Résumés
Pour déterminer quelle éthique il convient d’adopter à l’ère de la technique, il faut se concentrer sur les problèmes terminologiques que doit résoudre la réflexion contemporaine sur la technique. La distinction entre « les techniques » et « la technique » permet d’opérer une distinction nette entre une histoire des techniques et une réflexion spécifiquement philosophique sur le phénomène technique comme tel. Toutefois, cette réflexion proprement philosophique doit se dédoubler à son tour, suivant qu’elle envisage la technique phénoménalement ou essentiellement. Dans le premier cas, elle étudiera les traits constitutifs et les phases de développement des objets techniques (à la manière de Simondon). Dans le second cas, elle tentera de dégager un enjeu ou une « essence destinale » de la technique comme telle, à l’ère contemporaine (cette fois-ci à la manière de Jacques Ellul ou de Heidegger). On examinera alors la pertinence relative du concept de techno-science et l’on se demandera s’il permet de comprendre l’extraordinaire essor planétaire de la communication. Cet effort de clarification devrait permettre de de préciser les niveaux d’intervention de la méditation philosophique, afin de lui garantir le maximum de pertinence dans la préparation des décisions éthiques.
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- 1 Texte prononcé lors du congrès international « Technologia, ética y futuro » qui s’est tenu à Bar (...)
- 2 H. Jonas, Une éthique pour la nature, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
1Dans un petit volume d’entretiens paru en français sous le titre Une éthique pour la nature 2, Hans Jonas fait deux constats antithétiques et presque contradictoires : d’une part la prise de conscience des dangers actuels de pollution et de dévastation de notre planète est très supérieure à ce qu’elle était il y a un demi-siècle ; d’autre part, dans la pratique, les mesures écologiques qui s’imposeraient à l’échelle mondiale restent très insuffisantes ou ne sont guère appliquées. Il serait pourtant normal que la prise de conscience, si elle est sérieuse, entraîne des décisions éthico-politiques radicales, urgentes, et qu’on se donne les moyens de les faire respecter. Or tel n’est pas le cas. Bien que le mouvement de technicisation soit lancé de façon irrésistible à l’échelle planétaire, l’humanité ne paraît pas vraiment prête à passer aux actes pour instaurer les moratoires et les limitations qui permettraient de respecter les équilibres naturels et de préserver l’avenir des générations futures.
- 3 Ainsi, en France, le Comité national d’éthique.
2Ce diagnostic est peut-être trop alarmiste. Cependant, même si l’on tempère le pessimisme de Jonas, il est difficile de nier que des possibilités techniques absolument nouvelles rendent indispensable une réflexion éthique elle-même renouvelée et adaptée. Si le travail de mise au point qui s’impose ne peut être le seul fait des philosophes professionnels, s’il est normal que des comités spécialisés3 abordent l’étude parfois très technique des problèmes qui émergent soudain et exigent des décisions rapides, il est non moins nécessaire qu’une méditation philosophique fondamentale vienne éclairer ces recherches et ces délibérations. Et tout d’abord, en clarifiant le débat au lieu de l’obscurcir ! Une telle contribution ne se veut pas « idéologique », elle ne doit pas être conditionnée par les préférences subjectives ou par l’esprit de parti (comme ce fut trop souvent le cas dans le passé), elle doit viser à mettre l’intelligence théorique au service de la lucidité pratique. C’est dans cet esprit que je me concentrerai sur les problèmes terminologiques et méthodologiques que doit résoudre la réflexion contemporaine sur la technique.
3Comment procéder ? Puisqu’une clarification est recherchée, suivons un ordre logique : nous partirons d’un constat simple (l’omniprésence de la technique) ; de là, nous nous élèverons à l’étude des spécificités de la techno-science (comme fait et comme événement) ; et tout ce travail préparatoire permettra d’évaluer le caractère paradoxal (à la fois difficile et nécessaire) des décisions éthiques dans l’univers technicien.
L’omniprésence de la technique
4L’omniprésence de la technique peut être envisagée à deux niveaux : une approche de l’universalité du point de vue technique, une étude plus spécifiée et plus actuelle de la technicisation.
5Au premier niveau, il est surprenant de constater que le point de vue technique, en principe toujours déterminé, peut intervenir à tout moment et réduire à sa mesure ou (en quelque sorte) « subvertir » toute réalité. Le point de vue technique est à la fois déterminé et universalisable. Prenons un exemple. Je me promène l’été dans la campagne ; j’arrive devant un ruisseau. Si je me comporte en technicien, je vais me poser des questions comme celles-ci : comment vais-je traverser ce ruisseau ? Chercherai-je une planche pour construire un petit pont ? Mon action s’insère alors dans un mini-projet technique de traversée, qui correspond au modèle universalisable du transport ou du trajet d’un point à un autre. En revanche, si je me comporte en poète, je m’arrêterai ; et je trouverai peut-être des mots magnifiques pour célébrer la clarté cristalline de l’eau ! Mais sur mon bref « poème », à son tour, un point de vue technique peut intervenir : dans quel style ces mots me sont-ils venus ? ai-je cédé à une rhétorique facile, forme technique du discours ? etc.
6Ainsi, à chaque instant de notre vie, le point de vue technique peut intervenir, sans pour autant mettre forcément en œuvre des instruments ou des machines. Toute chose, toute idée peut devenir un moyen, toute fin être elle-même instrumentalisée. La dialectique entre les moyens et les fins risque de devenir infinie. Certes un usage trop général et incontrôlé du terme même de « technique » (et de ce qu’il vise) peut trouver une régulation elle-même technique dans la dimension nommée par Max Weber, Die Zweckrationalität. En effet, la rationalité instrumentale offre des degrés divers d’efficacité. Il n’en reste pas moins que le point de vue technique peut investir tout secteur de la vie humaine, y compris l’art, la religion, la philosophie. Il y a même une technique de l’exposé philosophique : c’est une rhétorique particulièrement « sophistiquée ». Ainsi, qu’il respecte ou non l’impératif catégorique, un professeur de philosophie peut être spécialiste d’un domaine particulier de la philosophie kantienne elle-même, maîtrisant parfaitement la technique conceptuelle de la Critique de la raison pure. Si tout type d’activité humaine est susceptible de recevoir un traitement technique (évidemment plus ou moins approprié selon le but, les moyens, les circonstances, etc.), cela veut dire aussi l’inverse : le point de vue technique peut être suspendu. Comment ? Par une décision.
7Nous voyons, dès lors, émerger la question (de la décision) qui ne va pas nous quitter au cours de notre réflexion : l’ingéniosité technicienne ne suffit pas ; elle laisse place à l’inquiétude éthique. L’homme n’est jamais un technicien à 100 %, pas plus qu’il n’est un pur être moral qui pourrait s’offrir le luxe d’ignorer toute instrumentalisation. L’omniprésence de la technique dans la vie des hommes est incontestable, mais cette omniprésence n’est pas forcément tyrannique. L’homme est bien a tool-making animal, selon la formule de Benjamin Franklin. Cette capacité de fabriquer et d’utiliser des instruments est à comprendre en un double sens : d’une part il ne s’agit pas seulement d’instruments matériels, mais aussi d’outils conceptuels et symboliques, d’autre part, cette capacité – en tant que telle – ne s’applique pas elle-même mécaniquement, elle peut être mise en œuvre d’une infinité de façons, elle peut même être temporairement suspendue – ce qui est capital. Rien n’est donné d’avance à l’homme, sinon son existence « factuelle », mais le « factuel » est-il jamais pur ? À cet égard, la technique et l’éthique renvoient toutes deux au « non naturel ».
- 4 Le premier transport d’énergie électrique en courant continu par Marcel Déprez date de 1882 ; la (...)
8Les remarques que nous venons de faire sont, bien entendu et délibérément, encore trop générales et, surtout, elles valent pour toute époque du développement proprement anthropologique, alors que le déploiement moderne des sciences et des techniques appelle des analyses plus spécifiées. En effet, plus l’homme mûrit, plus l’humanité se développe, plus le travail est divisé et réparti, plus les tâches se spécialisent. Cette division du travail, d’abord élémentaire au niveau artisanal, devient partie intégrante du système de la production industrielle, puis gagne à son tour la bureaucratie, les services et même la recherche scientifique et technique. Sous les effets conjugués du développement, nous vivons dans un état de plus en plus poussé d’interdépendance, que ce soit pour l’alimentation, l’habillement, l’outillage, les transports, les soins médicaux, les loisirs, la communication, etc. Et cette interdépendance (aussi bien au niveau de la production que de la consommation) a vu son intensité s’accroître considérablement (depuis l’utilisation industrielle de l’électricité – qui n’a guère qu’un peu plus d’un siècle d’âge4 – jusqu’à sa diffusion sous une multitude de formes : éclairage, confort domestique, télévision, expansion d’Internet). C’est, de toute évidence, une dynamique extraordinairement puissante par sa capacité d’innovation et de diffusion universelle. Presque chaque année nous apporte des inventions, des techniques nouvelles dont nous bénéficions (ou nous souffrons si elles produisent à la fois des performances et des améliorations mais aussi souvent du chômage ou des nuisances) sans que nous y soyons pour rien, c’est-à-dire sans que ces mutations aient été décidées démocratiquement. Elles s’imposent par une dynamique irrésistible, puissamment assise sur des facteurs de rentabilité économique. Mais cette puissance a pour revers de nouvelles fragilités. Qui dit interdépendance dit aussi dépendance accrue (et celle-ci est encore intensifiée par l’idéologie techno-scientiste, le « techno-discours » dont la publicité est un tout-puissant relais – et qui laisse la majorité des consommateurs désarmés).
9Cependant, faisons preuve d’une plus grande précision. Vis-à-vis de quoi en particulier sommes-nous dépendants ? Est-ce seulement par rapport à une machine, ou à une technique ? Certainement pas. Au-delà de cas nombreux et variés de « dépendance » technologique, il faut savoir prendre en compte la nouveauté radicale de leur vecteur principal : la techno-science.
Comment penser la techno-science ? Fait ou événement ?
10Repartons d’exemples concrets : on peut être « intoxiqué » par un usage immodéré de la télévision. On a vu aux États-Unis des gens conduits à l’hôpital, pendant la guerre du Golfe, parce qu’ils n’avaient pu s’arrêter de regarder la chaîne d’information continue, CNN ; il y a aussi les « intoxiqués » d’Internet. Mais on ne peut ni « soigner » ni comprendre ces symptômes ou ces « abus » en les juxtaposant ; il faut remonter à leurs causes, les replacer dans leurs contextes sociaux, techniques, et dans un projet (ou une absence de projet) de civilisation.
11À partir de constats isolés, il faut s’élever à une vue synoptique des phénomènes, comme le conseillait déjà Platon. Un fait massif s’impose (ou plutôt une convergence de faits : ce qui advient à notre époque ne se réduit pas à l’addition d’une technique à une autre ; non seulement il y a un effet cumulatif des techniques, lequel peut être observé au niveau macro-sociologique ou macro-technique. Il faut encore s’élever à un point de vue supérieur pour comprendre l’ensemble de ces phénomènes : ce qui advient et se développe, c’est bel et bien une civilisation entièrement conditionnée par le développement technique.
12Mais en quel sens ? Non pas au sens général que nous avions d’abord dégagé : l’ubiquité proliférante d’un point de vue instrumental qui pouvait être à son tour suspendu, presque à volonté. Ce qui advient dans la techno-science contemporaine est plus massif, plus irrésistible, plus irréversible, plus spécifique. Comment penser cette nouveauté radicale ? L’expression « techno-science » nous aide-t-elle pour cela ou n’est-elle qu’une étiquette ?
- 5 Dans son livre Le signe et la technique. La philosophie à l’épreuve de la technique, Paris, Aubie (...)
13Que le terme de « techno-science » s’impose pour désigner la spécificité de cette nouveauté ne fait pas de doute. Ce terme, d’abord forgé – semble-t-il – par Gilbert Hottois autour de 19845 et que j’ai repris dans La puissance du rationnel en 1985, a connu un grand succès. Cette fortune du mot est significative : depuis une cinquantaine d’années, les interactions entre la science et la technique sont devenues de plus en plus étroites et structurelles du fait que la recherche scientifique s’est spécialisée et « alourdie », exigeant des crédits de plus en plus élevés. Cette évolution qui date des années 1950, et qui n’a cessé de s’accentuer, constitue une évidence que personne ne peut nier. Mais a-t-on affaire seulement à des « interactions » entre science et technique ? C’est le fonctionnement même de la science qui s’est fondamentalement transformé, à tous les niveaux : politique scientifique, organisation de la recherche et des processus de découverte, insertion dans la société (dans l’éducation en particulier), répercussions idéologiques et pratiques dans la vie quotidienne. Enfin, de nouvelles disciplines qui étaient marginales avant la dernière guerre (comme la gestion, le management) ou qui n’existaient pas (comme l’informatique) ont pris une importance capitale.
14Examinons très brièvement les différents niveaux du développement techno-scientifique. Il est désormais conditionné par de considérables investissements en recherche-développement de la part des gouvernements nationaux, des sociétés multinationales et des organisations interétatiques. Depuis cinquante ans, on a déjà dépensé plus pour la recherche scientifique et technique que durant toute l’histoire antérieure ; et l’on sait que renoncer à investir suffisamment dans la recherche-développement revient, pour une entreprise ou une nation, à se condamner à la marginalisation ou à la disparition.
- 6 Voir H. Stork, Einführung in der Philosophie der Technik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesell (...)
15Au niveau des processus de recherche, les « découvertes de développement » s’accroissent considérablement aux dépens des découvertes de pionniers isolés ; la recherche est programmée grâce aux techniques de « travail en réseaux »6, d’autant plus efficaces qu’elles sont mondialisées en temps réel par l’utilisation des banques de données et d’Internet (même si subsistent temporairement des îlots de secrets militaro-industriels eux-mêmes gérés techno-scientifiquement).
16Quant à l’insertion sociale de la techno-science, elle revêt des formes multiples et se manifeste à la fois dans les investissements imaginaires et dans les transformations effectives de la vie quotidienne à une très grande échelle. L’exemple récent le plus frappant est la diffusion fulgurante des téléphones portables, rendue possible par les satellites de télécommunication et bouleversant à la fois la réalité et l’image de la communication, c’est-à-dire la rapidité, l’intensité et le « style » des relations intersubjectives.
17La distinction traditionnelle entre une théorie (désintéressée) et une pratique (uniquement intéressée) est toujours valide en principe (un informaticien peut toujours s’enfermer dans son bureau pour étudier la structure d’un logiciel ; inversement, quand un composant électronique est en panne dans un ordinateur, il faut le remplacer : c’est un problème purement technique) ; mais cette séparation entre théorie et pratique est prélevée sur une réalité plus complexe dont l’axe moteur est indissociablement scientifique et technique, informationnel et organisationnel.
18Ainsi, l’informatique est un champ de développement typiquement techno-scientifique, à l’interface du hardware et du software. Si nous jetons un coup d’œil sur ses antécédents, nous voyons déjà qu’elle fait converger indissociablement un axe théorique et un axe technique. Sur le premier axe, de Pascal ou Leibnitz à Turing et Wiener, on a conçu et fait progresser la conception du calcul automatique et la théorie des jeux stratégiques ; sur le second axe (l’interface technique), on est passé de petites machines à calculer, uniquement mécaniques, à de grosses machines à cartes perforées, puis aux bonds qualitatifs de l’ère électronique qui permet – grâce à la miniaturisation des transistors, des « puces » électroniques et des circuits intégrés – le traitement d’un nombre toujours plus considérable de données.
19Toutes ces transformations se sont faites avec une incroyable rapidité dont les jeunes gens prennent à peine conscience, parce qu’ils n’ont en général pas le sens de l’histoire. Et il n’y a pas que la recherche qui s’opère en réseaux, puisque – dans la pratique – l’informatique transforme la vie quotidienne : à la fois par ses applications multiples (dessin industriel, publicité, design, modélisation, etc.), mais aussi dans l’utilisation privée (applications domestiques de l’ordinateur, branchement sur le Net, etc.).
20Nous n’avons fait ainsi que passer en revue des faits. Mais un regard philosophique ne doit-il pas s’élever au point de vue synoptique, passer du phénoménal à l’essentiel ? Si la techno-science est « constatable » sous la forme d’un faisceau de faits nombreux et significatifs, c’est déjà beaucoup. Mais ne doit-elle pas être mieux et plus profondément comprise ? Et comment ?
21Je crois qu’il faut la comprendre comme événement. Qu’entendre par là ? Penser la techno-science, ce n’est pas seulement la décrire et l’évaluer au sens de l’assessment ou de l’audit, mais méditer ses enjeux humains et ontologiques, sa portée éthique éventuelle, suivant les décisions prises ou à prendre.
22Or, y a-t-il une incompatibilité entre techno-science et décision ? entre techno-science et éthique ? Au niveau des faits, la réponse est forcément négative. L’évolution accélérée de la technologie impose sans cesse des décisions et, si elle ne les impose pas directement, l’éveil de la conscience éthique les réclame sur le moyen ou le long terme. Entre les urgences catastrophiques de type Tchernobyl et les appels d’un Hans Jonas à une « heuristique de la peur » tournée vers l’avenir de l’humanité, les instances responsables en matière éthico-politique doivent trouver des compromis, des solutions (qui ne sont le plus souvent que des expédients) dans les domaines les plus variés.
23On peut se demander si la situation de l’humanité développée n’est pas actuellement comparable à celle d’un équipage sur un bateau qui fait eau de toutes parts. Dans cette petite fable, le bateau représente la morale traditionnelle, conventionnelle, les techniques nouvelles ouvrant des brèches, possibilités inouïes, qui risquent de détruire le vieux bateau. Pour éviter le naufrage complet, nous disposons à la hâte des colmatages ou des dispositifs de défense : par exemple, il n’y aura pas de clonage humain, puis un gouvernement permet ce dernier à des fins thérapeutiques ; ira-t-on plus loin ? et jusqu’où ? Presque dans chaque domaine de développement technologique, nous constatons l’extrême difficulté des prises de décisions éthiques, mais surtout l’extrême fragilité de leurs exécutions.
24Penser la techno-science, c’est préparer une meilleure approche, plus radicale et plus fondamentale, des décisions éthiques dans le domaine technologique. Est-ce possible ? Et à quel prix ? Essayons pour finir de la préciser en méditant à nouveau sur le sens même de la décision comme événement dans un contexte lui-même événementiel.
Événement et décision
- 7 Voir J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954.
25Mon propos n’a nullement été de contester l’utilité d’une philosophie des techniques étudiant les traits constitutifs et les phases de développement des circuits et des objets techniques – effort philosophique que Simondon avait remarquablement entrepris dans les années 1950. Il est heureux que la philosophie des techniques se développe aujourd’hui de plus en plus car il y a fort à faire ! Mais ce qui vient d’être dit jusqu’ici sur le caractère radicalement nouveau et événementiel de la techno-science conduit à rendre cette réflexion plus radicale. Jacques Ellul allait dans cette direction quand il dégageait la notion d’enjeu face au « défi » de la technique7. Et il me semble que c’est également le cas de Heidegger quand il suggère que le Dispositif techno-scientifique (qu’il nomme Gestell) pourrait être réapproprié par une humanité attentive à son caractère d’événement (Ereignis).
26Revenons à la notion même d’événement. Dans la trame temporelle, l’événement est une rupture. Mais un événement de la taille de la techno-science (constitué lui-même d’un faisceau d’événements à des niveaux différents) est une rupture significative non pas seulement sur un axe temporel, mais dans l’histoire même de l’humanité. De l’absolument nouveau apparaît et, de plus, il est irréversible ; on ne peut ni l’annuler ni revenir en arrière. La fission de l’atome, les manipulations du génome humain, la transmission instantanée et en réseau d’un nombre colossal d’informations sont de telles irruptions de nouveautés radicales. Mises en relation, et en perspective historique, elles contribuent elles-mêmes à un événement dont il faut savoir apprécier l’unicité et la singularité. L’accroissement de puissance, la potentialisation, atteint les racines de la matière, de la vie, du langage.
27Est-ce que cela veut dire que l’homme est le souverain maître de ces potentialités nouvelles ? Si c’était le cas, il pourrait en décider souverainement : arrêter ou accroître ces mutations ou encore les orienter dans le sens de son choix, toujours souverain. Est-ce le cas ? Certainement pas. D’abord, le caractère massif et irréversible de ces transformations potentialisantes les rend destinales, c’est-à-dire que nulle intervention humaine (individuelle ou collective) ne peut ni les annuler ni en interdire le développement. Et sur ce point, Ellul et Heidegger l’ont bien vu, il faut en convenir, même si ce n’est pas agréable et même si cela dérange un discours humaniste convenu (prétendant que l’homme peut maîtriser la technique comme un instrument).
28Une fois reconnu cet enjeu « destinal » de la techno-science comme telle, une décision éthique fondamentale est-elle encore possible et souhaitable ? Ou va-t-on s’en tenir aux « compromis » dont on a fait état précédemment ?
29Qu’est-ce que décider ? En français (héritier du latin) comme en allemand (avec le verbe entscheiden), la décision est séparation, rupture, instauration. Elle est elle-même un événement, pourvu qu’elle soit claire, significative, profondément assumée. Événement contre événement ? Oui, la décision peut et doit être une réponse, parfois héroïque, à une situation difficile, imprévue, voire désespérée.
30Quelle est la mesure d’une décision dans la situation créée par l’événement techno-scientifique ? Distinguons, comme les Stoïciens, ce qui ne dépend pas de nous et ce qui dépend de nous. Ce qui ne dépend pas de nous est clair, à la lumière de notre méditation philosophique de l’événement : ne nourrissons pas l’illusion de pouvoir revenir sur la techno-science elle-même. Ce non possumus destinal concerne aussi la notion de droit naturel en matière biologique : il faut reconnaître que les frontières de la naturalité et de l’artificialité sont désormais brouillées. L’intervention technique est omniprésente. On peut désapprouver l’avortement pour des raisons morales et religieuses ; on ne peut nier qu’il se soit banalisé en tant que pratique technique ; il en sera inéluctablement de même pour la procréation médicalement assistée, les soins palliatifs et l’euthanasie. Le « techniquement faisable » grignote (ou bouleverse) constamment les interdits traditionnels. On en a de multiples exemples : la bombe atomique d’Hiroshima a été fabriquée et lancée pour des raisons stratégiques et politiques évidentes mais au mépris de la mort atroce de dizaine de milliers d’innocents ; nous avons vu que l’avortement est largement pratiqué malgré les protestations des traditionalistes ; la bio-ingénierie vise maintenant l’homme malgré les résistances ou les interdits qui subsistent. Le cinéma, la télévision, la vidéo et internet mettent en circulation un flot d’informations et d’images en défiant de plus en plus tout contrôle et toute censure. Demain, des « vêtements intelligents », de nouvelles prothèses, des puces électroniques intégrées au corps humain lui-même permettront de rendre ce corps plus performant, de prolonger encore sa longévité, de promouvoir une synergie bio-technique, mais créeront aussi de nouvelles possibilités de manipulations pour ceux qui détiendront des sources d’information et les clés du nouveau pouvoir.
31Où s’arrêtera cette dynamique ? Personne n’est en mesure de le dire. C’est pourquoi l’on est en droit de formuler ainsi la prétention (implicite mais effective) dont la techno-science est porteuse : « Tout ce qui est techniquement faisable doit être réalisé, que cette réalisation soit jugée moralement bonne ou condamnable ».
- 8 D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p. 145-149.
32Dans un précédent ouvrage, La puissance du rationnel 8, j’ai nommé cette « prétention » : la thèse de l’antinomie de la puissance du rationnel à l’ère techno-scientifique. Cette thèse n’est pas à interpréter comme signifiant que la technique peut réaliser n’importe quoi ; elle veut plutôt dire que la techno-science ne se pose par elle-même que des questions de « faisabilité » – qu’il s’agisse de la mise au point d’une arme nouvelle, de la « dangerosité » d’un nouveau médicament ou de la diffusion à grande échelle d’une technique de communication.
33L’événement que représente le règne de la puissance techno-scientifique à l’échelle mondiale est éthiquement neutre (ce qui ne veut pas dire que toutes ses conséquences soient elles-mêmes neutres). Il conditionne les décisions proprement éthiques et politiques mais ne les remplacerait complètement que dans une société techniciste à 100 % où l’on aurait décidé de faire tout ce qui est techniquement faisable sans aucune considération éthique. Qui ne voit le caractère circulaire d’une telle hypothèse ? Elle suppose que la démission devant la technique soit elle-même une décision ! Une société techniciste à 100 % serait non pas une société technique mais une société qui a adopté l’idéologie techniciste.
34L’antithèse que j’ai formulée (à partir de l’inspiration kantienne reformulée par Hans Jonas) est la suivante : « Rien de ce qui est techniquement faisable ne doit être réalisé s’il met gravement en péril ou supprime la capacité éthique de l’humanité ». Il est évident que l’application rigoureuse de cette antithèse entraînerait plus que des moratoires partiels ; elle ne se limite pas à formuler un « principe de précaution » partiel ou modérément prudent. Elle rappelle un impératif absolu et, à ce titre, elle n’est pas « négociable » au cas par cas ou au coup par coup : son noyau est principiel puisqu’en elle s’exprime le ressort de toute décision proprement humaine : le respect de la liberté et de la dignité de la personne.
35L’essence même d’une antinomie consiste en ce que ses termes sont inconciliables. Je crois, en effet, que la thèse techniciste et l’antithèse éthique ne sont pas directement conciliables parce qu’elles procèdent de principes foncièrement différents.
36Reconnaître le caractère radical de ce conflit ne risque-t-il pas de nous conduire à une sorte de désespoir philosophique et éthique : puisque nous avons constaté à quel point la puissance techno-scientifique est puissante, ne va-t-elle pas toujours l’emporter sur toutes les résistances, sur tous les moratoires, sur tous les interdits ?
37Il faut répondre que, même s’il en était ainsi, cela n’invaliderait nullement l’exigence éthique. Le fait n’est pas le droit, l’existence universelle d’une technique ne la rend pas pour autant bonne. La pression des grands groupes internationaux n’est pas justifiable du seul fait qu’elle remporte chaque jour les marchés.
38Penser la techno-science, c’est mesurer sa puissance (puissance événementielle d’innovation, nous l’avons vu), mais il reste la question de la décision de juger, d’accepter ou de refuser, de justifier ou non ces innovations, leurs conséquences, leurs modes d’application.
39Il ne faut pas restreindre le champ de cette décision ni se méprendre sur son champ. Vouloir nier la puissance de la techno-science est vain, vouloir régresser ou s’évader risque d’être fou. Il est donc nécessaire de reformuler l’exigence éthique à partir d’une vision lucide de ce qui est irrémédiable au niveau des réalisations effectives.
40Cela signifie que si la cause éthique veut garder tout son sens, elle ne doit pas se livrer à des combats d’arrière-garde mais traduire dans les termes mêmes du dynamisme techno-scientifique le noyau essentiel, principiel, sacré même de son exigence. Prenons des exemples dans le champ ultra-sensible de la bio-éthique à propos de la naissance et de la mort.
41En ce qui concerne la naissance, peut-être faut-il moins s’opposer à toute forme d’avortement, de procréation médicalement assistée (ou même de bio-ingéniérie génétique) que réclamer l’inscription de ces actes graves dans un ensemble de projets délibérés, mesurés, respectant les différences personnelles et l’avenir d’une humanité digne de ce nom ? J’ai récemment entendu le biologiste français Axel Kahn expliquer de manière convaincante les raisons de son opposition au clonage humain : ce qui est inacceptable, disait-il, ce n’est pas en soi l’intervention technique dans le domaine de la vie (cette intervention se poursuit sous maintes formes), c’est la négation principielle, par les parents ou par la société, de la différence que représente un être humain absolument nouveau. C’est cette différence, c’est cette absolue nouveauté qu’il faut savoir accepter et respecter. Et c’est sur ce point qu’il est indispensable de marquer un seuil éthique.
42Quant à la préparation à la mort, pourquoi refuser la possibilité d’atténuer les douleurs qui l’annoncent, d’adoucir l’agonie, de préserver la dignité du mourant ? Rejeter par principe l’euthanasie me paraît bien hypocrite. Mais, de nouveau, un seuil éthique est à respecter : le caractère de la mort et le respect dû à la liberté de choix d’une personne humaine.
43Il est évident que ces réponses nouvelles ne sont pas acquises d’avance ni faciles à mettre en place. Une information et une éducation intellectuelle et morale doivent répondre au défi des nouveaux pouvoirs dont l’homme est censé disposer aujourd’hui mais qui risquent de rester aliénants en fonction même de la rapidité des progrès technologiques.
44En conclusion, penser la technique ne se réduit nullement à connaître les techniques ni à les évaluer négativement ou positivement pour le bien-être de l’humanité. Il faut aussi et surtout s’élever à la dimension d’événement de la technique comme telle. Et, face à cet événement, il s’agit de préparer cette autre ressource événementielle dont nous sommes les détenteurs : la capacité de décider. Cette capacité correspond à ce qui dépend vraiment de nous, au partage qui nous revient et qui n’a rien d’une souveraineté absolue sur la technique. Est-ce seulement ce qui nous reste une fois que la technique a tout transformé ? Ce « reste » est bien plus qu’un reste purement quantitatif : il ouvre l’espace de notre réponse qui donnera (ou non) un sens et un style à la puissance technique – quelque chose comme un sceau apposé sur l’acte technique. Il ne s’agit plus alors d’instrumentaliser une volonté (de puissance), mais d’articuler une réponse – événement contre événement. Le choix est là : tout abandonner à la techno-science (comme si on lui faisait pour toujours un chèque en blanc) ou bien préserver ce trait fragile et précieux, la marque de la décision, la marque fragile et irremplaçable de notre liberté.
Notes
1 Texte prononcé lors du congrès international « Technologia, ética y futuro » qui s’est tenu à Barcelone les 16 et 17 novembre 2000 et a été publié, en espagnol, sous le titre ¿ Cómo pensar la técnica y las técnicas hoy en dia ?, traduit du français par Carlos Benzaquen, Bilbao, Desclée de Brouwer/Insitituto de Tecnoética (Barcelone), 2002, p. 85-96. Texte inédit en français.
2 H. Jonas, Une éthique pour la nature, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
3 Ainsi, en France, le Comité national d’éthique.
4 Le premier transport d’énergie électrique en courant continu par Marcel Déprez date de 1882 ; la transmission d’énergie électrique à grande distance est obtenue à partir de 1891.
5 Dans son livre Le signe et la technique. La philosophie à l’épreuve de la technique, Paris, Aubier, 1984.
6 Voir H. Stork, Einführung in der Philosophie der Technik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1977, p. 4-5.
7 Voir J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954.
8 D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p. 145-149.
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Référence papier
Dominique Janicaud, « Comment penser la technique et les techniques aujourd’hui ? », Noesis, 29 | 2017, 185-197.
Référence électronique
Dominique Janicaud, « Comment penser la technique et les techniques aujourd’hui ? », Noesis [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/3875 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.3875
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