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Une métaphysique de l’existant. Existant et existence chez Avicenne

Ghassan Finianos
p. 23-35

Résumés

La métaphysique chez Avicenne ne se borne pas à l’étude approfondie de l’existant, elle remet également à chaque science inférieure son objet et détermine ses principes. L’existant, comme l’un et la chose, est une intention (ma’ na) qui se tient dans l’esprit sans aucun intermédiaire. Cet existant embrasse toutes choses et s’applique, par analogie, aux êtres qui sont au-dessous et au-dessus de lui, tout en étant différent d’eux. De plus, il ne peut être atteint ni par les sens, ni par l’imagination, ni par l’estimative, mais seulement par l’intelligence. Même si, par impossible, l’expérience sensible manquait, l’intelligence humaine pourrait encore le saisir. Cette saisie ne peut pas s’arrêter au niveau des modalités de l’un et des divisions de l’existant, mais elle conduit à se demander s’il n’existe pas une réalité absolue en dehors de cette multiplicité. C’est dans cette direction qu’Avicenne aurait pu développer sa métaphysique de l’existant en tant que tel, en vue de la démonstration de la Nécessaire Existence.

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Texte intégral

1La métaphysique de l’existant est le grand apport d’Avicenne. Elle occupe une place importante dans son œuvre philosophique. Elle fait partie des sciences fondamentales qui contiennent les sciences théoriques et les sciences pratiques. Si les premières ont pour objet l’acquisition du vrai, les secondes ont pour fin le bien. Les premières comportent trois niveaux : la science de la nature de niveau inférieur, les mathématiques de niveau intermédiaire et la philosophie première de niveau supérieur. Avicenne utilise plusieurs termes pour désigner la philosophie première : science divine, métaphysique, science de ce qui est avant la nature, science de l’existant, science de l’existant absolu, et science de l’existant universel. Ces diverses notions ont un tronc commun auquel s’attachent trois sciences à trois niveaux : la science métaphysique de niveau inférieur, la science universelle de niveau intermédiaire et la science divine de niveau supérieur.

2Pour déterminer l’objet de la métaphysique, Avicenne se réfère aux intentions premières et secondes. Les secondes, en tant qu’intentions (ma‘nâ), sont du domaine de recherche de la métaphysique et, en tant qu’elles sont fondées sur les premières, elles font l’objet de la logique. Les intentions premières sont des espèces de l’existant, comme les catégories, ou des caractères de l’existant, comme l’essence et l’existant, le multiple et l’un, l’effet et la cause, le postérieur et l’antérieur, le possible et le nécessaire, la puissance et l’acte. L’existant en tant qu’existant, dans les espèces qui le constituent, est l’objet de la métaphysique ; et, dans les caractères qui le finalisent, il est l’objet de la science universelle. La métaphysique étudie ces caractères et démontre par là l’existence de Dieu, sans pour autant qu’Il soit son objet propre. C’est ainsi qu’elle devient universelle et divine.

3On trouve, au niveau des intentions secondes, trois natures auxquelles correspondent trois états et trois sortes d’unités. La nature existante dans les singuliers, à laquelle correspond un état réel ayant une unité numérique. La nature existante dans l’esprit, à laquelle correspond un état logique ayant une unité universelle. Et la nature en soi à laquelle correspond un état métaphysique ayant une unité formelle. L’état réel devient, par abstraction, un état conceptuel universel, lié au temps et au lieu, et une forme métaphysique abstraite, en dehors du temps et du lieu. Le premier état est intrinsèque à l’objet des sciences naturelles. Le deuxième état constitue l’objet de la logique. Quant au troisième état, qui est l’ensemble des réalités communes aux deux états précédents, il est intrinsèque à l’objet de la science universelle.

  • 1 Cf. G. Finianos, De l’existence à la Nécessaire Existence chez Avicenne, Pessac, Presses universi (...)

4Si la métaphysique étudie les intentions premières en elles-mêmes, la logique étudie les intentions secondes, dans leurs rapports aux autres choses, voire les universaux : genres, espèces et différences spécifiques. Or, l’objet propre de la logique n’existe pas dans la nature même des choses mais dans l’intelligence. Celle-ci peut l’induire à partir des réalités concrètes. La différence entre la philosophie de l’existant et la logique consiste en ce que la première considère les réalités en tant qu’existantes, et la seconde en tant qu’êtres conceptuels. La métaphysique ne se borne pas à l’étude approfondie de l’existant, mais elle remet également à chaque science inférieure son objet et détermine ses principes1.

De l’existence à l’existant

  • 2 Shifâ’, Ilâhiyyât (abréviation : Chifâ’, Ilâh.), Le Caire, Organisation générale des imprimeries (...)

5Le rapport entre les sciences – universelle, absolue et divine – n’est pas exclusif mais inclusif. La science supérieure est métaphysique quand elle étudie l’existant pris concrètement : tel arbre, tel animal, ou encore telle autre chose. Le passage de l’existant à l’existant en tant qu’existant modifie la perspective. Du concret qui renvoie aux catégories – substance/accident –, on passe à l’abstrait qui renvoie aux concepts et aux modes de l’existant. C’est à ce moment-là que la science supérieure devient science-métaphysique-universelle. Lorsqu’enfin la science supérieure prouve l’existence de la Nécessaire Existence, elle devient science-métaphysique-universelle-divine. Ainsi, la conception de l’existant est dominante dans la philosophie d’Avicenne et donne à sa métaphysique ses véritables dimensions et ses structures profondes, en lui permettant de démontrer l’existence de la Nécessaire Existence. C’est ainsi que l’existant embrasse toutes choses et s’applique, par analogie, aux êtres qui sont au-dessous et au-dessus de lui. Dans la pratique, ces trois sciences paraissent interférer et leurs objets respectifs semblent enchevêtrés au point qu’ils peuvent paraître cachés. Si nos sens n’arrivent pas à nous faire connaître ce qu’est l’existant dans ses différents états, une métaphysique de l’interrogation de l’intelligence y arrive-t-elle ? À une telle question on ne peut jamais répondre adéquatement car il faudrait être capable de mesurer l’existant et de le dépasser. C’est pourquoi on ne peut y répondre qu’au terme d’une analyse approfondie de l’existant. Avicenne distingue nettement l’existant objet de la métaphysique de la Nécessaire Existence recherchée dans cette science2.

6L’étude de l’existant, par l’analyse des espèces qui le constituent et des causes qui le finalisent, nous amène à l’étude de l’essence qui est, en tant que quiddité et nature, l’élément le plus intelligible et le plus concret. Les essences des êtres corruptibles sont, par elles-mêmes, indifférentes et supérieures à l’universalité et à la singularité. Parmi elles, il en est une commune à tous les êtres existants et saisie immédiatement par l’intelligence. C’est l’existant qui d’emblée se dédouble en deux grandes divisions : l’une qui le constitue et l’autre qui le finalise. Pour situer l’apport d’Avicenne dans cette étude, il convient d’abord d’examiner les thèses des philosophes arabes antérieurs au sujet de l’existant et de la chose.

Les thèses d’al-Fârâbî3

  • 3 G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 56-59.
  • 4 Al-Fârâbî, Rasâ’il al-Fârâbî al-falsafiyya, « Al-da‘âwâ al-qalbîyya », Heyderabad, 1349 h., p. 2.

7Ce que l’intelligence saisit immédiatement, ce sont l’existant, le nécessaire et le possible. Ce sont des intentions qui se passent de toute définition pour être représentées dans l’esprit4.

8Le terme existant se dit avec trois intentions : les catégories en soi, les catégories comme étant dans l’esprit et les catégories existant dans les singuliers.

9L’existant par soi s’applique aux dix catégories : une substance et neuf accidents. Quant au non-existant, c’est ce dont la « quiddité n’existe pas en dehors de l’âme », ou « ce qui n’a absolument pas de quiddité », ou encore seulement ce qui a une quiddité conçue dans l’âme, mais pas en dehors d’elle : c’est précisément le faux. Le sens le plus manifeste du non-existant est de désigner ce qui n’a absolument pas de quiddité.

  • 5 Al-Fârâbî, Kitâb al-hurûf, Beyrouth, 1986, p. 112-129.

10Quant au terme « chose » (chay’), il se dit de tout ce qui a une quiddité, à l’extérieur de l’âme ou représenté en elle. Dire « ceci est une chose » équivaut à dire « ceci a une quiddité ». Mais le terme « existant » se dit de ce qui a une quiddité uniquement hors de l’âme. Ainsi le terme « chose » est plus général que le terme « existant ». L’existant, à l’inverse de la chose, se dit d’un jugement vrai. Donc l’extension d’existant et celle de chose se recouvrent seulement en partie. Quant à l’expression « ce n’est pas une chose », elle se réfère à ce qui n’a absolument pas de quiddité. C’est là le sens du non-existant de Parménide5.

Les thèses des théologiens

11Les controverses des théologiens sur l’inexistant ont permis l’émergence de deux doctrines fortement caractérisées : celle des ach‘arites et celle des mu‘tazilites. Le terme existant, chez al-Ach‘arî, est équivalent, en un sens, du mot connu et, en un autre sens, du mot existant, comme synonyme de ce qui est et de positivement établi. Dans ce dernier sens, le terme existant implique également une existence. Donc l’existence d’un existant n’est rien d’autre que cet existant même qui comporte diverses modalités d’existence : l’innovation, le retour à l’être, l’éternité et la durée. En outre, al-Ach‘arî, donne du terme « chose » une définition exactement identique à celle d’« existant ». Les ach‘arites ne font pas de différence entre l’existence, la positivité, la choséité, l’essence et le sujet concret. De plus, l’inexistant est un pur néant, car il ne peut être décrit ou qualifié en aucune façon. Chez les mu‘tazilites, la chose est « tout ce qu’on peut savoir et sur quoi on peut fournir une information ». Le maître des mu‘tazilites, al-Chahhâm, est le premier à avoir dit que l’inexistant était une chose, une essence, avec les propriétés qui s’attachent à l’existence, un sujet concret, et à lui avoir attribué des propriétés analogues à celles de l’existence, dès lors qu’il peut être connu et qu’on peut en parler. Ainsi le lien entre l’existant et l’inexistant est analogue au lien entre la substance et l’accident. En effet, l’accident est constitué par la substance et l’inexistant par l’existant. Selon al-Râzî, les mu‘tazilites ont affirmé que les inexistants possibles sont des essences avant d’entrer dans l’existence : l’Agent n’en fait pas des essences mais les fait exister. Ces essences sont distinctes et l’on peut leur attribuer une infinité de caractères.

12Si les mu‘tazilites sont d’accord pour considérer les inexistants comme des essences concrètes, distinctes par le nombre infini de caractères qu’on peut leur attribuer, ils divergent sur la nature de ces caractères. Certains pensent que les essences des substances sont caractérisées par la substantialité et celles des accidents par l’accidentalité. D’autres pensent que les essences des inexistants sont dépouillées de caractères, ceux-ci ne s’y ajoutant qu’au moment de leur existence. Un troisième groupe se sépare complètement de la thèse mu‘tazilite en affirmant que l’inexistant est une pure négation. L’inexistant, pour les mu‘tazilites, n’est pas un pur néant. Il a une certaine réalité distinguée du terme existant. Pour eux, il y a une réalité des essences antérieure à leur existence et indépendante d’elle. Chaque genre a des qualités, des propriétés qui le caractérisent. Ces caractéristiques sont immuables et ne sauraient dépendre du bon vouloir du Créateur. Dieu ne créé pas les genres en tant que tels, il ne fait que leur ajouter l’existence, comme une qualification supplémentaire.

  • 6 G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 59-63.

13Pour les mu‘tazilites, le mot « chose » peut s’appliquer à l’inexistant comme à l’existant. Par cette thèse, ils cherchent à résoudre un problème théologique issu du rapport des choses créées à un Dieu qui connaît éternellement. Affirmant que l’inexistant est un sujet concret, avec les mêmes propriétés appartenant aux âmes, les mu‘tazilites posent les propriétés des genres dans l’inexistence comme dans l’existence en ne refusant à la substance inexistante que la localisation6.

Les thèses d’Ibn Sînâ

  • 7 Shifâ’, Ilâh., p. 29.
  • 8 Najât, Ilâh., (abréviation : Najât, Ilâh.), Beyrouth, 1985, p. 236.
  • 9 Shifâ’, Ilâh., p. 94.

14L’existant, la chose, le nécessaire et l’un, dit Avicenne dans un chapitre du Shifâ’ consacré à cette question, sont des intentions (ma‘nâ), qui s’impriment dans l’âme d’une façon première et qui sont communes à toutes les réalités existantes les plus aptes à être représentées par elles-mêmes. C’est pourquoi l’intelligence les appréhende immédiatement, sans besoin de faire appel à des choses plus connues qu’elles7. Cette connaissance immédiate de l’existant se trouve dans la Métaphysique d’al- Najât, qui affirme que « l’existant ne peut être commenté autrement que par le nom d’existant, car il est le principe premier de tout commentaire. On ne peut donc pas l’expliquer, mais son concept se tient dans l’esprit sans intermédiaire »8. Elle se trouve aussi dans Le livre de science qui précise que la raison connaît l’être par elle-même sans recourir à une définition ou une description, « car rien n’est plus connu que lui »9.

15De la même manière que l’appréhension saisit les sujets par eux-mêmes, l’assentiment leur attribue des prédicats. Au moyen d’un mot, on peut attirer l’attention sur eux, les faire venir à l’esprit, mais non les faire connaître véritablement, puisque le mot qu’on emploierait serait en fait plus obscur qu’eux. Mais lorsqu’on utilise un tel signe, parce qu’il nous semble plus connu que le signifié, l’esprit reçoit une indication lui faisant venir le sens voulu et rien d’autre.

  • 10 A. de Libera, L’art des généralités, Paris, Aubier, 1999, p. 581.

16La définition mu‘tazilite « une chose est ce à quoi il est valide d’attribuer un prédicat » revient, chez Avicenne, à dire : « Une chose, c’est la chose à laquelle il est valide d’attribuer un prédicat ». C’est donc une pseudo-définition qu’il réfute, car elle « fait intervenir le défini dans sa définition »10. La preuve en est que les expressions « ce à quoi », ou « qui », ou « chose » sont synonymes, renvoyant à un seul et même sens, ce qui revient à inclure la chose dans la définition de « chose ».

  • 11 Ibid., p. 31 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 63-65.

17Quoi qu’il en soit, les deux intentions « existant » et « chose » « sont représentées dans l’esprit en tant qu’intentions distinctes ». Cependant, les expressions « existant », « positivement établi » et « effectivement réalisé » « sont des synonymes renvoyant à une seule et même intention »11. Cette affirmation est une critique de la définition mu‘tazilite de la chose qui n’est valable que dans la mesure où la chose est douée d’une positivité, même lorsqu’elle est non existante. Cela dit, le non-existant est une chose à laquelle il est valide d’attribuer un prédicat et par conséquent il peut être connu sans posséder la moindre choséité.

Qu’est-ce qu’une chose ?

18Toute chose possède une réalité qu’on appelle existence propre. Réalité et existence propres sont donc deux termes synonymes différents de l’existence qui est synonyme de l’affirmation de la positivité. Celle-ci s’ajoute de l’extérieur à l’essence. Le véritable souci d’Avicenne est de montrer que l’essence et l’existence propres d’une chose sont distinctes de l’affirmation de cette positivité qui s’y ajoute de l’extérieur. Mais celle-ci est propre à la chose existante, car la chose non existante n’est pas douée de cette affirmation.

19Contre les mu‘tazilites, Avicenne s’efforce d’expliquer ce qu’est véritablement une chose. Une chose est caractérisée par le fait que l’intention « exister » ne la quitte jamais, elle lui est toujours attenante, soit dans les singuliers, soit dans l’esprit, sinon elle n’est pas une chose mais plutôt un non-existant absolu opposé à l’existant en acte. Entre les deux existants, il y a le non-existant, « chose positivement établie dans l’esprit, tout en étant non existante dans les choses extérieures ». Avicenne développe l’étude des rapports entre la chose et l’existant, la choséité et l’inexistence, l’existant et le non-existant. Si seul l’existant, au moins dans l’esprit, peut être objet de prédication, toute prédication porte toujours sur une chose en acte ou qui possède une certaine existence dans l’esprit. On ne peut donc rien prédiquer affirmativement ou négativement sur ce qui est absolument non-étant. Ces considérations de l’existant dans les singuliers et l’esprit, de l’existant seulement dans l’esprit et de la chose non existante d’une manière absolue, conduisent Avicenne à aborder la question du non-existant.

Le non-existant

  • 12 Shifâ’, Ilâh., p. 30-34 et G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 65-67.

20À partir des trois prédicats : affirmation, il est et description, Ibn Sînâ conclut à l’impossibilité d’attribuer au non-existant absolu quoi que ce soit. Il l’explique par le concept de science en affirmant qu’il ne peut pas être objet de connaissance, étant donné qu’on ne peut pas lui attribuer un prédicat. Il réfute la thèse mu‘tazilite selon laquelle il y a, parmi ce qui peut faire objet de prédication et de connaissance, des items qui ne possèdent pas la moindre choséité. Cette thèse, dit-il, est délirante et ne mérite même pas qu’on s’en occupe. Pour mieux la réfuter, Avicenne recourt à l’exemple : « la Résurrection aura lieu ». On a deux termes, dont l’un est sujet « la Résurrection » et l’autre prédicat « aura lieu » ; ils existent seulement dans l’âme et conçus dans un temps futur. Ce qui fait que la proposition « la Résurrection aura lieu » est acceptable et valide. C’est ainsi que toute intention à laquelle on attribue quelque chose doit avoir une certaine existence dans l’âme. Malgré la différence essentielle entre la « chose », l’« existant » et « ce qui est le cas », les trois termes, conclut Avicenne, s’impliquent mutuellement12.

  • 13 M. Geoffroy, dans A. de Libera, L’art des généralités, op. cit., p. 653, note 15 ; G. Finianos, D (...)

21Parmi les nombreuses différences séparant les termes « chose » et « existant » chez Avicenne, il n’en est peut-être pas de plus profonde que celle-ci : la chose « est ce qui n’a de positivité qu’en tant qu’il est existant ». L’existant est « la réalisation noétique de la chose, qui ne peut avoir lieu que dans la mesure où la chose est existante ». Tandis que l’« exister » « est le dénominateur commun de l’entité ontologique et de l’entité noétique »13.

L’existant et l’un

  • 14 Najât, Ilâh., p. 236.

22L’un, comme l’existant, se divise en espèces et en caractères consécutifs. Les espèces de l’un sont « l’un générique, l’un spécifique, l’un par accident, l’un par relation et l’un numérique ». Ses caractères consécutifs sont « l’égalité, la ressemblance, la superposition, l’homogénéité, la conformité et l’identité ». Quant au multiple, ses espèces sont opposées à celles de l’un et ses caractères consécutifs sont « l’inégalité, la non-ressemblance, l’opposition, l’hétérogénéité, la non-conformité et l’altérité »14. L’un, comme l’existant, s’attribue analogiquement aux intentions qui ne comportent pas de divisions en acte et dont chacune est ce qu’elle est. Cette attribution aux différentes choses se dit par priorité et postériorité, par accident et par essence.

23L’un par accident, c’est ce que l’on dit d’une chose accompagnant une autre : « Elle est l’autre et elles sont toutes deux un ». De cette définition, s’ensuivent trois cas : le cas d’un « sujet et d’un prédicat accidentel » ; le cas de « deux prédicats attribués à un sujet » ; le cas « de deux sujets dans un prédicat accidentel ». L’un par essence se divise selon le schéma suivant : l’un générique, l’un par différence spécifique, l’un par relation, l’un par le sujet, et l’un numérique.

  • 15 Shifâ’, Ilâh., p. 97-100.

24L’un générique est ce qui est identique dans le genre. L’un par différence spécifique est ce qui est identique dans l’espèce. Par leur appartenance à la filiation de la tribu, les individus sont « un par relation ». Par leur cause matérielle, la table et la chaise sont un par le sujet « bois ». Quant à l’un numériquement, il peut l’être par continuité, à cause de son espèce et de son essence. L’un par continuité comporte une certaine multiplicité, c’est pourquoi il est d’un côté un en acte et de l’autre un en puissance. L’un numérique se divise en deux cas : un cas dont la nature est de ne pas se multiplier, un cas dont la nature peut se multiplier15.

  • 16 Najât, Ilâh., p. 235. Chifâ’, Ilāh., p. 95 et p. 303. G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p.  (...)

25La science qui étudie l’un ne peut être que la science de l’existant, car tout ce que nous pouvons appeler existant peut aussi être dit un. Outre qu’il est principe de la quantité, l’un est caractérisé par son rapport étroit avec l’existant, de sorte qu’ils peuvent être équivalents dans l’attribution en s’appliquant adéquatement aux catégories. Par là, l’un se trouve en rivalité avec l’existant, à tel point qu’il mérite d’être l’objet de la métaphysique. Bien que « toute chose ait une existence une », Avicenne ne va pas jusqu’à identifier l’un et l’existant, car « leur compréhension est différente », et ils ne sont un que par le sujet16.

26L’opposition entre l’un et le multiple est semblable à celle existant entre l’acte et la puissance. Ce qui caractérise l’existant, c’est l’un, la substance et l’acte, alors que ce qui caractérise le multiple, c’est le non-être, la puissance et les différentes formes de l’accident. Si l’un et l’existant ne sont entièrement atteints qu’à partir de la multiplicité, l’intelligence les connaît d’une connaissance intellectuelle, mais elle connaît la multiplicité d’une connaissance imaginative. La différence entre ces deux connaissances est que la forme, dans la seconde connaissance, reste revêtue des conditions sensibles, alors que, dans la première, elle est séparée de la matière sous tous les rapports. Malgré l’importance qu’Avicenne a accordée à l’un et à la chose, l’existant n’est ni l’un, ni la chose.

Équivocité, univocité et analogie

  • 17 Ibid., p. 94 et Chifâ’, Ilâh., p. 34-35, p. 97 (4-6), Anawati, ibid., p. 312 (34, 16).

27L’existant est absolument atteint par l’intelligence et « rien n’est plus général que lui ». Bien qu’il ne soit ni genre, ni espèce, ni accident, ni différence spécifique, il est une intention prédiquée analogiquement de toutes les réalités existantes, selon l’antériorité et la postériorité. Vu son rapport étroit avec l’existant, l’un s’attribue par analogie et par degrés à des intentions dont le caractère commun est l’indivisibilité en acte. L’existant et l’un possèdent les trois aspects qu’exige l’analogie : la priorité, l’ancienneté et la force17.

  • 18 G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 77.

28Comme l’existant est attribué différemment à ses espèces et ses caractères, il est « dénommé analogue ». Cette analogie est à la fois logique ou métaphysique, car l’existant est attribué aussi bien aux êtres conceptuels qu’aux êtres réels. C’est ainsi qu’Avicenne s’efforce d’affirmer, non l’univocité de l’existant comme prétendent Étienne Gilson et Louis Gardet, mais plutôt son analogie. C’est l’idée de l’existant et du nécessaire, comme le pense à juste titre Goichon, qui a « conduit Avicenne à expliquer qu’il s’agit là d’une analogie »18.

  • 19 ‘Uyûn al-hikma [Sources de la sagesse], Le Caire 1954, p. 3 et 53 ; Livre, Mét., p. 115 ; G. Fini (...)

29Cette signification d’analogie se trouve dans la Logique et la Métaphysique des ‘Uyûn al-hikma. Dans la logique, Avicenne distingue trois termes : univocité, équivocité et analogie. Le premier terme « se dit de ce qui a un seul sens égal » par rapport à plusieurs choses. Le deuxième terme « se dit de ce qui a des sens différents » par rapport à plusieurs choses. Et le troisième terme « se dit de ce qui a un seul sens non égal », par degrés de plus et de moins, par rapport à plusieurs choses. Avicenne affirme ce sens d’analogie dans la Métaphysique où il précise que « l’existant s’applique par analogie aux êtres dont l’existence n’est pas dans un sujet et aux êtres dont l’existence est dans un sujet »19.

L’existant et sa signification

  • 20 Livre, Mét., p. 94.

30À l’encontre du sensible, Avicenne emploie le mot existant dans le sens de « ce qui est », en dehors du temps et du devenir, où « toutes choses se rangent au-dessous de lui »20. Parmi toutes les choses que notre intelligence saisit, il en est une qui jouit, chez lui, d’un privilège remarquable. Quoi que nous pensions, nous le concevons d’abord comme quelque chose qui est existant. Cette idée de l’existant, la plus imparfaite et imprécise de toutes celles qui se présentent ou peuvent se présenter, est la première acquisition de l’esprit et la condition de toute connaissance.

  • 21 Ichârât, Ilâh., p. 7-9 ; traduction française, p. 351 et note 3.

31Certains soutiennent que l’existant n’est rien d’autre que le sensible parce que tout ce qui n’est pas atteint par les sens ou qui n’est pas particularisé par un lieu n’a aucune chance d’exister ; à ceux-là, Avicenne répond qu’il existe des êtres intelligibles abstraits, sans tenir compte des « conditions sensibles »21.

  • 22 Najât, Ilâh., p. 236.
  • 23 Cité par M.-D. Philippe, Analyse de l’être chez saint Thomas, conférence donnée au Congrès thomis (...)

32Comme l’intelligence connaît l’existant en premier lieu sans recourir à la définition ou à la description, il ne peut être commenté que par le nom d’existant, car il est principe premier de tout commentaire et il se tient dans l’esprit sans intermédiaire22. Cette conception est d’une richesse qui défie l’analyse. Rappelons le vif sentiment qu’éprouvait saint Thomas d’Aquin de son accord profond avec l’ontologie avicennienne. Il se plaisait à répéter : « Ce que l’intelligence saisit en premier lieu, ce qui tombe en premier lieu dans l’intelligence, c’est l’être ». Cette affirmation, capitale dans la pensée de saint Thomas, « manifeste la continuité entre sa pensée et celle d’Avicenne »23.

  • 24 Ichârât, Man., p. 133-137 ; trad. A.-M. Goichon, Livre des directives et des remarques, Paris, Vr (...)

33Dès que l’intelligence s’éveille, elle saisit tous les objets qui l’entourent en affirmant leur existence, à travers le jugement d’existence. Dans l’appréhension, l’intelligence saisit le sujet de la réalité. Mais dans le jugement d’existence, elle saisit et la réalité et le fait qu’elle existe. C’est ainsi que la dernière opération contient nécessairement la première24. Bien que l’existant, dans son actualisation, soit affirmé sous ces deux modalités, il ne peut être réduit à l’une de ces deux modalités. Il est donc au-delà de cette dualité. Pour saisir l’existant métaphysique, l’intelligence doit recourir soit à la méthode interrogative qui analyse les réalités rencontrées pour nous faire connaître l’existant dans ses sources propres, soit à la méthode intuitive pour atteindre l’existant d’une manière contemplative.

34L’homme placé, par hypothèse, hors de tout contact extérieur, mais se référant seulement à lui-même, arrive à saisir sa propre existence. Mais nous n’atteignons entièrement l’existant que par la méthode interrogative et à travers nos sens, dans leur contact avec des réalités singulières. Voulant passer de l’assentiment aux analyses des réalités concrètes, Avicenne attache une importance considérable à la méthode interrogative qui nous permet de les expérimenter, et par-là de comprendre ses « comment » et ses « pourquoi », pour saisir l’existant dans ce qu’il a de plus profond.

  • 25 Ichârât, Man., p. 365-368 ; trad. A.-M. Goichon, Livre des directives…, op. cit., p. 191-192. Kit (...)

35Malgré le caractère essentiel des données sensibles, Avicenne les dépasse pour saisir l’existant et ses principes propres. Cette saisie ne peut être effectuée que par l’induction qui vise, à partir d’un grand nombre d’individus, à découvrir les propriétés de l’universel et les principes des existants25. Lorsque notre intelligence, s’appuyant sur les données sensibles, s’élance d’abstraction sensible en abstraction imaginative, en abstraction estimative et en abstraction intellectuelle, elle se trouve encore face à l’existant seul. Elle saisit d’abord ce qu’est l’existant en lui-même, sans pourtant pouvoir le définir positivement. Ensuite elle saisit certaines de ses conséquences, telles que sa division en espèces et en caractères, et ce qui est premier dans l’ordre des existants selon la quiddité, les formes, l’acte et les fins.

  • 26 Shifâ’, Ilâh., p. 7-15 ; Najât, Ilâh., p. 236 ;‘Uyûn, Ilâh. p. 47 ; Livre, Mét., p. 92-93 ; Tis‘ (...)

36Toutefois, ce recours constant d’Ibn Sînâ à l’induction n’arrive pas à nous faire comprendre simplement ce qu’est l’existant en lui-même. En effet, si l’intelligence humaine est capable de saisir l’existant immédiatement ou médiatement et de montrer ce qu’il n’est pas, elle reste cependant incapable de montrer ce qu’il est en lui-même. Si ce que l’intelligence saisit par l’induction en recourant à la méthode interrogative à partir de la plus humble expérience est dénommé existant, cet existant comme intention commune à tous les êtres se divise en espèces appartenant à l’existant, comme les dix catégories, et en caractères qui lui adviennent de l’extérieur, comme l’existence et l’essence. Si les espèces nous permettent de saisir ce qui est premier selon la forme de l’existant, à savoir la substance, les caractères eux nous permettent de saisir ce qui est premier selon sa fin, à savoir l’acte26.

  • 27 Livre, Mét., p. 114 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 78-86.

37Bien que la saisie de la substance et de l’acte donne à l’existant une profondeur considérable, Avicenne n’a pas identifié la découverte de la substance et de l’acte avec la connaissance de l’existant. L’existant se révèle à l’intelligence dans sa diversité radicale, il est le sujet déterminé, le fait d’exister par rapport au sujet, la substance et l’acte. Il est en tant que tel, en partant de ses catégories et de ses états, sans pour autant qu’il ne soit aucun d’eux, en maintenant par là son indépendance et son unité. L’existant s’applique aux catégories : « substance, quantité, qualité, relation, le « où », le « quand », position, avoir, action, passion »27.

Conclusion

  • 28 Livre, Mét., p. 116.
  • 29 Shifâ’, Ilâh., p. 327 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 86.

38Bien qu’il s’applique aux catégories et qu’il soit saisi à partir de la multiplicité, l’existant n’est « ni le genre ni le propre ni aucune de ces dix catégories »28. De plus, il ne peut être atteint ni par les sens, ni par l’imagination, ni par l’estimative, mais seulement par l’intelligence. Même si, par impossible, l’expérience sensible manquait, l’intelligence humaine pourrait encore saisir l’existant. Il est important d’indiquer que la saisie de l’existant, chez Avicenne, ne peut pas s’arrêter au niveau des modalités de l’un et des divisions de l’existant, mais elle conduit à se demander s’il n’existe pas une réalité absolue en dehors de cette multiplicité. C’est dans cette direction qu’Avicenne aurait pu développer sa métaphysique de l’existant en tant que tel, en vue de la démonstration de la Nécessaire Existence. C’est alors, après avoir étudié l’existant et ses grandes divisions d’une manière approfondie, qu’apparaît le problème de l’existence de la Nécessaire Existence29.

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Notes

1 Cf. G. Finianos, De l’existence à la Nécessaire Existence chez Avicenne, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 19-51.

2 Shifâ’, Ilâhiyyât (abréviation : Chifâ’, Ilâh.), Le Caire, Organisation générale des imprimeries gouvernementales, 1960, p. 5-9 et 34 ; Chifâ’, al-Maqûlât, Le Caire, 1959, p. 59-62 ; Livre de science, Métaphysique (abréviation : Livre, Mét.), Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 94 et p. 115-116. Cf. aussi G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 53-56.

3 G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 56-59.

4 Al-Fârâbî, Rasâ’il al-Fârâbî al-falsafiyya, « Al-da‘âwâ al-qalbîyya », Heyderabad, 1349 h., p. 2.

5 Al-Fârâbî, Kitâb al-hurûf, Beyrouth, 1986, p. 112-129.

6 G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 59-63.

7 Shifâ’, Ilâh., p. 29.

8 Najât, Ilâh., (abréviation : Najât, Ilâh.), Beyrouth, 1985, p. 236.

9 Shifâ’, Ilâh., p. 94.

10 A. de Libera, L’art des généralités, Paris, Aubier, 1999, p. 581.

11 Ibid., p. 31 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 63-65.

12 Shifâ’, Ilâh., p. 30-34 et G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 65-67.

13 M. Geoffroy, dans A. de Libera, L’art des généralités, op. cit., p. 653, note 15 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 68-71.

14 Najât, Ilâh., p. 236.

15 Shifâ’, Ilâh., p. 97-100.

16 Najât, Ilâh., p. 235. Chifâ’, Ilāh., p. 95 et p. 303. G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 71-76.

17 Ibid., p. 94 et Chifâ’, Ilâh., p. 34-35, p. 97 (4-6), Anawati, ibid., p. 312 (34, 16).

18 G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 77.

19 ‘Uyûn al-hikma [Sources de la sagesse], Le Caire 1954, p. 3 et 53 ; Livre, Mét., p. 115 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 76-78.

20 Livre, Mét., p. 94.

21 Ichârât, Ilâh., p. 7-9 ; traduction française, p. 351 et note 3.

22 Najât, Ilâh., p. 236.

23 Cité par M.-D. Philippe, Analyse de l’être chez saint Thomas, conférence donnée au Congrès thomiste international, 1974, p. 6-7.

24 Ichârât, Man., p. 133-137 ; trad. A.-M. Goichon, Livre des directives et des remarques, Paris, Vrin, 1951, p. 81-82.

25 Ichârât, Man., p. 365-368 ; trad. A.-M. Goichon, Livre des directives…, op. cit., p. 191-192. Kitâb al-Chifâ’, al-Mantiq, al-Qiyâs, Le Caire, 1964, p. 561 sq.

26 Shifâ’, Ilâh., p. 7-15 ; Najât, Ilâh., p. 236 ;‘Uyûn, Ilâh. p. 47 ; Livre, Mét., p. 92-93 ; Tis‘ rasâ’il fî al-hikma wa al-tabî‘îyyât, p. 28.

27 Livre, Mét., p. 114 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 78-86.

28 Livre, Mét., p. 116.

29 Shifâ’, Ilâh., p. 327 ; G. Finianos, De l’existence…, op. cit., p. 86.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ghassan Finianos, « Une métaphysique de l’existant. Existant et existence chez Avicenne »Noesis, 32 | 2018, 23-35.

Référence électronique

Ghassan Finianos, « Une métaphysique de l’existant. Existant et existence chez Avicenne »Noesis [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/4974 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.4974

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Auteur

Ghassan Finianos

Ghassan Finianos est spécialiste de la pensée arabe, docteur en philosophie arabo-musulmane de l’université de Fribourg-Suisse, professeur de philosophie à l’université de Damas et professeur de pensée arabe à l’université Michel de Montaigne – Bordeaux 3. Auteur, entre autres, de : Les grandes divisions de l’être (mawj‚d) selon Ibn Sinâ, Éditions Universitaires, Fribourg, 1976 ; Histoire de la philosophie arabe, Éditions Universitaires, Damas-Syrie, 1981, 3e éd. 1989 ; Islamistes, apologistes et libres penseurs, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2002, rééd. 2006 ; De l’existence à la Nécessaire Existence chez Avicenne, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2007.

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