Avant propos
Texte intégral
1La coutume voudrait que cette préface d’un numéro de Noesis consacré à Dominique Janicaud et à quelques-uns des thèmes majeurs de sa pensée insistât bien plus sur sa philosophie et son intérêt que sur le souvenir que nous gardons de son enseignement et de ses recherches à Nice, comme professeur, directeur du CRHI et fondateur de la revue. Mais les deux sont pour nous indissociables. Nous avons donc choisi de mettre en ligne, sur le site du CRHI (http://crhi-unice.fr), les communications les plus personnelles présentées au colloque « Rationalités-Temporalités », tenu à Nice les 11 et 12 avril 2014 en mémoire de notre collègue. Un poème d’Arnaud Villani évoqua le souffle ultime, sur la côte rocailleuse qui inspira Nietzsche et les « nouvelles tables ».
2Nous avons réservé l’essentiel de ce numéro de Noesis à la question, plus spécifique, de l’emprise des techno-sciences sur notre vie quotidienne, sujet dont l’importance pour nos sociétés devient de plus en plus manifeste. Cette question inspire déjà La puissance du rationnel et se trouve reprise dans maints articles, colloques, conférences, séminaires, bref dans toute cette œuvre dont Marc Herceg souligne l’unité, en son article intitulé « De la pensée de la contiguïté à l’intelligence du partage ». Nous avons choisi de le placer en tête de ce recueil, pour assurer le lien entre les interventions orales et la thématique du rationnel qui veut être le fil conducteur de ce numéro de la revue.
3Dominique Janicaud était aussi largement connu en tant que phénoménologue – c’est tout d’abord grâce à lui que l’on a pu parler d’une école phénoménologique de Nice. Il n’était donc pas possible de faire ici l’impasse sur la phénoménologie. Elle est au centre de l’article de Robert Legros, qui vise à mettre en lumière la manière dont Dominique Janicaud interprète l’expérience phénoménologique. Jean-Pierre Cometti, quant à lui, utilise La puissance du rationnel pour éclairer un autre livre de Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française. En raison de son décès, il n’a malheureusement pas pu bénéficier comme les autres auteurs de la possibilité de retravailler son texte. Il nous a semblé cependant que celui qu’il nous avait présenté pour le colloque méritait largement d’être publié ; peut-être d’ailleurs n’y aurait-il rien changé. Spécialiste de Husserl, Philippe Ducat montre comment, sans développer une philosophie politique explicite, la pensée de Dominique Janicaud nous aide à penser les problèmes politiques de notre temps. Les sciences européennes, enfin, sont interrogées dans les textes de Rudolf Bernet, Jean-Paul Larthomas et Søren Gosvig Olesen, qui tous trois se réfèrent essentiellement à La puissance du rationnel : le premier rappelant que puissance (comme virtualité) et entéléchie (comme acte immanent aux substances) sont réhabilitées chez Leibniz, révolution dans la révolution galiléenne, en passant par d’autres thèmes très actuels : l’inquiétude agissante (Unruhe) en marge de Locke et puis, avec Freud, l’inquiétante « pulsion de mort » ; le second incitant à revoir, autour de la notion de « grandeurs intensives », le rapport du vivant au savoir chez Galilée ; le troisième proposant une « élucidation ontologique » des sciences sur notre continent, en s’inspirant de Husserl, de Koyré et de Bachelard.
4La rationalité ici interrogée (sur la question de ses limites) est celle qui s’institue en Europe autour de la philosophie naturelle de Galilée, rendant possible ce « miracle des années 1620 » (Robert Lenoble) qui transforma le « miracle grec » en universalisant ses principes dans la dynamique. Centre interdisciplinaire niçois, le CRHI a pu mobiliser historiens, hellénistes, italianisants, physiciens et métaphysiciens de toute origine, pour aider à comprendre ces deux « miracles de raison » (Leibniz) qui éclairent la philosophie du « grand siècle » et celle du nôtre. Archimède inspire Galilée qui, à son tour, s’explique chez Einstein. La modernité est faite d’avancées et de reprises, avec des phases différenciées. Deux écoles se sont prêté main-forte autour de l’Observatoire de Nice, celle qui veut comprendre Galilée ex parte ante (Pierre Souffrin) et ceux qui l’expliquent a parte post (Françoise Balibar, Jean-Marc Lévy-Leblond). Dominique Janicaud savait que les deux sont indispensables, sa notion de phases sous-entend compréhension rétrospective et prospective, car le « mouvement du savoir », chez ce bon lecteur de Hegel, implique une « circulation intérieure entre le passé et l’avenir ». Il y a toujours un débordement « en amont et en aval » de la raison par elle-même, comme le rappelle ici Søren Gosvig Olesen. Galilée reprend sans cesse le sens de ses observations tributaires des sensations (lumineuses, au premier chef), en multipliant les certe dimostrazioni, cette certitude par démonstrations (de type mathématique) qui sont les yeux de l’âme, transformant le sensible en une position d’objet qui prépare la thèse de Kant sur l’être, mémoire lointaine de Parménide. Le mouvement, redéfini non plus comme processus finalisé mais comme un état qui persévère dans son être, renouvelle la question grecque de l’être, dans les termes de la dynamique classique. « Pourquoi la connaissance positive devrait-elle être forcément en contradiction avec l’intelligence ontologique ? ». Il faut lire La puissance du rationnel avec cette question en tête et ce mouvement vivant au cœur de l’esprit.
5La première partie de ce numéro de Noesis s’achève avec le poème d’Arnaud Villani. En deuxième partie, nous sommes particulièrement heureux de pouvoir publier certains inédits de Dominique Janicaud que son épouse, Nicole Janicaud, a bien voulu nous confier. Le premier s’intitule « Phénoménologie minimaliste et temporalité ». C’est le texte d’une conférence prononcée à l’université de Genève le 24 mai 2000 dans le cadre d’une série de conférences ayant pour thème « La phénoménologie et les approches cognitives de l’homme » ; il demande à être apprécié dans le prolongement du livre publié en 1997 sous le titre de Chronos. Le second, « La métamorphose de la transfiguration », est une conférence prononcée à Boissano en Italie, à l’occasion d’un colloque sur le thème : « Figuration- trans-Figuration », en 1990, à l’initiative du département d’Arts plastiques de l’université de Québec à Montréal. Le troisième s’intitule « Reconstruire le politique », version française d’une communication donnée en anglais au Colloque Hannah Arendt à la New School for Social Research de New York (octobre 1989). Cette partie se termine par deux textes qui reprennent et développent les thèses essentielles de La puissance du rationnel : « Comment penser la technique et les techniques aujourd’hui ? », conférence déjà publiée en version espagnole, et une autre conférence : « Les limites de la technique », prononcée en 1990 lors de la première réunion de la Société pour la Philosophie de la Technique.
6Le présent numéro contient, pour finir, une bibliographie exhaustive de l’œuvre de Dominique Janicaud, réalisée par Nicole Janicaud. Elle constituera, nous en sommes persuadés, un outil indispensable pour les chercheurs.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Luc Gautero et Jean-Paul Larthomas, « Avant propos », Noesis, 29 | 2017, 7-9.
Référence électronique
Jean-Luc Gautero et Jean-Paul Larthomas, « Avant propos », Noesis [En ligne], 29 | 2017, mis en ligne le 15 juin 2019, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/3345 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.3345
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