Reconstruire le politique
Résumés
On se propose de préciser la signification de l’expression « la fin du politique » afin de soutenir la thèse même qu’elle recouvre. La clarification de quelques mots clés nous permettra de saisir la cohérence de cette thèse philosophique, qui est principalement celle de Heidegger. La discussion de cette thèse nous reconduira, en termes beaucoup plus concrets, à la question du pouvoir politique et à l’étude de l’influence des changements technologiques sur le fonctionnement de l’État et sur la place des idéologies politiques. L’une d’elles mérite d’être examinée plus avant : l’approche originale du libéralisme par Michel Foucault fournira enfin une esquisse qui sera présentée pour essayer d’affronter un défi politique qui se révèlera peut-être sans fin.
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1Le projet de reconstruire le politique paraît bien ambitieux. Est-il même justifié ? Il semble supposer que le politique a été détruit, s’est effondré ou effacé. Est-ce vraiment le cas ? Chacun constate que les institutions politiques existent encore, que des activités politiques se poursuivent et même que des « événements politiques » (de plus ou moins grande ampleur) ne cessent de se produire dans nos pays occidentaux comme sur le reste de la planète. Ce que nous appelons, à tort ou à raison, la politique n’a pas disparu ; elle occupe, au contraire, le devant de la scène médiatique. Qu’on juge avec sévérité ou indulgence cet ensemble de phénomènes, il est impossible de ne pas lui reconnaître un minimum de « réalité ».
- 1 Tel était le thème du colloque Hannah Arendt, « The End of the Political », au cours duquel fut p (...)
2Cependant, ce qui motive ici notre interrogation n’est pas la fin de toute politique, mais du politique comme tel. La distinction entre « la politique » et « le politique » est-elle purement formelle ? Quelle est la signification d’une expression comme « la fin du politique »1 ? Ou quelle portée entendons-nous lui donner ? Il n’est pas question de se lancer dans une « reconstruction » sans avoir au préalable établi, aussi clairement que possible, ce qui est venu à son terme – ou ce qui est censé tel.
3Une première approche va donc consister à redessiner les contours de la thèse qu’implique l’expression « fin du politique », laquelle nous paraît essentiellement heideggérienne, bien qu’elle ait connu d’autres versions ou des variantes (par exemple, celle du « retrait » du politique, à laquelle nous reviendrons ensuite). Cette clarification rendra possible une discussion qu’on ne voudrait pas trop abstraite (car les affaires de la Cité ne sont pas des entités métaphysiques) : on tentera une brève phénoménologie de l’influence des changements technologiques sur le fonctionnement de l’État et le rôle des idéologies politiques. Parmi celles-ci, on détachera le libéralisme : non seulement (ni principalement) à cause de la reviviscence actuelle de l’idéal démocratique, mais parce que l’écoute originale qui a été faite de ce thème par Michel Foucault livrera peut-être un fil conducteur permettant d’ébaucher une reconstruction paradoxale du politique, en cette fin de siècle où notre hypermodernité ne cesse de s’interroger sur elle-même.
La thèse
- 2 D. Janicaud, L’ombre de cette pensée, Grenoble, Millon, 1990.
4Comme une lecture attentive et soutenue de l’œuvre heideggérienne n’y discerne pas facilement la question du politique comme telle, on pourrait être tenté soit de se limiter au débat sur l’engagement de 1933-1934, soit au contraire d’élargir l’étude à la question, peut-être plus fondamentale, de l’essence de la technique. On résistera ici à la première tentation : j’y ai déjà cédé dans un petit livre consacré à la question politique chez Heidegger2. Quant à la seconde, je vais y succomber immédiatement, afin de racheter ma faute aussi rapidement que possible.
5En fait, Heidegger a lui-même cédé à cette seconde tentation dans le fameux entretien au Spiegel. Il y formule sa thèse en des termes pour le moins généraux :
- 3 M. Heidegger, « Zur noch ein Gott kann uns retten », Der Spiegel, no 23, 1976, p. 206 ; Réponses (...)
Dans l’intervalle des trente dernières années devrait être apparu plus clairement que le mouvement planétaire de la technique des temps modernes est une puissance qui détermine l’histoire et que sa grandeur ne peut être surestimée. C’est pour moi aujourd’hui une question décisive de savoir comment on peut faire correspondre en général un système politique à l’âge technique et quel système ce pourrait être. Je ne sais pas de réponse à cette question. Je ne suis pas persuadé que ce soit la démocratie3.
6Il faut avouer que cette déclaration « exotérique » ne nous apprend pas grand chose en matière de philosophie politique ; constatons simplement que Heidegger met en relief une priorité et confesse une incertitude : une priorité absolue est reconnue à la technique, laquelle prédétermine tout système politique ; l’incertitude concernant la politique conduit à mettre en question « l’évidence » de la démocratie. Nous ne trouvons littéralement rien de plus dans ce texte : situation décevante.
- 4 Id. Gesamtausgabe, Band 53, Francfort, Klostermann, 1984, p. 98 sq.
7Reportons-nous, pour en savoir plus, à un passage significatif du cours sur Hölderlin, intitulé Der Ister (« Le Danube »)4. Heidegger s’y bat sur deux fronts : d’un côté, il s’oppose à l’affirmation nazie selon laquelle « tout est politique » (expression directe du totalitarisme) ; de l’autre côté, il se réfère à l’essence de la πόλις grecque et en appelle au politique comme tel. Commentant le fameux chœur de l’Antigone de Sophocle, Heidegger souligne que l’homme en sa vérité est ύψίπολις - ἄπολις, c’est-à-dire tout à la fois supérieur à la citoyenneté et en retrait sur elle (cet oxymore est fort difficile à traduire : « surpolitique » et « apolitique »). Dans ce cours de 1942, Heidegger critique les universitaires qui faisaient du zèle en parlant des Grecs comme de « purs nationaux-socialistes », sous le prétexte qu’en Grèce « tout était politique ». Mais quelle est la relation entre la πόλις grecque et le politique ? Heidegger répond :
- 5 Ibid., p. 100.
La πόλις ne peut pas être déterminée. Ce n’est pas un « concept politique ». Selon le sens grec authentique, l’essence de la polis n’est pas livrée par une définition : il faut la comprendre comme le πόλος, le pôle, l’axe dans lequel et autour duquel tout tourne5.
- 6 Ibid., p. 102.
8La polis, selon Heidegger, n’est ni un État (Staat), ni une ville (Stadt), mais plutôt die Statt, die Stätte, le lieu d’habitation. Une nouvelle mise en garde est nécessaire pour suivre Heidegger jusqu’au bout : le lieu n’est pas à entendre en un sens purement géographique, mais à partir de l’envoi historial (Geschick) de l’homme. L’essence de la polis réside dans l’ouverture à l’envoi de l’être ; sa détermination dépend de la manière selon laquelle l’être comme tel est recueilli dans son désabritement6.
9Il serait possible, et sans nul doute souhaitable, de commenter de plus près cet important passage ainsi que des textes qui lui font écho dans l’œuvre heideggérienne. Le but de la présente étude n’est cependant pas d’atteindre l’exhaustivité : il est plutôt de dégager l’essentiel. À cet égard, deux points doivent être mis en relief : Heidegger ne se préoccupe nullement des spécificités ontiques de la dimension politique ; en outre et plus profondément, l’indifférenciation ontique du politique a pour corrélat son indécidabilité ontologique. Ce n’est pas surprenant, dira-t-on, Heidegger néglige la politique pour donner au politique un privilège plénier. Est-ce le cas ? Nullement. S’il est vrai que la distinction entre fondement et superficie gouverne l’approche heideggérienne de la dimension politique, cela n’entraîne pas la reconnaissance d’une priorité (ou primauté) du politique. Au contraire, pour Heidegger, l’homme n’est pas d’abord un « animal politique » (pas plus qu’un animal rationnel) : c’est un Dasein, un Existant, directement ouvert au décèlement de l’être et de telle façon que son appropriation de la temporalité ek-statique est plus originaire que celle de toute forme politique. En tant que tel, l’homme est Transcendens schlechthin : il transcende a priori toute appartenance ontique (ou politique). Ce fut effectivement le cas avant le fatal engagement de 1933. Mais notre tâche n’est pas de rester fascinés par une décision et par une date : il est philosophiquement plus décisif de comprendre que Heidegger a eu à affronter le politique (au moins à titre de question), dans la mesure où sa conception de l’historicité de l’Existant conduisait à insérer la « déclosion décisive » (Entschlossenheit) dans l’historicité d’une époque et d’une génération.
- 7 Voir L’ombre de cette pensée, op. cit., le chapitre 3, à partir de la p. 64.
- 8 Heidegger, Nietzsche, Pfullingen, Neske, 1961, II, p. 472 ; trad., Pierre Klossowski, Paris, Gall (...)
10Ayant par ailleurs consacré tout un travail à cette difficulté redoutable que l’imbroglio de la « politique originaire » oblige à affronter7, je préfère ici prendre les choses en leur « résultat » et isoler le « diagnostic » que Heidegger donne finalement sur l’homme occidental en cette fin du xxe siècle : puisque le Gestell (le Dispositif technicien) est notre « envoi » destinal (nous livrant au nihilisme planétaire), la question du politique est toujours désormais dérivée par rapport à celle de l’essence de la technique. Notre siècle est considéré par Heidegger comme une transition entre l’âge de la métaphysique et « l’autre commencement » : nous sommes, selon une expression de la fin du Nietzsche, « à la limite du temps de l’indécidé »8. Personne, ni politicien ni institution, ne peut prendre la décision de sortir de l’époque technique ou de supprimer le développement technologique ; nous pouvons seulement préparer un autre « commencement », tout en constatant que dans les limites de notre horizon le « tournant » (de la volonté de puissance à l’Ereignis) reste en suspens.
11Il est donc évident que le statut dérivé du politique découle lui-même de l’interprétation d’ensemble de la métaphysique comme histoire de l’être. La métaphysique, au sens où Heidegger l’entend comme thème de la symphonie de l’histoire occidentale, n’est pas un choix : c’est un destin d’oubli (de l’être). Quant à la politique, elle n’offre plus aucun choix (de l’échec de son engagement direct, Heidegger n’a tiré qu’un enseignement négatif sur la politique) : les idéologies politiques sont, dit-il, des « demi-mesures » (ce qui vaut, de son point de vue, aussi bien pour l’américanisme et le communisme que pour le nazisme). Rappelons cette assertion de l’entretien du Spiegel :
- 9 Id., Der Spiegel, art. cit., p. 212 ; Réponses et questions, trad. cit., p. 59.
Je ne sais aucun chemin qui mène à changer de façon immédiate l’état présent du monde, à supposer qu’un tel changement soit possible aux hommes9.
12Si l’on doit reconnaître que ce diagnostic radical ne manque pas d’arguments en sa faveur, devons-nous en inférer que l’essence du politique (et son réseau de possibles : autofécondation de la liberté, organisation d’un état civil, etc.) doive être entièrement entraînée dans ce constat d’un non possumus ? Rien n’est-il plus fondable qui ne soit une reconduction – ou un ersatz – de la métaphysique ? Mais alors, comment penser, en termes heideggériens, le politique et la politique qui survivent en notre hypermodernité ? Toujours et à nouveau comme des représentations (ou combinaisons de représentations) dérivées d’une plus fondamentale volonté (métaphysique) de puissance ? De fait, Heidegger oppose une sorte de fin de non recevoir (par principe) à toute demande de spécification de la question politique en notre ère technicienne : le politique ne peut être compris par lui-même ni à partir de lui-même, mais toujours en référence à une dimension plus profonde (historiale et destinale).
13Il semble donc que la thèse de la « fin du politique » ne devrait pas, selon la logique interne de la pensée heideggérienne, se rabattre sur la thèse d’une fin ontique et chronologique des représentations et activités politiques : l’histoire de l’être fait apparaître les limites du politique à l’ère technique. L’ambiguïté vient à la fois du caractère fondamental-général de la « thèse » et du fait que Heidegger a jugé inutile de dresser lui-même une phénoménologie du politique en son retrait technique. Tout se vaut-il donc politiquement en cette époque d’errance ? Il faut avouer que l’abstention heideggérienne équivaut à une réponse affirmative (avalisant avec une totale résignation, ou un cynisme complice, le nihilisme actif). Mais, en fait, pour Heidegger, le politique n’a jamais été un véritable commencement (Anfang) en Occident, si ce n’est dans une Polis antérieure à l’invention de la démocratie et dont l’histoire est déjà l’oubli de l’originaire. La fin du politique (au sens de son retrait essentiel) advint donc dès la fuite des dieux et l’évanouissement de la puissance du μῦθος. Extraordinaire ellipse qui enjambe l’histoire pour retrouver ce qui n’a (presque) jamais eu lieu ! Le seul trait de lumière dont Heidegger admette l’émergence est (en mode presque adornien) la prise de conscience lucide que les illusions concernant l’autofondation de la dimension politique ne sont plus tenables. Du moins était-ce, à tort ou à raison, la conviction de Heidegger : si un « autre commencement » devient possible, ce n’est plus en termes politiques qu’il se laisse poindre, mais dans les signes avant-coureurs ménagés par les penseurs et les poètes.
- 10 Sur ce point, voir Gesamtausgabe, op. cit., 53, p. 99.
14Cette « thèse heideggérienne » sur le politique est donc aussi radicale que négative. Radicale, parce qu’elle congédie toute fondation politique (métaphysique), même au sens de l’épistémé politikè de Platon et d’Aristote10. Négative en ceci que toutes les positions rationnelles (c’est-à-dire encore métaphysiques, selon Heidegger) dans la Cité et à son égard, dans l’État et à son égard, sont pensées comme des formes d’oubli de l’être, révélant ainsi l’inaptitude à habiter authentiquement sur cette terre.
15Il est maintenant temps de prendre quelque distance critique à l’égard de cette thèse.
Essai de « skepsis » phénoménologique
16Le mot « skepsis » fait se recouper la vue et le doute. Le regard plus lucide sur nos difficultés politiques nous aidera à mettre en question la thèse heideggérienne. Celle-ci, devenue douteuse, laissera le champ libre à une « antithèse » (dont nous aurons à apprécier le degré d’ironie).
- 11 P. Virilio, Vitesse et politique, Paris, Galilée, 1977, p. 136-137 ; c’est Virilio qui souligne.
17Paradoxalement un premier regard phénoménologique sur la situation politique mondiale semble confirmer les intuitions heideggériennes, mais ce « soutien » intervient du côté le moins prévisible : du point de vue ontique, et non point sous l’angle ontologique. En effet, le champ d’intervention des décisions proprement politiques se restreint de plus en plus. Donnons-en quelques exemples : les superpuissances ont les moyens militaires de détruire notre planète ; c’est une possibilité objective qu’aucun pouvoir politique ne peut annuler ni ignorer ; les mêmes superpuissances et les autres États sont soumis aux contraintes de la dissuasion nucléaire : c’est aussi un fait qu’aucun politicien ne peut changer. D’autres résultats décisifs de la technologie ont modifié les conditions mêmes des décisions politiques dans les domaines de la vie, du langage, du temps. La maîtrise des manipulations génétiques, l’utilisation d’immenses réseaux télématiques et la sophistication poussée de l’information, de l’espionnage et de la communication, l’incroyable accélération des séquences conflictuelles, militaires aussi bien que technologiques (ce que Paul Virilio a nommé « la guerre du temps »11) – tous ces changements considérables (la liste n’est pas limitative : il faudrait mentionner les risques technologiques majeurs et les dangers écologiques planétaires) ont induit des limitations qualitatives des pouvoirs politiques. Face à ces nouveaux « défis » (à supposer qu’ils les affrontent vraiment), nos gouvernements paraissent, le plus souvent, impuissants ou anachroniques. Impuissants parce que leurs décisions apparentes ou réelles sont préparées par des équipes de techniciens et d’experts. Aussi bien dans le domaine intérieur qu’en politique extérieure, le poids de la technique, de l’économie et de la stratégie s’avère, à bien des égards, plus lourds que les facteurs purement politiques. Notre vie politique, nos activités et institutions politiques sont devenues abstraites et formelles : les débats parlementaires, les clichés idéologiques deviennent presque marginaux.
18Il n’est pas surprenant que ces changements universellement identifiables aient altéré l’approche subjective des problèmes politiques. Si le conflit entre libéralisme et communisme s’évanouit (du fait de l’effondrement de ce dernier), si le fonctionnement des partis traditionnels relève de plus en plus de la parade, si l’usage et le mésusage des sondages rend les votes presque inutiles, alors la tentation de glisser dans l’indifférence politique est grande. Qu’auraient pensé Montesquieu, Rousseau et même Tocqueville (bien que ce dernier ait, à certains égards, prévu cette évolution), en constatant que, dans la plus grande démocratie du monde, cinquante pour cent des citoyens ne se dérangent pas pour aller élire leur Président ? Que devient la vertu (et surtout l’esprit critique) des citoyens, si le look d’un politicien a plus d’influence sur leurs attitudes politiques que ses arguments et ses actions ?
- 12 Voir J. Ellul, L’illusion politique, Paris, Laffont, 1965.
- 13 Voir H. Arendt, On violence, New York, Harcourt Brace, 1970, p. 133-151.
19Certes ce déclin du politique n’est pas entièrement nouveau. Il a été analysé, avant Heidegger ou parallèlement à lui, par des sociologues et des penseurs politiques : Jacques Ellul a montré que le système technicien laisse subsister une « illusion politique »12 ; Hannah Arendt a interprété la montée de la violence et les processus de désintégration de nos sociétés industrielles comme de nouvelles contradictions qui menacent, de l’intérieur, la nature même du pouvoir politique13. De fait, d’un point de vue encore plus actuel, il est frappant de constater que la disparition de la menace communiste ne semble pas devoir produire – plus que ne l’avait fait l’effondrement du nazisme en 1945 – un nouvel âge d’or de la vie politique démocratique ; au contraire, les changements techniques et l’accélération de la compétition économique mondiale ne cessent d’introduire de nouveaux poisons dans le corps politique.
20Revenant à la thèse heideggérienne, nous devons donc reconnaître à son actif un nombre non négligeable de faits et d’arguments, bien que Heidegger lui-même ne se soit pas donné la peine d’étudier précisément les effets de la technique sur le politique ni d’expliciter l’étude du déclin de celui-ci.
- 14 K. R. Popper, The Poverty of Historicism, IV, § 27, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1960 ; tra (...)
- 15 C. Castoriadis, Devant la guerre, Paris, Fayard, 1981.
21Cependant, si une réserve décisive doit intervenir, c’est à propos du statut de ces affirmations concernant l’évolution de l’histoire contemporaine. L’ « indifférenciation » politique peut-elle être vraiment prouvée ? Assurément non. Nous ne sommes pas sur un terrain où les démonstrations sont pertinentes : Popper sur ce point a montré de manière convaincante que les pseudo-lois de l’histoire n’ont rien de réfutable comme les lois de la physique14. Les tendances qu’elles expriment ont plus ou moins de « vérisimilitude ». Il est donc tentant d’argumenter contre la « thèse » en faisant valoir ceci : tout d’abord, l’érosion du politique n’atteint pas (encore) la limite à partir de laquelle on serait en droit de dresser le constat d’une véritable fin du politique ; de fait, même dans les tableaux les plus pessimistes de la décadence des démocraties occidentales, on ne peut prouver que les institutions et activités politiques se réduisent à de simples apparences (leur degré de « superficialité » doit être précisé). En second lieu, il faut prendre en considération le fait que l’histoire est le site même du changement incessant et des retournements imprévisibles. L’histoire est tissée d’événements : ils sont une myriade et, comme les astres, d’importance extrêmement variable. Un événement prévu n’est plus un événement : contingent en soi, l’événement ne défie pas pour autant toute explication. Mais il faut avouer que, tant que quelque chose comme l’histoire durera (et elle vient encore de démentir tous les pronostics de sa « fin »), elle déconcertera ceux qui la vivent et tentent d’en prévoir le cours. Un exemple : il y a quelques années, Cornelius Castoriadis a présenté d’excellents arguments pour prouver que le système soviétique était régi par une « stratocratie », c’est-à-dire un complexe militaro-industriel (mais différent de son homologue américain : la « stratocratie » était censée ne rechercher que « la force brute pour la force brute »). Dans son livre, Devant la guerre 15, Castoriadis soutenait que le danger d’une troisième guerre mondiale n’avait jamais été aussi grand et que le Parti communiste d’Union soviétique n’était plus apte à exercer un contrôle réel de l’accroissement stratégique de la puissance, encore moins à stopper cette course effrénée. Personne n’avait prévu qu’un homme tel que Gorbatchev deviendrait premier secrétaire. D’après Castoriadis, du moins dans l’ouvrage en question, la pérestroïka semblait impossible. Sans doute pourra-t-on objecter qu’elle est, en un sens, devenue une « parade », ne réussissant finalement plus à masquer ni à ralentir la décomposition du pouvoir politique central. Mais cette décomposition n’a pas profité à la « stratocratie » et l’Empire s’est effondré. Ces faits n’ont pas à être assénés au même titre que le sont de purs arguments : ils nous rappellent seulement – mais ce n’est pas négligeable – la dimension d’imprévisibilité de l’histoire. Et ils enseignent aussi que certains hommes politiques peuvent encore jouer un rôle dans l’évolution de cette histoire.
22Une fois qu’on a reconnu que la « thèse » n’indique qu’une tendance, et nullement une loi de l’histoire, on peut encore avoir à élever une autre remarque critique : même si l’on accepte la « thèse » en son principe, le « reste » politique incontestable est laissé dans l’indétermination. Est-ce une apparence ? Une illusion ? À quel degré ? Nos politiciens sont-ils en train de lutter avec des ombres, comme les prisonniers dans la caverne ? Si la comparaison était légitime, quelle sorte d’ « idées » (ou de fondement caché) devrait-on présupposer ? Ne serait-il pas trop paradoxal de découvrir que Heidegger restaure un schème purement et simplement platonicien pour penser le politique (puisque celui-ci est référé à un fondement archétypique en retrait) ? Il faudra y revenir. Pour l’instant, nous devons prêter attention à la tentative heideggérienne de penser la politique moderne à partir du jeu entre la volonté (au sens métaphysique) et les représentations. Mais cette tentative, quel que soit le jugement qu’on porte finalement sur elle, ne réduit la politique moderne ni à une combinaison d’apparences ni à quelque chose d’accessoire. Heidegger n’a jamais eu une prétention de ce genre pour la métaphysique elle-même (bien qu’une rhétorique issue de son œuvre ait eu parfois tendance à traiter de trop haut ladite métaphysique). Il faut donc reposer la question : quel est le statut du « reste » politique, une fois qu’on a reconnu le dispositif du Gestell comme le trait le plus fondamental de l’histoire mondiale actuelle ? Étant donné que notre ère technologique est pensée par Heidegger comme représentant une phase de transition entre la métaphysique et « l’autre commencement », comment caractériser le caractère transitoire du « reste » politique ? Il semble qu’un schème philosophique (que Heidegger aurait refusé) peut nous être de quelque secours : c’est le processus par lequel une figure historique est dépassée par une autre, dans la philosophie hégélienne de l’histoire. Ainsi, les cités grecques n’ont pas disparu d’un seul coup sous la domination romaine : leur vie éthique et politique est devenue abstraite et formelle, avant de disparaître complètement ; de même, et toutes proportions gardées, pour les corporations médiévales ; de même encore, de nos jours, pour la monarchie britannique et son cérémonial maintenu dans une démocratie parlementaire moderne. Mais peut-être la démocratie parlementaire elle-même est-elle en train, avec l’ensemble du système représentatif, de subir une érosion et une marginalisation comparables, au sein du réseau technologique mondial ?
- 16 Heidegger, « das Wesen der Geschichte in seinem wahren Gesetz », Gesamtausgabe, Band 53, p. 155
23Ces références de type hégélien, aux figures historiques de transition, ne se réduisent pas à des comparaisons. À l’égard de la « thèse » heideggérienne, elles jouent le rôle de « provocations » méthodologiques. Compte tenu du vide où nous laisse Heidegger sur cette question, nous sommes en droit de confronter son « historialisme » avec ses conséquences. D’où les questions suivantes. S’il est vrai que Heidegger a considéré Hegel comme son « adversaire » (Gegner) et a refusé toute conception dialectique et nécessitariste de l’histoire, qui a eu recours à une « loi de l’histoire » (Gesetz der Geschichte) ? C’est Heidegger16. Qui a présupposé que l’histoire occidentale est secrètement gouvernée par une nécessité destinale (qu’il nomme Not-wendigkeit ou Geschick) ? Heidegger. Qui a pensé l’unité de cette destinée occidentale sous la figure de la métaphysique ? Heidegger encore. Qui a donné de la technique moderne une interprétation telle que son essence (entendue comme Gestell) joue le rôle de « l’esprit » de l’époque présente ? Heidegger toujours.
24Ces questions ne sont pas destinées à réduire la pensée de Heidegger à celle de Hegel, mais à mettre en cause le statut de l’époqualité heideggérienne. En dépit de tous les déplacements et reculs stratégiques opérés par Heidegger vis-à-vis de la métaphysique, est-ce que son « historialité » n’est pas condamnée à garder un lien avec quelque chose comme une « philosophie de l’histoire » (malgré la récusation de cette étiquette) ? Comment l’interprétation du nihilisme qui est proposée, en particulier dans le Nietzsche et dans les cours sur Hölderlin, pourrait-elle être soutenue et comprise sans l’entente de l’envoi destinal (Geschick) qui est censé plus essentiel que le cours extérieur de l’histoire ? Nos soupçons se précisent : Heidegger n’évite pas tout historicisme ; certes son « historialisme » destinal ne manque pas de noblesse et d’une énigmatique densité mais, lorsqu’il se fait inconditionnel et devient le schème herméneutique ultime de l’Occident, ne s’expose-t-il pas de plein fouet, et apparemment sans justification, aux objections qui soulignent qu’il n’échappe pas aux dangers et aux défauts qui hypothèquent tout historicisme ?
- 17 Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Tübingen, Niemeyer, 1953, p. 117 ; trad. fr. G. Kahn, In (...)
- 18 Id. Gesamtausgabe, Band 39, Francfort, Klostermann, 1980, p. 214 ; trad. fr. J. Hervier, F. Fédie (...)
25Quelle conclusion provisoire en tirer ? Non que l’historicisme est intrinsèquement pervers et que Popper a dit le dernier mot sur la question. Méditons plutôt cette citation de l’Introduction à la métaphysique : « Tout cela est politique, c’est-à-dire dans le site de l’histoire… » (« politisch, d.h. an der Geschichts-stätte »)17. Cette citation témoigne significativement de la fondation ontologique radicale à partir de laquelle Heidegger prétend (du moins en 1935) avoir saisi le lien originaire entre le politique et son historicité. En fait, même par la suite, Heidegger n’a guère prêté attention aux spécifications du politique, sous prétexte que celles-ci restent ontiques (et le geste politique fondateur lui-même perd, après l’échec de l’engagement politique, le voisinage privilégié qui lui avait été reconnu auprès du poète et du penseur). Il en résulte qu’il faut relancer l’interrogation : est-ce que ce « noble » rejet de toute spécification politique (tentant sans doute de compenser la « grosse bêtise » de 1933 qui en était l’inverse symétrique) ne consiste pas à jouer sur le mot « politique » ? C’est, en effet, ce que Heidegger a fait, dès son cours sur « Le Rhin », quand il a prétendu que la lecture de Hölderlin est hautement politique, parce que « le poète institue l’être »18. N’est-ce point une présupposition lourde de conséquences que de court-circuiter toute politique déterminée, sous prétexte de son caractère non ontologique ? Cela dispense de prêter attention à l’éventuelle logique interne de la dimension politique comme telle.
26Paradoxalement, c’est la négativité de la thèse heideggérienne qui la rend en partie acceptable : elle n’est vraie que dans la mesure où l’essence et l’autonomie du politique sont remises en cause et compromises sous la pression des bouleversements technologiques et de la dynamique du capitalisme. Mais la thèse se retrouve abstraite et vide si l’on veut la faire « fonctionner » pour justifier la fondation directe d’une « politique ontologique ». Certes, après son échec des années 1933-1934, Heidegger est devenu de plus en plus conscient de cette impossibilité (il me semble que le ton désillusionné, sinon désespéré, des Beiträge en témoigne), mais il n’a pas voulu (ou pu) en tirer toute les conséquences, en particulier concernant le rôle positif que la rationalité a encore à jouer dans le champ politique.
27Pour notre propre compte, c’est maintenant cette approche plus positive que nous allons esquisser, à partir d’un constat de la tenace survie du « reste » politique.
Une approche ontologique : le politique comme énigme
28Repartons de réflexions que nous trouvons dans le cours donné par Michel Foucault en 1978-1979 sur la « Naissance de la bio-politique ». Foucault y montre que la rationalisation du contrôle de toute une population n’est pas séparable de la structure de la rationalité moderne. Ce cadre est le « libéralisme » en tant que le système qui est, dans son principe, censé respecter la liberté et l’autonomie des individus. Foucault n’entend analyser le libéralisme ni comme une théorie ni comme une idéologie, mais en tant que « pratique » ou technique de pouvoir. Citons :
- 19 M. Foucault, Résumés de cours, Paris, Julliard, 1989, p. 110-111.
Le libéralisme est à analyser alors comme principe et méthode de rationalisation de l’exercice du gouvernement – rationalisation qui obéit, et c’est là sa spécificité, à la règle interne de l’économie maximale. Alors que toute rationalisation de l’exercice du gouvernement vise à maximaliser ses effets en diminuant, le plus possible, le coût (entendu au sens politique non moins qu’économique), la rationalisation libérale part du postulat que le gouvernement… ne saurait être à lui-même sa propre fin… Il n’a pas en soi sa raison d’être, et sa maximalisation… En cela, le libéralisme rompt avec cette « raison d’État »… Le libéralisme lui, est traversé par le principe : « on gouverne toujours trop »19.
- 20 Ibid., p. 113.
- 21 Ibid.
29Foucault ajoute que la base de la pratique libérale n’est pas l’État, mais plutôt la société civile ; cependant, la distinction entre État et société civile n’est considérée ici que comme « une forme de schématisation propre à une technologie particulière de gouvernement »20. Dans quelle mesure cette approche nous intéresse-t-elle ici ? Pour autant qu’elle exclut toute politique « originaire » et toute fondation ontologique de la politique. On ne se demande pas s’il y a une correspondance (Zuordnung, disait Heidegger) entre l’essence de la modernité technologique et un système politique. À l’inverse, ne partant plus d’un principe ni d’une origine, on n’entend nullement s’attaquer au fond même de l’énigme politique ni lui trouver une solution : Foucault ne prétend pas que la démocratie libérale a « résolu » le problème politique moderne ; constatant seulement que le libéralisme n’a pas été un « rêve », il en déchiffre le fonctionnement comme celui d’un « instrument critique de la réalité »21, pratique polymorphique d’un réformisme sans cesse renouvelé des formes de « gouvernementalité ».
- 22 Ibid., p. 114.
30La raison pour laquelle le libéralisme n’est pas une « solution » (mais plutôt le redoublement perpétuel de l’aporie politique) est qu’il implique l’existence et le développement d’un libre marché, ouvert aux variations résultant de la loi de l’offre et de la demande. Plus le marché est vaste, plus grandes sont les incertitudes. Cela veut-il dire que le marché joue le rôle d’un « dissolvant » des instances politiques ? Foucault y voit plutôt un « lieu d’expérience privilégiée » à la fois pour la pratique politique et pour sa théorie. Ce qui devient évident dès le xviiie siècle (mais se réactualise maintenant), c’est l’incompatibilité entre « le déroulement optimum du processus économique et une maximalisation des procédures gouvernementales »22.
- 23 Ibid., p. 117.
31Si Foucault a raison (il semble bien que, sur ce point, sa position soit forte), le libéralisme est la réponse politique (mais non la solution) à une crise perpétuelle : c’est le moyen rationnel et critique de combattre l’excès de « gouvernementalité » (et la tyrannie de l’État), sans détruire le lien politique. C’est une technique de « gouvernement frugal » (selon le mot attribué à Franklin)23.
32Il faut ajouter que cette nouvelle approche est directement mondiale (ce qui d’ailleurs est dans la logique du libéralisme). De même que les guerres sont devenues mondiales ou – même locales – ont très vite des répercussions internationales, les problèmes de déséquilibres économiques, de développement et d’environnement constituent autant de pièces d’un puzzle planétaire, lequel est notre problème politique. Dans ses écrits de philosophie de l’histoire et son projet de paix perpétuelle, Kant a su prévoir cette mondialisation, mais sous l’angle positif de l’universalité des principes éthiques qui devraient guider la politique du monde entier. Nous avons à faire face aujourd’hui à un ensemble d’immenses problèmes qu’un État mondial devrait résoudre (et qui rendraient son existence nécessaire, sinon urgente) : incessant désordre financier, marché mondial sans aucune régulation, nouveaux problèmes d’émigrations massives, pollutions incontrôlées, terrorisme toujours possible, etc. Au lieu d’une autorité politique mondiale, nous avons une faible Organisation des Nations unies dont les « agences » (FAO, Unesco, etc.) sont en grande partie impuissantes face à l’anarchie planétaire (on peut également s’interroger sur le bien-fondé des interventions du FMI et de la Banque mondiale). Dans le même temps, des peuples entiers réclament un État national. Ce dernier, dépassé économiquement, ne l’est certainement pas du point de vue politique. Alors que le libéralisme du xviiie siècle avait à contrebalancer les excès de la raison d’État, l’urgence politique se présente pour nous de manière plus complexe : il nous faut à la fois un accroissement de pouvoir des autorités internationales et un plus grand respect des identités locales. Le nouvel équilibre mondial – dont on peut rêver ! – est moins à chercher du côté de l’édification d’un État mondial que dans la création de contre-pouvoirs spécifiques s’opposant aux excès de féodalismes internationaux (supranationales, traffics à grande échelle, et même fanatismes religieux, sans compter les lobbies techno-scientifiques).
- 24 Voir J. Freund, L’essence du politique, Paris, Sirey, 1965 et Qu’est-ce que le politique ?, Paris (...)
33Malgré la limitation et le déplacement de ses aires traditionnelles, le politique n’a donc pas disparu. Il est vrai que, pour une large part, les institutions, les structures et les activités politiques traditionnelles connaissent le déclin ; les trois relations qui, selon Julien Freund24, constituent l’essence du politique sont progressivement technicisées : la relation ami-ennemi devient un « partenariat », le commandement et l’obéissance sont neutralisées en tant que fonctions, la différence entre le privé et le public s’estompe en raison de nombreux chevauchements de ces deux secteurs.
- 25 Montesquieu, « Dossier des Considérations sur la grandeur des Romains », Œuvres complètes II, Par (...)
34De cette technicisation incontestable, on peut tirer argument en sens inverse de ceux qui prédisent la dissolution complète du politique : plus le champ politique traditionnel se rétrécit, plus le « reste » (ou « l’excès » par rapport au pur fonctionnement technologique) se révèle vital et précieux. De même, ce n’est pas parce que la démocratie voit souvent sa fragilité exploitée jusqu’à la caricature de tout idéal, que nous devons l’abandonner complètement et renoncer à l’amender ; plus elle est menacée, plus elle s’avère précieuse. Toute protestation contre la tyrannie ou l’abus de pouvoir signale une urgence politique : la nécessaire reconstruction politique semble donc indissociable de sa constitution. Montesquieu remarquait déjà : « La liberté ne s’obtient que par des coups d’éclat, mais se perd par une force insensible »25. Comment oublier, par exemple, la courageuse protestation des étudiants chinois, laquelle a révélé dans toute son ampleur les contradictions de la modernisation de ce grand pays ? La limite du politique n’est cependant pas toujours identique, une fois que les libertés fondamentales ont été assurées ; d’autres limites peuvent devenir décisives : nous le voyons maintenant avec les problèmes écologiques et techniques, face auxquels les réponses démocratiques sont difficiles à trouver.
35Si la reconstruction du politique requiert un renouveau de la démocratie, ce n’est pourtant pas en vertu d’une sorte de correspondance ontologique avec l’essence de la technique moderne (cette correspondance que Heidegger ne discernait justement pas dans la démocratie). C’est l’opposé : la démocratie est ouverte à notre détresse, à notre absence de destin sacré, hors de toute « historicité » grandiosement ajointée. En fait, même en termes heideggériens, la situation mondiale doit être pensée comme ontologiquement indécidable : l’ouverture démocratique ne reconnaît-elle pas l’impossibilité de toute « politique ontologique » ayant le privilège de l’authenticité et, du même coup, l’acceptation de notre partage rationnel, le caractère inévitable des compromis et du dialogue ?
36On pourrait évidemment objecter que cette attitude est une forme de résignation et qu’elle correspond à une conception toute négative de la démocratie. C’est exact ; mais je n’ai suivi cette piste que pour proposer une réfutation interne de la réticence heideggérienne à accepter la démocratie. S’il n’a pas manqué de perspicacité quant à la généalogie de la technique moderne, Heidegger en revanche n’a pas compris la démocratie : en posant le problème en termes de « système » (ou de « correspondance »), il s’est condamné à rater l’ironie démocratique. Ce point mérite maintenant explication.
37Commentant la conception de la démocratie américaine développée par Tocqueville, Léo Strauss a caractérisé ainsi avec justesse l’ironie de la démocratie :
- 26 L. Strauss et J. Cropsey, History of Political Philosophy, Chicago, Rand McNally, 1972, p. 722-72 (...)
Le paradoxe fondamental de la démocratie… est que l’égalité des conditions est compatible avec la tyrannie aussi bien qu’avec la liberté… L’ironie de la difficile situation démocratique est que la démocratie encourage les hommes à s’abandonner à leur liberté, la seule chose essentielle à leur délivrance26.
38Cette fragilité de la démocratie est évidente ; on peut cependant objecter que l’ironie dont parle Leo Strauss est moins l’ironie de la démocratie en soi que celle du système représentatif, c’est-à-dire de la démocratie indirecte en sa forme moderne. Pour la supprimer, faudrait-il restaurer la démocratie directe que prônait Rousseau ? Mais une telle « restitution » est-elle possible et même désirable ? La nostalgie du modèle transparent de la Cité grecque (Sparte, dans le cas de Rousseau) n’est-elle pas une fuite face à la complexité (et à la spécificité) du problème politique moderne ?
- 27 Voir J. Patocka, « Commentaires de Réponses et questions », Le messager européen, I, Paris, Galli (...)
39Heidegger, quant à lui, n’a pas seulement méconnu l’ironie démocratique au sens qui vient d’être précisé ; il a aussi sous-estimé le défi que la démocratie, malgré sa fragilité, peut lancer à la puissance technicienne. Jan Patocka a jeté quelque lumière sur ce point dans un commentaire de l’entretien désormais célèbre accordé par Heidegger au Spiegel : il compare le « naufrage » politique de Heidegger à l’attitude de bien des savants acceptant l’insertion de leurs travaux au sein du complexe militaro-industriel ; mais, note-t-il, le principe même de la démocratie implique que les considérations purement techniques soient subordonnées à une exigence de liberté qui est apparue bien avant la technologie au sens actuel du terme27. Patocka a raison de souligner que la vertu de la démocratie n’est pas séparable de sa faiblesse. Alors que la tyrannie est toujours encline à invoquer des motifs techniques comme alibis de ses abus, la démocratie n’a pas le droit d’échapper à ses responsabilités : elle ne repose que sur la bonne volonté, la dignité et le sens civique de ses membres. Le paradoxe de son défi à la puissance technicienne est aussi grand que celui de la nudité de l’homme dans le mythe du Protagoras : Prométhée a donné à notre ancêtre le feu et toutes les techniques, sauf une : la politique. Ce trait doit nous rappeler qu’aucune technè ne peut prétendre venir à bout de l’énigme du politique.
40Si la thèse heideggérienne ne peut être acceptée, ce n’est pas parce qu’elle serait absurde ni totalement fausse : elle résulte d’une méconnaissance de la spécificité du politique. En cherchant à fonder ontologiquement le politique (en 1933-1934), Heidegger a trop demandé à la dimension politique, tout en présumant des forces de sa propre pensée. Dans les dernières décennies de sa vie, il a fait tout le contraire : son attitude d’attente pensante laissa l’espace politique absolument vacant. Dans les deux cas, la subordination du politique à l’historicité de l’être fut extrême et se révéla inattentive aux humbles spécificités, toutes ontiques et humaines, de l’éthique et de la politique. Ne négligeons cependant pas ce que Heidegger a su apercevoir quant à l’essence de la technique moderne et à la radicalité de ses mutations. Le repli sur les positions rationalistes traditionnelles ne permettrait pas de faire face aux nouvelles urgences.
41Notre tâche consiste peut-être moins à reconstruire un grand système d’institutions, un État mondial surpuissant, que de raviver l’espoir politique sur les nouveaux terrains où son absence se fait cruellement sentir. Parmi les nombreuses illusions politiques qui se sont renversées en malheurs, larmes et dérision, il y a le rêve de fonder la politique sur la volonté (absolue) de puissance. Devons-nous regretter l’abandon de la « grande politique » au sens de Nietzsche ?
- 28 Voir Heidegger, Gesamtausgabe, Band 53, op. cit., p. 141-143.
42Il se peut que le politique ne survive que sous forme négative, comme l’art de susciter des contre-pouvoirs, afin qu’un feu continue de brûler au centre de notre vie publique. Ce ne serait plus le foyer de la déesse Hestia, cette gardienne sacrée de la demeure (encore invoquée par Platon et Heidegger en modes différents28) : ce serait, soustraite aux regards, une ειρωνεια toujours prête à renaître, le feu d’une ironie invisible – plus précieuse que toutes les garanties formelles.
Notes
1 Tel était le thème du colloque Hannah Arendt, « The End of the Political », au cours duquel fut présentée, en anglais, une première version de ce texte, à New York (New School for Social Research, 19 octobre 1989). Ce texte fut publié en anglais sous le titre « Reconstructing the Political », Graduate Faculty Philosophy Journal, vol. 14-15, 1991. Nous présentons ici l’original inédit en français.
2 D. Janicaud, L’ombre de cette pensée, Grenoble, Millon, 1990.
3 M. Heidegger, « Zur noch ein Gott kann uns retten », Der Spiegel, no 23, 1976, p. 206 ; Réponses et questions sur l’histoire et la politique, trad. J. Launay, Paris, Mercure de France, 1977, p. 42.
4 Id. Gesamtausgabe, Band 53, Francfort, Klostermann, 1984, p. 98 sq.
5 Ibid., p. 100.
6 Ibid., p. 102.
7 Voir L’ombre de cette pensée, op. cit., le chapitre 3, à partir de la p. 64.
8 Heidegger, Nietzsche, Pfullingen, Neske, 1961, II, p. 472 ; trad., Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, II, p. 380, trad. modifiée.
9 Id., Der Spiegel, art. cit., p. 212 ; Réponses et questions, trad. cit., p. 59.
10 Sur ce point, voir Gesamtausgabe, op. cit., 53, p. 99.
11 P. Virilio, Vitesse et politique, Paris, Galilée, 1977, p. 136-137 ; c’est Virilio qui souligne.
12 Voir J. Ellul, L’illusion politique, Paris, Laffont, 1965.
13 Voir H. Arendt, On violence, New York, Harcourt Brace, 1970, p. 133-151.
14 K. R. Popper, The Poverty of Historicism, IV, § 27, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1960 ; trad., R. Bouveresse, Misère de l’historicisme, Paris, Plon - Presses Pocket, 1988, p. 135-151.
15 C. Castoriadis, Devant la guerre, Paris, Fayard, 1981.
16 Heidegger, « das Wesen der Geschichte in seinem wahren Gesetz », Gesamtausgabe, Band 53, p. 155
17 Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Tübingen, Niemeyer, 1953, p. 117 ; trad. fr. G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Paris, PUF, 1958, p. 166.
18 Id. Gesamtausgabe, Band 39, Francfort, Klostermann, 1980, p. 214 ; trad. fr. J. Hervier, F. Fédier, Les hymnes de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1988, p. 198.
19 M. Foucault, Résumés de cours, Paris, Julliard, 1989, p. 110-111.
20 Ibid., p. 113.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 114.
23 Ibid., p. 117.
24 Voir J. Freund, L’essence du politique, Paris, Sirey, 1965 et Qu’est-ce que le politique ?, Paris, Seuil, 1987.
25 Montesquieu, « Dossier des Considérations sur la grandeur des Romains », Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 211.
26 L. Strauss et J. Cropsey, History of Political Philosophy, Chicago, Rand McNally, 1972, p. 722-726.
27 Voir J. Patocka, « Commentaires de Réponses et questions », Le messager européen, I, Paris, Gallimard, 1987, p. 49.
28 Voir Heidegger, Gesamtausgabe, Band 53, op. cit., p. 141-143.
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Référence papier
Dominique Janicaud, « Reconstruire le politique », Noesis, 29 | 2017, 167-184.
Référence électronique
Dominique Janicaud, « Reconstruire le politique », Noesis [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/3830 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.3830
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