La puissance de la science comme force, pulsion, désir
Résumés
Dans La puissance du rationnel, D. Janicaud retrace la dérive de la rationalité des modernes vers « la rationalité de la puissance » de la techno- science contemporaine. Convoquant d’autres penseurs (Leibniz et Freud plutôt que Descartes et Heidegger), l’auteur développe une compréhension complémentaire du projet de la modernité, une caractérisation de la volonté de puissance de la techno-science comme pulsion de mort et une interprétation de la finitude du savoir humain en termes d’un désir de connaitre ancré dans l’expérience d’un manque. Il insiste aussi sur la nécessité de ce que Janicaud appelle « un partage du rationnel ».
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Mots-clés :
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1. Introduction
- 1 D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985. (Tous les chiffres entre parenthè (...)
1Parmi tous ceux qui, à la suite de Husserl, se sont inquiétés de la conception moderne de la rationalité scientifique, la voix de Dominique Janicaud fut et reste singulière. Hégélien jusqu’au désespoir, heideggérien libéré de la fascination pour les premiers commencements et secrètement nietzschéen, Janicaud n’a jamais cessé d’explorer les voies d’une renaissance de la raison. Son maître-ouvrage La puissance du rationnel 1 se nourrit de l’espoir de contribuer à l’avènement d’une pensée philosophique qui prendrait un nouvel envol en dialoguant avec une science moins enfermée dans ses propres certitudes.
- 2 R. Bernet, Force – Pulsion – Désir. Une autre philosophie de la psychanalyse, Paris, Vrin, 2013.
2Dans ce qui suit, je m’appuierai sur mon livre sur Force – Pulsion – Désir 2 pour explorer des voies latérales dans cette impressionnante reconstruction de l’histoire de la raison que nous propose Janicaud dans La puissance du rationnel. En ce qui concerne la conception que les modernes se font de la rationalité, je complèterai ce que Janicaud écrit sur Galilée et Descartes en faisant appel à la physique et la métaphysique de Leibniz. Je montrerai qu’à l’époque de l’exercice de la « puissance » (188 sq.) de la méthode de la science moderne, la conscience du caractère limité de la puissance de la raison humaine, la conscience donc d’une certaine impuissance, s’est maintenue et a fait l’objet de réflexions ciblées. Pour Leibniz, la rationalité humaine relève d’une force qui, loin de triompher sans encombre, est gênée ou même empêchée par des obstacles internes et externes. Concernant l’époque de la techno-science contemporaine, je ferai appel à la pulsion de mort freudienne pour compléter ce que Janicaud écrit sur le mécanisme d’une « potentialisation de la puissance » (158 sq.) du rationnel, c’est-à-dire sur la nouvelle recherche de la puissance pour la puissance. Cela ne sera pas sans conséquences pour la manière dont on envisage une possible sortie de la machine infernale de « la rationalisation » (203 et passim) contemporaine. Si la potentialisation de la puissance du rationnel est l’œuvre d’une pulsion aveugle, il s’impose de lui opposer un désir de rationalité qui est profondément enraciné dans l’expérience d’un manque, d’une impuissance ou d’une vulnérabilité.
3Pour être tout à fait franc, Janicaud et son esquisse des différentes étapes du développement historique de la rationalité scientifique m’importent moins que la mise à l’épreuve de la fécondité de la triade conceptuelle « force – pulsion – désir » dans un autre champ que celui envisagé dans mon livre. À travers la discussion de différents régimes de la puissance dans la science moderne et contemporaine se profilera la question de différents régimes de la puissance tout court, à savoir de l’être comme puissance. Je profiterai de l’occasion pour insister davantage, ici, sur la différence et rivalité entre les concepts de force, de pulsion et de désir que sur leur parenté et affinité. Du fait de ce déplacement de la problématique de la Vie à la rationalité scientifique, le rôle central de la pulsion au sein de la triade devra être interrogé à nouveaux frais. Il n’ira plus de soi que toute force et tout désir sont la simple expression d’une énergie pulsionnelle. On devra, tout au contraire, envisager la possibilité que la force de la force puisse consister à ne pas basculer dans une pulsion excessive, et que le désir le plus cher du désir soit de se libérer du mécanisme d’une pulsion aveugle. Il ne faudra pas en conclure, cependant, que cette nouvelle articulation de la triade rendra l’ancienne, purement et simplement, obsolète. Il se pourrait, au contraire, que l’agencement interne entre force, pulsion et désir dépende nécessairement du champ d’application de la triade. Ce qui vaut pour une vie humaine fortement ancrée dans la corporéité ne vaut pas automatiquement pour le déploiement de la rationalité scientifique. À mon sens, le fait que la triade ne s’applique pas uniformément à tout et à n’importe quoi est loin d’être un défaut. Que chaque champ d’application réclame une nouvelle répartition des poids et mesures au sein de la triade force-pulsion-désir peut, tout au contraire, être vu comme le signe de son caractère dynamique. Ce ne serait donc pas seulement par son insistance sur le mouvement, mais tout autant par l’instabilité de ses constituants conceptuels qu’une métaphysique dynamique de la force, de la pulsion et du désir se distingue d’une métaphysique substantialiste, obnubilée par sa fascination pour la stabilité d’un présent durable et d’une maintenance du maintenant.
2. La science moderne : le rationnel comme puissance et comme force
4Dans La puissance du rationnel, Janicaud montre en détail comment la science moderne s’est construite de Bacon à Descartes et en passant par Galilée, qui est pour lui, comme déjà pour Husserl, le maillon central dans cette histoire. C’est la mathématisation et plus précisément la géométrisation de la nature qui est à la clé du succès et de la puissance de la science moderne. Il en résultait une véritable « mutation ontologique » (190), tout particulièrement dans la compréhension du mouvement des corps physiques et donc aussi de l’espace et du temps. Cette nouvelle ontologie découlait avant tout d’une nouvelle méthode qui dispensait le scientifique du fastidieux travail de l’observation et lui permettait de prédire avec certitude des phénomènes encore inobservés. Cette méthode permettait la réalisation du vieux rêve d’une mathesis universalis qui contiendrait, en les unifiant, tous les divers domaines du savoir scientifique. Avec une seule et même méthode s’appliquant à toute chose, un nouveau type de savoir, une nouvelle epistèmè émergeait et s’imposait. On peut donc dire, avec Janicaud, que cette nouvelle méthode était un « opérateur universel de puissance » (166) – tout en prenant soin de distinguer cette puissance théorique d’une puissance technique. La science moderne, malgré tout le bénéfice qu’elle sut tirer de nouvelles techniques d’observation et de mesure, et malgré sa contribution décisive à l’essor de nouvelles technologies, n’est pas une techno-science. C’est encore une science théorique tournée vers un savoir fondamental – même si sa méthode embrasse et transforme également la compréhension de l’agir humain.
5Cette méthode de la science moderne doit sa nouvelle puissance universelle à son caractère opératoire ou, pour parler comme Husserl, à la formalisation de la démarche et des objets du savoir. La science moderne maîtrise les choses à distance et dans leur généralité. Le formalisme de la science moderne est au service de son objectivisme. Pour Janicaud comme pour Heidegger, cet objectivisme scientifique dépend, à son tour, d’une nouvelle compréhension du sujet de la connaissance. Personne ne semble l’avoir mieux compris que Descartes. La puissance de la science moderne est à ce prix : est objet possible d’un savoir scientifique ce qui se laisse connaître certainement et distinctement, c’est-à-dire ce qui se plie aux possibilités les plus éminentes et pourtant limitées de l’esprit humain. De Galilée à Descartes, la puissance opératoire, c’est-à-dire fonctionnelle et impersonnelle, de la méthode mathématique devient la puissance de quelqu’un qui maîtrise les choses en les dominant, c’est-à-dire en les assujettissant à ses propres capacités ou facultés. On passe du pouvoir du calcul au pouvoir de l’esprit, c’est-à-dire du régime de la maîtrise à celui de la domination. La science moderne s’accommode d’ailleurs volontiers des limites de l’esprit humain : l’homme veut tout savoir sur ce qui se laisse connaître certainement et distinctement – et tant pis pour tout le reste ! Comme écrit Janicaud : la puissance de la science moderne reste suspendue à une « économie de la certitude » (198).
6Ce qui semble avoir échappé à Janicaud, c’est le fait paradoxal que la puissante science cartésienne laisse le concept même de la puissance et de la force dans la plus grande indétermination. Indéniablement habitée par une massive volonté de puissance, la science cartésienne laisse cette volonté et cette puissance en dehors du champ d’application de sa volonté de savoir. Pourquoi ? Sans doute parce que, comme le suggère Husserl, le succès de la nouvelle science fut tel qu’elle n’avait aucune bonne raison de s’interroger sur les fondements de sa propre puissance. On peut même avancer que la puissance de la science cartésienne était d’autant plus forte qu’elle restait irréfléchie, et que sa foi dans sa propre méthode demeurait naïve. Science née de la victoire sur le doute, aucun doute ne venait désormais troubler son assurance. Puissante dans l’exercice effectif de son pouvoir, toute à son action, rien ne poussait la science cartésienne à réfléchir sur la nature de sa propre puissance. On peut aussi formuler l’hypothèse que l’absence d’une telle réflexion protégeait la science cartésienne contre tout aveuglement par sa propre puissance. La recherche aveugle de la puissance pour la puissance est le fait non de la science cartésienne mais de la techno-science contemporaine, et elle présuppose une mutation de la puissance exercée en une puissance recherchée et donc thématisée.
- 3 R. Descartes, Principia Philosophiae, I, 65.
7Ce serait donc une sorte d’activisme de la puissance exercée qui aurait empêché Descartes de s’intéresser à la puissance comme concept métaphysique. Il est intéressant de noter que cette indifférence vis-à-vis de la puissance métaphysique va de pair, chez Descartes, avec un désintérêt pour le concept physique de « force ». Il écrit dans les Principia : « de vi […] non inquiramus »3. Pourquoi ? On peut supposer que Descartes pense que le concept de force est justement trop métaphysique pour se prêter à un traitement scientifique au sens de sa nouvelle méthode mathématique. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il existe, chez Descartes, un lien entre son désintérêt pour la puissance métaphysique et son exclusion de la force du domaine de la physique mathématique. Le jugement personnel de Descartes n’étant pas seul en cause, existe-t-il un lien intrinsèque entre les concepts d’une puissance métaphysique et d’une force physique ? Ou encore entre un traitement métaphysique et une investigation physique du concept de « force » ? Il suffit de porter le regard sur les contemporains de Descartes et plus particulièrement sur ces contemporains éminents que furent Spinoza et Leibniz pour s’en persuader.
8Contentons-nous, pour le moment, de Leibniz. Tout le monde sait que, à travers un retour appuyé sur Aristote, Leibniz a voulu s’éloigner, dans sa nouvelle physique dynamique, de la physique mécanique de Descartes. En reconnaissant à chaque corps matériel des forces propres, Leibniz ne contestait pas seulement l’homogénéisation cartésienne de la nature, il restituait aussi à chaque corps une puissance propre, indépendante du pouvoir de connaître de l’esprit humain. En conséquence, c’est l’essence individuelle ou force active de chaque corps et l’évènement de ses rencontres avec les forces d’autres corps qui fixent les conditions de possibilité de notre connaissance de la nature. La puissance de notre esprit doit s’accorder avec la puissance des corps. Les deux sortes de puissances ou de forces sont caractérisées par une même finitude et surtout par une même instabilité qui, loin d’être un défaut, est la raison de leur dynamisme. À la physique des chocs mécaniques de Descartes succède une physique des influences quasi-télépathiques. À l’impératif cartésien de la certitude succède la prise en compte par Leibniz d’une inquiétude foncière de l’esprit humain dont découle une nouvelle métaphysique.
9Qu’est-ce qui fait de Leibniz et de Spinoza des penseurs de la puissance métaphysique et des forces physiques ? Les raisons sont multiples et les interprétations trop nombreuses pour que nous nous risquions à répondre à cette question. Le fait est que cela a profondément modifié, au sein même de la modernité, la conception qu’on se faisait de la rationalité scientifique. La puissance et la force du rationnel, une fois reconnues (et non seulement exercées) comme puissance et force, entraînaient dans leur sillage l’entrée de la pulsion et du désir sur la scène de la modernité. Sans nier tout ce qui sépare le déterminisme spinoziste de ce champion de la liberté que fut Leibniz, la substance unique de la pluralité des monades, il reste qu’avec Spinoza et Leibniz le conatus et le désir pénètrent dans le champ de la métaphysique et de la physique. Ce ne fut pas la fin de l’objectivisme ni du subjectivisme au sein de la science moderne, mais bien de sa prétention à une rationalité neutre et stable.
10En ce qui concerne plus particulièrement Leibniz, sa nouvelle ontologie fait largement droit à l’individuation des corps et des esprits ainsi qu’à la diversité de leurs forces. Elle rompt donc avec une approche trop générale de l’essence des corps et avec l’homogénéisation de l’univers physique qui s’ensuit. Pour la méta-physique leibnizienne, l’univers est constitué d’un champ de forces dans lequel se produisent les évènements singuliers d’une rencontre entre diverses forces qui se complètent ou se combattent, qui concluent des alliances ou s’entretuent. En exagérant à peine, on peut dire qu’avec la multiplicité et diversité des forces, avec les changements qualitatifs et les évènements ponctuels, avec les conflits et la formation de nouveaux ensembles, l’intersubjectivité fait son entrée dans la physique moderne – étant entendu que les sujets en question sont des substances matérielles constituées de forces.
- 4 G.W. Leibniz, Sans titre (« Nullum quidem librum contra philosophiam Cartesianam… ») dans Die phi (...)
- 5 Gerh. PS IV, p. 395 ; Système nouveau, p. 176 : « La force passive est cette Résistance par laque (...)
11Pour ce qui est, d’abord, des seuls corps, Leibniz attribue à chaque corps une substance ou essence individuelle dynamique qui constitue la raison nécessaire et suffisante de sa « figure » et de son mouvement. De par son essence, un corps possède en lui-même tout ce qu’il faut pour se mouvoir. Tout mouvement corporel s’explique par le pouvoir ou la puissance d’une force active (vis activa) qui non seulement habite le corps, mais qui constitue sa véritable substance. En disant que cette force est « active », Leibniz souligne explicitement qu’il s’agit d’une force en acte et non pas d’une simple possibilité ou puissance au sens des scolastiques4. Quand un corps doué de cette force active de se mouvoir ou de changer qualitativement reste malgré tout au repos et inchangé, c’est que l’exercice de sa force active s’est trouvé entravé. En mettant en évidence les « empêchements » ou « obstacles » qui retiennent le libre déploiement d’une force toujours active, Leibniz fait, en pleine modernité, un retour remarquable à la compréhension grecque d’un pouvoir réservé ou retenu. Car ce ne sont pas seulement les forces actives des autres corps qui peuvent empêcher un corps particulier de donner libre cours à l’exercice de ses forces, les contre-forces qu’il rencontre sur le chemin de la réalisation de son essence active se dressent déjà au sein même de ce corps. Les forces actives d’un corps sont donc toujours en proie à des forces de résistance internes que Leibniz rapproche du principe képlérien de l’inertie. Dans chaque corps, les forces actives qui constituent sa forme substantielle s’appliquent à une matière qui exerce une force passive de résistance5. Même si les forces actives et les forces passives d’un corps sont loin de faire jeu égal, et même si les forces passives sont essentiellement ce que Nietzsche appelle des forces « réactives », ce sont pourtant ces dernières qui installent, au sein de tout corps, un écart entre ce qu’il peut et ce qu’il fait.
- 6 Nouveaux essais sur l’entendement par l’auteur du système de l’harmonie preestablie, Gerh., PS. V (...)
12Selon Leibniz, il en va de même pour l’esprit humain qui fait toujours moins que ce qu’il peut, et dont la force active ne se transforme en action que s’il réussit à surmonter les contre-forces internes au rang desquelles figure en bonne place sa propre paresse6. Tout corps et tout esprit humain, étant fait d’un mélange inégal de forces actives et de forces passives, ne dispose que d’un pouvoir limité, c’est-à-dire d’une puissance finie. En cela, Leibniz ne fait-il que suivre l’analyse spinoziste de la puissance finie des modes de la substance infinie de Dieu ? Leur différence se réduit-elle au fait que Leibniz accorde à chaque corps et à chaque esprit sa propre substance ? Ce serait oublier que, pour Spinoza, ce qui limite la puissance d’un corps ou d’un esprit lui advient toujours de l’extérieur, c’est-à-dire de l’affection par un autre corps-esprit. C’est seulement chez Leibniz que la conception d’une limitation interne, sous forme d’une passivité interne, fait son entrée dans la métaphysique moderne de la puissance. Avec son insistance sur une passivité interne et essentielle, Leibniz apporte une modification radicale à notre manière de comprendre la finitude des corps et des esprits humains. Cela change aussi radicalement la conception que l’on se fait de la puissance de la rationalité scientifique. Finalement, c’est également cette même conception d’une passivité essentielle qui permet à Leibniz de faire la distinction entre le conatus ou pulsion, la force, et le désir.
13Pour Leibniz, contrairement à Spinoza, la force d’un corps physique ne peut être purement pulsionnelle parce qu’elle n’est jamais purement active. La dynamique du mouvement des corps est pour lui inséparable de l’instabilité que les forces passives introduisent dans l’essence de chaque corps. La puissance pulsionnelle des corps est entravée de l’intérieur. Il en va de même, selon Leibniz, pour la force de l’intelligence humaine qui est contaminée de l’intérieur par des résistances et des hésitations qui la rendent aussi instable que les corps. Les mêmes empêchements internes qui faisaient sortir la force des corps d’un régime purement pulsionnel font aussi en sorte que la force de l’intelligence humaine entre dans le régime du désir. C’est sous l’influence d’une passivité interne et essentielle que, chez Leibniz, la puissance originaire se différencie en force, pulsion et désir. Chemin faisant, la foi naïve en la puissance du rationnel scientifique que nous avons rencontrée chez Descartes, fait place à l’inquiétude. Descartes savait bien que l’intelligence humaine était finie. Mais c’est seulement chez Leibniz que cette finitude est vécue et reconnue comme une impuissance. Nous pouvons donc conclure que c’est l’expérience de l’impuissance qui fait en sorte que la rationalité moderne commence à réfléchir, non sans inquiétude, sur sa propre puissance. On peut dire aussi qu’en faisant l’expérience de sa propre impuissance et instabilité, en s’inquiétant d’elle-même et de ses manques qu’il faut bien appeler ontologiques, l’intelligence humaine prenait toute la mesure de son désir de connaître. Chez Leibniz, ce désir de connaissance qui s’oppose à l’exercice naïf de la puissance du rationnel s’exprime sous la force d’un questionnement, et tout d’abord d’un questionnement qui porte sur la puissance des mouvements passionnels. L’homme se questionne sur lui-même, il veut savoir où il en est et où il va :
- 7 Gerh., PS V, p. 182.
Et pour cela il est bon de s’accoustumer […] à s’élever au-dessus du tumulte présent des impressions, à sortir pour ainsi dire de la place où l’on est, à se dire : dic cur hic ? respice finem où en sommes nous ?7
14Leibniz, éternel optimiste, ne voyait aucun mal à cette impuissance et inquiétude, à ce manque de savoir et désir de connaître, à cette instabilité et à ce questionnement, à ce nouveau régime de la finitude de la rationalité. Finitude rimait pour lui avec progrès infini. L’instabilité des corps et des esprits était la marque de leur être-en-mouvement, de leur dynamisme. Inquiétude signifiait sortie de l’hébétude. Impuissance impliquait la promesse d’une plus grande puissance. Écoutez plutôt ces affirmations, tirées des passages des Nouveaux Essais dans lesquels Leibniz s’oppose à la manière dont John Locke conçoit le plaisir et la douleur :
- 8 Gerh., PS V, p. 153.
On appelle Unruhe en Allemand, c’est-à-dire inquietude, le balancer d’un horloge. On peut dire qu’il en est de même dans nostre corps qui ne sauroit jamais estre parfaitement à son aise […]8.
- 9 Gerh., PS V, p. 174 sq.
[E]t bien loin qu’on doive regarder cette inquietude comme une chose incompatible avec la felicité, je trouve que l’inquietude est essentielle à la felicité des creatures, laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession qui les rendroit insensibles et comme stupides, mais dans un progres continuel et non interrompu à des plus grands biens, qui ne peut marquer d’estre accompagné d’un desir ou du moins d’une inquietude continuelle9.
- 10 Gerh., PS V, p. 150. Cf. la formulation de Locke lui-même : « The uneasiness a man finds in himse (...)
L’inquietude (Uneasiness en Anglois) qu’un homme ressent en luy même par l’absence d’une chose qui luy donneroit du plaisir si elle estoit presente, c’est ce qu’on nomme desir. L’inquietude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes10.
3. La science contemporaine : la puissance comme pulsion de mort
15Leibniz nous a appris ce qui, dans la science moderne, avait empêché que la force ou puissance du rationnel ne dégénère en une pulsion. C’était l’expérience d’une impuissance, d’une inquiétude, d’une instabilité – bref : de la finitude de l’intelligence humaine. Leibniz nous a également montré que cette même expérience de l’impuissance qui barrait le chemin à une puissance pulsionnelle de la rationalité ouvrait la voie à une prise en compte d’un désir de rationalité. Si Janicaud a raison de penser qu’avec la techno-science contemporaine la rationalité est entrée dans le régime d’une « potentialisation de la puissance » (158 sq.), il s’agit donc de comprendre comment la force rationnelle est devenue pulsion. Plus précisément, il s’agit de comprendre comment les obstacles qui ont empêché cette évolution dans la modernité ont disparu à l’époque contemporaine.
16Ce n’est pas chose aisée. D’une part, la potentialisation de la puissance à l’époque contemporaine semble s’inscrire dans la suite logique d’une prise en compte explicite de la puissance du rationnel chez Leibniz. D’autre part, cette puissance du rationnel restait fermement arrimée, chez lui, à la finitude humaine. Elle restait aussi ouverte sur le projet grandiose d’une conquête du monde par la connaissance humaine et par le désir qui la guidait. Ce n’est donc pas seulement sa rencontre avec l’impuissance qui empêchait la puissance du rationnel de dégénérer en pulsion, ce fut aussi son ouverture sur un projet qui la dépassait. Au lieu d’être poussée dans le dos par sa propre puissance comme la science contemporaine, la science moderne était poussée en avant par son mouvement de transcendance. Sa puissance était au service d’un projet. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse provisoire que ce sont le manque d’intérêt pour les choses-mêmes, le retournement des moyens de la recherche en une fin, la perte de l’aspiration vers un but externe, transcendant et autonome, et l’évitement de toute expérience d’une impuissance ou finitude insurmontable qui ont précipité la techno-science contemporaine dans le régime pulsionnel. Chemin faisant, l’inquiétude ontologique du savant a fait place à l’inquiétude quant aux moyens et au succès de sa recherche, l’instabilité dynamique et créatrice a fait place à la stabilité d’une science normalisée.
17Tout le monde se souvient de ces scènes, dans Les temps modernes de Charlie Chaplin, où la cadence d’une gigantesque machine s’accélère et s’emballe jusqu’à s’autodétruire et entraîner dans sa perte les esclaves humains qui sont à son service. En quoi de telles images d’une technique qui échappe à tout contrôle sont-elles également révélatrices de la nature de la science contemporaine ? Comment comprendre la relation entre science et technique à l’époque actuelle ? La technique est-elle encore une simple application de la science ou la science ne s’est-elle pas plutôt profondément transformée sous l’influence de la technologie et en se faisant elle-même de plus en plus technique ? Est-il encore possible de faire la distinction entre les causes et les effets d’une dérive du rationnel, à une époque où la puissance du rationnel se résume, comme écrit Janicaud, à l’effort d’une « rationalisation » (203 et passim) et d’une « opérationalisation » (203) maximales de toutes les pratiques ? On peut résumer le jugement sévère que Janicaud porte sur la techno-science contemporaine par cette formule saisissante : « la puissance du rationnel est devenue […] la rationalité de la puissance » (208). Il faut entendre par là que « la Recherche » pour la recherche (204 sq.) et l’augmentation de sa propre puissance sont devenues les principaux objectifs de la science actuelle.
18On ne soulèvera guère de protestations en faisant remarquer que la science contemporaine est soumise au régime dictatorial des résultats rapides, du succès garanti et des applications techniques nombreuses et économiquement profitables. Pour s’assurer des crédits pour leurs recherches, les équipes scientifiques se cantonnent dans des domaines de recherche consensuels et se battent entre elles avec les armes de la primeur et de la quantité des publications. L’exploration de nouveaux horizons cède le pas à une organisation de la recherche qui vise une efficience maximale. On arrive à la situation préoccupante et paradoxale où une science normalisée qui ne se préoccupe essentiellement que de sa progression interne, envisage son propre fonctionnement dans la perspective externe d’un gestionnaire de fonds qui est à la recherche d’un rendement maximal. Est non moins paradoxal le fait que cette science qui est entièrement tournée vers ses propres résultats se désintéresse largement de ses effets et conséquences sur la vie sociopolitique et culturelle, sur l’environnement ou sur le simple bien-être des humains. Tournant le dos à sa motivation originelle par les besoins de l’humanité et se préoccupant essentiellement du développement de son propre potentiel de puissance, la techno-science contemporaine finit par se déconnecter de la vie humaine – sauf pour ce qui concerne son financement. Poussant les limites de la rationalité humaine toujours plus loin, la science bascule dans l’inhumain.
19Pourquoi et comment cette volonté de puissance qui habitait déjà la science moderne et qui s’est transformée en une volonté de la potentialisation de la puissance dans la techno-science, est-elle devenue destructrice ? Suffit-il de dire que tout ce qui est excessif est destructeur et sait-on seulement où se situent les excès ?
- 11 B. Spinoza, Ethica, III, p. 37 et dém. ; IV, p. 18.
20Avant d’avancer l’hypothèse selon laquelle la techno-science contemporaine se serait laissé gagner, dans sa recherche d’une potentialisation maximale de sa puissance, par le mécanisme d’une pulsion de mort, il est prudent d’envisager d’autres hypothèses moins hardies. On pourrait faire appel, par exemple, à ce que Spinoza écrit, dans son Éthique, sur la manière dont la puissance d’une pulsion (conatus) se nourrit du sentiment d’une augmentation de sa puissance. Ce sentiment de « joie » n’est pas seulement l’expression affective d’une augmentation effective de la puissance, il pousse aussi celui qui l’éprouve à rechercher une puissance encore plus grande, suivie d’une joie encore plus forte11. En s’appuyant réciproquement l’une sur l’autre, la puissance de la pulsion et l’intensité de la joie progressent, main dans la main, sur le chemin d’une potentialisation de la puissance. Dans cette perspective, la techno-science actuelle, grisée par la joie triomphale de ses succès, voudrait surtout augmenter sa puissance pour se sentir encore plus puissante. Le but d’une plus grande réalisation concrète de sa puissance s’effacerait ainsi au profit de l’ivresse du sentiment d’une puissance croissante et invincible. Cette hypothèse aurait au moins le mérite de souligner que le mécanisme d’une potentialisation de sa puissance, tel qu’il joue dans la science contemporaine, a une forte composante affective. Cette hypothèse d’inspiration spinoziste se prêterait, à son tour, à un rapprochement avec l’analyse hégélienne de la Terreur. Pour Hegel, la Terreur résultait d’une liberté qui, au lieu de se réaliser concrètement dans un agir pratique, se prenait elle-même pour fin et finissait par s’autodétruire. La Terreur comme la conséquence d’une auto-fascination ou auto-intoxication délirante du sentiment de liberté. La destruction comme l’effet d’une liberté qui s’est libérée de toutes les contraintes et qui se nourrit de la seule ivresse du dépassement de ses limites.
21L’hypothèse spinoziste et l’hypothèse hégélienne ont en commun de nous mettre en garde contre le processus d’une formalisation de la puissance – la puissance pour la puissance – et d’un effacement de la puissance exercée au profit d’une puissance ressentie. La volonté de puissance qui habite la techno-science actuelle aurait donc partie liée avec une sorte de sentimentalisme qui est trop inhumain pour encore être taxé de psychologique. L’hypothèse d’inspiration freudienne, selon laquelle la potentialisation de la puissance, telle qu’on l’observe dans la science contemporaine, serait l’expression de la pulsion de mort, semble néanmoins plus forte et plus profonde, car elle se maintient au niveau de la seule pulsion, puissance ou conatus. Dans cette optique, ce que nous avons appelé le délire du sentimentalisme de la techno-science contemporaine serait l’expression d’un délire encore plus profond : celui d’une pulsion tournant fou.
- 12 Pour la conception freudienne de la pulsion et plus particulièrement de la pulsion de mort, je me (...)
22Pour Freud, la pulsion désigne la réalité d’une puissance ou potentialité énergétique qui se situe à mi-chemin entre une impulsion somatique et une volonté subjective12. C’est sans doute « poussée » (plutôt qu’« instinct ») qui traduit le mieux le mot allemand « Trieb ». Loin de se confondre avec une simple possibilité, une telle poussée est – comme la vis activa chez Leibniz – toujours agissante – et cela même quand elle ne se réalise pas dans l’agir, dans le faire ou dans le comportement qu’elle réclame de toutes ses forces et vers lequel elle pousse avec toute son énergie. Cette force pulsionnelle se distingue cependant des forces que nous avons rencontrées chez Leibniz par sa grande indifférence vis-à-vis des objets auxquels elle s’applique et dont elle se sert pour arriver à ses fins. S’il est malaisé de définir la cause de la pulsion, il est néanmoins certain que ce n’est jamais un objet réel qui cause une pulsion. Ainsi la pulsion sexuelle peut-elle se contenter d’à peu près n’importe quel objet, pourvu qu’il se prête à la réalisation du but spécifique qu’une pulsion orale, anale ou génitale s’est fixé. Quand aucune impuissance corporelle, aucune pulsion contraire ou aucune censure subjective ne vient gêner ou inhiber une pulsion sexuelle, et quand les circonstances lui sont favorables, elle finit toujours par atteindre son but et cela par ses propres moyens. Le prix que la pulsion paie pour la grande autonomie de sa puissance, c’est sa rigidité et le caractère figé, répétitif et quasi mécanique du comportement dans lequel elle s’exprime généralement. D’une extrême souplesse et tolérance vis-à-vis de ses objets, une pulsion particulière ne dévie jamais du but qu’elle s’est fixé.
23On sait que Freud ne s’est jamais rallié à l’hypothèse jungienne d’un monisme de la pulsion et encore moins du monisme d’une pulsion spirituelle. Abandonnant l’opposition entre pulsions sexuelles et pulsions de moi (ou pulsions d’autoconservation), Freud finit, dans sa dernière version du dualisme pulsionnel, par opposer les pulsions de mort aux pulsions de vie. Leur différence quant au but et quant au mode de fonctionnement n’empêche cependant pas que ces deux sortes de pulsions agissent normalement de concert ou du moins conjointement, notamment dans la sexualité humaine. Ce n’est que dans les cas pathologiques que les pulsions agressives ou pulsions de mort se désolidarisent et se « désunissent » des pulsions de vie pour laisser libre cours à leur action destructrice. On peut donc comprendre « la mixtion » (Mischung) des deux sortes de pulsions comme une « liaison » (Bindung), dans laquelle les pulsions de vie tempèrent l’action et les effets des pulsions de mort. Inversement, ce n’est que déliées ou désinhibées, c’est-à-dire libérées de la tutelle des pulsions de vie, que les pulsions de mort réalisent toute leur puissance mortifère. C’est seulement à la suite d’une telle « démixtion » (Entmischung) que les pulsions de mort révèlent leur vrai visage de pulsion nihiliste qui ne veut rien d’autre que l’affirmation, la conservation et l’intensification de sa propre force. Leur force transgressive se transforme alors en une force excessive, une force que rien n’arrête plus et qui est dès lors portée à tous les excès.
24Inutile d’insister sur le fait qu’une telle force ne peut pas vouloir mourir. Elle peut tout au plus imiter, par la rigidité de son fonctionnement répétitif, l’inertie des choses mortes. Le comportement des pulsions de mort ne consiste donc pas à rechercher la mort, mais à faire le mort. Leur manière de faire le mort, c’est de résister farouchement, dans l’affirmation de leur puissance excessive, à tout changement et à toute influence ou considération extérieure. Pas plus que mourir, les pulsions de mort ne veulent détruire. La destruction de la vie n’est donc pas leur but, mais la conséquence d’une potentialisation absolue d’une puissance totalement rigide. C’est par leur obstination et par leur intolérance vis-à-vis de toute aspiration différente, c’est par leur conservatisme et par leur résistance à tout dérangement provoqué par une nouveauté imprévisible que les pulsions de mort, une fois libérées de la tutelle des pulsions de vie, tuent la vie, c’est-à-dire la possibilité d’un changement et d’un devenir dans le comportement humain.
25N’est-ce pas précisément ce même mode de fonctionnement que Janicaud met en évidence dans la techno-science contemporaine ? Ses excès ne sont-ils pas imputables à une puissance qui devient excessive dès lors que la science, dans le développement de son « autoréférence fonctionnelle » (298 et passim), n’est plus freinée par aucune considération extérieure ? La recherche d’une « potentialisation de la puissance » (158 sq.) ne relève-t-elle pas d’une volonté de savoir qui s’est transformée en une volonté de puissance nihiliste et conservatrice ? Et la destructivité mortifère de la techno-science n’est-elle pas l’effet d’une « rationalité qui se croit toute la raison de la vie » (362) et qui s’est ainsi coupée de tout souci pour une forme de vie qui échapperait à son pouvoir ? La normalisation et l’unidimensionnalité de la recherche scientifique contemporaine ne sont-elles pas l’effet de l’absolutisation d’une forme unilatérale de la rationalité, c’est-à-dire d’une « démixtion » de la course à la puissance qui équivaut à un refus du « partage » (37, 305 sq.) du rationnel ? S’il en est ainsi, alors c’est bien une pulsion et une pulsion de mort qui est à l’œuvre au sein de la techno-science contemporaine ! La perversité de cette dernière résulterait donc bien de la transformation d’une force rationnelle en une pulsion aveugle. Ce qui voudrait dire que le processus pulsionnel de la techno-science doit être compris comme une sorte de perversion de la puissance rationnelle qui faisait toute la force de la science moderne. Ce passage, au sein de la rationalité scientifique, de la puissance d’une force à la puissance d’une pulsion serait comparable à la manière dont une passion (au sens actuel du terme : passion pour les belles voitures, pour l’alpinisme, pour la musique…) devient une addiction.
4. Une nouvelle science ancrée dans la puissance du désir
26Une telle interprétation de la dynamique de la techno-science en termes de pulsion n’est pas sans conséquences pour la manière dont on envisage ce que Janicaud appelle la possibilité de « repotentialiser la pensée » (211). C’est tout d’abord dans le développement récent de la science elle-même qu’il puise ses raisons d’espérer. Il constate avec satisfaction que les scientifiques commencent à faire face à leurs propres incertitudes et à la nécessité de réfléchir sur leurs objectifs et pratiques. Il reconnaît aussi volontiers que la science, préoccupée par la crise de ses fondements, n’a pas besoin de la philosophie pour se mettre à penser. Même si la pulsion de la techno-science à potentialiser sa puissance rationnelle relève effectivement de l’irrationnel, la science contemporaine est tout à fait en mesure de redécouvrir cette autre puissance du rationnel qui consiste à penser. Cette nouvelle pensée de la science ne peut laisser le philosophe indifférent, elle est pour lui, tout au contraire, une précieuse source d’inspiration – même pour une nouvelle pensée philosophique.
27Comment un nouveau pouvoir-être de la pensée peut-il naître du renoncement à la puissance pulsionnelle ? On sait que c’est précisément en ces termes que Lacan définit le désir humain. En définissant ce désir à travers tout ce qui l’oppose à la pulsion, Lacan en arrive à considérer la pulsion de mort non plus comme une pulsion spécifique qui s’opposerait à un autre type de pulsion, mais comme le vrai visage de tout processus pulsionnel. Enfermée en elle-même et ivre de sa propre puissance, toute pulsion est non seulement portée à des excès mais essentiellement excessive. Pour Lacan, loin de prolonger la puissance d’une pulsion, le désir s’enracine dans l’expérience d’un manque ou d’une perte et de l’acceptation d’une hétéronomie du pouvoir-être. Mais ce même désir se caractérise aussi par la force de rebondir indéfiniment vers de nouvelles conquêtes. N’est-ce pas dans ces mêmes termes que Janicaud décrit la recherche d’un nouveau sens du rationnel et d’un nouveau pouvoir de penser qui se construisent sur les ruines de la potentialisation de la puissance du rationnel ? Ne faut-il pas conclure alors qu’en passant d’un régime du rationnel à un autre et d’une pensée dominatrice à une pensée interrogative, la science et la philosophie passent aussi d’une rationalité exercée comme une puissance pulsionnelle à une rationalité portée par le désir ?
28Qu’est-ce qui distingue le désir d’une pulsion, et la volonté de savoir d’un désir de connaissance ? Nous avons appris chez Freud que la pulsion n’avait aucune bonne raison de douter de sa propre puissance. Elle dispose, en elle-même, de tout ce dont elle a besoin pour réaliser ses buts ainsi que son but premier qui consiste dans rien d’autre que l’affirmation et augmentation de sa propre puissance excessive. Leibniz nous a montré comment une force pouvait être très puissante sans nier sa part d’impuissance et en faisant face à l’inquiétude qui s’ensuit. La pulsion, elle, n’a aucune bonne raison à s’inquiéter de sa propre puissance ou à douter d’elle-même. Le fait qu’elle veuille toujours plus et qu’elle repousse constamment plus loin le but à atteindre ne change rien au fait que le régime de la pulsion est celui de la pure immanence. La transcendance ou l’altérité lui sont aussi étrangères que l’impuissance et l’inquiétude. Ce n’est donc jamais à cause d’elle-même et en usant de sa propre puissance que la pulsion cède le pas au désir. Pour s’en persuader, il suffit de relire Spinoza pour qui le désir reste un conatus particulier : moins aveugle et moins irrationnel, certes, mais pas moins tourné vers le but d’augmenter sa propre puissance. Le vrai désir, tout au contraire, se paye du double prix d’une division de l’objet de désir et du sujet de désir. Ce qui suscite, maintient et prolonge le désir, c’est l’écart entre son objet contingent ou fini et son objet absolu ou infini. Écartelé entre ces deux figures de l’objet, le sujet de désir est confronté à la tâche de leur impossible synthèse. Le régime du désir est celui de l’illusion transcendantale – à chaque fois dénoncée et pourtant indéfiniment recommencée.
29Retenons donc que tout comme la pulsion ne peut se faire désir par elle-même, la techno-science contemporaine ne peut se faire pensée désirante par l’effet d’une simple mutation ou par la survenue d’une nouvelle lucidité. Il faut que se produise un évènement qui survienne à la pulsion de l’extérieur et qui fasse voler en éclats son mécanisme autosuffisant. Prise en elle-même, une pulsion n’est pas seulement autarcique, mais elle ne connait ni l’hétéro-affection ni la division. Le régime de la pulsion et du soi pulsionnel est celui de l’auto-affection du même par le même. C’est seulement un sujet de désir qui est exposé à une hétéro-affection violente qui le scinde en son essence. Le sujet de désir est partagé entre ce qu’il veut et ce qui est exigé de lui, entre un objet qui se donne et un objet qui est perdu ou qui se refuse. Tiraillé de tous côtés, c’est peu dire que le sujet de désir est toujours inquiet et jamais en repos. Il est toujours en partance pour un ailleurs. Issu d’une coupure qu’on peut appeler castration symbolique, il est toujours en manque de lui-même.
30C’est bien un tel manque ontologique que nous avons rencontré chez Leibniz et qui faisait de l’homme un être vacillant, vulnérable et inquiet, bref un sujet de désir. Sa profonde inquiétude, impuissance et finitude était à la mesure de la grande idée qu’il se faisait d’une connaissance infinie et absolue. Pour Leibniz, la science humaine a beau faire des progrès toujours plus grands, elle n’atteindra jamais la connaissance divine qui gardera pour elle, à tout jamais, sa part de mystère. Qu’il s’agisse du désir de l’autre ou du désir de connaissance, qu’on se laisse bercer par une illusion transcendantale ou qu’on tente de traverser le fantasme, celui qui désire court toujours après quelque chose d’insaisissable, d’invisible, d’intangible ou encore de mystérieux.
31Aussi longtemps que le scientifique ne fera pas l’expérience de l’appel par un don mystérieux qui se prête par définition à une pluralité d’approches, rien ne peut sortir la techno-science contemporaine du régime d’une pulsion que nous avons qualifiée de pulsion de mort. Il va de soi, cependant, que la sortie de la pensée du régime de la techno-science contemporaine ne signifie pas un retour au régime de la puissance du rationnel de la modernité. Leibniz a eu beau faire droit au désir au sein de la rationalité scientifique, sa science est celle des modernes et elle englobe sa conception de la philosophie. À l’époque actuelle, il est impossible de ne pas faire, comme dit Janicaud, le partage entre la pensée de la science et la pensée de la philosophie. Il n’empêche que les deux sortes de pensées sont confrontées à l’expérience d’un mystère dont la face la plus manifeste est celle de l’absence d’un ordre coutumier, voire une impression de chaos. Après l’époque de la puissance du rationnel et de la dialectique, après la puissance pulsionnelle de la techno-science, le temps est venu, pour la science comme pour la philosophie, d’une pensée problématique ou interrogative. La méthode de cette pensée est celle d’un long cheminement sur une multiplicité de chemins qui peuvent se révéler être des impasses. Le cheminement de cette pensée interrogative se distingue de la méthode de la science moderne et de la techno-science contemporaine par son absence de but prédéterminé et par son ouverture aux problèmes qui se présentent par eux-mêmes. La pensée interrogative avance par tâtonnements et dans le noir, c’est-à-dire sans la guidance éclairante du but transcendant de la science moderne, et sans la fascination aveuglante par un but pulsionnel immanent qui caractérise la techno-science contemporaine. C’est en répondant à l’appel d’un objet et non par la projection d’un but que la pensée interrogative se met en marche. Et puisque cet objet apparaît sous la forme d’un problème ou d’un mystère, c’est bien d’une démarche désirante qu’il s’agit. Ce désir de comprendre qui caractérise la pensée interrogative est une passion d’une nouvelle sorte : une passion désirante et non une passion pulsionnelle.
32Ce qui fait toute la différence entre la pulsion et le désir, ce n’est pas seulement l’opposition entre la positivité d’une puissance et la négativité d’un manque, ou encore l’opposition entre l’assurance d’une auto-affection et la vulnérabilité d’une hétéro-affection, mais c’est aussi et avant tout la différence entre la fascination par un but et le dévouement à une chose élusive. Ce sont les écarts constitutifs du désir qui produisent un sens toujours problématique – un sens tout autre que celui qui consiste dans l’accomplissement d’un mouvement pulsionnel. Il faut bien avouer, cependant, qu’une pensée interrogative et désirante qui se porte à la rencontre des choses problématiques devient immanquablement un problème pour elle-même. L’expérience de sa propre finitude et impuissance ne fait pas que susciter le désir et la joie de nouvelles conquêtes, elle entraîne aussi la fatigue et la tentation de renoncer au régime du désir. La recherche d’un confort paresseux n’est pas la seule manière de tuer le désir de la pensée. L’agitation d’un sectarisme dogmatique en est une autre, bien plus pernicieuse. Le paresseux qui veut échapper aux fatigues du désir retourne au principe d’inertie et il fait le mort. Le fanatique qui veut échapper à sa propre vulnérabilité se fait facilement l’instrument d’une pulsion de mort en éliminant tout objet qui le confronterait à son propre manque.
Notes
1 D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985. (Tous les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination de cet ouvrage.)
2 R. Bernet, Force – Pulsion – Désir. Une autre philosophie de la psychanalyse, Paris, Vrin, 2013.
3 R. Descartes, Principia Philosophiae, I, 65.
4 G.W. Leibniz, Sans titre (« Nullum quidem librum contra philosophiam Cartesianam… ») dans Die philosophischen Schriften, herausgegeben von C.J. Gerhardt, Hildesheim, Georg Olms, 1965 (« Gerh., PS »), vol. IV, p. 395 ; trad. fr. par C. Frémont, dans : G.W. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes 1690-1703 (« Système nouveau »), Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 176 : « Il ne faut pas concevoir la force active, que d’ordinaire on appelle aussi force, absolument parlant, comme la simple puissance (simplex potentia) communément définie dans les écoles, […] mais comme impliquant un effort ou une tendance à l’action (involvit conatum seu tendentiam ad actionem), de sorte que celle-ci en suit si rien d’autre ne l’empêche (nisi quid aliud impediat) ».
5 Gerh. PS IV, p. 395 ; Système nouveau, p. 176 : « La force passive est cette Résistance par laquelle un corps résiste non seulement à la pénétration, mais aussi au mouvement […]. Par conséquent il y a deux choses dans la Résistance ou Masse : d’abord ce qu’on appelle Antitype ou impénétrabilité, ensuite la résistance que Kepler appelle l’inertie naturelle des corps […] ».
6 Nouveaux essais sur l’entendement par l’auteur du système de l’harmonie preestablie, Gerh., PS. V, p. 181 : « L’exécution de nostre désir est suspendue ou arrêtée lorsque ce désir n’est pas assez fort pour nous émouvoir et pour surmonter la peine ou l’incommodité, qu’il y a de le satisfaire : et cette peine ne consiste quelques fois que dans une paresse ou lassitude insensible, qui rebute sans qu’on y prenne garde, et qui est plus grande en des personnes élevées dans la molesse ou dont le tempérament est phlegmatique, et en celles qui sont rebutées par l’âge ou par les mauvais succès ».
7 Gerh., PS V, p. 182.
8 Gerh., PS V, p. 153.
9 Gerh., PS V, p. 174 sq.
10 Gerh., PS V, p. 150. Cf. la formulation de Locke lui-même : « The uneasiness a man finds in himself upon the absence of anything whose present enjoyment carries the idea of delight with it, is what we call ‘desire’, which is greater or less as that uneasiness is more or less vehement » (An Essay concerning Human Understanding, Book II, Chap. XX, § 6).
11 B. Spinoza, Ethica, III, p. 37 et dém. ; IV, p. 18.
12 Pour la conception freudienne de la pulsion et plus particulièrement de la pulsion de mort, je me permets de renvoyer, une dernière fois, à Force – Pulsion – Désir, op. cit., p.183-295.
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Référence papier
Rudolf Bernet, « La puissance de la science comme force, pulsion, désir », Noesis, 29 | 2017, 81-99.
Référence électronique
Rudolf Bernet, « La puissance de la science comme force, pulsion, désir », Noesis [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/3534 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.3534
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