Phénoménologie minimaliste et temporalité. Application à la question du temps et au problème de la mémoire1
Résumés
La phénoménologie éclatée introduit une réorientation de la méthode phénoménologique dans un sens « minimaliste », c’est-à-dire selon une démarche qui à la fois est plus modeste et se veut plus clairement et rigoureusement délimitée au plus proche de l’émergence même des phénomènes. Mais une méthode sans application resterait vide et purement formelle. C’est pourquoi on applique ici cette méthode à l’analyse des modes de manifestation des temporalisations.
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- 1 Conférence prononcée à l’université de Genève le 24 mai 2000 dans le cadre d’une série de confére (...)
- 2 Paru en 1991 aux Éditions de l’Éclat.
- 3 Paru en 1998 aux Éditions de l’Éclat.
1La phénoménologie est riche de toute une tradition qui, de Husserl à Merleau-Ponty et bien d’autres plus proches de nous, a mis en œuvre une méthode spécifique de description et d’exploration des phénomènes, au-delà de la psychologie empirique et en deçà de la métaphysique. Mais déjà chez Husserl se décèle une oscillation ou une tension entre le projet de refonder l’ensemble de la philosophie comme science rigoureuse sur des bases entièrement renouvelées et, d’autre part, la nécessité de ne pas outrepasser la phénoménalité dans l’exercice des divers degrés de la réduction. À partir de cet héritage ambigu, la phénoménologie peut être tentée de faire preuve d’audace, d’unifier son champ d’étude et même de jouer un rôle d’idéologie anti-positiviste ; la quête d’un fondement transcendantal ou d’une origine pure peut la conduire à restaurer de nouvelles formes de l’Absolu : l’Autre comme tel, l’archi-origine, la forme pure de l’appel. Où s’arrêtera-t-on dans ce mouvement de reconquête d’une philosophie première au sein même de l’entreprise baptisée phénoménologie ? Ne risque-t-on pas de perdre le sens des limites de la phénoménalité lors même qu’on croit les embrasser avec la plus extrême radicalité ? C’est à partir de telles interrogations, donc en fonction d’un souci essentiellement méthodologique, que j’ai d’abord mis en question et analysé ce que j’ai appelé Le tournant théologique de la phénoménologie française 2 chez des auteurs comme Lévinas, Henry, Marion. Je me suis aperçu ensuite que mon travail avait été peut-être trop polémique, en tout cas qu’il était exposé au reproche de rester uniquement négatif, sinon stérile, envers des auteurs dont nul ne devait nier ni la qualité ni la fécondité proprement philosophique. C’est dans ce contexte que j’ai conçu la mise au point qui vise, dans La phénoménologie éclatée 3, à préciser les perspectives d’une réorientation de la méthode phénoménologique dans un sens « minimaliste » – ce qui ne signifie pas simplement qu’on s’en tient à plus de modestie, mais que la démarche, tout en restant philosophique, se veut plus clairement et rigoureusement délimitée au plus proche de l’émergence même des phénomènes et de la phénoménalité.
2L’approche minimaliste ayant été brièvement resituée dans le cadre des débats qui animent la phénoménologie contemporaine, je voudrais donc maintenant me tourner vers le problème des applications de cette méthode. Il est évident qu’une méthode sans application resterait vide et purement formelle. Elle serait un enfant mort-né et n’aurait, au mieux, qu’une fonction idéologique de parade (redonner vie artificiellement à la phénoménologie ou faire valoir un de ses « courants » contre un autre). Or il faut que je souligne d’emblée que le minimalisme ne s’inscrit pas dans une stratégie destinée à sauver ou à relancer la phénoménologie comme mouvement philosophique ou idéologique. Le problème de l’insertion et du rôle des écoles phénoménologiques dans le paysage intellectuel et dans le cadre institutionnel n’est pas le mien ici. Je me concentre sur la mise au point d’une orientation méthodologique qui doit être testée comme telle et qui ne prétend pas être exclusive d’autres tentatives. Je dis bien une orientation (ou un style) et non une méthode absolument nouvelle. On peut déjà trouver dans la phénoménologie existante et, au premier chef, chez Husserl lui-même des moments d’investigation phénoménologique dont la pratique est minimaliste avant la lettre (alors qu’en d’autres moments – dans les Ideen I ou la Erste Philosophie par exemple –, Husserl est beaucoup plus « fondamentaliste » ou maximaliste, lorsqu’il veut refonder l’ensemble de l’entreprise philosophique ou mener à bien une théorie générale de la constitution de la vie psychique et des idéalités) ; je voudrais le montrer tout à l’heure à partir des Leçons sur la conscience intime du temps où il y a aussi des moments « maximalistes » (par exemple au § 24 : « Le flux constitutif du temps comme subjectivité absolue »).
3En ce qui concerne le choix du champ temporel pour cette application, doit-on être surpris et faut-il le justifier longuement ? Que la question philosophique du temps soit cruciale et difficile entre toutes, ce n’est pas à démontrer. Que, sur cette question ultra-délicate, les interprétations ou explications que j’appelle maximalistes s’opposent à un niveau méta-phénoménologique et risquent de nous bloquer dans une situation antinomique, c’est ce que je voudrais rappeler en évoquant très rapidement deux positions absolument antithétiques : celle de Bergson qui soutient dans Matière et mémoire que c’est « la matérialité qui met en nous l’oubli » et qu’il y a une autonomie spirituelle de la mémoire comme telle ; à l’opposé, la position matérialiste affirme (par exemple chez Changeux) que le cerveau est la représentation de la réalité extérieure et que la mémoire ne résulte que de connexions neuronales.
- 4 Paru chez Grasset en 1997.
4J’ai moi-même constaté (ou cru constater – illusion flatteuse ?), en travaillant sur ce thème selon un esprit phénoménologique minimaliste, dans mon livre Chronos 4, qu’on gagne beaucoup en clarté à partir du moment où l’on opère une désescalade critique vis-à-vis de l’ambition classique – métaphysique (ou symétriquement antimétaphysique) – portant sur la nature (ou sur l’essence) du temps et sur la nature (ou l’essence) de la mémoire. Au lieu de se demander : « Qu’est-ce que le temps ? », « Quelle est la nature ultime de la mémoire ? », on va soumettre ces questions elles-mêmes à une approche préalable, non plus métaphysique ou « fondamentaliste », mais uniquement soucieuse des modes d’apparition et de manifestation de la temporalisation. En termes familiers, on ne va plus s’attaquer directement avec de « gros concepts » à des objets ou des champs massifs et complexes ; on va préférer « diviser la difficulté » (suivant sur ce point le conseil cartésien) en envisageant et en étudiant (via la réduction phénoménologique) la temporalité in statu nascendi c’est-à-dire, par exemple, dans une séquence déterminée de temporalisation mémorisante. Dès lors, les questions à aborder deviendront bien plutôt : « Comment se révèle à nous la dimension temporelle ? Quels sont les modes de manifestation des temporalisations – quelles soient mémorisantes ou projectives ? ».
- 5 Cf. F. Varela, « Present-time consciousness », Journal of Consciousness Studies, vol. 6, no 2/3, (...)
5Ainsi, lorsqu’on se tourne vers la manière dont nous mémorisons ou dont nous prévoyons, on revient à la phénoménalité dans son apparaître même. Il s’agit alors de la temporalité immanente à notre expérience psychique ; en termes temporels, nous avons affaire à des « objets temporels », des « objets-événements »5 dont il faut préciser le statut et les déterminations. Pour s’en tenir à la mémoire, n’est-il pas évident que – sans elle – le psychisme, la vie de l’esprit, la personnalité et même (au niveau social) la culture s’effondreraient ? On peut, hélas, constater de tels effondrements au niveau individuel dans les cas de lésions cérébrales ou d’amnésies pathologiques.
- 6 Cf. l’expression de William James « specious present » – syntagme suggestif car cette « spéciosit (...)
6Je n’insisterai pas sur ces justifications préalables. Mais il n’est peut-être pas inutile d’ « annoncer la couleur » en précisant dans quel esprit je vais aborder de manière minimaliste la mémoire et l’attente (en termes husserliens, le faisceau des rétentions et des protentions). Si aucune définition du temps en soi n’est plus présupposée, en revanche l’hypothèse qu’il va falloir tester sur le terrain des descriptions minimalistes est celle du caractère « spécieux » du maintenant6. La difficulté d’une réduction de la phénoménalité temporelle se manifeste in nuce dans la délimitation même de l’intentionnalité présente. Qu’est-ce que je puis isoler comme présent sinon l’instant actuel ? Mais cet instant est lui-même le résultat d’une distinction conventionnelle (quel laps lui donner ? Sera-ce une seconde ? moins ? plus ?). Le présent – pas plus que l’instant – n’est une partie isolable définitivement du flux temporel. Le présent est-il un maintenant objectivable dans un événement ou se dissout-il au sein d’un horizon de présence, privilège de ma subjectivité ?
7Voyons comment Husserl résout cette difficulté initiale ou, du moins, comment il commence à en dénouer les fils.
- 7 F. Varela, « Present-time consciousness », art. cit., p. 4.
- 8 Ou, dans les termes de Varela (p. 2-3) : « Lived-time is not physical-computational ».
8Notons qu’il ne se facilite pas la tâche, puisqu’il prend d’emblée (ou plutôt reprend de Saint Augustin) l’exemple du son. Cet exemple musical a le désavantage d’être lui-même en mouvement et de ne pas présenter la stabilité perceptive d’un modèle visuel. Que je choisisse ici (comme Francisco Varela, lorsqu’il repart d’une tâche de perception visuelle devant une image qui peut être interprétée habituellement comme une pyramide ou un vestibule7) ou que je choisisse la référence musicale (comme Husserl), le problème de base est le même : comment isoler in nuce la spécificité de la discrimination entre avant et après, et son intégration au sein de l’horizon intentionnel ? Le problème serait résolu d’avance si l’on se contentait de la représentation (nommée dans la terminologie heideggérienne) « vulgaire » selon laquelle le temps égrène des Jetzt-Punkte, des « maintenant » ponctuels sur un axe linéaire : dans ce type de représentation la spécificité durationnelle (ou temporalisante) est doublement résorbée : dans l’unification des unités temporelles et (corrélativement) dans la présupposition d’un observateur fixe (ou d’un sujet transcendantal) qui échappe lui-même au flux pour l’observer8. Husserl ne tombe pas dans ce panneau : bénéficiant des suggestions de Bergson et, semble-t-il, de James, il s’enquiert bien de la spécificité durationnelle.
- 9 E. Husserl, Leçons sur la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Paris, PUF, 1964, p. 7.
Que la conscience d’un processus sonore, d’une mélodie que je suis en train d’entendre, montre une succession, c’est là pour nous l’objet d’une évidence qui fait apparaître le doute et la négation, quels qu’ils soient, comme vides de sens9.
9Donc une évidence absolue : il y a succession. On va s’appuyer sur cette évidence ; mais aussi et aussitôt on va la soumettre à l’inspection phénoménologique ; et l’on va même la réduire pour mieux la comprendre au sein de l’horizon intentionnel-rétentionnel.
10Difficulté grandissime : dans l’expérience intentionnelle de la temporalité, tout bouge. Husserl insiste beaucoup sur cette continuité de la mélodie ou du processus sonore, mais mon flux de visée intentionnelle se modifie aussi continuellement. Si tout bouge de tous les côtés, comment vais-je stabiliser l’observation, comment la réduction va-t-elle être possible ? Ne se retrouve-t-on pas dans un univers de fiction, sous l’empire de Chronos transformé en Malin Génie et n’allons-nous pas devoir réclamer « un point qui fût fixe et assuré » tel Archimède « pour tirer le globe terrestre de sa place » au dire de Descartes au début de la Seconde Méditation ? Comment Husserl se tire-t-il de ce piège qu’il n’a pas voulu éviter, mais au contraire affronter, puisqu’il tient à la difficulté spécifique de la dimension temporelle qu’il s’agit de faire apparaître en sa phénoménalité même ? C’est toute la distinction entre perception et souvenir qui est en jeu. De prime abord, elle n’offre aucune difficulté ; et la distinction entre présence et absence semble répondre à la question : j’ai devant moi présentement une salle et des auditeurs tandis que je parle ; je me souviens d’avoir préparé cet exposé chez moi il y a quelques jours dans telles ou telles circonstances : ce souvenir n’a en moi qu’une prégnance fictive. Comment confondre perception et souvenir, deux actes intentionnels absolument différents ? Tout se complique quand on étudie les choses de plus près au moyen de micro-analyses phénoménologiques : mon présent est lui-même temporisé-temporalisant et je me rappelle à l’instant présent le début de la phrase que j’ai prononcée. Ce début fait-il encore partie de ma perception présente ou est-il englouti dans le souvenir ? D’autre part, le souvenir implique des rappels perceptifs qui s’intègrent à leur tour dans mon horizon de présence. Autrement dit, mon présent n’est jamais un présent pur, il est « spécieux » en ce sens qu’il n’est présent qu’au sein d’un horizon mouvant de présence-absence et, à l’inverse, mon souvenir n’est pas complètement absent, puisque je peux le présentifier à nouveau au sein de cet horizon de présence qu’est la prise de conscience de mon horizon intentionnel de temporalisé/temporalisant.
- 10 Ibid., p. 41.
11Revenons à Husserl pour voir comment il met en place la résolution phénoménologique de cette aporie séminale. D’abord il spécifie les « objets temporels » en évitant à leur propos le terme d’ « apparitions » et en les considérant désormais comme des « phénomènes d’écoulement » ou mieux comme des « modes de la perspective temporelle »10. Ensuite, mais toujours selon la même logique de saisie de la spécificité de ces événements intentionnels-rétentionnels, il décrit la mobilité complexe des rétentions (et des rétentions de rétentions) selon le célèbre diagramme du paragraphe 11 qui est aussi trompeur qu’éclairant, puisqu’il faut non seulement le compléter d’un nombre quasi indéfini de rétentions et de protentions mais surtout se le représenter en mobilité (il faudrait essayer de le retranscrire sur une bande vidéo grâce à un ordinateur en préservant le double mouvement de décomposition et de dynamisme constant – et en faisant varier les vitesses de projection). Je ne reprendrai pas dans le détail les célèbres analyses husserliennes du diagramme, me contentant cependant de signaler que dans la traduction française pourtant sérieuse de Dussort un fragment de phrase a sauté et « censure » le texte allemand. On lit :
Chaque rétention ultérieure est bien plutôt, non pas simplement modification continue, issue de l’impression originaire, mais modification continue du même point initial.
12Il faut lire, à la fin de cette phrase :
13Comment Husserl a-t-il réussi à figurer l’infigurable, c’est-à-dire cette fluidité d’une perception mélodique (par exemple, le début de la Cinquième symphonie de Beethoven qui, tout en étant joué et en progressant, se mémorise) ? Il me semble qu’une décision méthodologique essentielle est prise quand Husserl isole tel point-source d’un mode d’écoulement donné :
- 12 Ibid., p. 42.
Soulignons d’abord que les modes d’écoulement d’un objet temporel immanent ont un commencement, un point-source pour ainsi dire. C’est le mode d’écoulement par lequel l’objet immanent commence à être12.
14C’est là ce que je voudrais appeler la prise de mesure de la discrimination d’une temporalisation : il n’y a pas de durée saisissable purement, sans référence à une simultanéité effective ou transcendantale. Dans le cas envisagé, il faut un point-source visé comme tel par la subjectivité transcendantale qui constitue elle-même une référence focale pour la re-constitution phénoménologique de la mobilité complexe de la conscience rétentionnelle. Husserl le reconnaît, d’ailleurs, puisqu’il écrit :
- 13 Ibid., p. 45.
[…] cette appréhension de maintenant est comme le noyau vis-à-vis d’une queue de comète de rétentions13.
15Sommes-nous allés avec lui assez loin dans la saisie de la spécificité de la discrimination avant/après, c’est-à-dire de la spécificité de l’intentionnalité temporalisante ? Husserl ne met-il pas excessivement l’accent sur la continuité d’un flux qui, tel un film forme une unité ? Le déroulement du film est mobile, mais le film lui-même une fois tourné échappe au temps ; avant même son achèvement, le projet de scénario, de tournage, etc., est également censé traverser le temps. En l’occurrence, n’est-ce pas la continuité de la subjectivité transcendantale qui permet la stabilisation référentielle minimale de la déconcertante déstabilisation temporelle ? Toujours Chronos ne se livre que grâce à Antichronos, mais de biais, comme par surprise ? Qu’en est-il finalement de la saisie husserlienne des rétentions ?
16Husserl précise bien qu’il ne faut pas confondre l’intentionnalité rétentionnelle avec une « résonance » des données perceptives (ce qui nous ferait revenir à la conception brentanienne des représentations imaginaires du passé prélevées sur un noyau absolument solide et homogène de conscience du présent).
- 14 Ibid., p. 47. Traduction légèrement modifiée : Dussort traduisait eben Gewesenen par « tout juste (...)
Il appartient bien à l’essence de l’intuition du temps d’être en chaque point de sa durée (dont nous pouvons faire réflexivement notre objet) conscience du tout juste devenu (vom eben Gewesenen), et non simplement conscience de l’instant présent de ce qui apparaît comme objectivité qui dure. En elle nous avons conscience du-tout-juste-devenu dans la continuité qui lui appartient, et à chaque phase dans un « mode d’apparition » déterminé, avec les différences de contenu et d’appréhension14.
17L’insistance de Husserl sur la spécifité principielle de la conscience rétentionnelle répond-elle à toutes nos interrogations et satisfait-elle nos perplexités ? Husserl réussit incontestablement à décrire la mobilité rétentionnelle et l’enchevêtrement sans cesse enrichi des rétentions de rétentions. On peut cependant se demander s’il est ainsi parvenu à isoler le noyau originaire de la temporalisation comme telle : la discrimination initiale entre l’avant et l’après. Avant même qu’on fasse intervenir la différenciation entre passé et avenir (ou entre rétention et protention), le problème est d’isoler l’inchoativité temporelle au sein même de l’horizon de présence/absence du présent. Tout se joue à cet égard au plus proche de notre vie intentionnelle actuelle. Avant que nos souvenirs ne se sédimentent dans l’impressionnante monumentalité de ce qu’Augustin appelait « les palais de la mémoire », il faut d’abord qu’ils soient retenus comme souvenirs. Et l’effort husserlien pour reconnaître la spécificité intentionnelle des rétentions porte ses fruits, en ce sens que la discrimination entre l’avant et l’après est à comprendre à partir d’elle (cette spécificité) et non à partir d’un présent perceptif absolument solide et homogène. Point très décisif que Husserl note comme en passant :
- 15 Ibid., p. 49.
La phase présente n’est concevable que comme limite d’une continuité de rétentions, de même que chaque phase rétentionnelle elle-même n’est concevable que comme point d’un tel continuum, et ce, pour chaque maintenant de la conscience du temps15.
18Autrement dit, la compréhension « vulgaire » du temps à partir d’un présent soi-disant homogène est ici renversée, puisque c’est à partir de la spécificité rétentionnelle, à partir de cette ouverture de perspectives mémorieuses, que s’ouvre l’écart avec un présent référentiel qui n’est qu’une limite. Qu’il s’agisse du « point-source » d’une séquence ou de la limite elle-même mouvante d’une série de rétentions, la temporalisation est à penser (avant toute chronométrie objectivée) comme ce creusement rétentionnel à partir duquel et en fonction duquel se déplace sans cesse cette marque, cette pointe, cette limite qu’est notre conscience (présente à) elle-même. Il faut que l’avant soit retenu pour que se dessine dynamiquement quelque chose comme l’horizon de la (prise de) conscience en fonction de laquelle un « après » explicite sera visé. En fait, dès que l’avant est retenu, l’après en est expulsé ! C’est ce que Husserl notait elliptiquement en remarquant que cette discrimination temporelle se produit aussi bien si le son est le même (ou même le morceau de craie sur lequel j’ouvre à nouveau les yeux) :
- 16 Ibid., p. 39.
Le son lui-même est le même, mais le son « dans son mode » (d’apparition) (der Ton « in der Weise wie ») apparaît comme sans cesse autre16.
19On pourrait donc presque dire que le noyau de la temporalisation se joue dans cette Weise wie, cet écart intentionnel d’altérité ou d’altération que les micro-descriptions peuvent circonscrire, mais ne doivent jamais figer – faute de quoi l’on perd ce que Bergson appelait la durée vivante.
20Le point que nous avons maintenant atteint, et où nous discernons mieux à la fois la richesse des analyses husserliennes et tout le travail d’affinement qu’il y aurait encore à faire pour préciser la spécificité du jeu des intentionnalités rétentionnelles, est comparable à un carrefour où nous risquons de rester bloqués par embarras du choix : beaucoup de questions se pressent ; nous pouvons être tentés de pousser la discussion du côté des options et présupposés philosophiques (l’allusion à Bergson ouvre cette direction de recherche) ; il ne faut pas non plus oublier la nécessaire et salutaire confrontation des analyses phénoménologiques avec des observations psycho-physiologiques, neurologiques et cognitives précises (je réserve cette confrontation pour la fin de mon exposé). Gardant en main le fil conducteur de l’approche méthodologique minimaliste, je crois qu’il est logique de compléter ce qui vient d’être dit à propos des rétentions en nous tournant vers le problème des protentions et en nous demandant si la spécificité des temporalisations pourra être saisie plus distinctement ou différemment.
Les protentions : leurs apories et leurs implications
- 17 M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Gesamtausgabe, Band 2 (...)
21Le bon sens nous indique déjà qu’il serait illogique et même inconséquent de vouloir décrire et comprendre la temporalité à partir d’une seule de ses orientations. L’élan vers l’avenir, le dynamisme de la projection vers ce qui va survenir, les phénomènes psychologiques d’attente, de désir, de crainte ou de répulsion ne sont-ils pas tout à fait décisifs et même intimement constitutifs de la vie psychologique et de son intentionnalité ? Faut-il aller jusqu’à radicaliser l’importance de l’avenir, comme le fait Heidegger qui réoriente toute son analytique de l’Existant (Dasein) en fonction de l’avenir et en proposant (une fois n’est pas coutume) un schéma17.
22Sans entrer dans toutes les implications de son schéma, voyons seulement comment Heidegger le justifie ; nous pourrons ainsi revenir au problème des protentions en meilleure connaissance de cause.
23Heidegger oppose sa conception de la temporalité à celle de Bergson. Ce qu’il reproche à celle-ci, c’est d’être à la fois continuiste et symétrique. Pour lui, la temporalisation même du temps est « ek-statique », c’est-à-dire déstabilisante – et cela essentiellement à partir de l’avenir.
- 18 Ibid.
Notre thèse : notre être-devenu se temporalise seulement à partir de l’avenir et en lui18.
24Heidegger concède que Bergson a eu raison de penser l’intime liaison entre passé et avenir ; mais il l’a fait de manière excessivement « autonomisante » (Für-sich-bleibendes), comme s’il y avait un double enroulement continu aussi bien du côté de l’avenir que du passé. Le point d’interrogation que Heidegger dessine au centre de convergence de la prospection et de la rétrospection figure le vide radical de l’avenir – et c’est à partir de cet horizon ouvert sur le néant, en tout cas sur l’indéterminé, que toute notre expérience temporelle doit être repensée dans son authenticité.
- 19 E. Husserl, op. cit., p. 76.
- 20 Ibid., p. 74.
25Husserl partage-t-il cette radicalité ? Nullement. Nous allons voir pourquoi et apprécier les arguments en présence. En principe, dit Husserl, « l’intuition de l’avenir est tout autant originaire et spécifique que l’intuition du passé »19. Mais le traitement de fait qui est réservé aux protentions dans les Leçons ne révèle pas cette symétrie. Les pages consacrées aux protentions sont beaucoup moins nombreuses que celles qui concernent les rétentions ; surtout, elles trahissent un embarras que nous allons tenter d’analyser. Entre la position de principe (« l’intuition de l’attente est un souvenir retourné »20) et l’expérience effective (le « suspens »), il y a comme une oscillation, une hésitation de la part de Husserl. Pourquoi ne s’arrête-t-il pas à l’admission radicale de « suspens » comme va le faire son disciple Heidegger ? Pour une raison essentielle : si la temporalité est comprise en termes d’intentionnalité, elle ne saurait être suspendue à un pro-jet ouvert sur le vide et le néant ; cette déliaison radicale imposée par l’irruption d’un avenir absolument inconnu et angoissant, Husserl ne pourrait l’admettre que comme une menace-limite au bord du champ intentionnel, risquant de rompre son flux temporel.
- 21 Ibid., p. 75.
- 22 Ibid.
- 23 Ibid.
26Ce que Husserl préfère envisager, mais qui l’embarrasse malgré tout, c’est la tension entre une symétrie de principe (ou idealiter)21 entre rétention et protention, et un écart de fait qui vient de l’indéniable et inévitable indétermination de l’avenir. Plus concrètement, une conscience totalement prophétique, prévoyant « chaque caractère de l’attente » n’est pas absolument impossible22 ; mais le « mode de réalisation » effectif « laisse beaucoup de choses en suspens »23.
27Il n’est pas niable que notre intentionnalité protentionnelle (si je puis employer cette expression assez barbare) oscille entre la minutieuse prévision et l’attente totalement indéterminée. Mais ce qui plaide contre le schéma heideggérien, en tout cas contre son application inconditionnelle, c’est que l’attente totalement indéterminée ne peut être considérée comme la règle dans une expérience psychologique normale et équilibrée ; et il me semble que cela pourrait être prouvé à la fois génétiquement et cliniquement : génétiquement – la personnalité pourrait-elle se constituer de manière cohérente et dynamique si elle était exposée dès la prime enfance et dans la suite au vide d’un avenir radical, toujours en suspens ? Du point de vue pathologique et clinique, la suspension de toute rétroprojection de l’expérience et des investissements libidinaux sur l’avenir n’est-elle pas productrice d’angoisse, situation-limite qui peut être un facteur de maturation si elle est traversée dynamiquement – mais dont la stylisation philosophique ne doit pas faire oublier le caractère exceptionnel ? L’abstraction d’un avenir pur est déjà psychologiquement bien élaborée. Dès lors, ce qu’il faut admettre, c’est que la plupart de nos protentions effectives ne sont pas des protentions vides mais des protentions dont la matière est puisée dans la seule expérience que nous connaissions, c’est-à-dire celle que nous avons accumulée, celle qui est déposée en nos rétentions. Corrigeons aussitôt cette expression : nos rétentions ne sont jamais figées, déposées une fois pour toutes comme un stock inerte d’impressions ; nous avons vu qu’elles sont sans cesse modifiées par l’arrivée de nouvelles rétentions. Mais la tension (voir chez Augustin, le jeu entre distensio, attentio, retentio, protentio) du champ psychologique est encore plus vive, complexe et fluide que cela, puisque l’horizon des protentions ne concerne pas seulement la limite actuelle entre l’avant et l’après, mais pénètre tout le champ de la mémoire. Tout événement passé n’est tel qu’avec l’horizon d’avenir qu’il n’a plus, mais dont il faut le créditer. Ainsi, il faut penser à la déclaration de la guerre de 1914 à la fois comme le début de la « Grande Guerre », mais dans l’incertitude et l’enthousiasme naïf qui habitaient les troupes et la population parisienne qui criaient : « À Berlin ! » en imaginant une guerre de quelques semaines. Cette face de Janus de l’événement historique n’est pas moins complexe, si on transpose la problématique au plan de la vie psychique individuelle. Husserl en est fort conscient et avoue sa perplexité devant cette extraordinaire complexité de la Wiedererinnerung, c’est-à-dire du ressouvenir resitué en son horizon protentionnel (grammaticalement : le futur antérieur) :
- 24 E. Husserl, op. cit., p. 71-72.
L’analyse intentionnelle rencontre donc ici des difficultés, déjà à propos de l’événement considéré isolément, puis, d’une autre manière à propos des attentes qui concernent la succession des événements jusqu’au présent : le souvenir n’est pas une attente, mais il a un horizon orienté vers le futur, vers le futur remémoré, et c’est un horizon posé24.
28Cet embarras lui-même est à porter à l’actif de Husserl qui n’a pas encore été victime de la métaphore du flux de conscience (et qu’il n’a pas appliquée mécaniquement ni seulement de l’extérieur). Il a vu et compris déjà beaucoup au niveau structurel ; mais nous allons voir qu’on peut peut-être aller encore plus loin, en faisant intervenir les investissements affectifs. Ce qu’il a vu et compris, c’est l’entremêlement intentionnel en son dynamisme ; c’est – sur les traces et dans le sillage d’Augustin – que l’attention temporelle se déploie grâce à la tension créée au sein même de l’horizon de présence entre la limite arbitraire que je pose (praesens de praesentibus) et ce qui s’absente (praesens de praeteritis, praesens de futuris). Il n’y a jamais un cadre vide ni une pure succession (Kant, à cet égard, reste trop tributaire du temps de la physique newtonienne) ; il n’y a jamais pure rétention ni pure protention. Il y a protention à partir du souvenir même. L’attention à la vie temporelle est toujours tension différenciée, mesure (ou essai de mesure) de ce qui échappe, de l’absence au sein même de l’horizon de présence.
- 25 Je renvoie ici à une conférence que Rudolf Bernet a eu la gentillesse de me communiquer : « Die n (...)
- 26 A. Green, Le temps éclaté, Paris, Éditions de Minuit, 2000.
29« L’espoir est la mémoire qui désire » a écrit Balzac, signalant un lien profond entre les deux orientations apparemment antithétiques du temps, mais également l’impossibilité de comprendre ce lien sans faire intervenir l’élément affectif et le désir. C’est sur ce point que les analyses phénoménologiques structurelles de Husserl (du moins celles des Leçons, car les manuscrits ultérieurs – ceux de Bernau – semblent plus riches sur les protentions et leurs liens affectifs)25 doivent être complétées et enrichies. Elles peuvent l’être de bien des façons, selon des harmoniques et des inspirations différentes. Devant choisir, j’ai opté aujourd’hui de suggérer cet enrichissement à partir des réflexions que le psychanalyste André Green propose dans son livre26, Le temps éclaté.
- 27 Ibid., p. 51.
- 28 Ibid., p. 52.
- 29 Ibid.
- 30 Ibid., p. 53.
- 31 Ibid., chap. 8 : « La répétition, causes, caractéristiques ».
- 32 L’expression « meurtre du temps » se trouve ibid., p. 96.
- 33 Ibid., p. 59.
30L’exploration psychanalytique a découvert un phénomène étrange : l’intemporalité de l’inconscient. Le refoulé, selon Freud, est hors temps : Green remarque que maints rêves permettent de constater que « la marque du passé n’a pas pris une ride »27. Mais cette miraculeuse reviviscence du temps réputé perdu et désormais retrouvé « signe la limite de notre contention affective »28. C’est contre cette limite (la conservation « contre vents et marées, tapis au cœur de cette mémoire, des désirs et des vœux auxquels nous ne renonçons jamais »29) que la conscience temporelle va s’éprouver, se réactiver et s’aiguiser. La conscience temporelle ? C’est la conscience elle-même aux prises avec ses déterminations, ses contradictions, la douleur du négatif et ce principe de réalité inséparable de Chronos. Aux prises (au sein d’elle-même et par le biais de ses rêves et de ses récits) avec l’intemporalité d’affects rémanents. Il serait trop simple, précise Green, de se représenter la relation entre conscience temporelle et inconscient intemporel comme une bipartition définitive : il existe aussi des « souvenirs-écrans » qui recomposent différents pans de la mémoire30. Ce sera à la cure et au travail de l’analyste de renouer tous ces fils complexes. Ce que j’entends retenir, c’est ce qui rejoint notre présente recherche : l’idée que le temps n’est ni linéaire ni simple, mais se constitue progressivement de manière complexe comme « hétérochronie ». Il faudrait pouvoir s’arrêter, en particulier, au problème des répétitions plus ou moins compulsives31 qu’il faut peut-être interpréter comme des meurtres du temps32 ou, du moins, des essais de meurtre ! Effectivement, si l’hétérochronie en psychanalyse est à plusieurs niveaux (niveaux de remémoration, niveaux de récits à soi-même, niveaux d’aveux dans la cure, etc.), elle n’est pas concevable sans des phases de désynchronisation. Il n’y a pas de temps sans « anti-temps » ; dans les termes qui me sont chers, il n’y a pas Chronos sans Antichronos. J’ai été sensible au fait qu’André Green ne conçoit pas les stagnations, les arrêts, les illusions d’immobiliser le temps seulement comme des cas-limites : leur occurrence « est au cœur de la psyché »33.
- 34 Ibid., p. 181.
31Avons-nous dérivé excessivement du temps phénoménologique au temps psychanalytique ? Nullement. Nous avons retrouvé le même problème sous un nouvel angle qui en découvre les connotations et les implications désirantes et affectives. Lorsque Green remarque que : « Le psychisme serait ce qui re-vient, ce qui fait re-tour, ce qui se re-produit »34, il rejoint tout à fait les descriptions phénoménologiques qui nous ont montré à quel point la conscience intime du temps est la conscience. La conscience est temporelle – ou n’est pas. L’intemporalité du cogito nous l’a trop fait oublier. Mais si l’on relit les analyses kantiennes de la triple synthèse (de l’appréhension dans l’intuition, de la reproduction dans l’imagination, de la recognition dans le concept), on est frappé de constater à quel point Kant avait perçu qu’il ne pouvait s’en tenir au pur formalisme de l’Esthétique transcendantale. La pensée ne peut penser ni se penser sans « schématiser » ; et elle le fait temporellement.
32Avant de conclure et pour le faire sur des bases aussi solides que possibles, il est souhaitable de confronter les analyses qui viennent d’être présentées avec celles de Francisco Varela, dans lesquelles le point de vue neuro-cognitif intervient en relation de complémentarité avec les approches phénoménologiques, essentiellement husserliennes. Je me bornerai à isoler quelques points d’« accrochage » possible.
- 35 Voir F. Varela, op. cit., p. 2.
331. Un point d’accord initial : le temps vécu n’est pas « physique-computationnel »35 ; ou plutôt : il ne s’y réduit pas. Cependant la temporalité ne perd pas à être comprise à partir de ses conditions physiques et computationnelles (ses marques initiales et initiatrices) dont il ne faut pas faire abstraction au profit d’une « durée pure » ou d’une « subjectivité absolue ». D’où l’intérêt du dialogue et de la collaboration entre phénoménologues et expérimentations neuro-cognitives.
- 36 Ibid., p. 5.
- 37 Ibid., p. 4.
- 38 Ibid., p. 9.
- 39 E. Husserl, op. cit., p. 154.
- 40 F. Varela, op. cit., p. 7.
342. Il est exact36 que les deux exemples principaux donnés par Husserl (le son, le morceau de craie) sont abstraits et restent trop indéterminés : on gagne en précision avec une expérience comme celle qui est proposée par Varela : une tâche de « visual multistability »37. Accord également sur le fait que notre expérience temporelle se construit dynamiquement en une interdépendance sensori-motrice et que, par conséquent, on va progresser en utilisant des modèles dynamiques plutôt que purement syntaxiques. La distinction fonctionnelle entre trois échelles de durées (phénomènes micro-cognitifs à l’échelle du dixième de seconde ou moins ; phénomènes de relaxation, de l’ordre de la seconde ; enfin, l’émergence du narratif-descriptif autour de dix secondes) est fort intéressante, parce qu’elle affine la réflexion sur les niveaux de la prise de conscience du présent et la nature du « cognitive paradox of temporal consciousness »38 ou encore ce que Husserl nomme Gleich-Jetztigkeit, la « simul-actualité »39. Je note qu’il s’agit à ce niveau sensoriel élémentaire de déterminer « the minimum distance needed for two stimuli to be perceived as non-simultaneous, a threshold wich varies with each sensory modality »40. Même si le seuil est variable, l’émergence d’une temporalisation est déjà – à ce niveau micrologique – liée à la détermination d’une marque discriminante par rapport à un « point-source » de la non-simultanéité.
- 41 Ibid., p. 8.
353. À un niveau déjà plus élaboré se pose la question de savoir en quel sens la conscience du maintenant peut être pré-sémantique41. On la suppose telle à partir d’une expérience elle-même sémantique. L’émergence de la temporalisation n’est-elle pas toujours liée à l’horizon de récit (le « narratif-descriptif » se réduit-il à un étage de/dans la cognition ?) ? Il faudrait donc faire intervenir d’emblée la dimension de l’historicité (c’est toujours a posteriori, à partir d’un horizon descriptif-narratif, qu’on revient au micro-phénoménologique, abstraction opératoire découpée, prélevée sur l’horizon en question).
36Je laisse, pour l’instant, de côté les autres questions que j’aurais à poser à propos du texte de Francisco Varela, afin de présenter quelques brèves remarques en guise de conclusion et à titre de jalons :
- 42 L’embarras est avoué par Husserl à la fin du § 36 (p. 99) : « Dans le vécu de l’actualité nous av (...)
- 43 Il faudrait aussi tenir compte de la seule critique que Heidegger ait formulée à l’encontre des L (...)
371. Nous avons encore beaucoup à apprendre à la relecture très attentive des Leçons de Husserl, y compris en leurs embarras avoués ou non42, et à mettre ces « embarras » en relation avec les problèmes d’éclatement du temps en psychanalyse (le « récit » personnel s’enrichit d’hétérochronies où s’intègrent plus ou moins douloureusement des désynchronisations)43.
382. C’est sur le terrain de l’analyse du « maintenant » et de ses réductions phénoménologiques (de fait, minimalistes !) que la confrontation avec des expériences neuro-cognitives sur la micro-temporalité me paraît s’engager et pouvoir se développer encore d’une manière positive et méthodologiquement fructueuse.
393. Dans ce dialogue, il y a un troisième larron : l’instance herméneutique, s’il est vrai que le passage de la temporalité pure à l’historicité proprement dite ne peut être seulement conçu comme complexification en termes d’ « étagement » neuronal, etc., qu’a parte post. Comment faire intervenir le « descriptif-narratif » dans le jeu des temporalisations ? La phénoménologie ne doit pas être minimaliste au point d’oublier de se poser le problème de ses articulations non seulement avec les méthodes neurocognitives, mais – d’un autre côté – avec des relais herméneutiques et/ou psychanalytiques, c’est-à-dire d’une façon ou d’une autre avec un questionnement philosophique. Et c’est à ce prix que l’avenir de la phénoménologie sera assuré.
Notes
1 Conférence prononcée à l’université de Genève le 24 mai 2000 dans le cadre d’une série de conférences ayant pour thème « La phénoménologie et les approches cognitives de l’homme ».
2 Paru en 1991 aux Éditions de l’Éclat.
3 Paru en 1998 aux Éditions de l’Éclat.
4 Paru chez Grasset en 1997.
5 Cf. F. Varela, « Present-time consciousness », Journal of Consciousness Studies, vol. 6, no 2/3, 1999, p. 3, n. 4.
6 Cf. l’expression de William James « specious present » – syntagme suggestif car cette « spéciosité » contient in nuce tout le problème du temps : elle est aussi notre chance.
7 F. Varela, « Present-time consciousness », art. cit., p. 4.
8 Ou, dans les termes de Varela (p. 2-3) : « Lived-time is not physical-computational ».
9 E. Husserl, Leçons sur la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Paris, PUF, 1964, p. 7.
10 Ibid., p. 41.
11 Ibid., p. 44. Voir Husserl, Husserliana, Band X, p. 30 : « … sondern kontinuirliche Modifikation aller früheren stetigen Modifikationen desselben Einsatzpunktes ».
12 Ibid., p. 42.
13 Ibid., p. 45.
14 Ibid., p. 47. Traduction légèrement modifiée : Dussort traduisait eben Gewesenen par « tout juste passé ».
15 Ibid., p. 49.
16 Ibid., p. 39.
17 M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Gesamtausgabe, Band 26, p. 266.
18 Ibid.
19 E. Husserl, op. cit., p. 76.
20 Ibid., p. 74.
21 Ibid., p. 75.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 E. Husserl, op. cit., p. 71-72.
25 Je renvoie ici à une conférence que Rudolf Bernet a eu la gentillesse de me communiquer : « Die neue Phänomenologie des Zeitbewusstseins in Husserls Bernauer Manuskripten ».
26 A. Green, Le temps éclaté, Paris, Éditions de Minuit, 2000.
27 Ibid., p. 51.
28 Ibid., p. 52.
29 Ibid.
30 Ibid., p. 53.
31 Ibid., chap. 8 : « La répétition, causes, caractéristiques ».
32 L’expression « meurtre du temps » se trouve ibid., p. 96.
33 Ibid., p. 59.
34 Ibid., p. 181.
35 Voir F. Varela, op. cit., p. 2.
36 Ibid., p. 5.
37 Ibid., p. 4.
38 Ibid., p. 9.
39 E. Husserl, op. cit., p. 154.
40 F. Varela, op. cit., p. 7.
41 Ibid., p. 8.
42 L’embarras est avoué par Husserl à la fin du § 36 (p. 99) : « Dans le vécu de l’actualité nous avons le point-source originaire et une continuité de moments de retentissements. Pour tout cela les noms nous font défaut ».
43 Il faudrait aussi tenir compte de la seule critique que Heidegger ait formulée à l’encontre des Leçons de Husserl. Au volume 26 de la Gesamtausgabe, p. 263-264, il reconnaît que le mérite de Husserl est de dégager la cohérence et la portée du champ intentionnel (conscience de) par rapport à la psychologie empirique et à la théorie de la connaissance. Mais Husserl en reste, selon lui, à la relation : Empfindungsdatum / im Subjekt. Cette critique serait plus convaincante si elle était moins elliptique et plus positive, car comment saisir la Datierbarkeit en termes purement « ek-statiques » ? Heidegger laisse cela en pointillé.
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Pour citer cet article
Référence papier
Dominique Janicaud, « Phénoménologie minimaliste et temporalité. Application à la question du temps et au problème de la mémoire », Noesis, 29 | 2017, 141-157.
Référence électronique
Dominique Janicaud, « Phénoménologie minimaliste et temporalité. Application à la question du temps et au problème de la mémoire », Noesis [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/3744 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.3744
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