le vocabulaire de Ilāh., V, 1, Avicenne définit en tant que réalisée ou établie), l’essence soit en soi possible (fausse) et devienne nécessaire (vraie) seulement dans la chose existante et à partir de la cause qui fait exister cette même chose.
Notes
1 Je présente ici une version actualisée et en français d’un article que j’ai publié en anglais il y a plusieurs années : « Wuǧūd-Mawǧūd/Existence-Existent in Avicenna. A Key Ontological Notion of Arabic Philosophy », Quaestio, no 3, 2003, p. 111-138. La bibliographie a été mise à jour et quelques notes et remarques ont été ajoutées. Je tiens à remercier Hervé Pasqua qui m’a proposé cette traduction et l’a aussi concrètement réalisée. Je remercie également la direction de la revue Quaestio et notamment Pasquale Porro pour avoir autorisé la publication de cette version française.
2 Voir Cor. II, 117 ; III, 47 ; VI, 72-73 ; XVI, 40 ; XIX, 35 ; XXXVI, 82 ; XL, 68.
3 On n’indiquera ici que quelques travaux généraux ; sur la théologie, voir R.M. Frank, « The Aš‘arite Ontology : I. Primary Entities », Arabic Sciences and Philosophy, no 9, 1999, p. 163-231, particulièrement p. 163-177 ; id., « The non-Existent and the Possible in Classical Ash‘arite Teaching », Mélanges de l’Institut Dominicain d’Études Orientales, no 24, 2000, p. 1-37 ; id., « al-Ma‘dūm wa l-mawjūd the Non-Existent, the Existent, and the Possible, in the Teaching of Abū Hāshim and his Followers », Mélanges de l’Institut Dominicain d’Études Orientales, no 14, 1980, p. 185-209 ; id., Beings and their Attributes. The Teaching of the Basrian School of the Mu‘tazila in the Classical Period, Albany, State University of New York Press, 1978 ; id., « Attribute, Attribution, and Being : Three Islamic Views », dans P. Morewedge (éd.), Philosophies of Existence. Ancient and Medieval, New York, Fordham University Press, 1982, p. 258-278 ; sur la doctrine de la waḥdat al-wuǧūd et sa toile de fond avicennienne, voir T. Izutsu, The Concept and Reality of Existence, Tokyo, The Keio Institute of Cultural and Linguistic Studies, 1971. Un aperçu général, bien que selon l’orientation doctrinale caractéristique de l’auteur, peut être repéré dans S.H. Nasr, « Existence (wujūd) and Quiddity (māhiyya) in Islamic Philosophy », International Philosophical Quarterly, no 29, 1989, p. 409-428 ; id., « Post-Avicennan Islamic Philosophy and the Study of Being », dans P. Morewedge (éd.), Philosophies of Existence…, op. cit., p. 337-344 ; voir également, P. Morewedge, Essays in Islamic Philosophy, Theology, and Mysticism, Oneonta, The Department of Philosophy, The State University of New York at Oneonta, 1995, p. 47-121 (« Ontology : Greek Sources of Some Islamic Philosophies of Being and Existence ») ; id., « Greek Sources of some Near Eastern Philosophies of Being », dans id. (éd.), Philosophies of Existence…, op. cit., p. 285-336 ; O. Leaman et H. Landolt, Wudjūd, dans Encyclopaedia of Islam, 2e éd., XI, 2002, p. 216-218 [éd. anglaise ; cf. l’édition en ligne]. à ces titres on ajoutera au moins C. Bonmariage, Le réel et les réalités. Mulla Sadra Shirazi et la structure de la réalité, Paris, Vrin, 2007 ; R. Wisnovsky, « Essence and Existence in the Eleventh- and Twelfth-Century Islamic East (Masˇriq) : A Sketch », dans D.N. Hasse et A. Bertolacci (dir.), The Arabic, Hebrew and Latin reception of Avicenna’s Metaphysics, Berlin, De Gruyter, 2012, p. 27-50.
4 Pour la Métaphysique d’Avicenne, je me réfère principalement à l’édition du Caire : Ibn Sīnā, al-Shifā’, Al-Ilāhiyyāt (La Métaphysique), t. I, traités I-V, éd. par G.C. Anawati et S. Zayed, révision et introduction par I. Madkour ; t. II, traités VI-X, texte établi et édité par M.Y. Mousa, S. Dunya et S. Zayed, revu et précédé d’une introduction par I. Madkour, à l’occasion du millénaire d’Avicenne, Ministère de la Culture et de l’Orientation, Le Caire, 1960 [réimprimé à Téhéran, 1983 ; Beyrouth, 1993] ; édité également dans Avicenna, Metafisica, introd., trad. it., notes et commentaires par O. Lizzini, préface, révision du texte latin et édition de P. Porro, Milan, Bompiani, 2006 (2e éd. révisée).
5 Une analyse essentielle de la terminologie concernant le terme « être » en arabe est donnée par P. Thillet, « La formation du vocabulaire philosophique arabe », dans D. Jacquart (éd.), La formation du vocabulaire scientifique et intellectuel dans le monde arabe, Turnhout, Brepols, 1994, p. 43-47. à ce titre on ajoutera l’examen comparatif tenté par M. Zonta, Saggio di lessicografia filosofica araba, Brescia, Paideia, 2014, p. 127-135 ; cf. également, selon différentes perspectives, C. D’Ancona, « Platonic and Neoplatonic Terminology for Being in Arabic Translation », Studia Graeco-Arabica, no 1, 2011, p. 23-45 ; C. Martini Bonadeo, « Il concetto di “essere” dall’Aristotele greco alla lingua araba », Studia graeco-arabica, no 2, 2012, p. 303-319 (l’essentielle équivalence entre le grec to on et les termes arabes al-huwiyya et al-mawǧūd est ici montrée à partir de l’analyse des traductions arabes de Métaph. Delta 7) ; K. Trego, « Ce qui se trouve là et ce qui est fait. Le nom de l’être et la réception d’Aristote dans la falsafa », Quaestio, no 17, 2017, p. 111-131 (ici, à partir de quelques textes d’al-Fārābi et d’Avicenne, l’auteur souligne le lien entre les idées de la puissance et de l’acte, d’un côté, et de l’essence et de l’existence, de l’autre ; elle souligne également quelques aspects terminologiques : l’être (al-mawǧūd) est, par exemple, « ce qui est trouvé »).
6 Le terme anniyya (ou inniyya) (Latin anitas) peut être rendu par « être » ou « existence », quelques fois par « être propre à » et donc en ce sens par « essence ». Dans le Kitāb fī al-ḫayr al-maḥḍ le Premier Principe est appelé anniyya faqaṭ, c’est-à-dire « être seulement » ou « pur être », et sa causalité est bi-anniyyati-hi faqaṭ (sur ce point voir C. D’Ancona Costa, Recherches sur le Liber de Causis, Paris, Vrin, 1995). Avicenne l’utilise, comme wuǧūd, pour désigner l’être ou l’existence de Dieu (voir Ilāh. I, 1, 5, 7, 13) ; il l’utilise toujours avec māhiyya « quiddité », auquel il s’oppose, pour exprimer la distinction entre l’être et l’essence dans les étants créés et leur non-distinction en Dieu (voir par exemple Ilāh. VIII, 4, 346). On a suggéré de nombreuses origines pour ce terme ; en plus de l’hypothèse d’une dérivation syriaque, il y a l’hypothèse d’une transcription du grec einai (ou d’autres termes grecs), dont anniyya est souvent la traduction ; une autre hypothèse concerne la formation d’un nom abstrait à partir de termes arabes (les particules in-inna ou an-anna, et, pour quelques auteurs, le pronom anā). Même la vocalisation du terme est incertaine : inniyya, anniyya ou unniyya ; voir P. Thillet, « La formation du vocabulaire… », art. cit., p. 45-47 ; R.M. Frank, « The origin of the Arabic Philosophical Term anniyya », Cahiers de Byrsa, no 6, 1956, p. 181-201 ; G. Endress, Proclus Arabus. Zwanzig Abschnitte aus der Institutio Theologica in arabischer Übersetzung, Wiesbaden-Beirut, Steiner, 1973, p. 80-109 ; D. Gutas et G. Endress (éd.), A Greek Arabic Lexicon (GALex). Materials for a Dictionary of the Mediaeval Translations from Greek into Arabic, I, Leyde/New York/Köln, Brill, 2002, p. 428-436 ; voir également S. Afnan, Philosophical Terminology in Arabic and Persian, Leyde, Brill, 1964, p. 94-97 ; M.T. D’Alverny, « Anniyya-anitas », dans Mélanges offerts à Étienne Gilson, Toronto/Paris, Pontifical Institute of Medieval Studies/Vrin, 1959, p. 59-91 (aussi dans id., Avicenne en Occident. Recueil d’articles de Marie-Thérèse d’Alverny réunis en hommage à l’auteur, avant-propos de D. Jacquart, Paris, Vrin, 1993) ; G. Serra, « Due studi arabo-latini I. Note in margine a anniyya-anitas », Medioevo, no 19, 1993, p. 27-51. Sur l’usage du terme chez Avicenne, voir, s.v. anniyya, A.-M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d’Ibn Sīnā (Avicenne), Paris, Desclée de Brouwer, 1938, p. 9-12 (reprise Frankfurt am Main, Institute for the History of Arabic-Islamic Science at the Johann Wolfgang Goethe University, 1999) ; M. Alonso Alonso, « La al-anniyya de Avicena y el problema de la esencia y existencia (fuentes literarias) », Pensamiento, no 14, 1958, p. 311-345 ; id., « La al-anniyya y el al-wuyūd de Avicena en el problema de esencia y existencia. La esencialidad de la al-anniyya », Pensamiento, no 15, 1959, p. 375-400 ; id., « ‘Al-wuyūd’ y ‘al-māhiyya’- existencia y esencia », Al-Andalus, no 27, 1962, p. 299-342 ; E.M. Macierowski, « Does God have a Quiddity According to Avicenna ? », The Thomist, no 52, 1988, p. 85-87. à ces titres on ajoutera A. Bertolacci, « A Hidden Hapax Legomenon in Avicenna’s Metaphysics : Considerations on the Use of Anniyya and Ayyiyya in the Ilāhiyyāt of the Kitāb al-Šifāʾ », dans A.M.I. van Oppenraay et R. Fontaine (dir.), The Letter before the Spirit : The Importance of Text Editions for the Study of the Reception of Aristotle, Leyde/Boston, Brill, 2012, p. 289-309.
7 Les termes originaux, desquels dérivent les formes abstraites, sont aysa et laysa « être, étant » et « non-être » ou « ne pas être » (voir Ibn Sīnā, Ilāh. VIII, 3 p. 342) ; du même terme aysa vient ta’yīs : « causer l’être » ou « porter à l’être », voir Ilāh., VIII, 3 ; voir aussi Avicenne, Le livre des définitions (Kitāb al-Ḥudūd), A. M. Goichon (éd.), Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1963, p. 42-43 (texte arabe ; ta’yīs se trouve dans quatre manuscrits) ; voir aussi J.L. Janssens, « Creation and Emanation in Ibn Sina », Documenti e Studi sulla tradizione filosofica medievale, no 8, 1997, p. 471 et note 58. L’usage de ce terme, comme celui de laysa et/ou lays, « non-être », et aysa et/ou ays, « être, étant », est généralement considéré caractéristique de la première période de la falsafa (al-Kindī et son cercle ; voir G. Endress, Proclus Arabus…, op. cit., p. 104-105) ; l’initiale lam de laysa « non-être » apparaît comme la négation de aysa, mais l’origine du terme est encore incertaine ; voir P. Thillet, « La formation du vocabulaire… », art. cit., p. 43-45 ; S. Afnan, Philosophical Terminology…, op. cit., p. 97-98 ; J. Barth, « Die Etymologie von arab. in, nicht, laysa, nicht sein », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, no 68, 1914, p. 360-364 ; M. Canard, « Laysa, aysa etc. », Bullettin des Études Arabes. Intermédiaire des arabisants, no 38, 1948, p. 114-116. Sur l’usage de ces termes chez Avicenne et ses sources, voir J.L. Janssens, « Ibn Sīnā’s Ideas of Ultimate Realities. Neoplatonism and the Qur’ān as Problem-Solving Paradigms in the Avicennian System », Ultimate Reality and Meaning, vol. 10, no 4, 1987, p. 265-266 ; id., « Creation and Emanation in Ibn Sina… », art. cit., p. 471-476. Pour al-Kindī et les texts néoplatoniciens, voir P. Adamson, « Before Essence and Existence : al-Kindī’s Conception of Being », Journal of the History of Philosophy, no 40, 2002, p. 297-312.
8 Pour une vision générale sur al-kawn comme terme philosophique, voir L.E. Goodman, « Knowledge and Reality in Islamic Philosophy », dans B. Carr et I. Mahalingam (éd.), Companion Encyclopaedia of Asian Philosophy, Londres/New York, Routledge, 1997, p. 965-999 (en particulier « Being and Becoming », p. 978-997). M. Horten avait attiré l’attention sur ce terme, voir « Was bedeutet al-kaun als philosophischer Terminus ? », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, no 65, 1911, p. 539-549.
9 Huwiyya est parfois utilisé comme l’opposé de māhiyya. Un chapitre entier du Grand Commentaire d’Averroès sur la Metaphysique d’Aristote est consacré à al-huwiyya qui rend to on dans la traduction de la Métaphysique attribuée à Usṭāṯ (comme en général dans les traductions philosophiques et les remaniements du cercle d’Al Kindi). à ce propos, cf. C. Martini Bonadeo, « Il concetto di “essere”… », art. cit. Selon certains chercheurs, ce pourrait être la forme abstraite du pronom huwa, avec le sens d’identité (celle-ci était aussi l’explication donnée, par exemple, par al-Fārābī dans son Livre des lettres, éd. Mahdi, p. 112 et 114-115) ; d’autres chercheurs ont considéré qu’il s’agit d’une traduction du grec einai (voir A.-M. Goichon, Lexique…, op. cit., n. 735, 411-413 ; S. Afnan, Philosophical Terminology…, op. cit., p. 121-124). La théorie la plus probable est celle qui fait dériver le terme du syriaque hāwyā, traduction de to on avec le sens d’ « étant », d’ « existant » ou d’ « être » ; voir R.M. Frank, « The origin of the Arabic Philosophical Term… », art. cit. Pour la traduction du terme, voir G. Endress, Proclus Arabus…, op. cit., p. 80-85. Pour une analyse détaillée de l’usage du terme dans la Métaphysique d’Avicenne, voir A. Bertolacci, « Some Texts of Aristotle’s Metaphysics in the Ilāhīyāt of Avicenna’s Kitāb aš-Šifā’ », dans D.C. Reisman et A.H. Al-Rahim (éd.), Before and After Avicenna : Proceedings of the First Conference of the Avicenna Study Group, Yale University, March 2001, Leyde/New York, Brill, 2003, p. 25-47. Bertolacci exclut tout sens d’ « identité » du terme dans l’Ilāhiyyāt du Kitāb al-Šifā’.
10 Pour un examen purement terminologique et comparatif, cf. M. Zonta, « “Sostanza”, “essenza” e “quiddità” nelle diverse lingue delle letterature filosofiche medievali : una proposta di comparazione storico-linguistica », Studia graeco-arabica, no 2, 2012, p. 321-330 ; cf. id., Saggio di lessicografia filosofica araba, op. cit., p. 136-145 ; 249-252 ; 271-281. Pour ces termes, cf. aussi Th.-A. Druart, « Substance in Arabic Philosophy : Al-Fârâbî’s Discussion », Proceedings of the the American Philosophical Association, no 61, 1987, p. 88-97 ; J. Faultess, « Jawhar and Dhât in some Medieval Arabic Philosophers (or. : on ‘Dhis and Dhat’) », dans R. Hansberger, M. Afifi al-Akiti et C. Burnett (dir.), Medieval Arabic Thought. Essays in Honour of Fritz Zimmermann, Londres/Turin, The Warburg Institute / Nino Aragno Editore, 2012, p. 41-52 et les autres titres cités infra.
11 Voir par ex. Ilāh. I, 1, p. 4-5 à propos du sujet de la métaphysique, qui est séparé de la matière dans la subsistance comme dans la définition.
12 La terminologie « faire être » ou « produire l’être » est très riche et se retrouve aussi bien dans la tradition théologique que dans la philosophie grecque ; pour une analyse doctrinale des termes principaux chez Avicenne et ses sources, voir J. Janssens, Creation and Emanation in Ibn Sina…, op. cit., p. 455-477. Pour mon analyse, cf. O. Lizzini, Fluxus, Indagine sui fondamenti della Metafisica e della Fisica di Avicenna, Bari, Edizioni di pagina, 2011.
13 Pour une introduction au terme existentia dans la tradition occidentale, voir P. Hadot et A. Guggenberger, « Existenz, Existentia », dans J. Ritter (éd.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Bd. 2, Basel/Stuttgart, Schwabe & Co., 1972, p. 854-859 ; pour le terme grec uparchein, voir J. Glucker, « The Origin of uparcand uparxias Philosophical Terms », dans F. Romano et D.P. Taormina (éd.), Hyparxis e hypostasis nel Neoplatonismo, Atti del I colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo. Università degli Studi di Catania, 1-3 ottobre 1992, Florence, Leo S. Olschki, 1994, p. 1-23 ; P. Hadot, « L’être et l’étant dans le néoplatonisme », Revue de théologie et de philosophie, 1973, p. 101-115. Pour Aristote et la tradition, cf. au moins, P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962 ; voir parmi les études les plus récentes : I. Olivo-Poindron, « Ousia hôs energeia, ou de l’existence chez Aristote », Quaestio, no 3, 2003, p. 71-109 ; J.-C. Bardout, Penser l’existence, t. I : L’existence exposée, Paris, Vrin, 2013.
14 Voir E.W. Lane, An Arabic-English Lexicon derived from the Best and the Most copious Eastern Sources […], Londres, Williams and Norgate, 1893, VIII, s.v. w-ǧ-d, 2924 ; pour ‘adam, voir ibid., V, 1874, s.v. ‘-d-m, 1976 : « Lack, or want, as meaning non-possession […] And Lack or want as meaning non-existence ; and absence ; or the state of being lost ».
15 Voir G. Endress, Proclus Arabus…, op. cit., p. 108. Voir aussi la paraphrase de Metaphysics Lambda de ‘Abd al-Laṯīf al-Baġdādī (1161-1231/557-629) : ‘Abd al-Laṯīf al-Baġdādī’s Bearbeitung von Buch Lambda der Aristotelischen Metaphysik, A. Neuwirth (dir.), Wiesbaden, Franz Steiner, 1976 ; cf. C. Martini Bonadeo, ‘Abd al-Latif al-Baghdadi’s Philosophical Journey. From Aristotle’s Metaphysics to the ‘Metaphysical Science’, Leyde/Boston, Brill, 2013. Pour wuǧūd (et les termes qui y sont relatifs) comme un équivalent de uparchein, cf. G. Endress, Proclus Arabus…, op. cit., 104 ; sur ce point, voir également P. Thillet, « Uparxis et Upostasis dans les versions arabes », dans F. Romano et D.P. Taormina, Hyparxis e hypostasis nel Neoplatonismo…, op. cit., p. 149-168.
16 Pour le syriaque īt, voir H. Hugonnard-Roche, cité dans J. Langhade, Du Coran à la philosophie. La langue arabe et la formation du vocabulaire philosophique de Farabi (préface de J. Jolivet), Damas, Institut Français d’Études Arabes, 1994, p. 364, note 36. Pour le syriaque šekīḥ auquel correspond l’arabe mawǧūd, voir R.M. Frank, « The Aš‘arite Ontology… », art. cit., p. 165.
17 Pour une vision générale des expressions arabes pour « être », voir F. Shehadi, « Arabic and ‘to be’ », dans J.W.M. Verhaar (éd.) « The verb ‘be’ and its Synonyms. Philosophical and Grammatical Studies », Foundations of Language, no 4, 1969, p. 112-125 ; plus récemment, C. Martini Bonadeo, « Il concetto di “essere”… », art. cit. ; C. D’Ancona, « Platonic and Neoplatonic Terminology for Being in Arabic Translation… », art. cit. Pour Avicenne, voir aussi J. Jolivet, « Le vocabulaire de l’être et de la création dans la philosophia prima de l’Avicenna Latinus », dans C. Steel et J. Hamesse (éd.), L’élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2000, p. 11-34.
18 Sur ce point, voir D. Gimaret, Les noms divins en Islam, Paris, Cerf, 1988, p. 133-136 ; R. M. Frank, « The Aš‘arite Ontology… », art. cit., p. 165.
19 Pour la traduction des « termes significatifs », voir J. Langhade, Du Coran à la philosophie…, op. cit., p. 313, note 3.
20 C’est-à-dire « substance ».
21 Yahyā ibn ‘Adī. The Philosophical Treatises, édition critique avec introduction et étude du Dr. S. Khalifat, Amman, University of Jordan, 1988 (Maqālāt Yaḥyā ibn ‘Adī al-falsafiyya, S. Ḫalīfāt [éd.], ‘Ammān, al-ǧāmi‘a al-urdunniyya, 1988), p. 182-183 (le passage est cité à partir de Notes on many questions, notes marginales aux Catégories d’Aristote).
22 Il y a aussi un sens existentiel de kāna et une fonction copulative de wuǧūd ; voir, par exemple, F. Shehadi, Arabic and ‘to be’…, op. cit., p. 115-116 et Sh. B. Abed, Aristotelian Logic and the Arabic Language in Alfarabi, Albany, State University of New York Press, 1991, p. 122-126.
23 Sur ce point, voir F. Shehadi, Metaphysics in Islamic Philosophy, Delmar, New York, Caravan Books, 1982, p. 31-37 ; id., « Arabic and the Concept of Being », dans G.F. Hourani (éd.), Essays on Islamic Philosophy and Science, Albany, State University of New York Press, 1975, p. 147-157 ; sur la notion de copule, voir C.H. Kahn, « On the Terminology of Copula and Existence », dans S.M. Stern, A. Hourani et V. Brown (éd.), Islamic Philosophy and the Classical Tradition. Essays presented by his friends and pupils to R. Walzer, Oxford, Cassirer, 1972, p. 141-158 ; Sh. B. Abed, Aristotelian Logic and the Arabic Language…, op. cit., (chap. 6 « Alfarabi’s Linguistic Philosophy », p. 119-165). Sur la question du verbe « être » en grec, voir, C.H. Kahn, « The Greek Verb ‘to be’ and the Concept of Being », Foundations of Language, no 2, 1966, p. 245-265 ; id., « Why Existence Does Not Emerge as a Distinct Concept in Greek Philosophy », dans P. Morewedge (éd.), Philosophies of Existence…, op. cit., p. 7-17. A response to the thesis of Kahn in M. Matthen, « Greek Ontology and the ‘Is’ of Truth », Phronesis, no 28, 1983, p. 113-135 ; pour une discussion de la position de Matthen, cf. R. J. Ketchum, « Being and Existence in Greek Ontology », Archiv für Geschichte der Philosophie, no 80, 1998, p. 321-332.
24 A.C. Graham, « Being in Linguistics and Philosophy, A preliminary Inquiry », Foundations of Language, no 1, 1965, p. 226 : « a philosopher who talks sometimes about existence, sometimes about quiddity, never about being » (cf. aussi à propos du « necessary linguistic equipment »). Des références en ce sens sont données aussi par C. Martini Bonadeo, « Il concetto di “essere”… », art. cit.
25 Alfarabi’s Book of Letters (Kitab al-ḥurūf) : Commentary on Aristotle’s Metaphysics, M. Mahdi (éd.), Beyrouth, Dar el-Machreq, 1969 (2e éd. 1990), p. 110-128 (pour la définition des termes, voir 111, p. 5-6). Sur ce point, voir F. Shehadi, Metaphysics in Islamic Philosophy…, op. cit., p. 45-69 ; J. Langhade, Du Coran à la philosophie…, op. cit., p. 363-368 ; A. Rachid, « Dieu et l’Être selon Al-Farabi : le chapitre de l’ “être” dans le Livre des Lettres », dans Centre d’Études des Religions du Livre, Dieu et l’Être. Exégèses d’Exode 3,14 et de Coran 20,11-24, Paris, Études Augustiniennes, 1978, [présentation par P. Vignaux], p. 179-190 ; Sh. B. Abed, Aristotelian Logic and the Arabic Language…, op. cit., (particulièrement chap. 3 « The Concept of Essence in Alfārābī », p. 59-85 et le chap. 5 : « The Term Mawjūd in Nonlogical Contexts », p. 105-117). Une traduction en espagnol de la section XV dans R. Ramón, « Al-Fārābī : el concepto del ser », Revista de Filosofia, no 7, 1994, p. 27-49 ; voir également : G. Anawati, « La notion d’al-wujud (existence) dans le Kitab al-Huddud [sic] d’al-Farabi », dans Actas del V Congreso Internacional de Filosofía Medieval, Madrid, Editora Nacional, 1979, p. 505-519 ; A. Taha, Langage et philosophie. Essai sur les structures linguistiques de l’ontologie, Rabat, Publications de la Faculté de Lettres et des Sciences Humaines, 1979, p. 205-233. à ces titres on ajoutera : K. Trego, « Ce qui se trouve là et ce qui est fait… », art. cit. ; S. Menn, « Al-Fārābī’s Kitāb al-ḥurūf and his Analysis of the Senses of Being », Arabic Sciences and Philosophy, no 18, 2008, p. 59-97.
26 Al-Fārābī s’adapte au caractère traduisible du grec einai – comme équivalent de to on il mentionne aussi huwa (duquel il maintient que le terme huwiyya dérive) – et, dès lors, à la suite d’Aristote, il discute la définition de l’être, l’identité entre l’un et l’être et entre « être » et « être vrai », et le couple d’opposés relatif à l’être (acte et puissance, être et non-être, essence et accident). Ce n’est qu’après avoir examiné « être » en tant que connexion entre le sujet et le prédicat (selon son interprétation, la proposition « Zayd est juste » n’a aucune portée existentielle), qu’al-Fārābī considère brièvement le sens du terme « chose » (The Book of Letters…, chap. XVI, p. 128-129).
27 The Book of Letters…, op. cit., p. 128 ; sur l’usage que fait al-Fārābī de « chose », voir R. Wisnovsky, « Notes on Avicenna’s Concept of Thingness (šay’iyya) », Arabic Sciences and Philosophy, no 10, 2000, p. 187-189 (réimprimé avec des retouches dans id., Avicenna’s Metaphysics in Context, New York, Cornell University Press Ithaca, 2003, p. 150-152) ; Th. A. Druart, « Shay’ or Res as Concomitant of Being in Avicenna », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, no 12, 2001, p. 128-130 en particulier. Sur le sens du terme « chose » dans le Kalām, voir encore R. Frank, « The Aš‘arite Ontology… », art. cit. ; id., « The non-Existent and the Possible in Classical Ash‘arite Teaching », Mélanges de l’Institut Dominicain d’Études Orientales, no 24, 2000, p. 1-37 ; id., « al-Ma‘dūm wal-mawjūd… », art. cit. ; id., Beings and their Attributes…, op. cit. ; R. Wisnovsky, « Notes on Avicenna’s Concept… », art. cit., p. 182-187 (et id., Avicenna’s Metaphysics in Context…, op. cit., p. 145-150). Pour le terme « chose » référé à Dieu, voir D. Gimaret, Les noms divins…, op. cit., p. 142-150. Sur le terme et la question du néant, voir les titres cités infra et également O. Lizzini, « Il nulla (al-‘adam), l’inesistente (al-ma‘dūm), la cosa (al-shay’) : note intorno alla terminologia e alla dottrina della creazione dal nulla nel pensiero islamico », dans M. Lenzi et A. Maierù (dir.), Discussioni sul nulla tra Medioevo ed Età moderna, Rome, Lessico Intellettuale Europeo, 2009, p. 63-103.
28 L’être nécessaire ne peut être qu’un : voir Ilāh., I, 7.
29 Pour le sens logique spécifique de ḍarūrī, voir Ibn Sīnā, Kitāb al-Šifā’. Al-Manṭiq. Al-Qiyās, éd. S. Zāyd, al-Qāhira [Le Caire], al-Hay’a al-‘āmma li šu’ūn al-maṭābi‘ al-amīriyya, 1383/1964, p. 166-167. Pour les termes qui traduisent le grec anagkaion (anankaion), voir R. Wisnovsky, Avicenna’s Metaphysics in Context, op. cit., p. 216-217.
30 Pour cette discussion, voir Ilāh. I, 5, 29-33 ; ce passage tiré de la Métaphysique d’Avicenne est repris par saint Thomas d’Aquin (voir au moins D.L. Black, « Mental Existence in Thomas Aquinas and Avicenna », Medieval Studies, no 61, 1999, p. 45-79, en particulier p. 47-51). Pour une analyse de la notion de « chose » (šay’) et « choséité » (šay’iyya) chez Avicenne, voir J. Jolivet, « Aux origines de l’ontologie d’Ibn Sīnā », dans J. Jolivet, Philosophie médiévale arabe et latine, Paris, Vrin, 1995, p. 221-236 (originellement : J. Jolivet et R. Rashed (éd.), Études sur Avicenne, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 11-28) ; Th. A. Druart, « Shay’ or Res… », art. cit., p. 124-142 ; R. Wisnovsky, « Notes on Avicenna’s Concept… », art. cit., p. 181-221 (le même texte révisé dans id., Avicenna’s Metaphysics in Context…, op. cit., p. 153-180). En opposition à J. Jolivet (« Aux origines… »), Wisnovsky suggère qu’Avicenne aurait pu arriver à la notion de « choséité » en vue d’expliquer le primat de la cause finale aristotélicienne. Une hypothèse semblable se trouve chez A. Druart, « Shay’ or Res … », art. cit., p. 139-142.
31 Sur cette question, voir Ilāh., I, 5, 31. Plusieurs problèmes sont ici impliqués : la question de l’identité (ou la non-identité) entre la quiddité (selon le genre et la différence) et l’essence, et la question de l’identité entre la quiddité et la forme, qui ne subsiste pas, par exemple, dans le cas des substances composées (voir Ilāh., V, 8, 245).
32 Ilāh., I, 5, 32. Cf. D. Black, « Avicenna on the Ontological and Epistemic Status of Fictional Beings », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, no 8, 1997, p. 450 : « To call any object a “thing” is to recognize it as having a quiddity or essence ».
33 On ajoutera que la locution « existence propre » révèle clairement le statut ontologique de l’essence qui « est ». Sur l’existence de l’essence, voir infra par 8. Une récente analyse propose l’examen de l’ontologie de l’essence en tant que telle ; cf. D. Janos, Avicenna on the Ontology of Pure Quiddity, Berlin, De Gruyter, à paraître.
34 Pour un passage chez al-Fārābī où la non-distinction entre l’essence et l’être en Dieu est suggérée (à partir de l’idée de l’unité de la substance divine), voir le commencement du cinquième paragraphe de la première section (ou « chapitre » – faṣl) du Kitāb Arā’ ahl al-madīna al-fāḍila (pour les traductions, cf. en anglais Al-Farabi on the Perfect State. Abū Nasr al-Fārābī’s Mabādi’ Arā’ ahl al-madīna al-fāḍila. A revised Text with Introduction, Translation and Commentary by R. Walzer, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1985 [repris : Chicago, Kazi Publications, 1997, p. 69] ; en français, voir al-Fārābī, Opinions des habitants de la cité vertueuse, texte, traduction critique et commentaire par A. Cherni, Paris, al-Bouraq, 2011, p. 46). Sur cette question chez Avicenne, voir, par exemple, Ilāh., I, 5, p. 31-32.
35 Voir Ibn Sīnā, Kitāb al-Burhān, éd. Abū l-‘Alā ‘Afīfī, al-Qāhira [Le Caire], al-Maṭba‘a al-amīriyya, 1956, I, 5, p. 68-69. Avicenne définit trois questions : « quoi » (mā) ; « si » (hal) ; « pourquoi » (li-mā). La première se réfère soit à la signification du nom de la chose, soit à la réalité même de la chose (ḥaqīqat al-ḏāt) ; la deuxième peut être simple ou composée ; si elle est simple, il s’agit de la question de l’existence d’une chose (hal al-šay’ mawǧūd ‘alā l-iṭlāq) ; si elle est composée, il s’agit de l’être de la chose (c’est-à-dire que la chose soit ou non d’une certaine manière - hal al-šay’ mawǧūd kaḏā aw-laysa mawǧūdan kaḏā) ; dans ce cas, le terme « être » (mawǧūd) est une copule et non un prédicat (rābiṭa lā maḥmūlan). La question « pourquoi » est aussi de deux ordres : s’il ne s’agit pas de la raison de l’être même de la chose, elle est requise par l’argument logique (al-qawl) pour atteindre le moyen terme. Toutes les questions sur « comment », « combien », « où » et « quand » peuvent être réduites à la question « si » (hal) dans le sens composé.
36 Voir A. de Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999, p. 598 : « L’ontologie d’Ibn Sīnā est construite sur une double affirmation : celle de la distinction de la chose et de l’existence et celle de leur inséparabilité ».
37 Une analyse de ces concepts chez Avicenne, à la fois historique et doctrinale, se trouve dans R. Wisnovsky, Avicenna’s Metaphysics in Context…, op. cit., p. 196-263 ; voir également D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition. Introduction to Reading Avicenna’s Philosophical Works, Leyde/Boston, Brill, 2014 (cf. la 1re éd. : New York/Kobenhavn/Köln, Brill, 1988, p. 261-265).
38 Ilāh. VIII, 4, p. 346-347. Selon Th. A. Druart (« Shay’ or Res… », art. cit., p. 132-133), les termes « chose » et « existant » chez Avicenne ont deux significations distinctes, bien que l’existence soit un concomitant nécessaire de la « chose » ; selon R. Wisnovsky (« Notes on Avicenna’s Concept… », art. cit., p. 197), les deux termes dans ce passage ont des sens différents, mais sont co-impliqués.
39 Sur l’absurdité de cette thèse pour Avicenne, voir Ilāh., I, 5, p. 31-33, en particulier la discussion sur le statut de l’existant et du non-existant. Toute tentative d’assimiler la notion d’essence au « troisième royaume » de Frege ou à la « théorie des objets purs » de Meinong doit donc tenir compte de cette question ; voir à ce sujet A. de Libera, L’art des généralités…, op. cit., p. 577-607 et P. Porro, « Universaux et esse essentiae : Avicenne, Henri de Gand et le “troisième Reich” », Le réalisme des universaux, Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, no 38-39, 2002, p. 9-51. Mais la notion de composition (ou de distinction) révèle également, d’un côté, que la quiddité en tant que telle ne peut pas être inexistante et, de l’autre côté, que l’existence de la chose relève de la causalité et de la relation ; j’ai analysé ce point dans O. Lizzini, « Causality as relation. Avicenna (and al-Ghazali) », Quaestio, no 13, 2013, p. 79-109 ; pour l’essence qui peut être considérée en tant que réalité existante, cf. par ex. la notion de ḥaqīqa (et voir infra le passage des Notes) ; sur ce point, O. Lizzini, « Avicenna on Truth. Some remarks » (à paraître).
40 Sans nécessairement mettre en crise ce principe, certaines analyses récentes ont reconsidéré l’idée de la composition d’essence et d’existence, parfois en sens méréologique ; d’autres ont tenté un examen de l’ontologie de l’essence chez Avicenne ; cf. au moins A. Bertolacci, « The “Ontologization” Of Logic. Metaphysical Themes in Avicenna’s Reworking Of The Organon », dans M. Cameron et J. Marnebon (dir.), Methods and Methodologies : Aristotelian Logic East and West, 500-1500, Leyde, Brill, 2011, p. 27-52 ; id. « The Distinction of Essence and Existence in Avicenna’s Metaphysics : The Text and Its Context », dans F. Opwis et D. C. Reisman (dir.), Islamic Philosophy, Science, Culture, and Religion : Studies in Honor of Dimitri Gutas, Leyde/Boston, Brill, 2012, p. 257-288 ; O. Lizzini, « “A mysterious order of possibles”. Some remarks on the views of Avicenna and Aquinas on creation : al-Ilāhiyyāt, the Quaestiones De potentia and Beatrice Zedler’s interpretation », American Catholic Philosophical Quarterly, no 88, 2014, p. 237-270 ; D. De Haan, « A Mereological Construal of the Primary Notions Being and Thing in Avicenna and Aquinas », American Catholic Philosophical Quarterly, no 88, 2014, p. 335-360 ; G. Pini, « Scotus and Avicenna on What It Is to Be a Thing », dans D. N. Hasse et A. Bertolacci (dir.), The Arabic, Hebrew and Latin Reception of Avicenna’s Metaphysics, Berlin/Boston, De Gruyter, 2011, p. 365-387 ; D. Janos, Avicenna on the Ontology of Pure Quiddity…, op. cit. (qui reconsidère aussi ces récentes analyses).
41 A. Badawi, Arisṭū ‘ind al-‘Arab. Dirāsāt wa-nuṣūs ġayr manšūra, al-Kuwayt, Wikālat al-maṭbū‘āt, 1978 (1re éd. al-Qāhira [Le Caire] Maktaba al-Nahḍa al-miṣriyya, 1947), p. 61 ; G. Vajda, « Les Notes d’Avicenne sur la Théologie d’Aristote », Revue Thomiste, no 51, 1951, p. 346-406 (en particulier p. 385-386) ; sur ce texte, voir L. Gardet, « En l’honneur du Millénaire d’Avicenne. L’importance d’un texte nouvellement traduit : les gloses d’Avicenne sur la Pseudo-Théologie d’Aristote », Revue Thomiste, no 51, 1951, p. 333-345, en particulier p. 335-337 (réimprimé sous le titre « Avicenne commentateur de Plotin », dans L. Gardet, Études de philosophie et de mystique comparées, Paris, Vrin, 1972, p. 135-146) ; D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition…, op. cit., p. 130-140 (cf. la nouvelle édition du texte, 2004). Le passage est cité par A. Hilal, « Wuǧūd (existence, le fait d’être) », dans A. Jacob (dir.), Encyclopédie Philosophique Universelle, II : les Notions philosophiques. Dictionnaire, t. 1, Paris, PUF, 1990, p. 2771-2772. Voir aussi M. Cruz Hernandez, « La noción de “ser” en Avicena », Pensamiento, no 15, 1959, p. 83-98 (en particulier, p. 97-98).
42 Arisṭū ‘ind al-‘Arab…, p. 61 : « bal wuǧūdu tilka al-māhiyyati laysa illā nafsa al-wuǧūd » ; voir Vajda, « Les Notes d’Avicenne… », art. cit., p. 386 (la traduction française contient une coquille : « L’être de cette quiddité n’est pas l’être lui-même » [mais voir plus loin dans le texte français] : « il est l’être en lui-même et il est plus général que l’être […] ».
43 Arisṭū…, 61, 19 ; G. Vajda, « Les Notes d’Avicenne… », art. cit., p. 386.
44 Pour expliquer le sens de cet être « plus général », voire le sens de cette existence, Louis Gardet se réfère aux deux éléments fondamentaux de la notion d’être chez Avicenne (« En l’honneur… », art. cit., p. 335-337) et définit la position d’Avicenne comme un « essentialisme » (« En l’honneur… », art. cit., p. 336) ; selon Gardet, dans chaque être qui ne serait pas le Premier Principe Avicenne distingue « trois éléments d’explication » : 1) « son être en tant qu’être, référé à rien d’autre qu’à l’être et comme tel univoque, plus général que l’être contingent et l’Être nécessaire… ; 2) puis son être en tant que procédant de l’Être premier et référé a lui : son acte d’être, donc, et comme tel nécessaire par autrui. Ce n’est pas encore à ce plan d’explication que peut se justifier le caractère de contingence. Que restera-t-il donc ? à considérer l’être de la chose existante en tant que celui de sa quiddité (māhiyya), de son principe intelligible de définition, et qu’Ibn Sīnā distingue soigneusement de l’essence (ḏāt). C’est comme tel, et comme tel seulement, qu’il est contingent. Au terme de cette analyse tripartite, les Gloses (ou Notes) nous disent que la contingence « n’est pas une partie de cet être […] mais une modalité concomitante de la quiddité même dont il est question » (« En l’honneur… », art. cit., p. 336-337). Ce thème a été repris maintenant par M. Chase, « Essence and Existence in Marius Victorinus and in Avicenna », dans S. Cooper et V. Němec, Marius Victorinus (à paraître).
45 Pour un examen critique des diverses interprétations de cette théorie chez Avicenne ainsi que chez Thomas d’Aquin et d’autres auteurs latins, voir Tommaso d’Aquino, Ente ed essenza, éd. par P. Porro, Milan, Rusconi, 1995 (réimpression Milan, Bompiani, 2002 et al.) (notamment p. 27-39, les notes au texte et l’essai final : « Qualche riferimento storiografico sulla distinzione di essere ed essenza », p.183-202). Un aperçu général de la question dans la philosophie médiévale se trouve chez J. F. Wippel, « Essence and Existence », dans N. Kretzmann, A. Kenny et J. Pinborg (éd.), The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 385-410 ; parmi les interprétations « réalistes », voir l’ouvrage, désormais classique, de A.-M. Goichon, La distinction de l’essence et de l’existence d’après Ibn Sina, Paris, Desclée de Brouwer, 1937 (réimprimé : Francfort-sur-le-Main, Institute for the History of Arabic-Islamic Science at the Johann Wolfgang Goethe University, 1999). Parmi les positions les plus originales (où le concept de l’ « instanciation » joue un rôle clé), voir F. Rahman, « Essence et Existence chez Avicenne », Medieval and Renaissance Studies, no 4, 1958, p. 1-16, également sous le titre « Essence and Existence in Ibn Sînâ. The Myth and the Reality », Hamdard Islamicus, no 4, 1981, p. 3-14. Cf. aussi les autres textes déjà cités.
46 Sur le destin et la fortune des formulations heideggériennes dans l’historiographie philosophique médiévale, voir P. Porro, « Heidegger, la filosofia medievale, la medievistica contemporanea », Quaestio, no 1, 2001, « Heidegger e i Medievali », p. 431-462.
47 Sur la distinction entre le Premier Principe et tout ce qui n’est pas le Premier Principe, voir Ilāh., VIII, 3, p. 343. Pour une évaluation critique générale de la distinction, voir J. Owens, « The Relevance of Avicennian Neoplatonism », dans P. Morewedge (éd.), Neoplatonism and Islamic Thought, Albany, State University of New York Press, 1992, p. 41-50.
48 Ilāh., VIII, 4, p. 347 ; aussi pour les autres attributs négatifs (le Principe premier n’a pas de genre, pas de pourquoi, pas de définition etc.), voir Ilāh., VIII, 4, p. 347-348.
49 Sur ce sujet (Ilāh., VIII, 4, p. 347), voir l’article susmentionné : E.M. Macierowski, « Does God have a Quiddity… ».
50 Ilāh., VIII, 4, p. 348. Avicenne semble utiliser certaines expressions de façon ambiguë : non seulement le Principe premier n’a pas de quiddité, mais il a aussi une « quiddité stable » ; ce n’est pas une substance, mais une « substance immuable » (voir p. ex. Ilāh., VIII, 7, p. 363). Mais sur la quiddité de Dieu, cf. D. Janos, On the Ontology…, op. cit.
51 Ilāh., VIII, 4, p. 350 : « […] la réalité de l’Être Nécessaire n’est que l’existence unique ».
52 Pour le mal comme toujours relatif, voir Ilāh., IX, 6, p. 416, 7 : il ne peut y avoir de prédication d’une non-existence absolue, c’est-à-dire d’un mal absolu (je lis ici : […] wa-lā ḫabara ‘an ‘adamin muṭlaqin). Comme Avicenne définit la « chose » comme ce qui peut supporter une prédication (à ce sujet voir la discussion ci-dessus sur Ilāh., I, 5, p. 32), le néant (ou rien) n’est pas une « chose ».
53 Ilāh., VIII, 4, p. 355 et p. 355, 11 en particulier. Le concept de « bien pur » est caractéristique du néoplatonisme arabe (voir Le Livre du Bien Pur ; et cf. au moins C. d’Ancona Costa, Recherches sur le Liber de causis…, op. cit.). Sur le concept du Premier Principe comme perfection supérieure (ou au-dessus de la perfection), voir R. Wisnovsky, « Final and Efficient Causality in Avicenna’s Cosmology and Theology », Quaestio, no 2, 2002, p. 97-123 ; id., Avicenna’s Metaphysics in Context ?, op. cit., p. 181-195.
54 Sur le flux de l’existence sur les « quiddités » possibles, voir Ilāh., VIII, 4, p. 347, 10 sqq.
55 Sur l’émanation en tant que véritable « création », voir Ilāh., VIII, 3, 3, p. 342-343.
56 Ce sujet a été analysé par E. Gilson, voir par exemple L’être et l’essence, Paris, Vrin, 2000 (1re éd. 1948), p. 124-143.
57 De nombreux passages suggèrent, du moins en ce qui concerne l’émanation céleste, une dimension métaphysique où le possible est (ce qui est problématique) une condition de la création, voir par exemple les Gloses ou Notes d’Avicenne à la Théologie pseudo-aristotélicienne dans A. Badawī, Arisṭū…, op. cit., p. 60-61 ; Ilāh., VIII, 4, p. 347 et IX, 4, 4, p. 406, dans laquelle Avicenne affirme que la multiplicité de l’effet « […] ne vient pas du Premier [Principe] : la possibilité de son existence est en fait quelque chose qui lui appartient en soi, non en vertu du Premier Principe » ; voir aussi Kitāb al-Ta‘līqāt, A. Badawī (éd.), al-Hay’a l-miṣriyya al-‘āmma li-l-kitāb, al-Qāhira [Le Caire], 1973, p. 100, 22-101, 5. La question du pouvoir (divin) et de la potentialité, qui ne peut être antérieure à l’actualité, est liée à la question de la possibilité (voir Ilāh., IV, 2). J’ai analysé ce point dans Fluxus (fayd). Indagine sui fondamenti della metafisica e della fisica di Avicenna, op. cit., p. 166-167, 231-233, 310-311, 336-337 et 431-434 ; pour la création des quiddités, le plan éthique de la création et les difficultés ici impliquées, je renvoie également à un article : « ‘A Mysterious Order of Possibles’… », art. cit.
58 Ilāh., VIII, 3, p. 342. Une interprétation extrême de ce thème a été donnée par T. Izutsu (The Concept and Reality of Existence…, op. cit., p. 95-99) ; la distinction entre l’essence et l’être et la possibilité de l’essence sont, selon lui, une « dramatisation » ou une « présentation dramatique artificielle d’un état de choses qui est déjà là, actualisé » (« [an] artificial dramatic presentation of a state of affairs which is already there, actualized », voir aussi ibid., p. 123).
59 En dehors de la relation du possible avec une cause les choses ne sont pas (et ne sont pas dans le monde) ; cependant, Avicenne joue aussi sur l’idée de la considération de l’essence de la chose en tant que telle : en tant que telle la quiddité est la réalité ou vérité de la chose ; cf. infra.
60 E. Gilson, L’être et l’essence…, op. cit., p. 65 : « s’il [i. e. le Premier Moteur immobile d’Aristote] est cause de ce que le monde est, il ne l’est pas que le monde soit ».
61 Parmi les études les plus importantes sur ce sujet voir, E. Gilson, « Avicenne et la notion de cause efficiente », dans Atti del XII Congresso internazionale di Filosofia, Florence, Sansoni, 1960, p. 121-130 ; id., « Notes pour l’histoire de la cause efficiente », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge, no 29, 1962, p. 7-31 (reproduit dans Études médiévales, Paris, Vrin Reprise, 1986) ; M. Marmura, « The Metaphysics of efficient causality in Avicenna », dans M. Marmura (éd.), Islamic Theology and Philosophy. Studies in Honor of G. Hourani, Albany, State University of New York Press, 1984, p. 172-187 ; la causalité efficiente a été examinée par J. Jolivet dans un contexte plus large, voir J. Jolivet, « La répartition des causes chez Aristote et Avicenne : le sens d’un déplacement », dans J. Jolivet, Z. Kaluza et A. de Libera (éd.), Lectionum varietates : Hommage à Paul Vignaux (1904-1987), Paris, Vrin, 1991, p. 49-65. L’interprétation donnée par J. Jolivet a fait l’objet d’un réexamen critique ; voir R. Wisnovsky, « Towards a history of Avicenna’s distinction between immanent and transcendent causes », dans D. Reisman et A. al-Rahm (éd.), Before and After Avicenna, Leyde, Brill, 2003, p. 49-68 ; id., « Final and Efficient Causality… », art. cit. ; voir également id., Avicenna’s Metaphyics in Context…, op. cit. La notion de la causalité efficiente a été l’objet des quelques études récentes ; sans pouvoir ici les discuter, on en donne les références ; par exemple : K. Richardson, « Avicenna’s Conception of the Efficient Cause », British Journal for the History of Philosophy, no 21, 2013, p. 220-239 ; K. Trego, « La métaphysique de la cause. Note sur la cause agente, et la (re)naissance de la cause efficiente », Khôra. Revue d’études anciennes et médiévales, no 12, 2014, p. 145-169.
62 Ilāh., VI, I, 257. Pour un examen de l’attitude d’Avicenne à l’égard de l’argument du premier moteur, voir D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition…, op. cit., p. 261-265 (cf. la nouvelle édition, 2014).
63 On ne peut en fait parler de non-existence absolue, voir Ilāh., I, 5, p. 32 ; IX, 6, p. 416, 7 ; Kitāb al-Ta’līqāt…, op. cit., p. 175. Sur les implications logiques du concept d’existence in intellectu, voir A. Bäck, « Avicenna on Existence », Journal of the History of Philosophy, no 25, 1987, p. 351-367.
64 Voir A. Bäck, « Avicenna’s Conception of the Modalities », Vivarium, no 30, 1992, p. 217-255 (notamment, p. 233-236).
65 Sur l’image de l’artiste, voir Ilāh., VIII, 6, p. 363 (la comparaison avec les formes « architecturales ») ; sur la priorité de l’existence mentale, voir Ibn Sīnā, K. al-Šifā, al-Madḫal (La Logique, I - L’Isagoge), I. Madkour, M. el-Khodeiri, G.C. Anawati et F. el-Ahwani (éd.), Le Caire, Imprimerie nationale, 1952, I, 12, p. 69 ; plusieurs chercheurs ont cité et analysé ce texte : M. Marmura, « Avicenna’s Chapter on Universals in the Isagoge of His Shifa’ », dans A. T. Welch et P. Cachia (éd.), Islam : Past Influence and Present Challenge. In Honour of M.W. Watt, Edinburgh/Albany, University Press, 1979, p. 34-56 (voir en particulier la traduction p. 50 et, pour l’ensemble du chapitre, p. 47-51) ; D. Black, Avicenna on the Ontological and Epistemic…, op. cit., p. 441-442 ; id., Mental Existence…, op. cit., p. 52-53 ; A. Druart, « Shay’ or Res… », art. cit., p. 137-139 ; P. Porro, Universaux et esse essentiae…, op. cit., p. 39 ; pour l’utilisation du terme « auteur » ou « artisan » ou « artiste » (al-Ṣāni‘) dans la Métaphysique, voir Ilāh., X, 2, p. 442 ; X, 3, p. 444.
66 En ce sens, le Premier Principe Nécessaire est différent des êtres du monde et cela d’une manière essentielle, c’est-à-dire dans ce qu’il est, et non parce que ou dans la mesure où il est : en fait, l’existence est le premier attribut du Premier Principe, voir Ilāh., VIII, 7, p. 367 : « […] le premier attribut de l’Existant nécessaire est qu’il est (inn) et qu’il est existant (mawǧūd) ». Il vaut peut-être la peine de mentionner que l’existence (ou l’être) est, pour l’école mu‘tazilite, un concept univoque ; voir par exemple R. Frank, « al-Ma`dūm wal- mawjūd… », p. 191-193. Concernant la relation d’Avicenne avec le Kalām, voir J. Jolivet, Aux origines de l’ontologie d’Ibn Sīnā…, op. cit. ; A. de Libera, L’Art des généralités…, op. cit., p. 580-590 ; R. Wisnovsky, « Notes on Avicenna’s Concept of Thingness… », art. cit. ; id., Avicenna’s Metaphysics in Context…, op. cit. ; pour cette relation dans la mesure où elle concerne la démonstration de l’existence de Dieu, voir U. Rudolph, « Ibn Sīnā et le Kalām », Bulletin d’études Orientales, no 48, 1996, p. 131-136 ; id., « La preuve de l’existence de Dieu chez Avicenne et dans la théologie musulmane », dans A. de Libera, A. Elamrani-Jamal et A. Galonnier (éd.), Langages et Philosophie. Hommage à Jean Jolivet, Paris, Vrin, 1997, p. 339-346. Certes, l’univocité est nuancée : Avicenne attribue à l’existence des différences de valeur (Cat. 10-11) ; il module l’existence en fonction de la nécessité absolue ou relative qu’elle exprime et il exclut clairement que l’existence soit un genre ou qu’elle soit prédiquée également (bi-l-tasāwī) des étants ; cf. le modèle d’antériorité et de postériorité que l’on trouve chez Aristote (par exemple la santé : Ilāhiyyāt, I, 5, 34, 15-35, 2). Sur ce point et la bibliographie, v. infra.
67 Parler d’univocité de l’existence ne signifie donc pas qu’on ne puisse pas poser une différence entre le Premier Principe et les choses existantes ; en ce sens, les notions de modulation de l’existence ou d’univocité ambiguë ont été utilisées ; cf. A. Treiger, « Avicenna’s notion of transcendental modulation of existence (taškīk al-wuǧūd) and its Greek and Arabic sources », dans F. Opwis et D. C. Reisman (éd.), Islamic Philosophy, Science, Culture, and Religion : Studies in Honor of Dimitri Gutas, Leyde, Brill, 2012, p. 327-363 ; Th.A. Druart, « Ibn Sina and the Ambiguity of Being’s Univocity », dans M. Arfa Mensia (éd.), Views on the Philosophy of Ibn Sina & Mulla Sadra Shirazi, Carthage, The Tunisian Academy of Sciences, Letters and Arts Beit al-Hikma, 2014, p. 15-24 ; et maintenant surtout D. Janos, On the Ontology…, op. cit.
68 Cf. Kitāb al-Naǧāt éd. M. Fakhry, Bayrūt, Dār al-afāq al-ǧadīda, 1985, p. 261.
69 Naǧāt…, p. 261, éd. Fakhry.
70 Les causes sont par exemple l’agent de combustion et le combustible ou le chiffre deux pour le chiffre quatre (voir Ilāh., IV, 1, p. 164 ; Ilāh., VI, 5, p. 292 ; sur ce dernier exemple, déjà utilisé par al-‘āmirī), voir R. Wisnovsky, Avicenna’s Metaphysics in Context…, op. cit., p. 239-240. Dans le premier cas, Avicenne reprend l’exemple d’Aristote sur la puissance irrationnelle (voir Arist., Phys., VIII, 4, p. 255 a 33-b 7 ; sur ce sujet, voir S. Knuuttila, Modalities in Medieval Philosophy, Londres, Routledge, 1993, p. 19-31).
71 Sur l’être unique de l’Existant nécessaire, voir Ilāh., VIII, 5, p. 349-354. Pour une interprétation qui donne lieu à un être triple – nécessaire en soi, nécessaire en vertu d’une autre chose (le monde superlunaire), et possible en soi (le monde sublunaire) – voir E.L. Fackenheim, « The possibility of the universe in al-Fārābī, Ibn Sīnā and Maimonides », dans A. Hyman (éd.), Essays in Medieval Jewish and Islamic Philosophy, New York, Ktav Publishing House, 1977, p. 303-334 (réimpression d’un article de 1947).
72 Voir ci-dessus, notes 49 et 59.
73 J. Jolivet parle d’ « ontologie modalisé », cf. « La cosmologie anti-avicennienne de Shahrastânî d’après la Lutte contre les philosophes (Musâra`at al-falâsifa) », Medioevo, no 23, 1997, p. 441-452, notamment p. 444-445.
74 Naǧāt, p. 262, éd. Fakhry. J’ai discuté la connexion entre causalité et relation dans O. Lizzini, « Causality as relation. Avicenna (and al-Ghazali) », Quaestio, no 13, 2013, p. 79-109.
75 Une analyse de l’idée de relation dans ce contexte peut également être trouvée dans R. Wisnovsky, Avicenna’s Metaphysics in Context…, op. cit., p. 254-255. Wisnovsky analyse aussi le passage du Kitāb al-Mabda’ wa-l-Ma‘ād.
76 Pour al-Fārābī, le vrai sens du mot « possible » est « ce qui n’existe pas à l’heure actuelle mais est susceptible d’exister, et susceptible de ne pas exister » ; voir al-Fārābī, Commentary and Short Treatise on Aristotle’s De Interpretatione, trad. F. Zimmermann, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 247.
77 Il y a clairement deux sens au terme « impossible », puisque, comme c’est le cas pour les deux autres catégories modales, Avicenne doit aussi distinguer deux aspects ou points de vue concernant ce qui est impossible (mumtani‘). Le premier sens est « ce qui est impossible en soi » (per se), c’est ce qui n’existe pas nécessairement ; en ce sens, l’impossibilité est la même chose que la nécessité négative (obligatoire – ḍarūrī – est un terme qui peut servir à justifier même ce qui n’existe pas nécessairement). Le second sens est ce qui est impossible dans la mesure où sa cause n’existe pas ; il dépend de l’ « absence », de la « fin » ou de l’ « interruption » de sa « relation avec la cause » ; ce sens est une sorte de nécessité négative en vertu de quelque autre chose (par aliud).
78 Pour le lien entre la nécessité et l’existence, voir aussi Ilāh., IX, 2, p. 385, 12 : « Et tout ce qui n’est pas nécessaire pour sa propre cause, n’est pas, comme vous le savez déjà ».
79 Naǧât, p. 262, éd. Fakhry ; un passage correspondant se trouve dans Kitāb al-Mabda’ wa-l-ma‘ād (éd. A. Nourani, Université McGill, Toronto, 1984, p. 15 ; voir aussi Y. Michot, Livre de la Genèse et du Retour, version exploratoire, Bruxelles, 2002, p. 7-8 ; 1994, p. 7).
80 Cette expression rappelle le latin « natura communis », mais en arabe on trouve aussi ṭabī‘a « nature », qu’Avicenne utilise par exemple dans Ilāh., V, 1-2 ; voir D.L. Black, Mental Existence…, op. cit., p. 48, note 6 ; L. Honnefelder, « Natura communis », dans J. Ritter et K. Gründer (éd.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Bd. 6, Basel/Stuttgart, Schwabe & Co., 1984, p. 494-504. Sur ce concept, voir J. Owens, « Common Nature : A Point of Comparison between Thomistic and Scotistic Metaphysics », Mediaeval Studies, no 29, 1957, p. 1-14.
81 Voici quelques-unes des études les plus importantes à ce sujet : R. Wisnovsky, « Notes on Avicenna’s Concept of Thingness… », art. cit. ; id., Avicenna’s Metaphysics in Context…, op. cit. ; A. de Libera, La Querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, éd. du Seuil, 1996 ; A. de Libera, L’art des généralités…, op. cit., p. 498-607, P. Porro, « Universaux et esse essentiae… », art. cit. ; voir maintenant aussi F. Benevich, Essentialität und Notwendigkeit : Avicenna und die Aristotelische Tradition, Leyde/Boston, Brill, 2018.
82 Ilāh., V, 1, p. 196, 6 ; sur ce passage, voir Th. A. Druart, « Shay’ or Res… », art. cit., p. 136 qui comprend le terme « chose » dans un sens technique. Sur les difficultés logiques qu’impliquent les notions de quiddité dans l’universel, voir M. Marmura, « Quiddity and Universality in Avicenna », dans P. Morewedge (éd.), Neoplatonism and Islamic Thought, Albany, State University of New York Press, 1992, p. 77-87.
83 La définition de l’universel n’implique qu’une multiplicité potentielle, voir Ilāh., V, 1, p. 196, 1 sqq. : « universel » est la représentation de ce à propos duquel la prédication des multiples n’est pas empêchée (il n’est pas impossible qu’il soit prédiqué de plus d’une chose) ; selon Avicenne, il existe des universels de choses singulières (le soleil), de choses inexistantes (la maison heptagonale) et même de fictions humaines (le phœnix ou anqā) ; sur ce sujet, voir : Ilāh., V, 1 ; J.R. Michot, « L’Épître d’Avicenne sur la disparition des formes intelligibles vaines après la mort : édition critique, traduction et index », Bulletin de philosophie médiévale, no 29, 1987, p. 152-170 ; A. Bäck, « Avicenna’s Conception of the Modalities… », art. cit., p. 231-232 ; voir aussi la discussion dans P. Porro, Universaux et esse essentiae…, op. cit., p. 12-15.
84 Ilāh., V, 1, p. 204, 16-205, 4. Pour la traduction latine, voir Avicenna Latinus. Liber de Philosophia prima sive scientia divina, éd. S. Van Riet, Louvain, Peeters, 1980, p. 237, 22-26 : « Animal ergo acceptum cum accidentibus suis est res naturalis ; acceptum vero per se est natura, de qua dicitur quod esse eius prius est quam esse naturale, sicut simplex prius est composito, et hoc est cuius esse proprie dicitur divinum esse, quoniam causa sui esse ex hoc quod est animal est Dei intentione ». Intentio rend généralement le terme arabe ma‘nā ; ici le texte arabe a ināya, « providence », dont la racine est cependant la même que celle de ma‘nā (‘-n-y). Ce passage est également abordé dans P. Porro, Universaux et esse essentiae…, op. cit., p. 40-41. Pour une esquisse d’examen historique (et comparatif) du terme et du concept de ma‘nā, voir K. Trego, « Intention et réalité. Avicenne et les origines du concept de ma‘nā », Revue Philosophique de Louvain, no 114, 2016, p. 445-460.
85 Deborah Black examine ce sujet dans au moins deux articles ; voir D.L. Black, « Avicenne on the Ontological and Epistemic Status… », art. cit., p. 425-453 (particulièrement p. 440-443 et p. 441, note 46 : « […] the only sense in which pure quiddities could be said to “exist” in their own right in Avicenna would be in virtue of their eternal existence in the divine mind ») et l’existence mentale…, p. 45-79 (en particulier p. 51-61), dans laquelle elle cite Isag. I, 12, 69 (voir Existence mentale…, op. cit., p. 53, note 30) ou p. 54-57 : « In the Metaphysics Avicenna takes the quiddity’s divine existence in God’s providential understanding to be identical with the common nature itself » ; cf. M. Marmura, « Avicenne’s Chapter on Universals in the Isagoge of his Shifā’ », dans M. Marmura, Probing in Islamic Philosophy : Studies in the Philosophy of Ibn Sina, al-Ghazali and Other Major Muslim Thinkers, Binghamton (NY), Global Academic Publishing, 2005, p. 33-61. Le sujet est également traité dans E. Booth, Aristotelian Aporetic Ontology in Islamic and Christian Thinkers, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 (voir p. 122-123) ; car l’existence divine indique les « modèles ultimes de tous les universels en Dieu » (ultimate models of all universals in God). Sur le même sujet, voir aussi Th. A. Druart, « Shay’ or Res… », art. cit., p. 138-139 et P. Porro, « Universaux et esse essentiae… », art. cit., p. 38-44. Pour une autre perspective et une critique de l’interprétation donnée par D. Black et M. Marmura, voir F. Benevich, « Die “göttliche Existenz” : Zum ontologischen Status der Essenz qua Essenz bei Avicenna », Documenti e Studi sulla Tradizione Filosofica Medievale, no 26, 2015, p. 103-128 (cf. infra, note 90).
86 Cf. au moins Marwan Rashed, Ibn ‘Adī et Avicenne: sur les types d’existants, dans V. Celluprica et C. d’Ancona (éd.), avec la collaboration de R. Chiaradonna, Aristotele e i suoi esegeti neoplatonici. Logica e ontologia nelle interpretazioni greche e arabe. Atti del convegno internazionale, Roma, 19-20 ottobre 2001, Naples, Bibliopolis, 2004, p. 109-171 (aux pages 160-171 on trouve la traduction française du traité). Ammonius, In Porph. Busse, CAG, IV, 3, Berlin, Reimer, 1891, p. 41, 10-42, 26) et encore, D. Janos, The Ontology…, op. cit. Pour une présentation des questions doctrinales qui s’y rapportent (chez Avicenne et dans le Moyen Âge latin jusqu’à Albert le Grand), cf. A. de Libera, Métaphysique et noétique : Albert le Grand, chap. V, p. 223-229, en particulier.
87 Voir M. Marmura, « Avicenna’s Chapter on Universals… », art. cit., p. 45 (et aussi, p. 36 et p. 45-46).
88 Voir également A. Bäck, « Avicenna’s Conception of the Modalities… », art. cit., p. 238-239.
89 Voir Ilāh., VIII, 6, p. 359, 15 sqq. ; VIII, 7, p. 362, 17 sqq. ; p. 363-366. Conformément à la définition de l’universalité qu’Avicenne donne dans Ilāh., V, 1, 1, p. 196, 1 sqq. nous pouvons dire que, dans la connaissance de Dieu, rien n’empêche la représentation d’une chose particulière d’être prédiquée à plus d’un cas. Sur la science divine, voir Ilāh., VIII, 6, p. 360-362 ; et, à ce sujet, voir M. Marmura, « Some Aspects of Avicenna’s Theory of God’s Knowledge of Particulars », Journal of the American Oriental Society, no 82, 1962, p. 299-312 ; M. Marmura, « Divine Omniscience and Future Contingents in Alfarabi and Avicenna », dans T. Rudavsky (éd.), Divine Omniscience and Omnipotence in Medieval Philosophy, Dordrecht/Boston/Lancaster, Reidel Publ. Company, 1985, p. 81-94.
90 Dans la mesure où rien de multiple ne peut y être introduit, le Premier Principe d’Avicenne peut être comparé à celui de Plotin, voir Enn., V, 3 (49), 26-37.
91 C’est-à-dire la cause finale ; voir Ilāh., VIII, 3, p. 340-341.
92 Ma‘nā al-ḍarūrī : al-ma‘nā al-ḍarūrī, Ilāh., p. 290, 7. Un passage précédent clarifie la relation à laquelle Avicenne se réfère ici ; Avicenne y cite l’exemple aristotélicien du fer et de la lame : la permanence des espèces, en effet, peut être réalisée grâce à l’infinité numérique, exactement comme la capacité de coupe est réalisée grâce à la dureté de la lame (voir Ilāh., p. 289, 1 sqq. ; Aristote, Phys., II, 9, 200 a 7-15).
93 Ġaraḍ bi-nafsi-hi, Ilāh., p. 290, 7-8.
94 Ilāh., VI, 5, p. 290, 4-9 ; mais voir tout le passage : p. 289-290.
95 Ilāh., V, 1, p. 204, 16-205, 4. Le statut épistémique et métaphysique de « l’existence divine » (en tant qu’existence de l’essence et en tant qu’essence, qui entre dans un individu composé ou universel), a récemment été discuté par S. Menn, (voir « La métaphysique d’Avicenne », dans P. Adamson (dir.), Interpreting Avicenna : Critical Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 157-158) et F. Benevich, « Die ‘göttliche Existenz’… », art. cit. Selon Benevich, Dieu crée les individus tout en rendant les essences comme essences existantes ; et de plus, l’ « existence divine » ne devrait pas être conçue comme l’existence de l’essence dans l’esprit divin (contre M. Marmura et D. Black). Néanmoins, il reconnaît le rôle fondamental de « l’existence divine » en ce qui concerne la providence, qui en tant que telle a une certaine relation avec l’esprit divin. J’ai résumé les questions principales concernant la théorie de la providence chez Avicenne dans : « Matter and nature. On the foundations of Avicenna’s theory of providence : an overview », Intellectual History of the Islamicate World, no 7, 2019, p. 7-34 . à voir aussi S. Nusseibeh, « Avicenna : Providence and God’s Knowledge of Particulars », dans T. Y. Tzvi Langermann (éd.), Avicenna and his Legacy : A Golden Age of Science and Philosophy, Turnhout, Brepols, 2010, p. 275-288. Une thèse de doctorat aussi est à signaler : J. S. Dubé, Pure Generosity, Divine Providence, and the Perfection of the Soul in the Philosophy of Ibn Sīnā (Avicenna), McGill University, 2014.
96 Ilāh., VI, 5, p. 291, 1 : « Par “nature particulière” j’entends la vertu à laquelle appartient le gouvernement d’un [seul] individu (al-ḫaṣṣatu al-tadbīri bi-šaḫsin wāḥidin), alors que par “nature universelle” j’entends la vertu qui découle des substances célestes comme une chose unique ; c’est celle qui gouverne l’univers de la génération [du monde] ». Voir aussi Ibn Sīnā, al-Tabī‘iyyāt. Al-samā’ al-ṭabī‘ī, S. Zayed et I. Madkour (dir.), al-Hay’a l-miṣriyya al-‘āmma li-l-kitāb, al-Qāhira [Le Caire], 1983 (réimpression Téhéran, 1983 ; Beirut, 1993), p. 39, 1 : « On dit la nature au sens particulier (ou “partiel”) [waǧh ǧuz’ī] et au sens universel (kullī). Ce qui est dit dans un sens particulier, c’est la nature propre à chaque individu, tandis que la nature qui est dite dans un sens universel peut être universelle par rapport à l’espèce ou dans un sens absolu [ou indéterminé] […] ». Pour la traduction latine de ce passage, voir Liber primus Naturalium, Tractatus Primus de causis et principiis naturalium, édition critique de la traduction latine médiévale par S. van Riet ; introduction doctrinale par G. Verbeke, Louvain-La Neuve/Leyde, Peeters/Brill, 1992, p. 66 : « Et natura dicitur ad modum particularis et ad modum universalis. Sed quae dicitur ad modum particularis, hoc est natura propria uniuscuiusque individui. Sed quae dicitur ad modum universalis, fortassis aut erit universalis considerata ut species, aut erit universalis absolute […] ». Sur le concept de nature et la distinction avicennienne entre « nature universelle » et « nature particulière », voir A. Maierù, « Natur im Mittelalter », dans J. Ritter et K. Gründer (éd.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Bd. 6, Basel/Stuttgart, Schwabe & Co, 1984, p. 447-455 ; T. Borsche et B. Hoppe, « Natura universalis/particularis », dans J. Ritter et K. Gründer (éd.), Historisches Wörterbuch der Philosophie…, op. cit., p. 511-518.
97 L’expression arabe pour « individu indéterminé » ou « individu indéfini » est : šahṣ muntašar « un individu au sens vague ou générique », c’est-à-dire un individu (peu importe lequel) parmi les nombreux individus d’une espèce donnée ; le concept correspondant en logique est l’individu vague (pour une discussion sur ce sujet chez Avicenne, voir A. de Libera, L’art des généralités…, op. cit., p. 529-532). Le texte latin a « dilatatum » (voir Liber de philosophia…, op. cit., p. 420 : species dilatata, p. 451 ; et « perpetuum » : p. 334) ou (en physique) « vagum » ; voir Avicenna Latinus, Liber Primus…, op. cit., I, 1, p. 12-13 ; al-Tabī‘iyyāt…, op. cit., p. 10-11. Voir aussi les Isagoge d’Avicenne, p. 69 traduit dans M. Marmura, « Avicenna’s Chapter on Universals… », art. cit., p. 50 : « for in external things there is no one common thing – only dispersion ».
98 Sur ce sujet, voir aussi Ta‘līqāt…, op. cit., p. 108-109 et, pour le contexte de cet argument, Aristote., Phys., II, 9, 200 a 7-15.
99 Voir al-Tabī‘iyyāt…, op. cit., p. 40, 4.
100 Selon Avicenne, possible et nécessaire ne sont pas deux opposés, mais deux aspects de la même réalité. En ce sens, deux schémas de modalité différents sont envisagés : ce qui est nécessaire en soi est le contraire de ce qui est possible en soi, alors que ce qui est nécessaire en vertu de quelque autre chose est impliqué dans la définition du possible.
101 Cf. A. Hasnawi, « Fayḍ », dans A. Jacob (dir.), Encyclopédie Philosophique Universelle, II : Les Notions philosophiques. Dictionnaire, S. Auroux (dir.), t. 1, Paris, PUF, 1990, p. 966-972.
102 Ilāh., I, 5, p. 29, 5-8 ; 30, 3-5 ; 31, 2-9 ; 36, 4-6. Cf. aussi F. Benevich, « Die göttliche Exixtenz… », art. cit.
103 On pourrait également distinguer son sens en logique et gnoséologie, où la quiddité correspond à une conception (taṣawwur) et est donc indifférente à la vérité ; mais à ce propos, cf. O. Lizzini, « Avicenna on Truth. Some remarks », art. cit.
104 Ilāh., V, 2, p. 210, 8-10.
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Référence papier
Olga L. Lizzini, « Penser l’être (l’existant, l’existence) dans la falsafa : autour de mawǧûd/wuǧūd chez Ibn Sīnā (Avicenne) », Noesis, 32 | 2018, 37-75.
Référence électronique
Olga L. Lizzini, « Penser l’être (l’existant, l’existence) dans la falsafa : autour de mawǧûd/wuǧūd chez Ibn Sīnā (Avicenne) », Noesis [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/4981 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.4981
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