De la pensée de la contiguïté à l’intelligence du partage. Le parcours philosophique de Dominique Janicaud
Résumés
Il s’agit de réaliser le récit du parcours philosophique de Dominique Janicaud, en décrivant trois grandes périodes. Les années de formation, autour de la lecture de Heidegger avec Hegel. Puis la découverte d’une pensée de « l’apprentissage de la contiguïté ». Enfin, l’aboutissement de son œuvre, et le message qu’elle nous laisse, « l’intelligence du partage ». La thèse soutenue est que Janicaud propose de préserver l’inquiétude métaphysique, avec l’intention d’ébaucher des tâches nouvelles.
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1À ma connaissance, le récit du parcours philosophique de Dominique Janicaud n’a jamais été réalisé. Sa pensée est délicate, subtile, profonde. C’est certainement l’une des grandes pensées philosophiques françaises dans le dernier tiers du xxe siècle. La présenter rapidement, dans un texte court, peut sembler impossible. Il faut essayer malgré tout, avec les risques de schématisation que cela comporte. Le but sera donc simplement ici de mieux comprendre le sens et la cohérence de sa pensée à travers une vue d’ensemble de son parcours philosophique.
- 1 D. Janicaud, Aristote aux Champs-Élysées. Promenades et libres essais philosophiques, La Versanne (...)
2Le fil conducteur de ce parcours, je souhaiterais le mettre sous le signe de la marche et du chemin. Janicaud fait l’éloge de la promenade. Il insiste fortement sur la relation entre le mouvement du corps en marche et le mouvement de la pensée qui s’interroge. Selon lui, la marche et la philosophie vont ensemble, au profit d’un « équilibre existentiel » qui est une sorte de « sagesse »1. Hygiène du corps, hygiène de l’esprit. Pulsation des pas, rythme de la pensée. Dans tout son parcours, il aura été ce marcheur endurant en philosophie, qui nous précède, qui guide nos pas, et qui nous engage à poursuivre par nous-mêmes le chemin.
3Une marche procède par étapes. Pour la clarté de l’exposé, je distinguerai trois grandes périodes dans la vie et le chemin de pensée de Janicaud. Ces trois périodes correspondent, à mon avis, aux trois étapes assez clairement déterminées de son parcours philosophique.
4La première période est celle des années de formation. Cette étape du chemin de Janicaud peut se rassembler sous une formule simple : « À la découverte de Heidegger et de Hegel ». Les années de formation de Janicaud se caractérisent par de longues et brillantes études. Mais le fait le plus marquant est sans doute la découverte de la pensée de Martin Heidegger, ainsi que la rencontre avec celui qui fut à la fois l’ami et le plus proche disciple de Heidegger en France durant les années 1950-1960 : Jean Beaufret.
- 2 La Haye, Martinus Nijhoff, 1969. Deuxième édition sous le titre : Ravaisson et la métaphysique. U (...)
- 3 Paris, Vrin, 1975 (2e édition en 2005).
- 4 On trouvera une bibliographie complète dans ce numéro de Noesis, p. 215-228.
5Dominique Janicaud est né le 14 novembre 1937 à Paris. Après des études au Lycée Lakanal de Sceaux, avec notamment Jean Brun comme professeur de philosophie pendant l’année de Khâgne, Janicaud entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1958. Il est reçu à l’Agrégation de philosophie en 1961. Puis il est pensionnaire de la Fondation Thiers de 1964 à 1966. En 1966, il soutient un doctorat de troisième cycle, publié trois ans plus tard, et qui constitue son premier ouvrage, sous le titre : Une généalogie du spiritualisme français. Aux sources du bergsonisme : Ravaisson et la métaphysique 2. Dans ce travail consacré à la philosophie française de la fin du xixe siècle, Janicaud met l’accent sur l’exigence métaphysique, à l’heure du structuralisme triomphant. En 1966 également, il est nommé à l’université de Nice. Il y restera pendant toute sa carrière universitaire, jusqu’en 2002, l’année de sa mort. En 1973, il soutient sa thèse de doctorat d’État, qui sera publiée, deux ans plus tard, sous le titre : Hegel et le destin de la Grèce 3. À partir de ce moment, Janicaud bâtit patiemment une œuvre philosophique considérable : en trente-cinq ans, il publie une quinzaine de livres, traduits dans le monde entier, et il compose un nombre impressionnant d’articles et de conférences4.
6Si l’on se concentre maintenant sur cette première période, celle des années de formation, que pouvons-nous apprendre concernant le début du parcours philosophique de Janicaud ?
- 5 D. Janicaud, « État des lieux », dans F. Dastur (éd.), Dominique Janicaud. L’intelligence du part (...)
7Évoquant sa jeunesse, Janicaud se présente lui-même comme « un adolescent petit-bourgeois, habitant près de Paris », qui découvre la philosophie « dans les années 1950 »5. Quelle était la situation de la philosophie à cette époque ? Les courants de pensée les plus influents étaient l’existentialisme et la phénoménologie avec Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, mais aussi le marxisme et la pensée communiste. Voici comment Janicaud raconte sa première découverte de la philosophie :
- 6 Ibid.
Le marxisme et l’existentialisme sartrien étaient les deux courants dominants. Tous les deux me paraissaient simplistes, trop prompts à effacer l’inquiétude métaphysique au profit du militantisme dans le premier cas, du narcissisme esthétisant dans l’autre. Kierkegaard, Bergson, Jaspers étaient mes mentors. N’échappant pas complètement à l’inspiration existentielle, je ne m’y intéressais qu’à condition qu’elle fût une découverte du sens infiniment dense et crypté de la vie6.
- 7 D. Janicaud, Heidegger en France, tome 1, Récit, Paris, Albin Michel, 2001, « Épilogue I », p. 17 (...)
8Janicaud se décrit comme « profondément croyant », attiré par des auteurs, eux-mêmes profondément croyants, qui ont le souci de la métaphysique, comme Kierkegaard, Jaspers, Simone Weil et, surtout, Bergson. Il faut imaginer le jeune Janicaud adolescent d’abord séduit par Bergson, et « conciliant provisoirement » sa foi catholique avec « une philosophie du dynamisme vital »7.
9C’est alors qu’intervient un tournant décisif, la rencontre avec Jean Beaufret, en 1957, à l’âge de vingt ans. Beaufret était pour Janicaud un « lointain cousin ». À cette époque, Jean Beaufret était professeur de Khâgne au Lycée Henri IV, puis au Lycée Condorcet. Célèbre et prestigieux, il était le plus éminent interprète de Heidegger en France. Janicaud devient vite l’un de ses disciples. Au contact de Jean Beaufret, mais en conservant toujours une réelle distance critique, Janicaud découvre au plus près, et comme de l’intérieur, la pensée si difficile de Heidegger. Cette double rencontre marque, de façon indélébile, les années de formation : la découverte de Heidegger et la révélation de sa pensée, avec l’aide et le soutien amical de Jean Beaufret.
- 8 D. Janicaud, « Entretien avec Arnaud Villani », dans Dominique Janicaud. L’intelligence du partag (...)
10Janicaud souligne deux moments. Le premier est celui de la fascination et de l’étude approfondie de Heidegger ; il culmine l’année où le jeune agrégé de philosophie rencontre le maître, Heidegger lui-même, durant l’été 1962. Puis commence très naturellement, et très progressivement, ce que Janicaud appelle « une deuxième phase », qui consiste à « essayer de prendre une distance, à chercher son style », sa voie8. Ce second moment se réalise principalement dans la découverte d’un autre philosophe allemand, Hegel, à travers l’enseignement de celui qui fut son second maître, Jean Hyppolite.
- 9 D. Janicaud, « État des lieux », art. cit., p. 32.
11En effet, Janicaud se passionne très tôt pour les grands textes hégéliens, en particulier La phénoménologie de l’esprit. Il suit l’enseignement de Jean Hyppolite, son futur directeur de thèse, à l’École normale supérieure, puis au Collège de France. La lecture attentive de Hegel lui permet de prendre conscience des ressources de la dialectique spéculative. Quelles sont ces ressources de l’hégélianisme pour le jeune Janicaud ? Un texte datant de 1995, et faisant référence à cette période, en distingue quatre : le « courage d’affronter les contradictions les plus dures et apparemment les plus insurmontables » ; la rationalité qui offre « encore un recours » ; la nécessité d’« affronter le destin, si indéchiffrable fût-il pour les contemporains » ; enfin, « la compréhension de l’époque » qui s’impose « à titre de tâche »9. Janicaud restera toujours très attaché à ces quatre orientations majeures de l’hégélianisme.
12Mais d’une façon plus essentielle encore, c’est en fait sur Hegel que Janicaud va s’appuyer pour mener un dialogue critique avec Heidegger. Ce sera la voie propre de Janicaud, son style, et son objectif constant : mener à partir de Hegel un dialogue critique avec Heidegger, auquel il restera fidèle toute sa vie, un dialogue critique jusqu’au bout, quitte à affronter Heidegger, à le contester, à le contredire, à le nuancer, à le déborder, et à sortir de sa pensée pour ouvrir d’autres voies, mais en gardant toujours une profonde inspiration heideggérienne. Suivant ce chemin escarpé avec une extrême exigence, Janicaud deviendra l’une des plus importantes figures françaises de la pensée critique de Heidegger.
- 10 P. Birmingham, « En souffrance. L’impératif rationnel pratique », dans Dominique Janicaud. L’inte (...)
13C’est ce que montre, en particulier, le grand ouvrage sur Hegel et le destin de la Grèce. La double inspiration de Janicaud, Hegel et Heidegger, l’un avec l’autre, l’un contre l’autre, forme le noyau de sa pensée, son point de départ. Peg Birmingham, la traductrice américaine de Janicaud, le souligne avec force : « Hegel et Heidegger, écrit-elle, sont les deux penseurs qui ont le plus influencé la pensée de Dominique Janicaud. Au commencement de son œuvre, on trouve Hegel qui est l’arché à partir de laquelle Janicaud lit Heidegger et affirme que penser après Heidegger requiert un réengagement dans la question du rationnel et de sa puissance historique »10.
14En 1975, une fois achevées ses années de formation, une fois soutenu et publié son doctorat d’État sur Hegel, une fois obtenu sa chaire de professeur à l’université de Nice, une fois découvert le noyau de sa pensée et sa double source d’inspiration, Janicaud peut s’engager dans le chemin de son œuvre philosophique. S’ouvre ainsi une deuxième période.
15C’est en 1976 précisément, l’année même de la mort de Martin Heidegger, que Janicaud publie son premier texte philosophique personnel. Il s’agit d’un petit article intitulé : « L’apprentissage de la contiguïté ». Ce texte est capital. La notion de contiguïté y apparaît pour la première fois, et elle se présente clairement comme une méthode et un programme qui font signe vers l’avenir. La deuxième période va de 1976 à 1991, c’est-à-dire de la parution de l’article sur « L’apprentissage de la contiguïté » à la réédition de cet article en 1991, réédition qui donne à Janicaud l’occasion de faire le bilan de quinze années de travail autour de la pensée de la contiguïté. Cette deuxième étape du chemin de Janicaud peut se caractériser par une unique direction : « Vers la pensée de la contiguïté à partir de Hegel et de Heidegger ». Suivons quelques jalons.
16Pour comprendre la pensée de Janicaud, il faut partir de Heidegger. Je voudrais montrer comment Heidegger affirme un dualisme, que Janicaud va critiquer et nuancer à travers ce qu’il nomme la pensée de la contiguïté.
17Il y a chez Heidegger un dualisme profond. D’un côté, nous trouvons le monde de l’économie, le monde des sciences et des techniques, le monde dominant, extrêmement puissant. Ce monde dirige tout, détruit tout, et en même temps, il nous apporte le confort, les remèdes, la sécurité, la force. C’est la pensée dominante, la pensée calculante. C’est le plus grand danger qui nous mène à la perte du sens, au nihilisme, à la destruction de la planète et des hommes. Heidegger veut comprendre comment la formation de la rationalité, en Grèce ancienne, aboutit à un système de domination et de puissance, un système de maîtrise de la nature et de maîtrise des hommes, qui produit le monde unifié qui est le nôtre aujourd’hui. Selon lui, il y a eu une progression continue et irréversible, visant à instaurer une domination de plus en plus systématique, efficace et puissante.
18Cependant, face à cette dimension dominante, Heidegger a tenté de dégager une autre dimension, une dimension réservée, retenue, impensée, celle d’une expérience non dominatrice des choses et du monde. Dimension fragile, énigmatique, dimension difficile à définir, parce que nous sommes toujours pris et enfermés dans le langage de la dimension dominante. Heidegger nomme cette dimension réservée : la pensée de l’être, la pensée méditante. Janicaud parle aussi de Secret ontologique, ou de l’Énigme de l’être. Selon Heidegger, la pensée méditante est l’unique remède dans notre monde où le rationnel dominant se renverse tous les jours, et de plus en plus fortement, en irrationnel. Ce renversement du rationnel en irrationnel produit partout des crises, des catastrophes économiques et écologiques, des désastres politiques, des guerres, des famines, jusqu’à l’apocalypse, toujours possible, toujours plus proche de nous.
19Janicaud adhère sans hésitation au dualisme de la pensée calculante et de la pensée méditante, à l’opposition entre la dimension dominante de la technoscience planétaire et la dimension réservée du Secret ontologique. Seulement, il procède à un examen critique, et il formule un certain nombre d’objections fondamentales. L’objection la plus importante soutient que Heidegger et ses disciples ont tendance à exagérer le dualisme, pour aboutir à une séparation radicale entre les deux dimensions. Ce qui conduit à dévaloriser la rationalité scientifique et technique, la pensée calculante, pour la rejeter comme le plus grand mal. Et ce qui conduit, à l’inverse, à valoriser la pensée de l’être, la pensée méditante, l’expérience de l’Énigme ontologique, pour la considérer comme l’unique bien. Or, selon Janicaud, le durcissement du dualisme aboutit à l’incompréhension entre les deux dimensions, et à une impasse. D’un côté, on ne cherche plus à comprendre le monde dominant que l’on condamne en bloc. De l’autre côté, la pensée méditante devient si lointaine qu’elle semble indicible et inaccessible.
20Refusant cette position qu’il juge dangereuse et stérile, celle d’un dualisme durci jusqu’au face-à-face, Janicaud va proposer deux grandes orientations. Celle de la contiguïté et celle de la rationalité nouvelle.
- 11 D. Janicaud, « Savoir philosophique et pensée méditante. Penser à partir de Hegel et de Heidegger (...)
21Dès son premier article en 1976, Janicaud se demande comment trouver des articulations pour s’ouvrir à l’Énigme de l’être sans rejeter la pensée dominante, ou sans se sentir déchiré entre les deux dimensions, hésitant toujours entre la pensée calculante et la pensée méditante, entre la technoscience planétaire et le Secret ontologique. D’où la nécessité de la contiguïté. Ce mot-clef de contiguïté désigne la vertu apaisante et délicate de ce qui se touche sans se confondre, en acceptant la proximité, le voisinage, le contact. Du latin contingere, se toucher, être en relations étroites. La pensée de la contiguïté de Janicaud désigne une tâche nouvelle, mais profondément inspirée par la pensée de Heidegger. Il s’agit de chercher des passages, des entrecroisements, des articulations entre les deux dimensions. Janicaud soutient qu’il faut s’inspirer de l’exigence de Hegel, celle de « concevoir ce qui est », pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, ce qui a toujours été la tâche de la philosophie. Mais en même temps, il soutient qu’il faut aussi s’inspirer de l’exigence de Heidegger, celle de « penser ce qui se réserve », pour être sensible à l’Énigme de l’être, et rechercher dans nos vies la pensée méditante et non dominatrice. Heidegger avec Hegel, donc11.
22Pour cela, Janicaud veut promouvoir une rationalité nouvelle. La pensée de la contiguïté de Janicaud réaffirme l’importance de la philosophie, l’objectif d’une pensée rationnelle et critique pouvant traiter, par exemple, des questions éthiques et politiques que Heidegger n’avait jamais pu envisager. Cette rationalité nouvelle est fondée sur ce que Janicaud nomme la « diacritique », c’est-à-dire la critique en tous sens, autant au niveau de la pensée méditante que de la pensée calculante, jouant l’une avec l’autre, l’une contre l’autre, et retournant aussi la critique contre elle-même. La pensée de la contiguïté exige une rationalité critique et non dominatrice. Son but n’est pas de réconcilier les deux dimensions, de les unir, parce qu’il y a un aspect inconciliable, conflictuel, entre le dominant et le réservé, qui ne peut jamais être tranché ou dépassé. Nous pouvons seulement penser les deux dimensions, assumer le conflit, en essayant de vivre lucidement la coexistence. Nous avons besoin des deux dimensions. Nous avons les deux dimensions en nous, malgré leur aspect inconciliable et conflictuel. Nous vivons dans cet inconfort. Telle est la pensée de la contiguïté, l’intuition fondamentale de Janicaud, sa contribution à la critique de la pensée heideggérienne. Il ne s’agit pas de réaliser une synthèse ou une nouvelle totalité. Il s’agit de permettre à la dimension dominante et à la dimension réservée de vivre ensemble et de cohabiter. Il s’agit d’imaginer un partage nouveau pour notre présent, plus vivable et plus heureux.
- 12 D. Janicaud, « L’apprentissage de la contiguïté » (1976), dans À nouveau la philosophie, Paris, A (...)
- 13 D. Janicaud et J.-F. Mattéi, La métaphysique à la limite. Cinq études sur Heidegger, Paris, PUF, (...)
- 14 Ibid., p. 206 (réédition p. 223).
- 15 Ibid., p. 207 (réédition p. 224).
23Nous venons de présenter très schématiquement quinze années d’un chemin de pensée. Il faudrait maintenant pouvoir suivre Janicaud à travers toutes les publications de cette période. Je donnerai seulement quelques repères. Dans l’article de 1976 sur « L’apprentissage de la contiguïté », il écrit : « La différence est le préalable de la contiguïté »12. Autrement dit, les deux dimensions sont essentiellement différentes ; et c’est seulement si l’on respecte cette différence qu’il devient possible de les rapprocher avec précaution, pour les mettre en relations étroites. Il faut donc éviter à la fois la confusion désastreuse et l’opposition stérile. On relira aussi La métaphysique à la limite, ouvrage paru en 1983, et réédité en 201013. Dans ce livre, le sens de la notion de contiguïté est clarifié. Contiguïté signifie : « débusquer les contacts entre les deux dimensions », sans « effacer les différences » ; faire « l’apprentissage de la cohabitation et même, peut-être, des croisements imprévus » ; ne pas avancer « par oppositions ni substitutions », mais « par enrichissement dans la coexistence »14. Il s’agit d’une « méthode de contiguïté » qui « exploiterait les ressources des deux mondes-langages opposés, instaurant des mises en regard et des passages dans l’espace commun où ces deux dimensions se jouxtent »15. Janicaud indique que l’espace ainsi dégagé par la contiguïté est en réalité celui de la philosophie elle-même. La contiguïté libère la philosophie d’un choix profondément destructeur : ou bien la nécessité de se soumettre à la pensée calculante, ou bien l’espoir d’atteindre la pensée méditante, c’est-à-dire de se transformer en une pensée autre. Or la soumission à la pensée calculante serait une trahison de la philosophie ; tandis que la transformation en une pensée autre serait un abandon de la philosophie. La contiguïté veut sortir de cette impasse, et elle veut rétablir la philosophie dans ses droits.
- 16 D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985.
- 17 Ibid., p. 327.
- 18 Ibid., p. 363.
- 19 Ibid., p. 329.
- 20 Ibid., p. 238.
- 21 Ibid., p. 371.
- 22 Ibid., p. 368.
24On relira surtout La puissance du rationnel, le maître ouvrage de cette période, paru en 198516. Dans ce livre, Janicaud évoque deux modèles pour la pensée de la contiguïté. Il y a d’abord le modèle de Nietzsche. Janicaud écrit : « Il s’agit d’établir cette cohabitation que le jeune Nietzsche visait entre “l’homme intuitif” et “l’homme rationnel”, entre Dionysos et Apollon »17. Plus loin, notre auteur parle de « corriger un principe par un autre, le dionysiaque par l’apollinien », en jouant « l’un contre l’autre […] pour promouvoir l’un avec l’autre »18. Claude Lévi-Strauss fournit un second modèle, dans la mesure où il envisage « la cohabitation de la pensée scientifique et de la pensée sauvage », c’est-à-dire « la possibilité d’une coexistence ou d’une compénétration entre les deux pensées ». Pour Janicaud également, il s’agit de « cohabitation entre approches hétérogènes du monde », afin d’atteindre une « conscience lucide et modeste des limites de notre rationalité »19. On comprend que la contiguïté n’est pas une idée ou un principe comme les autres. Elle renvoie à une expérience de pensée qui est aussi une expérience de vie : « La contiguïté, explique Janicaud, n’est pas une situation anticipable. Il faut la vivre pour la penser, la penser pour la vivre »20. La « divergence » avec Heidegger apparaît alors avec clarté. Selon Heidegger, il n’y a rien d’autre à faire que « laisser la volonté à elle-même », pour attendre passivement « une nouvelle entente de l’être ». Au contraire, la contiguïté de Janicaud prend le risque du maintien de la philosophie, le risque d’une intelligence qui cherche, ici et maintenant, à préparer la nouvelle entente. Par la contiguïté, Janicaud affirme ainsi la tâche de « la recherche, introuvable chez [Heidegger], d’une intelligence – ou même d’une rationalité – de l’Énigme »21. Mais il faut avoir conscience de l’extrême difficulté de cette tâche, qui est celle de « la pensée en tant que telle (rationnelle-irrationnelle, définissable-indéfinissable) », de cette pensée qui « s’avère impondérable »22.
25Enfin, À nouveau la philosophie, en 1991, fait le bilan de quinze années de travail autour de la contiguïté. L’ouvrage commence par un éloge de la philosophie. Après tant de discours sur la fin de la philosophie, après tant de paroles et de débats sur la « mort de Dieu », sur le dépassement de la métaphysique, sur l’épuisement des idéologies, et malgré « son déclin et ses soubresauts encore tout proches », la philosophie est de retour. L’Avant-propos d’À nouveau la philosophie l’affirme avec une belle éloquence :
- 23 D. Janicaud, À nouveau la philosophie, op. cit., p. 7.
La philosophie peut rejouer ses chances dans le vacillement général du sens et des valeurs. Ce jeu, tout proche de l’art, attentif aux audaces comme aux risques des sciences et des techniques, doit toujours être en quête de ses règles spécifiques. En faisant l’apprentissage d’un partage encore en suspens, la philosophie assurera critiquement le legs de sa lourde histoire et se dressera, jeune et vive, insatiable de curiosité, au bord de cette aire immense où la pensée se recompose, plus multiple et mouvante que jamais23.
- 24 Ibid., p. 141.
- 25 Ibid., p. 148.
26Nous comprenons que le renouveau de la philosophie, sa « nouvelle jeunesse », correspond très exactement, pour Janicaud, à l’apprentissage de la contiguïté. C’est pourquoi la réédition de l’article de 1976, ainsi que le bilan du travail sur la contiguïté, occupe une place si importante dans l’ouvrage de 1991. Janicaud y décrit la contiguïté comme « une expérience des inconciliables […] soutenue dans toute sa rigueur ». En ce sens, la contiguïté désigne, avant tout, une intelligence des possibles, c’est-à-dire « une situation de pensée marquée à la fois par l’extériorité radicale et la proximité obligée entre le monde-langage métaphysique et son impensé »24. Ce qui doit nous conduire, non pas à nier l’aspect inconciliable, voire conflictuel du dominant et du réservé, mais au contraire à « forcer l’imagination à construire un domaine plus vaste dans lequel les deux termes apparemment opposés peuvent coexister simultanément »25. Nous avons là une exacte image de la pensée de la contiguïté.
27À partir des années 1990 jusqu’en 2002, nous entrons dans une troisième période. Cette période correspond à une grande production philosophique. Janicaud est emporté par un élan irrésistible qui constitue l’accomplissement de son œuvre et de sa pensée. Cet élan est brutalement interrompu par la mort, le 18 août 2002. Il est donc particulièrement difficile de restituer cette période. Malgré tout, je crois que l’ensemble de cette troisième étape peut donner à voir le chemin suivant : « De la pensée de la contiguïté à l’intelligence du partage ». En effet, Janicaud va chercher à résoudre un certain nombre de problèmes posés par sa pensée de la contiguïté. Il va alors découvrir une nouvelle notion, qui est l’aboutissement de son œuvre, et le message qu’il nous laisse : « l’intelligence du partage ».
28Au début des années 1990, Janicaud rencontre deux types de difficultés. Tout d’abord, la pensée de la contiguïté demande une extrême tension. Il faut toujours maintenir les deux dimensions à distance et, en même temps, chercher à les rapprocher. Aucune synthèse définitive n’est possible. La pensée de la contiguïté est instable et risquée. L’intelligence est perpétuellement tendue dans la perspective d’une double exigence, celle de « concevoir ce qui est » et celle de « penser ce qui se réserve ». Mais cette double exigence, outre qu’elle risque de rendre la pensée de la contiguïté invivable, peut aussi bien mener au compromis, à l’éclectisme, à l’accommodement, en cas de manque de créativité, de courage ou de rigueur. Ce problème apparaît clairement dans l’étonnante richesse du vocabulaire que Janicaud utilise. Le terme de contiguïté cède souvent la place aux délicates nuances des synonymes les plus variés : copossibilité, cohabitation, coexistence, ambiguïté, jonction, jointure, compénétration, sans oublier des expressions comme « proximité dans la différence », « non-exclusion explicite », ou encore « coexistence des inconciliables ». Aucun de ces synonymes de contiguïté n’est défini avec précision, mais chacun cherche à dire la relation entre deux dimensions qui sont à la fois si proches et si différentes qu’elles semblent exclure toute relation classique et stable.
29Nous allons voir que l’intelligence du partage, en continuant et en approfondissant le même chemin de pensée, est une tentative visant, sinon à résoudre une fois pour toutes, du moins à affronter lucidement ces problèmes.
- 26 M. Heidegger, Être et temps, traduction d’E. Martineau, Paris, Authentica, 1985 ; Être et temps, (...)
30Le second type de difficultés que rencontre Janicaud, c’est évidemment la crise des années 1985-1988. En 1985 et 1986, éclate le conflit des deux traductions intégrales, et concurrentes, du livre majeur de Heidegger, Être et temps 26. Puis la parution de l’ouvrage de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, en 1987, déclenche un débat extrêmement violent autour de la question politique : de l’engagement nazi de Heidegger à son refus postérieur de reconnaître son engagement et de condamner explicitement le nazisme. Cette crise intense, cette véritable « guerre Heidegger », comme l’écrit Janicaud, marque une étape déterminante. Car sans Heidegger, ou avec un Heidegger discrédité, rejeté, mal lu et peu étudié, la pensée de la contiguïté perd son sens et sa nécessité. Janicaud est particulièrement choqué par l’emballement médiatique :
- 27 D. Janicaud, Heidegger en France, tome 1, op. cit., p. 386.
Je fus assommé, écrit-il, aux deux sens du mot : accablé par les « révélations » et par la sinistre lumière jetée sur l’homme Heidegger, excédé aussi par un fracas public qui faisait fi des nuances et qui dégénérait en terrorisme intellectuel27.
31Conscient de l’importance et de la violence de la crise, notre auteur réagit en composant un travail philosophique d’une ampleur exceptionnelle, qui comporte plus de mille pages sur Heidegger.
- 28 D. Janicaud, L’ombre de cette pensée. Heidegger et la question politique, Grenoble, Jérôme Millon (...)
32Dès 1990, Janicaud publie un essai intitulé : L’ombre de cette pensée. Heidegger et la question politique. Dans ce livre, il étudie « la très difficile question du lien secret » entre l’engagement politique et la pensée philosophique de Heidegger. Sa thèse principale soutient que le « défaut » de la pensée de Heidegger tient au fait que le dualisme de la technoscience planétaire et du Secret ontologique est toujours affirmé comme une opposition radicale. Ce qui conduit Heidegger, dans le cadre d’une interprétation globale du destin de l’Occident, au danger de l’extrémisme. La contiguïté de Janicaud se présente alors comme une solution au « défaut » de la pensée de Heidegger, parce qu’elle met en mouvement le dualisme et refuse le face-à-face de la dimension dominante et de la dimension réservée. Janicaud commence alors à approfondir sa pensée de la contiguïté, en nouant les termes d’intelligence, de destin et de partage. Nous devons accepter la rationalité occidentale, qui est le résultat de toute notre histoire. Nous devons reconnaître, écrit Janicaud, « quelque chose qui n’est le résultat ni de l’action ni de la décision des êtres humains, par lequel néanmoins nous sommes en souffrance et dont nous portons la responsabilité »28. D’un côté, donc, nous devons admettre le résultat de notre destin et la force de quelque chose qui nous dépasse. Mais, d’un autre côté, nous devons aussi, et résolument, affirmer notre liberté, risquer la pensée, l’action et la responsabilité. C’est ce double mouvement que Janicaud va nommer « l’intelligence du partage », formule dont il a toujours voulu conserver le mystère et la profondeur.
- 29 D. Janicaud, Heidegger en France, tome 1, op. cit., p. 537.
- 30 Ibid., p. 443.
33Dix ans plus tard, en 2001, le monumental Heidegger en France cherche à écrire l’histoire complète de la réception de Heidegger, des années 1930 à l’an 2000. Dans cet ouvrage, Janicaud raconte l’incroyable richesse de soixante-dix ans de vie intellectuelle et philosophique autour de la réception, « singulièrement mouvementée et imprévisiblement féconde », de la pensée de Heidegger en France. Mais ce que le livre montre également, c’est qu’au-delà « des allégeances et des fascinations » pour Heidegger, il y a eu place en France pour « une relation plus lucide, plus sereine », à la fois plus détachée, plus critique et plus juste vis-à-vis de Heidegger29. Le message que nous adresse Janicaud, un an avant sa mort, est parfaitement clair : dans les dernières pages du livre, il nous appelle à une « lecture féconde et vivante » de Heidegger, une lecture qui reposerait sur « le sérieux, le désintéressement et la passion »30.
- 31 Ibid., p. 11.
- 32 M. Crépon, « Une pensée en dialogue », dans Dominique Janicaud. L’intelligence du partage, op. ci (...)
34Sans doute ce livre magistral ne comporte-t-il aucun exposé sur la pensée de la contiguïté. Mais je crois qu’il est bien plus que cela. Heidegger en France est le livre de la contiguïté, c’est « l’apprentissage de la contiguïté » en acte, l’exercice le plus complet et le plus ambitieux de la contiguïté jamais réalisé par Janicaud. La méthode de la contiguïté organise l’ouvrage. Elle irrigue et oriente l’ensemble de sa démarche. Elle lui donne sa profondeur. L’enquête historique est traversée par l’esprit et l’exigence de la diacritique, cette critique en tout sens. Janicaud raconte la pensée en lutte avec son destin, « soumise aux contingences, à l’arbitraire, à l’absurdité ». Il raconte le jeu de la nécessité et de la liberté, tous les mouvements d’une « réception fertile en péripéties, retournements, travestissements et déplacements ». Il raconte « l’amas confus des traces et des documents », dans une enquête « qui exige des approches différentes, contrastées, voire opposées »31. C’est un immense réseau, une vaste tapisserie tissée de mille fils de toutes les couleurs, un long récit rempli de toutes les idées, tous les débats, toutes les œuvres traitant de l’œuvre de Heidegger. C’est « une pensée en dialogue », pour reprendre la belle expression de Marc Crépon, une pensée enrichie de toutes les pensées qui parlent en elle32.
- 33 D. Janicaud, La phénoménologie dans tous ses états. Le tournant théologique de la phénoménologie (...)
- 34 Ibid., p. 149.
35J’évoquerai rapidement les deux ouvrages sur la phénoménologie. Paru en 1991, Le tournant théologique de la phénoménologie française est un livre qui a produit un vif débat, parce que Janicaud y dénonçait une phénoménologie qui se rapproche de la théologie. La pensée de la contiguïté montre ici une face nouvelle, celle de la polémique et de l’ironie, pour susciter le débat, déstabiliser l’évidence, engager un dialogue authentique. Janicaud vante le « bon usage de la polémique en philosophie » : « elle réveille, étonne, provoque, oblige à sortir des échanges trop scolaires ou conventionnels »33. La contiguïté combat la fausse réconciliation de la phénoménologie et de la théologie ; elle souligne les dangers d’une unification totalisante qui outrepasse les limites en rapprochant l’immanence et la transcendance. Le but de l’écrit sur Le tournant théologique est avant tout de « rappeler une insurmontable différence : phénoménologie et théologie font deux »34. Exercice de contiguïté, donc, mais qui, cette fois, ne consiste plus du tout à rapprocher, à faire cohabiter, à enrichir mutuellement les différences. Il s’agit au contraire de maintenir la distance, de préserver la séparation et l’éloignement. Non pas unir ou réconcilier phénoménologie et théologie, mais plutôt les désunir, les distinguer, conserver coûte que coûte la distance, et même détacher ou déchirer les liens, en s’appuyant sur la polémique et l’ironie, pour tenir séparés et distincts ce qui ne doit surtout pas être unis, associés, confondus. Cependant, une telle contiguïté, comme différenciation et irréconciliation, implique également un grand respect des deux dimensions, des deux différences dont on veut préserver, à tout prix, l’autonomie et la spécificité :
- 35 Ibid., p. 23.
Je n’ai nullement contesté, écrit Janicaud, qu’on eût le droit de poser des questions métaphysiques et théologiques, pourvu qu’elles se différencient explicitement de questions ou de descriptions proprement phénoménologiques35.
- 36 Ibid., p. 32.
36Dans un second volume, paru en 1998, intitulé La phénoménologie éclatée, non seulement Janicaud tire le bilan du débat suscité par son ouvrage précédent, mais surtout, après avoir dénoncé l’union contre nature de la phénoménologie et de la théologie, il veut s’attacher à « défendre une conception plurielle ou pluraliste de la phénoménologie »36. Il s’agit d’ouvrir le champ des possibles pour encourager et soutenir une renaissance de la phénoménologie :
- 37 Ibid., p. 170.
Si la phénoménologie comme discipline unifiée et impériale vole alors en éclats, la phénoménologie renaît comme interrogation sur ses propres projets, ses possibilités et ses limites37.
- 38 Ibid., p. 32.
37Janicaud fait l’éloge de l’éclatement de la phénoménologie française, mettant en relation la notion de style et l’inépuisable richesse du réel : « Il y a des styles phénoménologiques et c’est heureux, compte tenu des multiples facettes de la phénoménalité »38. La méthode de la contiguïté va nommer et étudier tous les styles, toutes les phénoménologies ; elle va les rapprocher et les distinguer avec patience et précision. La contiguïté est la méthode par excellence d’une conception « plurielle ou pluraliste » de la phénoménologie. Mais plus encore, Janicaud affirme, par la contiguïté, sa propre phénoménologie, son propre style. C’est ce qu’il nomme une « phénoménologie minimaliste », et qu’il définit de la façon suivante :
- 39 Ibid., p. 266.
Se tenir auprès de…, écouter, regarder d’un autre regard […]. Presque plus sagesse qu’un savoir. Apprendre à habiter sobrement auprès du surgissement même du temps, de la parole et du monde […], apprendre à habiter le monde à l’aune du retrait des choses39.
38La phénoménologie de Janicaud se présente comme « la mise en œuvre d’une nouvelle pensée méditante », proche des « travaux pratiques » du second Heidegger.
- 40 D. Janicaud, Chronos. Pour une intelligence du partage temporel, Paris, Grasset, 1997, p. 49.
- 41 Ibid., p. 266.
39La notion d’intelligence du partage, l’ultime pensée de Janicaud, apparaît explicitement, pour la première fois, dans un ouvrage majeur intitulé Chronos. Pour une intelligence du partage temporel, en 1997. La pensée de l’intelligence du partage est une pensée qui fait l’épreuve du face-à-face avec l’inéluctable du destin, au sens de l’envoi destinal de Heidegger. Mais cette épreuve de l’inéluctable nous permet de dégager un espace, qui est celui de la réponse humaine au destin, un espace pour la liberté et pour l’intelligence, face à l’énigme de la Nécessité et des forces qui nous dépassent. Nous sommes pris entre deux écueils : « Le destin trop réel, étouffant tout rêve, c’est la mort ; le rêve refusant le destin, réfugié en ses désirs, c’est le songe ou la folie »40. Entre le destin et la mort, entre le songe et la folie, il y a l’intelligence du partage, qui est une pensée de la pluralité, des rythmes, de la « blessure inéliminable du temps », une pensée qui assume le souci de la métaphysique, parce qu’elle veut « préserver l’étonnement devant les énigmes ultimes » et reconnaître « leur caractère irréductible »41.
- 42 D. Janicaud, Aristote aux Champs-Élysées, op. cit., p. 142.
40C’est dans l’épilogue de son dernier livre, publié à titre posthume en 2003, Aristote aux Champs-Élysées. Promenades et libres essais philosophiques, que l’on trouve le développement le plus complet et le plus personnel concernant l’intelligence du partage. Dans ce texte, Janicaud cherche à déplacer, à transformer, voire à renverser le sens de notre intelligence. L’intelligence n’est plus seulement la maîtrise des êtres et des choses, elle n’est plus seulement une force ou un pouvoir. L’intelligence apparaît aussi à un niveau « plus essentiel, plus vital et plus intime ». L’intelligence, nous dit Janicaud, renvoie toujours à une entente. « Se mettre en intelligence avec… [c’est] faire émerger, à défaut d’une entente, au moins sa promesse infime »42. L’intelligence est ici conçue au sens de l’intelligence de l’être, une sympathie élémentaire qui nous met en relation avec les choses et les êtres. Dans l’intelligence du partage, il y a une dimension d’ordre spirituel, la recherche d’une sagesse.
- 43 Ibid., p. 155.
- 44 Ibid., p. 160.
41Ce que Janicaud entend, dans son ultime texte, par l’intelligence du partage peut se présenter de la façon suivante. Nous devons assumer la rationalité qui est notre lot, la rationalité que nous avons en partage, pour le meilleur et pour le pire. En même temps, nous devons conserver le sens de l’Énigme, mais sans répéter les grandes constructions métaphysiques de l’histoire de l’Occident, qui ont montré partout leurs limites. L’intelligence du partage est une nouvelle rationalité critique, qui accepte notre finitude, notre destin d’êtres finis, renonce aux mirages métaphysiques et aux promesses théologiques, rejette le fantasme de la puissance. Autrement dit, écrit Janicaud, il s’agit pour nous « de désirer une forme d’intelligence, et d’en être comblé, sans présupposer l’idée (ou le mythe) d’une maîtrise intégrale et absolue du réel »43. Le nouveau partage, la nouvelle intelligence de notre partage, est avant tout dirigé vers un avenir meilleur. Que nous dit l’intelligence du partage ? Janicaud répond : « Finitude humaine, limitation planétaire ». Renoncer à « l’illusion d’une maîtrise intégrale ». Ne plus viser « une domination intégrale de la nature et du cosmos ». Enfin, et surtout, faire de la question de notre destin la question la plus urgente et la plus grave : « la survie d’une humanité digne de ce nom sur une terre sauvegardée »44.
42Ces mots sont probablement parmi les derniers que Janicaud écrivit durant l’été 2002. Mon but était de proposer, dans un texte court, une vue d’ensemble du parcours philosophique de Janicaud. Ma conviction est que ce parcours nous offre, aujourd’hui encore, un précieux recours pour articuler dans nos vies la dimension dominante de la technoscience planétaire et la dimension réservée du Secret ontologique, la pensée calculante et la pensée méditante. C’est pourquoi l’essentiel réside bien dans la cohérence d’un parcours philosophique qui nous conduit de la pensée de la contiguïté à l’intelligence du partage.
43N’oublions pas l’éloge de la promenade, notre point de départ. Cet éloge nous donne des indications sur la méthode, mais aussi sur le caractère de Dominique Janicaud :
- 45 Ibid., p. 14-15.
Promener, écrit-il, c’est mener plus loin […], on se promène. Le pronominal introduit une dimension de décision et de liberté où se noue l’alliance éventuelle entre la promenade et la philosophie […]. Se changer les idées, dénouer un problème, laisser les suggestions survenir librement, suivre sa fantaisie : toutes ces incitations aux escapades peuvent trouver leur connivence avec une libre pensée philosophique qui se cherche, taquine l’inspiration et lorgne (légitiment) vers un équilibre existentiel, quelque chose comme une sagesse45.
44Il faut retenir cet idéal qui a été le sien, celui d’une « libre pensée philosophique ». Et en effet, nous avons pu mesurer l’étendue et l’originalité du chemin parcouru par Janicaud, depuis ses premiers travaux sur Ravaisson et la métaphysique ou sur Hegel et le destin de la Grèce. Dans ce chemin singulier, plusieurs étapes théoriques apparaissent rétrospectivement. Au départ, la notion de contiguïté désigne le dualisme de la pensée calculante et de la pensée méditante, dans la mesure où ce dualisme, qui est à la fois accepté et refusé, cherche partout des passages, des entrecroisements, des articulations. Ensuite, Janicaud met progressivement l’accent sur le fait que la contiguïté ainsi conçue ne peut être qu’une « contiguïté dynamique », au risque de quitter la pensée heideggérienne, en relançant l’activité du vouloir. Enfin, faisant encore un pas de plus, au moment de sa critique de « l’historialisme destinal » de Heidegger dans L’ombre de cette pensée, Janicaud se rend compte que le dualisme est en réalité un partage, et que l’enjeu majeur en est l’intelligence. Nous sommes pris entre la nécessité de la donation destinale et la liberté de notre responsabilité par la pensée et par l’action.
- 46 M. Herceg, Le souci de la métaphysique. Trois études sur Dominique Janicaud et Jean-François Matt (...)
- 47 J. Grondin, « À la limite la métaphysique ? Vingt ans après », dans Dominique Janicaud. L’intelli (...)
45La pensée de Janicaud est une pensée du destin, de l’intelligence, de la liberté et de la responsabilité. Son intuition fondamentale ne se distingue pas de ce que j’ai appelé le « souci de la métaphysique », dans le double sens de sa critique radicale et de son renouveau46. Janicaud propose de préserver l’inquiétude métaphysique, sans les excès de la métaphysique, avec l’intention d’ébaucher des tâches nouvelles. Jean Grondin a donc raison d’affirmer que Janicaud « aura été un grand maître et un puissant témoin de cette inquiétude de la pensée métaphysique »47. Une dernière fois, écoutons la parole de Dominique Janicaud, ce marcheur endurant en philosophie, nous dire son souci de la métaphysique et sa confiance en la persistance du « méta » :
- 48 D. Janicaud, Aristote aux Champs-Elysées, op. cit., p. 70. On peut penser également à la façon do (...)
Le « méta » peut subsister, fragile et anxieux comme un regard dont l’éclat discret se laisse deviner dans la nuit : il mérite le respect ; et même s’il ne l’obtient pas, il renaîtra, au lendemain de tous les triomphes scientifiques et techniques48.
Notes
1 D. Janicaud, Aristote aux Champs-Élysées. Promenades et libres essais philosophiques, La Versanne, Encre marine, 2003, « Envoi », p. 15.
2 La Haye, Martinus Nijhoff, 1969. Deuxième édition sous le titre : Ravaisson et la métaphysique. Une généalogie du spiritualisme français, Paris, Vrin, 1997.
3 Paris, Vrin, 1975 (2e édition en 2005).
4 On trouvera une bibliographie complète dans ce numéro de Noesis, p. 215-228.
5 D. Janicaud, « État des lieux », dans F. Dastur (éd.), Dominique Janicaud. L’intelligence du partage, Paris, Belin, coll. « L’Extrême contemporain », 2006, p. 28.
6 Ibid.
7 D. Janicaud, Heidegger en France, tome 1, Récit, Paris, Albin Michel, 2001, « Épilogue I », p. 179 (réédition en livre de poche : Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2005).
8 D. Janicaud, « Entretien avec Arnaud Villani », dans Dominique Janicaud. L’intelligence du partage, op. cit., p. 54.
9 D. Janicaud, « État des lieux », art. cit., p. 32.
10 P. Birmingham, « En souffrance. L’impératif rationnel pratique », dans Dominique Janicaud. L’intelligence du partage, op. cit., p. 107.
11 D. Janicaud, « Savoir philosophique et pensée méditante. Penser à partir de Hegel et de Heidegger aujourd’hui », Revue de l’enseignement philosophique, février-mars 1977, p. 1-14.
12 D. Janicaud, « L’apprentissage de la contiguïté » (1976), dans À nouveau la philosophie, Paris, Albin Michel, 1991, « Après Heidegger », p. 129.
13 D. Janicaud et J.-F. Mattéi, La métaphysique à la limite. Cinq études sur Heidegger, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1983. Réédition sous le titre : Heidegger et la métaphysique à la limite, Nice, Ovadia, coll. « Chemins de pensée », 2010, avec un « Avant-propos » de Jean-François Mattéi.
14 Ibid., p. 206 (réédition p. 223).
15 Ibid., p. 207 (réédition p. 224).
16 D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985.
17 Ibid., p. 327.
18 Ibid., p. 363.
19 Ibid., p. 329.
20 Ibid., p. 238.
21 Ibid., p. 371.
22 Ibid., p. 368.
23 D. Janicaud, À nouveau la philosophie, op. cit., p. 7.
24 Ibid., p. 141.
25 Ibid., p. 148.
26 M. Heidegger, Être et temps, traduction d’E. Martineau, Paris, Authentica, 1985 ; Être et temps, traduction de F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986.
27 D. Janicaud, Heidegger en France, tome 1, op. cit., p. 386.
28 D. Janicaud, L’ombre de cette pensée. Heidegger et la question politique, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 124-125.
29 D. Janicaud, Heidegger en France, tome 1, op. cit., p. 537.
30 Ibid., p. 443.
31 Ibid., p. 11.
32 M. Crépon, « Une pensée en dialogue », dans Dominique Janicaud. L’intelligence du partage, op. cit., p. 151-164.
33 D. Janicaud, La phénoménologie dans tous ses états. Le tournant théologique de la phénoménologie française (1991), suivi de La phénoménologie éclatée (1998), avec une conférence de 1997 intitulée « Pour un nouveau tournant », présentation de J.-P. Cometti, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, p. 26.
34 Ibid., p. 149.
35 Ibid., p. 23.
36 Ibid., p. 32.
37 Ibid., p. 170.
38 Ibid., p. 32.
39 Ibid., p. 266.
40 D. Janicaud, Chronos. Pour une intelligence du partage temporel, Paris, Grasset, 1997, p. 49.
41 Ibid., p. 266.
42 D. Janicaud, Aristote aux Champs-Élysées, op. cit., p. 142.
43 Ibid., p. 155.
44 Ibid., p. 160.
45 Ibid., p. 14-15.
46 M. Herceg, Le souci de la métaphysique. Trois études sur Dominique Janicaud et Jean-François Mattéi, Nice, Ovadia, coll. « Chemins de pensée », 2013.
47 J. Grondin, « À la limite la métaphysique ? Vingt ans après », dans Dominique Janicaud. L’intelligence du partage, op. cit., p. 227.
48 D. Janicaud, Aristote aux Champs-Elysées, op. cit., p. 70. On peut penser également à la façon dont Janicaud terminait une conférence intitulée « Pouvons-nous raison garder ? », en citant Saint-John Perse, l’un de ses poètes préférés : « Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète » (dans Science et philosophie pour quoi faire ?, textes réunis et présentés par Roger-Pol Droit, Paris, Le Monde Éditions, 1990, p. 34-35).
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Référence papier
Marc Herceg, « De la pensée de la contiguïté à l’intelligence du partage. Le parcours philosophique de Dominique Janicaud », Noesis, 29 | 2017, 13-31.
Référence électronique
Marc Herceg, « De la pensée de la contiguïté à l’intelligence du partage. Le parcours philosophique de Dominique Janicaud », Noesis [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/3352 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.3352
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