L’expérience phénoménologique. Réflexions à partir de l’œuvre de Dominique Janicaud1
Résumés
Cet article vise à mettre en lumière la manière dont Dominique Janicaud interprète l’expérience phénoménologique. Il vise à montrer que Dominique Janicaud estime que l’expérience reste dans les limites de la phénoménalité dans la mesure où elle est irréductible au sensoriel alors même qu’elle ne suppose aucun concept déterminé.
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Introduction
- 1 Abréviations des ouvrages cités : Dominique Janicaud : Phéno : La phénoménologie dans tous ses ét (...)
1« L’entreprise phénoménologique […] renonce à rechercher l’au-delà des phénomènes en faveur de leur apparaître » (Phéno, p. 199). Ce qui signifie, précisait Dominique Janicaud, que la phénoménologie renie ses propres principes si elle sort des limites de l’expérience phénoménale. En quel sens l’expérience phénoménologique est-elle réduite à l’expérience phénoménale ? Cette question anime les recherches phénoménologiques de Dominique Janicaud. Elle est au centre de sa critique du « tournant théologique » de la phénoménologie française. Je voudrais faire ressortir dans cet article la manière originale dont il a mis en lumière le sens de l’expérience phénoménologique en la présentant comme une expérience qui reste dans les limites de l’expérience phénoménale.
2Commençons par rappeler que, d’après la phénoménologie, l’expérience, si élémentaire soit-elle, ne réside pas dans la réception d’impressions sensorielles. Par là même qu’elle est une expérience, l’expérience phénoménologique – l’expérience qui reste dans les limites de l’expérience phénoménale – sort des limites d’une simple réception sensorielle. La réception d’un amas de sensations, d’un donné hylétique, est en réalité une abstraction de la réflexion. Husserl :
- 2 Husserl, Recherches logiques, Recherche V, § 11.
Je ne vois pas des sensations de couleurs mais des objets colorés. Je n’entends pas des sensations auditives mais la chanson de la cantatrice, etc.2.
3Heidegger :
- 3 Holzwege, p. 15 : Chemins, p. 18.
Les choses elles-mêmes nous sont beaucoup plus proches que toutes les sensations. Nous entendons claquer la porte dans la maison, et n’entendons jamais des sensations acoustiques ou même de simples bruits. Pour entendre un bruit pur, nous devons nous détourner des choses, en retirer notre oreille, c’est-à-dire écouter abstraitement3.
- 4 Husserl, Die Idee der Phänomenologie, Hambourg, Felix Meiner, 1986, p. 12 ; L’idée de la phénomén (...)
4L’expérience humaine dépasse les limites de la réception sensorielle. D’une manière générale, elle dépasse les limites d’une réception passive. Aussi la phénoménologie ne peut-elle se rabattre sur cette simple consigne : ouvrir les yeux pour recevoir l’étant exactement comme il se donne. Sa tâche « n’est pas une chose si triviale »4.
5Pour éclairer le sens de l’expérience phénoménologique – d’une expérience qui reste dans les limites de l’expérience phénoménale –, Dominique Janicaud commençait par rappeler le sens de la distinction kantienne entre l’expérience qui reste dans les limites de l’expérience et l’« expérience » métaphysique, qui sort des limites de l’expérience.
Le dualisme kantien de l’expérience et du supra-sensible
- 5 D’après Kant, les concepts déterminés sont soit des concepts de l’expérience soit des idées. Les (...)
6D’après Kant, l’expérience humaine est mise en forme par des concepts déterminés auxquels l’expérience sensible est « adéquate ». Elle est mise en sens par des idées déterminées auxquelles l’expérience sensible est « inadéquate ». Les concepts déterminés qui mettent en forme l’expérience humaine, ceux auxquels l’expérience sensible est adéquate, Kant les appelle des « concepts de l’expérience ». Les concepts déterminés qui mettent en sens l’expérience humaine, ceux auxquels l’expérience sensible est toujours inadéquate, Kant les appelle des « idées »5. L’idée de Dieu, d’âme, de monde, d’humanité, l’idée de vertu ou de vice, de moralité ou d’immoralité, d’autonomie ou d’hétéronomie, sont des concepts auxquels aucune expérience sensible n’est adéquate mais qui mettent l’expérience en sens.
7Je perçois un chien. Cette perception est une expérience ; plus précisément une expérience sensible et empirique ; une expérience sensible mais irréductible à une réception passive car elle implique un moi actif : un moi qui vise un animal en tant qu’il est adéquat au concept empirique de chien. J’imagine un triangle géométrique. Cette imagination est une expérience ; plus précisément une expérience sensible mais non empirique (un triangle géométrique n’est pas une chose triangulaire, une chose empirique, car il est immatériel) ; une expérience sensible mais irréductible à une réception passive car elle implique un moi actif : un moi qui vise une forme en tant qu’elle est adéquate au concept géométrique de triangle. J’appréhende une cause. Cette appréhension est une expérience ; plus précisément une expérience non empirique mais sensible ; sensible mais irréductible à une réception passive car elle implique un moi actif : un moi qui vise une chose en tant qu’elle est adéquate à la catégorie de cause.
8La perception d’un chien, l’imagination d’un triangle, l’appréhension d’une cause sont des expériences qui restent dans les limites de l’expérience car chacune est « adéquate » au concept qui la met en forme. Il est vrai que dans la Critique de la raison pure, quand il présente sa théorie du schématisme, Kant semble suggérer que l’expérience est toujours inadéquate au concept qui la met en forme. Elle semble inadéquate au concept qui la met en forme car l’intuition semble ne jamais atteindre l’universalité d’un concept.
- 6 L’image d’un triangle est sensible mais pure, non empirique, dans la mesure où elle n’est pas « s (...)
9Que la perception d’un triangle soit toujours « inadéquate » au concept qui la met en forme, si pure soit-elle6, Kant semble le suggérer quand il énonce :
- 7 KRV, « Du schématisme des concepts purs de l’entendement », A 141, B 180 ; Suhrkamp III, p. 189 ; (...)
Pour le concept d’un triangle en général, nulle image ne lui serait jamais adéquate [adäquat]. En effet elle n’atteindrait pas l’universalité du concept, qui fait que celui-ci vaut pour tous les triangles, rectangles, à angles obliques, etc., mais elle serait toujours limitée simplement à une partie de cette sphère7.
10Juste après avoir écrit que l’image pure d’un triangle « n’atteindrait pas l’universalité du concept », Kant précise :
[…] bien moins encore [noch viel weniger] un objet de l’expérience (ou une image de cet objet) atteint-il jamais le concept empirique.
11Ce qui semble signifier, semble-t-il : un chien est bien plus « inadéquat » à son concept qu’un triangle car il en est éloigné non seulement pas sa forme singulière mais aussi par les particularités infinies de son corps. On sait que Joseph de Maistre affirmait :
- 8 Cf. J. de Maistre, Considérations sur la France, chap. VI, Neuchâtel, 1797 ; Œuvres, Robert Laffo (...)
Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu8.
12De la même manière, Kant semble énoncer :
J’ai vu, dans ma vie, des dalmatiens, des bassets, des lévriers, etc. ; quant au chien, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.
- 9 In Vergleichung mit empirischen (ja überhaupt sinnlichen) Anschauungen, sind die reine Verstandsb (...)
13La perception empirique n’atteint pas l’universalité du concept qui la met en forme. Kant pourrait préciser : bien moins encore atteint-elle jamais l’universalité des catégories qui le mettent en forme. Car les catégories sont des concepts bien plus universels que les concepts empiriques puisqu’elles s’appliquent à tous les objets empiriques, quels qu’ils soient. Une cire en train de fondre est en quelque sorte plus éloignée du concept de causalité, d’après lequel tout changement a une cause, que de son concept empirique. Il semble qu’un feu ne puisse être perçu comme la cause de la liquéfaction d’un morceau de cire, puisque nulle part dans un feu ne se montre aux sens quelque chose comme une causalité : ce qui se manifeste de manière empirique, c’est le feu et la cire en train de fondre, non pas le feu comme cause de la fusion de la cire. Il suffit de comparer des catégories à des intuitions, précise Kant, pour se rendre compte qu’elles leur sont « totalement hétérogènes et qu’elles ne peuvent jamais se trouver dans une quelconque intuition »9. L’« expérience » d’une causalité, semble-t-il, sort des limites de l’expérience.
- 10 « Darin besteht eben das Eigentümliche der letzteren [der Ideen], dass ihr niemals irgend eine Er (...)
14À vrai dire, Kant estime que l’expérience mise en forme par un « concept de l’expérience » (par un concept mathématique, par un concept empirique ou par une catégorie) reste dans les limites de l’expérience, ou qu’elle est « adéquate » au concept de l’expérience qui la met en forme. Kant écrit en effet : « C’est justement le propre des idées que nulle expérience ne puisse jamais leur être congruente » ou « adéquate »10 ; ce qui signifie a contrario : c’est le propre des « concepts de l’expérience » que l’expérience (ou l’intuition sensible) puisse leur être « adéquate ». En quel sens Kant estime-t-il que l’expérience est « adéquate » aux « concepts de l’expérience » qui la mettent en forme, alors même qu’elle n’atteint pas leur universalité ?
- 11 « Die Idee ist ein Vernunftbegriff, deren Gegenstand gar nicht in der Erfahrung kann angetroffen (...)
15L’expérience sensible accomplit une circularité : elle est mise en forme par le concept qu’elle fonde. L’expérience métaphysique implique également une circularité : elle suppose l’idée qui la met en sens. Cependant l’expérience sensible peut être considérée comme le fondement du concept qui la met en forme car l’objet du concept qui la met en forme peut se trouver en elle. En revanche, l’expérience ne peut être considérée comme le fondement de l’idée qui la met en sens car l’objet d’une idée ne se trouve jamais « dans l’expérience »11. À vrai dire, Kant ne conçoit pas l’« expérience » métaphysique (l’expérience mise en sens par une idée) comme une expérience au sens propre de ce terme. Car l’expérience au sens propre du terme est une expérience sensible, tandis que la prétendue « expérience métaphysique » vise un au-delà du sensible.
- 12 KRV, A 141, B 180 ; Suhrkamp III, p. 190 ; CRP, p. 226 ; Pl 1, p. 887.
16Par opposition à l’objet d’une idée, l’objet d’un « concept de l’expérience » peut se rencontrer dans l’expérience elle-même. Il peut se trouver dans l’expérience – bien qu’il soit toujours singulier tandis que son concept soit universel – car il peut être schématisé. La schématisation d’un concept est une expérience sensible de l’objet de ce concept. La perception d’un triangle n’est certes pas la perception du triangle en général mais la schématisation du triangle est une expérience sensible du triangle en général. Autrement dit, Kant estime qu’il est possible de rencontrer un chien (même si c’est toujours un chien singulier que l’on rencontre et perçoit) car, quel que soit le chien rencontré ou perçu, l’imagination « peut tracer universellement » la figure de ce quadrupède « sans être limitée à quelques figures singulières qu’offre l’expérience »12.
17Dire que l’expérience peut être « adéquate » au « concept de l’expérience » qui la met en forme signifie, d’après Kant, que la structuration de l’expérience par un « concept de l’expérience » n’introduit aucune transcendance métaphysique au sein même de l’expérience. Même la structuration de l’expérience par des catégories n’introduit aucune transcendance métaphysique au sein de l’expérience : si je présente la chaleur d’un feu comme la cause de la fusion d’une cire, il est vrai que je sors des limites de ce que je vois empiriquement puisque je ne vois pas la causalité comme je vois un objet empirique. Je ne la perçois pas comme je perçois le feu ou la cire, mais cependant je reste dans les limites d’une expérience sensible. Je peux en effet percevoir la chaleur du feu comme adéquate à ce qui est pensé par le concept de causalité car celui-ci peut être schématisé. En revanche, quand un Grec percevait Apollon dans une statue, il sortait des limites de l’expérience sensible car rien dans une statue ne peut être « adéquat » à ce qui est pensé sous le concept d’un être immortel.
18À l’expérience sensible et pure (non empirique) des figures géométriques ou des nombres, à la perception empirique d’un chien, à l’expérience sensible et pure (non empirique) d’une causalité naturelle, qui sont de véritables expériences – des expériences « adéquates » aux concepts qui les mettent en forme –, Kant opposait en effet l’« expérience » métaphysique, qui n’est pas une expérience au sens strict du terme, ou qui est une « expérience » qui transgresse les limites de l’expérience. À la philosophie qui « en reste aux limites de l’expérience », écrivait Dominique Janicaud, c’est-à-dire qui « étudie la manière dont les phénomènes sont connus selon les catégories » (Phéno, p. 21), Kant opposait la métaphysique, c’est-à-dire le domaine « outrepassant l’expérience ». D’un côté une expérience qui reste dans les limites de l’expérience car elle est « adéquate » au concept qui la met en forme, d’un autre côté une « expérience » qui sort des limites de l’expérience car elle est « inadéquate » au concept (à l’idée) qui la met en sens.
19Comme Heidegger l’a souligné, la philosophie de Kant repose sur la prise en compte de ce fait singulier :
- 13 Den letzten und entscheidendsten Begriffen fehlt « die Möglichkeit der Ausweisung ihrer Rechtmäßi (...)
[…] il y a, pour la pensée humaine, des concepts qui veulent dire quelque chose d’ultime et d’universel, et c’est précisément à ces concepts ultimes et les plus décisifs – qui guident et en un certain sens fondent toute pensée concrète – que fait essentiellement défaut la possibilité de montrer leur justesse par une intuition de ce qu’ils veulent proprement dire13.
20Les idées, qui sont précisément les concepts les plus fondamentaux – ceux qui sont « ultimes et les plus décisifs », ceux « qui guident et en un certain sens fondent toute pensée concrète » –, peuvent sembler en défaut : elles ne peuvent en tout cas se justifier en se fondant sur une expérience (une intuition, une représentation de l’imagination) qui leur serait « adéquate », c’est-à-dire sur « une intuition de ce qu’ils veulent proprement dire ».
21Le sens d’une idée ne peut se fonder sur l’expérience. Cependant Kant estime qu’il peut se fonder sur la raison, qu’il interprète comme une faculté universelle. En revanche, la phénoménologie ne conçoit pas les idées – les concepts qui mettent l’expérience en sens et auxquels aucune expérience empirique n’est adéquate – comme les concepts d’une raison universelle. Elle les décrit comme les concepts d’une compréhension du monde qui est propre à une époque, à un mode du vivre-ensemble, bref à une humanité particulière. Est-ce à dire qu’elle soit condamnée à souscrire à un relativisme généralisé ?
L’ambiguïté de la conception kantienne de l’expérience de l’humanité de l’homme
22Par là même qu’il prétend que l’expérience mise en sens par une idée sort des limites de l’expérience, Kant a été amené à préciser que l’expérience mise en sens par une idée d’humanité sort des limites de l’expérience. Cependant, par fidélité à l’expérience humaine, il en est venu également à suggérer que l’expérience de l’humain mise en sens par une idée de la loi morale est une expérience sensible de l’humanité de l’homme.
- 14 Cf. KPV, Préface, note ; Suhrkamp VII, p. 110 ; CRPrat, p. 93 ; Pl 2, p. 613.
- 15 SF, Suhrkamp XI, p. 327-328 ; Pl 3, p. 866.
23Kant souligne certes le côté métaphysique de toute « expérience » de l’humain mise en sens par l’idée d’humanité. Il oppose l’homme empirique, l’homme tel qu’il apparaît « dans l’expérience », et l’humanité non empirique de l’homme, qui ne peut être conçue que dans la « conscience pure », c’est-à-dire dans la conscience purifiée de toute représentation sensible14. Autrement dit : l’homme tel qu’il apparaît dans l’expérience empirique est « l’homme sensible », tandis que l’homme considéré dans son humanité non empirique est « l’homme suprasensible en nous »15. Nous avons des expériences empiriques de l’homme, car le concept empirique d’homme, de même que le concept de chien, se laisse schématiser. Mais nous n’avons aucune expérience sensible qui témoigne d’une humanité non empirique car l’idée d’humanité ne se laisse pas schématiser à la manière d’un concept empirique, et par conséquent est infigurable. Autrement dit : la prétendue « expérience » de l’humanité non empirique de l’homme (soit dans notre personne soit dans la personne d’autrui) est suprasensible, donc n’est pas à proprement parler une expérience, ou est une « expérience » qui dépasse les limites de l’expérience (car toute expérience humaine – toute expérience qui reste dans les limites de l’expérience – est sensible). Kant aurait pu dire, à la manière de Joseph de Maistre : « Quant à l’homme dans son humanité non empirique, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ».
24À vrai dire, la conception kantienne de l’expérience de l’humanité de l’homme est ambiguë. D’un côté Kant affirme le caractère suprasensible de l’idée d’humanité. Donc prétend que l’homme dans son humanité non empirique ne peut se rencontrer dans l’expérience. D’un autre côté il suggère que l’expérience de l’humain mise en sens par l’idée de la loi morale en l’homme est une expérience sensible de l’humanité de l’homme. En quel sens l’expérience de l’humain mise en sens par l’idée de la loi morale en l’homme peut-elle, d’après Kant, rester dans les limites d’une expérience sensible ?
25L’expérience de la loi morale en l’homme, d’après Kant, est certes une expérience qui n’est pas empirique. Mais elle n’est pas suprasensible : elle est ressentie ou effectivement éprouvée. Elle est ressentie ou éprouvée selon une double modalité. L’être humain peut être amené à ressentir (à éprouver de manière sensible mais non empirique) la loi morale d’une part comme une loi dont il est animé lui-même, d’autre part comme une loi qui anime autrui.
26Que l’être humain ressente de manière sensible la loi morale en lui-même, et par là même fasse une expérience de sa propre humanité, Kant l’exprime en ces termes :
- 16 SF, Suhrkamp XI, p. 327-328 ; Pl 3, p. 865-866.
En effet il est quelque chose en nous [etwas in uns] que nous ne pouvons jamais cesser d’admirer une fois que nous l’avons aperçu [wenn wir es einmal ins Auge gefasst haben], et c’est aussi ce qui élève l’humanité, en idée, à une dignité qu’on ne soupçonnerait pas en l’homme comme objet de l’expérience [entendons : comme objet de l’expérience empirique]. Ce « quelque chose en nous », c’est une « disposition morale en nous, inséparable de l’humanité »16.
27Que l’être humain puisse également faire l’expérience sensible de la loi morale à la vue d’autrui, Kant le souligne en soutenant que chacun peut éprouver la loi morale à la vue de quiconque semble agir indépendamment de son intérêt personnel. Il écrit en effet :
- 17 KPV, Première partie, Livre I, Chapitre III ; Suhrkamp VII, p. 197 ; CRPrat, p. 187 ; Pl 2, p. 70 (...)
Fontenelle dit : « devant un grand je m’incline, mais mon esprit ne s’incline pas ». Je puis ajouter : devant un inférieur, un homme du commun en qui je remarque une droiture élevée à un degré que je n’ai pas conscience d’atteindre moi-même, mon esprit s’incline [mein Geist bückt sich], que je le veuille ou non [ich mag wollen oder nicht], et si haut que je redresse la tête pour que la supériorité de mon rang ne passe pas inaperçue17.
- 18 SF, Suhrkamp XI, p. 327 ; Pl 3, p. 866.
28L’expérience de la loi morale est d’après Kant une expérience sensible, alors même qu’elle dépasse l’imaginable (la mise en image) ou le figurable. Elle est en quelque sorte une expérience sensible de « l’homme suprasensible en nous », une expérience sensible d’un suprasensible, qu’il ne faut pas confondre avec une expérience métaphysique ou théologique ou avec une expérience du « surnaturel »18. Contrairement à ce que suggère Joseph de Maistre, Kant aurait pu dire : quant à l’homme dans son humanité (non empirique), je déclare l’avoir rencontré.
29De même le sublime. L’expérience du sublime est en effet pour Kant une expérience sensible en ce sens que le sublime éprouvé est ressenti à l’occasion d’une vue sensible. Mais c’est une expérience qui dépasse les limites du figurable, une expérience sensible d’un au-delà du visible, car l’épreuve du sublime est une expérience sensible de l’infini, donc une expérience sensible qui dépasse ce qui peut être imaginé (mis en image).
La phénoménologie et « la clarification kantienne »
30Dans un premier temps, Dominique Janicaud a feint de fonder sa mise en question du « tournant théologique de la phénoménologie française » sur une simple reprise du dualisme kantien de l’expérience et du supra-sensible. Il estime en effet que la phénoménologie peut, « en première analyse », préciser le sens de l’expérience phénoménologique en s’en tenant à « la clarification kantienne » : l’expérience phénoménologique doit se soustraire à toute métaphysique car elle doit rester dans les limites de l’expérience, donc elle doit se limiter aux expériences sensibles, c’est-à-dire aux expériences mises en forme par des concepts de l’expérience.
[…] en première analyse, ne peut-on pas s’en tenir à la clarification kantienne ? Est métaphysique le domaine qui, outrepassant l’expérience, concerne les idées de la Raison (le moi, le monde, Dieu) ou encore la chose en soi. En revanche, quand la philosophie en reste aux limites de l’expérience, elle étudie la manière dont les phénomènes sont connus sous les catégories. Dans ce cadre, les choses paraissent assez claires. (Phéno, p. 21)
31« En première analyse », la phénoménologie peut certes s’en tenir à la « clarification kantienne ». Cependant, comme le précise Dominique Janicaud, la phénoménologie doit, dans une seconde analyse, prendre certaines distances par rapport à la distinction kantienne entre expérience sensible et expérience mise en sens par une idée. D’une part parce que, comme Kant le suggérait lui-même (à propos de l’expérience de la loi morale comme expérience de l’humanité non empirique de l’homme), certaines expériences mises en sens par une idée peuvent être considérées comme des expériences sensibles, même si elles ne sont pas empiriques. D’autre part parce que l’expérience structurée par un concept déterminé – qu’il s’agisse de l’expérience mise en sens par une idée déterminée ou de l’expérience mise en forme par un concept de l’expérience – sort des limites de l’expérience phénoménale. Par opposition à l’« expérience » métaphysique, qui sort des limites de l’expérience, et par opposition à l’expérience mise en forme par un concept de l’expérience, qui reste dans les limites de l’expérience mais sort des limites de l’expérience phénoménale, l’expérience phénoménologique reste dans les limites de l’expérience phénoménale. En quel sens ?
L’expérience phénoménologique comme expérience sensible et universelle
32Du point de vue de la phénoménologie, l’expérience structurée par un concept déterminé – que celui-ci soit un « concept de l’expérience » ou une idée déterminée – est irréductiblement particulière. Elle est particulière (elle n’advient qu’au sein de certaines humanités particulières) car tout concept déterminé provient d’une compréhension particulière du monde. Avant l’invention grecque de la géométrie, plus précisément avant que les concepts de la géométrie n’entrent dans le langage courant, les hommes ne pouvaient pas percevoir une surface géométrique dans une superficie, un triangle géométrique dans une figure triangulaire, une pyramide géométrique dans une pyramide, ou une sphère géométrique dans la pleine lune. Avant que les concepts fondamentaux de la physique moderne ne s’introduisent dans le langage courant, les hommes ne pouvaient percevoir un corps dans tout objet sensible quelconque, ni l’effet d’une cause physique en tout changement naturel.
- 19 « On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisa (...)
- 20 Aux yeux des Grecs ou des Romains de l’Antiquité, il allait de soi que tous les hommes sont sembl (...)
- 21 Les hommes d’une société aristocratique et monothéiste se savent appartenir à une même humanité e (...)
- 22 Au sens que Marcel Gauchet a donné à cette expression.
33Soit l’expérience d’autrui comme semblable. Au sein des sociétés archaïques (avant la naissance de l’État19), les hommes n’avaient aucune expérience du semblable en tant qu’homme. Seuls les membres d’une même tribu pouvaient se percevoir les uns les autres comme des semblables. Les « autres » étaient autres (d’une autre espèce, d’une autre nature, d’une autre essence). Quand le concept d’espèce animale est devenu familier, et que les hommes se sont reconnus comme membres d’une même espèce, probablement au cours du troisième millénaire avant notre ère, l’expérience de l’autre comme empiriquement semblable en tant que membre de l’espèce humaine a pu se former. Cependant l’expérience d’une similitude non empirique des hommes en tant qu’hommes n’a pu prendre sens avant la naissance de l’expérience monothéiste de « l’homme à la ressemblance de Dieu »20. Au sein des sociétés polythéistes, seuls les membres d’une même religion pouvaient se percevoir les uns les autres comme des semblables en tant que membres d’une même humanité. Au sein des sociétés aristocratiques, qui sont régies par un principe aristocratique, le semblable est « le membre de ma caste » (de mon rang, de ma nation, de ma religion, de mon sexe…)21. L’expérience d’une similitude non empirique de l’autre en tant qu’homme a pris un sens nouveau au cours de l’époque moderne quand, sous l’effet d’une « sortie de la religion »22 et d’une démocratisation des mœurs, les hommes se sont ouverts à une expérience de l’autre comme semblable en tant qu’être autonome en tant qu’homme.
34L’expérience structurée par un concept déterminé – mise en forme par un « concept de l’expérience » ou mise en sens par une idée déterminée –, ne peut être considérée comme une expérience universelle : elle est nécessairement particularisée par le concept qui la structure. Celui-ci est en effet particulier car il provient d’une compréhension particulière du monde. L’expérience structurée par un concept déterminé est empirique si le concept déterminé qui la met en forme est un concept empirique, et métaphysique si le concept déterminé qui la met en sens est une idée. Mais qu’elle soit empirique ou métaphysique, elle est particulière. L’expérience monothéiste et l’expérience démocratique du semblable s’imposent certes comme des expériences non empiriques (comme des expériences métaphysiques et sensibles) d’une humanité universelle, mais ce sont des expériences particulières d’une humanité universelle : l’une est propre aux humanités monothéistes, l’autre aux humanités en voie de démocratisation. En revanche, l’expérience phénoménologique est universelle. Dans quelle mesure ?
- 23 D’après Kant, « le beau semble pouvoir être tenu pour la présentation d’un concept indéterminé de (...)
35L’expérience phénoménologique est universelle dans la mesure où elle est « indéterminée » ; entendons : dans la mesure où elle n’est pas déterminée par une compréhension particulière du monde (par une culture, par un mode du vivre-ensemble, par une humanité particulière). Telle « l’expérience esthétique réfléchissante » décrite par Kant23, l’expérience phénoménologique est « indéterminée » car universelle, donc révélatrice de l’humanité non empirique de l’homme en tant qu’homme. En quel sens et dans quelle mesure ?
36Toute expérience humaine, d’après la phénoménologie, est particulière en tant qu’expérience mise en forme et en sens par un concept déterminé. Mais toute expérience peut aussi se laisser décrire comme une expérience qui correspond à une forme universelle de l’expérience humaine, qu’il s’agisse d’une expérience mise en forme par un « concept de l’expérience » ou d’une expérience mise en sens par une idée déterminée. En quel sens la phénoménologie peut-elle décrire une expérience déterminée, donc particulière, comme une forme universelle de l’expérience humaine ?
37La perception empirique est certes toujours particulière car structurée (mise en forme) par un concept empirique qui, comme tel, est déterminé par une compréhension particulière du monde. En tant qu’expérience particulière, l’expérience empirique n’est pas phénoménologique. Mais elle peut être décrite comme une expérience phénoménologique – comme une expérience universelle en tant que forme universelle de l’expérience humaine. Husserl décrit la perception empirique comme une expérience phénoménologique – comme une forme universelle de l’expérience humaine – quand il la présente comme l’expérience d’une chose (quelle qu’elle soit) à travers ses profils ou esquisses. Qu’une chose ne soit perçue qu’à travers ses profils ou esquisses [Abschattungen], mais que ce soit la chose elle-même qui est perçue à travers ses profils ou esquisses, voilà ce que tout être humain peut, en principe, éprouver, voilà ce qu’il doit éprouver implicitement, et voilà ce dont la phénoménologie husserlienne a eu l’expérience explicite. Cette expérience phénoménologique de l’identité d’une chose empirique à travers la diversité de ses profils ou esquisses n’est pas elle-même une expérience empirique. Elle est l’expérience d’une transcendance (la chose elle-même transcende chacun de ses profils mais aussi la somme de ses profils, qui est infinie), mais d’une transcendance enracinée dans l’immanence (la chose n’est nulle part ailleurs que dans ses profils). Elle est une expérience de l’invisible (aucun profil n’est visible dans sa ponctualité, détaché de ses rétentions et protentions, et la chose même reste invisible si elle est détachée de tout profil), mais cette expérience phénoménologique d’un invisible n’est pas l’« expérience » métaphysique d’un « invisible absolu » mais l’expérience phénoménologique d’un « invisible de ce monde » (Phéno, p. 63). Elle est certes une expérience sensible, éprouvée de manière sensible au sein d’un monde, mais elle est, en principe, universelle. Elle est « indéterminée » car en tant qu’expérience universelle elle n’est pas enracinée dans une culture, elle est indépendante de toute compréhension historique du monde, de tout mode du vivre-ensemble, de toute humanité particulière.
38Une expérience métaphysique est certes toujours particulière, liée à une époque ou à un mode du vivre ensemble, donc à une humanité particulière. L’expérience archaïque d’autrui, l’expérience aristocratique d’autrui, l’expérience monothéiste d’autrui, l’expérience démocratique d’autrui sont des expériences métaphysiques (mises en sens par une idée déterminée) qui sont particulières car chacune appartient à un mode particulier du vivre-ensemble. L’expérience d’autrui est particulière car toujours liée à un mode particulier du vivre-ensemble mais aussi en tant que perception d’un homme ou d’une femme, d’un ami, d’un parent ou d’un inconnu, d’un enfant ou d’un adulte, d’un concurrent ou d’un associé. Cependant, qu’il s’agisse de l’expérience archaïque de l’autre comme semblable en tant que membre de ma collectivité ; ou de l’expérience aristocratique de l’autre comme semblable en tant que membre de « ma caste » (de mon rang, de mon sexe, de ma religion…) ; ou de l’expérience monothéiste de l’autre comme semblable en tant qu’êtres à la ressemblance de Dieu ; ou de l’expérience démocratique de l’autre comme semblable en tant qu’être autonome en tant qu’homme ; ou encore qu’il s’agisse de la perception d’un homme ou d’une femme, d’un parent, d’un ami ou d’un inconnu, il s’agit chaque fois d’une expérience universelle en tant qu’expérience non empirique et sensible d’une similitude charnelle de l’autre comme subjectivité incarnée.
39L’expérience du temps peut également être décrite comme une forme universelle de l’expérience humaine. Elle est certes particulière en tant qu’expérience « déterminée » – en tant qu’expérience liée à un concept déterminé du temps (à un concept qui a pris sens à telle ou telle époque, dans le cadre d’une compréhension particulière du monde, au sein de telle humanité particulière) – mais elle peut être « indéterminée » (indépendante de toute compréhension particulière du temps). L’expérience du temps comme expérience d’un passé qui n’est plus, d’un futur qui n’est pas encore, mais aussi d’un présent composé de rétentions et de protentions, est assurément une expérience universelle donc indéterminée.
40De l’expérience déterminée, tout être humain peut avoir une expérience indéterminée car tout être humain peut l’éprouver comme une forme universelle de l’expérience humaine. Pour autant, comme Husserl l’a souligné, qu’il puisse prendre un « recul suspensif » par rapport à l’expérience déterminée. Si en effet l’être humain était tout à fait capté par ses propres expériences déterminées, il serait enfermé en elles, elles s’imposeraient à lui comme si elles étaient « naturelles », et il ne pourrait s’ouvrir à des expériences universelles. Il serait directement absorbé par l’au-delà du phénomène, à savoir par le phénomène déjà structuré par une mise en forme ou en sens par des concepts déterminés. Au sein de l’expérience quotidienne, l’être humain tend à se laisser capter par la mise en forme et en sens par des concepts déterminés. C’est la raison pour laquelle le monde quotidien tend à s’imposer comme s’il était « naturel ». Mais il est vrai cependant que le monde est toujours déjà, d’une manière ou d’une autre, « dénaturalisé ». C’est précisément la dénaturalisation du monde qui suscite l’expérience du recul suspensif, laquelle fait ressortir la « dénaturalisation » comme irréductible.
41Dira-t-on que l’expérience phénoménologique – l’expérience d’une expérience comme forme universelle de l’expérience humaine – n’est pas une expérience normative ? Ni l’expérience phénoménologique de l’expérience empirique comme expérience d’une chose à travers ses profils ; ni l’expérience phénoménologique de l’expérience métaphysique comme expérience qui transcende l’expérience empirique ; ni l’expérience phénoménologique du temps, ni l’expérience phénoménologique d’autrui comme subjectivité incarnée ne sont des expériences normatives. L’expérience d’autrui devient une expérience normative quand elle est déterminée, mise en sens par une idée déterminée, c’est-à-dire quand elle est interprétée soit dans un cadre archaïque, soit dans un cadre aristocratique, soit dans un cadre monothéiste, soit dans un cadre démocratique. Elle devient normative en tant qu’expérience déterminée et non pas en tant que forme universelle de l’expérience humaine. Est-ce à dire que la phénoménologie ne puisse ouvrir à une expérience universelle et normative, et par conséquent ne puisse mettre en question le relativisme généralisé ?
42La phénoménologie montre qu’en toute société humaine, des « expériences » métaphysiques (mises en sens par une idée déterminée) transcendent radicalement les expériences empiriques ; et qu’en toute société humaine, des expériences universelles, indéterminées, transcendent radicalement les expériences mises en forme et en sens par des idées déterminées. Ainsi la phénoménologie montre-t-elle d’une part que l’expérience métaphysique d’autrui (qu’elle soit archaïque, polythéiste ou monothéiste, qu’elle soit aristocratique ou démocratique) transcende radicalement les expériences empiriques d’autrui (les expériences d’autrui comme Körper), et d’autre part que l’expérience phénoménologique d’autrui (l’expérience d’autrui comme subjectivité incarnée) transcende radicalement, en tant qu’expérience universelle ou indéterminée, les expériences métaphysiques d’autrui. Bref, la phénoménologie montre qu’au sein de toute société humaine, l’expérience de la transcendance radicale est double. Or elle suggère du même coup que l’être humain se caractérise par un inconditionnement.
43Nos pensées et attitudes échappent à un pur conditionnement sensoriel ou empirique dans la mesure où elles sont animées par des idées déterminées, c’est-à-dire par des concepts déterminés qui transcendent le sensoriel et l’empirique. Elles échappent également à un pur conditionnement suscité par nos propres expériences déterminées (par nos expériences mises en sens par nos idées déterminées, c’est-à-dire par notre religion ou notre culture) dans la mesure où elles sont ouvertes à des expériences indéterminées, c’est-à-dire à des expériences qui transcendent radicalement nos expériences déterminées. Nous sommes proprement humains – nous appartenons à une humanité universelle – précisément dans la mesure où nous ne sommes pas des automates : dans la mesure, autrement dit, où nos pensées et attitudes ne sont ni le simple résultat d’influences physiques ou physiologiques, ni le simple produit d’une compréhension collective du monde (d’une mise en sens religieuse ou culturelle de notre expérience).
44Nos expériences sont certes codées. Par des mythes dans les sociétés archaïques, par la religion dans les sociétés aristocratiques, par la culture dans les sociétés « sorties de la religion ». Mais les membres d’une société archaïque, aristocratiques ou démocratiques sont des êtres humains dans la mesure où leurs attitudes témoignent d’un inconditionnement. Or leurs attitudes peuvent témoigner d’un inconditionnement dans la mesure où elles sont ouvertes à la transcendance des expériences déterminées par rapport à toute expérience empirique, et à la transcendance des expériences indéterminées par rapport à toute expérience déterminée.
45Faisant ressortir l’inconditionnement qui est au fondement de l’humanité universelle de l’homme, la phénoménologie conduit à une mise en question du relativisme généralisé car elle dénonce toutes les formes de négation de l’inconditionnement. En particulier la négation proprement aristocratique et la négation proprement démocratique de l’inconditionnement. La négation proprement aristocratique de l’inconditionnement provient d’une élévation du principe hiérarchique en un principe du vivre-ensemble. La négation proprement démocratique de l’inconditionnement provient d’une mécompréhension du sens des principes démocratique du vivre-ensemble, en particulier du principe démocratique d’autonomie et du principe démocratique d’égalité.
46Le principe d’hétéronomie, qui est au fondement des sociétés archaïques et aristocratiques, d’après lequel « le sens ne vient pas de nous mais de plus haut que nous », peut certes ouvrir les hommes à l’expérience de la transcendance, et en ce sens peut les détourner d’un conditionnement à l’égard de l’empirique et à l’égard de leurs propres idées déterminées. Cependant dans toutes les sociétés aristocratiques le principe d’hétéronomie va strictement de pair avec le principe hiérarchique, qui repose sur une sacralisation des autorités d’ici-bas, donc institue un conditionnement par l’exigence d’une obéissance inconditionnelle aux autorités légitimes. Le principe d’autonomie et le principe d’égalité, qui sont au fondement des sociétés démocratiques, peuvent certes inciter les hommes à se délivrer de toute forme de conditionnement. Cependant ils peuvent aussi susciter de nouvelles formes de conditionnement dans la mesure où ils peuvent suggérer, d’une part que l’autonomie signifie l’arbitraire (des individus ou des communautés ou du pouvoir central), donc implique la négation de toutes les formes de la transcendance, et, d’autre part, que l’égalité est l’expression de la similitude empirique des hommes en tant qu’êtres animés par la recherche exclusive du bien-être vital.
47Juste après avoir écrit que la phénoménologie doit s’en tenir aux limites de l’expérience, et par conséquent ne peut en venir à décrire le domaine qui « concerne les idées de la Raison […] ou encore la chose en soi », puisque ce domaine est métaphysique, donc outrepasse les limites de l’expérience, Janicaud fait remarquer que Sartre et Merleau-Ponty « s’en tenaient strictement à la sphère de l’expérience » quand ils évoquaient une expérience de la liberté comme révélatrice de notre humanité. Et il en concluait : chez Sartre et Merleau-Ponty, « toute métaphysique au sens traditionnel était soigneusement évitée » (Phéno, 21). D’où vient que la métaphysique soit évitée chez Sartre et Merleau-Ponty alors qu’ils se réfèrent à une expérience mise en forme et en sens par un concept de la liberté, donc par un concept que Kant présentait comme une idée ?
48Dans la perspective phénoménologique de Sartre et de Merleau-Ponty, l’expérience de la liberté peut être décrite comme une expérience mise en sens par une idée « indéterminée » : l’idée de liberté n’est considérée ni par Sartre ni par Merleau-Ponty comme une idée qui provient d’une compréhension particulière du monde mais comme une idée qui émerge de l’expérience humaine. Dominique Janicaud précisait :
Certes, Sartre et Merleau-Ponty employaient le mot transcendance, mais pour désigner la liberté humaine » : à vrai dire, ils « s’en tenaient strictement à la sphère de l’expérience immanente à l’Existant. (Phéno, 21)
49Il convient donc de distinguer, selon Dominique Janicaud, entre, d’une part, « une conception dogmatique de la transcendance » (Phéno, p. 78), qui subordonne l’expérience de la transcendance à une dimension métaphysique, à une idée déterminée, et, d’autre part, une conception non-dogmatique de la transcendance, qui évite soigneusement toute métaphysique. La phénoménologie est animée par une conception non dogmatique de la transcendance car l’expérience de la transcendance ou de l’invisible qu’elle cherche à décrire n’est pas l’expérience d’un « invisible absolu » mais de « l’invisible de ce monde » (Phéno, p. 63), c’est-à-dire « une expérience que tout un chacun peut éprouver » (Phéno, p. 53-54), une expérience universellement humaine.
Notes
1 Abréviations des ouvrages cités : Dominique Janicaud : Phéno : La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2009 (ce volume reprend deux ouvrages de Dominique Janicaud, précédemment parus aux éditions de l’Éclat, en 1991 et 1998 : Le tournant théologique de la phénoménologie française et La phénoménologie éclatée). Kant : Suhrkamp : Werke in zwölf Bänden, Suhrkamp Verlag ; KRV : Kritik der reinen Vernunft ; KPV : Kritik der praktischen Vernunft ; KU : Kritik der Urteilskraft ; SF : Der Streit der Fakultäten ; CRP : Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, Paris, Aubier, 1997 et Flammarion (même pagination chez Aubier et Flammarion) ; CRPrat : Critique de la raison pratique, trad. Jean-Pierre Fussler, Paris, Flammarion ; CFJ : Critique de la faculté de juger, trad. Alain Renaut, Paris, Aubier et Flammarion (même pagination chez Aubier et Flammarion) ; Pl 1, 2, 3 : La Pléiade, Gallimard, tome 1, tome 2 et tome 3. Heidegger : GA : Gesamtausgabe, publiée par Vittorio Klostermann à Francfort sur le Main ; Holzwege : Holzwege, Vittorio Klostermann, Francfort sur le Main ; Chemins : Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962. Tocqueville : DA : De la démocratie en Amérique, 1835 (tome 1) et 1840 (tome 2). Les trois chiffres qui suivent cette abréviation indiquent respectivement le tome, la partie et le chapitre.
2 Husserl, Recherches logiques, Recherche V, § 11.
3 Holzwege, p. 15 : Chemins, p. 18.
4 Husserl, Die Idee der Phänomenologie, Hambourg, Felix Meiner, 1986, p. 12 ; L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 1970, p. 114.
5 D’après Kant, les concepts déterminés sont soit des concepts de l’expérience soit des idées. Les concepts de l’expérience englobent les concepts mathématiques, les concepts empiriques et les catégories. Ils structurent l’expérience en ce sens qu’ils la mettent en forme, mais l’expérience mise en forme n’est pas pour autant mise en sens. La mise en sens de l’expérience suppose des idées, qui sont des concepts auxquels « aucune intuition (représentation de l’imagination) ne peut être adéquate » (KU, § 49 ; Suhrkamp X, p. 414 ; CFJ, p. 300 ; Pl 2, p. 1097).
6 L’image d’un triangle est sensible mais pure, non empirique, dans la mesure où elle n’est pas « sujette à la sensation ». Quand nous imaginons des figures géométriques, par exemple des triangles géométriques, ce ne sont pas nécessairement des triangles empiriques que nous imaginons, des objets matériels de forme triangulaire, mais « des figures pures dans l’espace » (KRV, A 141, B 180 ; Suhrkamp III, p. 189 ; CRP, p. 226 ; Pl 1, p. 887), des triangles dématérialisés, incorporels, tracés mentalement par l’imagination dans un espace vide.
7 KRV, « Du schématisme des concepts purs de l’entendement », A 141, B 180 ; Suhrkamp III, p. 189 ; CRP, p. 226 ; Pl 1, p. 886.
8 Cf. J. de Maistre, Considérations sur la France, chap. VI, Neuchâtel, 1797 ; Œuvres, Robert Laffont, coll. « Bouquins », p. 235.
9 In Vergleichung mit empirischen (ja überhaupt sinnlichen) Anschauungen, sind die reine Verstandsbegriffe « ganz ungleichartig, und können niemals in irgend einer Anschauung angetroffen werden », KRV, A 137, B 176 ; Suhrkamp III, p. 187 ; CRP, p. 224 ; Pl 1, p. 884.
10 « Darin besteht eben das Eigentümliche der letzteren [der Ideen], dass ihr niemals irgend eine Erfahrung kongruieren könne ». KRV, A 621, B 649 ; Suhrkamp IV, p. 549 ; CRP, p. 547, Pl 1, p. 1231, c’est-à-dire qu’aucune intuition sensible ne puisse leur être « congruente » ou « adéquate ».
11 « Die Idee ist ein Vernunftbegriff, deren Gegenstand gar nicht in der Erfahrung kann angetroffen werden », Logique, « Doctrine générale des éléments », § 3 ; Suhrkamp VI, p. 522.
12 KRV, A 141, B 180 ; Suhrkamp III, p. 190 ; CRP, p. 226 ; Pl 1, p. 887.
13 Den letzten und entscheidendsten Begriffen fehlt « die Möglichkeit der Ausweisung ihrer Rechtmäßigkeit durch eine Anschauung dessen, was sie eigentlich meinen », Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik, Heidegger, GA, 29/30, p. 492 ; Les concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. fr. par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 422.
14 Cf. KPV, Préface, note ; Suhrkamp VII, p. 110 ; CRPrat, p. 93 ; Pl 2, p. 613.
15 SF, Suhrkamp XI, p. 327-328 ; Pl 3, p. 866.
16 SF, Suhrkamp XI, p. 327-328 ; Pl 3, p. 865-866.
17 KPV, Première partie, Livre I, Chapitre III ; Suhrkamp VII, p. 197 ; CRPrat, p. 187 ; Pl 2, p. 701. À vrai dire, la phrase citée par Kant ne vient pas de Fontenelle mais de Pascal (cf. mon livre sur L’humanité éprouvée, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 199-204).
18 SF, Suhrkamp XI, p. 327 ; Pl 3, p. 866.
19 « On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée » (Claude Lévi-Strauss) ; Lévi-Strauss précise : « pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît totalement absente ». (Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 383-384).
20 Aux yeux des Grecs ou des Romains de l’Antiquité, il allait de soi que tous les hommes sont semblables en tant que membres d’une même espèce animale (en tant que membres de l’espèce humaine), mais il allait également de soi que l’humanité des barbares n’était pas du même rang ou de la même essence que leur propre humanité.
21 Les hommes d’une société aristocratique et monothéiste se savent appartenir à une même humanité en raison d’une expérience d’autrui mise en sens par leur monothéisme, mais en même temps, faisait observer Tocqueville, en raison de leur inscription dans des hiérarchies aristocratiques, « c’est à peine s’ils croient faire partie de la même humanité » (DA, 2, 3, 1).
22 Au sens que Marcel Gauchet a donné à cette expression.
23 D’après Kant, « le beau semble pouvoir être tenu pour la présentation d’un concept indéterminé de l’entendement, mais le sublime pour la présentation d’un concept indéterminé de la raison », KU, § 23 ; Suhrkamp X, p. 329 ; CFJ, p. 226 ; Pl 2, p. 1010.
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Référence papier
Robert Legros, « L’expérience phénoménologique. Réflexions à partir de l’œuvre de Dominique Janicaud », Noesis, 29 | 2017, 33-51.
Référence électronique
Robert Legros, « L’expérience phénoménologique. Réflexions à partir de l’œuvre de Dominique Janicaud », Noesis [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/3394 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.3394
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