La question de la connaissance et le statut de la créature chez Nicolas de Cues et Leibniz
Résumé
À partir des deux théophanies de Nicolas de Cues et de Leibniz, qui donnent à l’homme une place privilégiée au sein du monde créé, du fait de son statut de miroir ou image vivante qui reflète ou exprime le monde dans sa totalité, et de conceptions qui pensent la présence de l’infini dans le fini, on s’interroge ici sur la conception de la connaissance comme perspective de la monade chez Leibniz et la connaissance « quo modo capere possunt » des créatures connaissantes dans l’univers cusain afin de voir si se tissent des liens de filiation évidents. On se demandera enfin si le système de l’expression, chez Leibniz, qui fait que toute monade exprime l’univers tout entier – ce qui semble proche de l’idée cusaine de la mens comme miroir ou image vivante – ne dépasse pas le perspectivisme « restrictif » de la conception cusaine et n’inscrit pas la démarche leibnizienne dans un dessein beaucoup plus large, qui nécessite un tissu de relations entre les différentes monades que constitue la compossibilité. Tout mouvement de connaissance est connaissance de toutes choses, mais dans un système de relations qui précède l’existence de la monade et qui résulte du calcul du meilleur, soumis au principe de non-contradiction.
Ainsi, si un héritage réel semble se dessiner entre Nicolas de Cues et Leibniz, qui place le sujet connaissant au centre de l’édifice créé par Dieu, ou Création, dans une démarche à la fois libre et dépendante du principe premier (Dieu, infini, qui soutient chaque créature), il faut comprendre que les deux systèmes de pensée ne répondent pas tout à fait au même dessein.
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- 1 Pierre Magnard, « Le chaînon manquant », Revue de Métaphysique et de Morale, no 2, avril 2011, p. (...)
1Comme le rappelle Pierre Magnard, dans un article publié dans la Revue de métaphysique et de morale 1, passer directement de Nicolas de Cues à Leibniz, comme le fait Ernst Cassirer dans son ouvrage majeur Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes (1906), pourrait conduire à une « filiation abusive, génératrice de malentendus. »
2Sans ignorer l’importance de l’histoire dans la constitution des idées, ni l’existence de pensées intermédiaires entre Nicolas de Cues et Leibniz, nous nous proposons toutefois ici d’interroger l’hypothèse de liens entre ces deux pensées, autour de l’anthropologie, comme le programme de ce colloque le propose, et notamment autour de la connaissance et du statut du sujet connaissant (et donc de l’homme), qu’il soit désigné comme mens (humana) par Nicolas de Cues ou monade par Leibniz.
3Il faut tout d’abord partir de quelques rapprochements entre les deux pensées que l’on étudie ici : les deux auteurs affirment la dépendance entre la créature et leur créateur ; le monde est théophanie, si l’on entend par théophanie que Dieu crée pour être vu ou pour que sa Gloire soit diffusée partout. De fait, les créatures sont, chez l’un comme chez l’autre, désignées comme des « miroirs », qui reflètent ou expriment le monde dans sa totalité, voire le principe créateur, infini… Dans ce monde régi de part en part par un principe créateur en acte, qui maintient sans cesse les créatures dans leur être : quelle place pour la créature ? En quel sens peut-on voir chez Leibniz un héritier de l’anthropologie de Nicolas de Cues ?
1. La connaissance comme ce qui permet à la créature de ressembler à Dieu. La place privilégiée de l’homme dans la création
La monade ou la mens humana est un second Dieu, une image vivante. Complicatio/explicatio
4Partons d’une déclaration de Leibniz, disant que « Toute entéléchie serait Dieu, si elle connaissait distinctement cet infini qu’elle enveloppe » pour vérifier si la distinction entre la créature et le créateur se mesure au degré et au type de connaissances que chacun des deux peut avoir (et si tout est question de « distinction ») Entre la connaissance de la substance et la connaissance de Dieu, n’y a-t-il qu’une distinction du confus et du clair : « Toute entéléchie serait Dieu, écrit Leibniz, si elle connaissait distinctement cet infini qu’elle enveloppe » (G.IV, § 564) L’entéléchie, c’est la force active. « Toutes les substances simples ou monades créées » en tant qu’elles sont la source de leurs actions internes se suffisent à elles-mêmes (Monadologie, 18). Si on comprend bien ce qui est écrit dans cette phrase de Leibniz, on notera plusieurs points : dire que les substances seraient Dieu si elles arrivaient à une connaissance distincte de l’infini qu’elles enveloppent sous-entend qu’il y a un pouvoir de la connaissance. Quel est-il ?
5D’autre part, cela sous-entend que : 1) La connaissance serait un moyen de parvenir à Dieu, de s’élever à lui : quel degré de connaissance la substance peut-elle espérer obtenir ? Dieu est posé comme substance différente des autres ; 2) La créature finie (entendue en termes d’entéléchie ici) a accès à une connaissance de l’infini – pas de manière distincte mais puisqu’il est précisé qu’elle serait Dieu si elle avait une connaissance distincte de cet infini qu’elle enveloppe, on suppose qu’elle connaît cet infini d’une manière ou d’une autre ; 3) Le fini enveloppe l’infini : il s’agira de se demander si cette relation d’enveloppement du fini peut se comprendre de la même manière que dans les relations de complicatio/explicatio propres à la pensée cusaine.
6Dans le Discours de métaphysique § IX, par exemple, Leibniz soulève l’idée d’une ressemblance entre chaque créature et son créateur :
[toute substance] porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et la toute-puissance de Dieu et l’imite autant qu’elle est susceptible. Car elle exprime, quoique confusément, tout ce qui arrive dans l’univers, passé, présent ou avenir, ce qui a quelque ressemblance à une perception ou connaissance infinie […].
7L’idée d’imiter Dieu est étendue, autant qu’il se peut dans chaque cas, à toute substance. Elle exprime Dieu en ce qu’elle possède les caractères de sa sagesse infinie et de sa toute-puissance : sur le plan de la connaissance, la substance non seulement connaît, mais elle perçoit tout. Les substances les plus grossières perçoivent, les âmes se souviennent, les esprits comprennent, mais, toujours, cela porte sur le tout. C’est la matérialité qui est principe de limitation et de confusion et qui empêche d’être des dieux.
8Il convient tout d’abord de noter la différence entre les âmes ordinaires et les esprits, qui se trouve en Monadologie § 83 :
[…] les âmes en général sont des miroirs vivants ou images de l’univers des créatures ; mais […] les esprits sont encore des images de la Divinité même, ou de l’Auteur même de la nature : capables de connaître le système de l’univers et d’en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques ; chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département.
9Ainsi, l’homme s’élève au-dessus d’un rôle de simple miroir de l’univers. Il acquiert quelque chose de la faculté créatrice de Dieu. Il dispose ses idées et ses actions de manière à en former comme un petit monde, qui a ses lois, son harmonie, son unité. Il fait de sa vie une expression spéciale et singulière de l’harmonie universelle.
- 2 Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, § 14.
[…] notre âme est architectonique encore dans les actions volontaires, et, découvrant les sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les choses pondere, mensura, numero, elle imite dans son département et dans son petit monde, où il lui est permis de s’exercer, ce que Dieu fait dans le grand2.
- 3 C’est sous cette expression, empruntée aux Stoïciens ou à Augustin dans la Cité de Dieu (voir liv (...)
10Les âmes, leur ensemble, forment la nature, constituent le règne de la nature. Ce sont des miroirs vivants ou images de l’univers des créatures. Pour elles, Dieu est ce qu’un inventeur est à sa machine. Les esprits sont des hommes, ou des génies. Leur dignité est plus grande. Ils constituent la République des esprits3. Ils sont non seulement des miroirs de l’univers des créatures, mais encore des images de la divinité, capables de connaître par raison le système de la nature, et d’en imiter quelque chose en eux-mêmes. « Dieu, est-il écrit en Théodicée § 147, […] a fait présent [à l’esprit] d’une image de la divinité, en lui donnant l’intelligence. Il le laisse faire en quelque façon dans son petit département, ut Spartam quam nactue est ornet [pour qu’il embellisse Sparte qui lui est échue]. […] L’homme y est donc comme un petit dieu dans son propre monde, ou microcosme, qu’il gouverne à sa mode […] » : en effet, chaque esprit, par les créations qu’il peut accomplir en lui-même à l’aide de la science et de la liberté, est comme une petite divinité « dans son petit département ». Dès lors, il y a une parenté très spéciale entre lui et le Créateur. La relation entre Dieu et ces esprits n’a plus grand-chose à voir avec celle d’un inventeur à sa machine. Elle ressemble bien plus à celle qui lie un prince à ses sujets, voire un père à ses enfants. Il n’attend pas seulement d’eux qu’ils racontent sa gloire : il les voit devenir eux-mêmes, par la haute perfection qu’ils se donnent, des rois et des dieux dans la création.
- 4 On trouve aussi une grande importance accordée aux sens dans le processus de la connaissance, che (...)
11De même que chez Nicolas de Cues, la mens humana était la seule à pouvoir être considérée comme image de Dieu, voire image vivante de Dieu, la plaçant au plus haut de la hiérarchie des créatures, par son pouvoir de création des notions, des êtres rationnels ; de même, chez Leibniz, l’esprit est image de la divinité par l’intelligence, par les productions des pensées. Par la création de concepts en tant que sa mens est mens assimilativa, l’homme cusain devient donc image de Dieu créateur d’êtres (vis entifica) ; de même, par la pensée qui est elle-même création chez Leibniz aussi. À titre d’exemple, on renverra au § 14 du Discours de Métaphysique, qui affirme que « les substances créées dépendent de Dieu qui les conserve et même qui les produit continuellement par une manière d’émanation, comme nous produisons nos pensées ». Penser, c’est donc produire, créer, non pas en vase clos, mais de façon sans cesse renouvelée4.
12Arrêtons-nous sur un point qui ne nous aura pas échappé : l’esprit devient image de la divinité grâce à l’intelligence que Dieu lui a donnée et à la liberté qui est le propre de sa spontanéité. C’est en cela, écrit Leibniz, que l’esprit est comme un « petit dieu dans son propre monde, ou microcosme » : le rapprochement avec Nicolas de Cues, qui décrit l’homme comme un second Dieu dans le Traité du béryl (§ 7), selon la quatrième prémisse indispensable à toute connaissance selon l’auteur, et comme un microcosme, est flagrant. Et en effet, comme on peut le lire dans la Docte ignorance :
- 5 De docta ignorantia, III, III, 198.
Or, la nature humaine est celle qui est élevée au sommet des œuvres de Dieu, à peine un peu au-dessous des anges, compliquant la nature intellectuelle et la nature sensible et contenant en soi l’univers, aussi les Anciens l’ont-ils raisonnablement appelé microcosme ou petit monde5.
13C’est encore cette conception de l’homme comme microcosme qui est développée dans les Conjectures II, 16 :
Qu’est-ce que connaître une chose ?
- 7 Voir aussi lettre à Arnauld du 4/14 juillet 1686 : « mais les notions des substances individuelle (...)
- 8 Nicolas de Cues, De coniecturis II, 16 (trad. J.-M. Counet, Les conjectures, Paris, Les Belles Le (...)
- 9 Ibid., I, 11, 57 Note 3 De Coniecturis I, 11, 57 « Coniectura igitur est positiva assertio in alt (...)
14Si connaître une chose, c’est la délimiter, la définir afin de pouvoir la circonscrire et nous permettre de la distinguer des autres choses, de préciser ce qu’elle est par rapport et par différence avec les autres choses, alors c’est aboutir à des idées claires, à la façon dont Descartes le souhaite, et procéder par une sorte de classification. Mais qui dit que, de cette façon, on a réellement découvert ce qu’il en est de la chose, ce qu’elle est, son essence en somme, qui fait que c’est parce qu’elle est ainsi qu’elle se distingue des autres ? L’analyse voudrait que l’on dise connaître une chose parce qu’on en a précisément déroulé tout le contenu, tout ce qui fait que cette chose est ce qu’elle est. La définition d’une chose est atteinte quand la collection des marques caractéristiques incluse dans son concept est complète : ce que Leibniz désigne, par exemple dans le Discours de Métaphysique en 1686, sous l’expression de « notion complète »7 de la chose. En ce sens la définition par analyse conceptuelle de la notion est bien porteuse de connaissance. Derrière le nom est comprise la totalité des caractéristiques, ou encore toute la série des caractéristiques, qui font que cette chose est cette chose. Une telle connaissance est-elle toutefois possible ? N’y a-t-il pas, du fait même de la nature de la créature, une impossibilité à l’atteindre, de même que la « praecisio » à laquelle se réfère Nicolas de Cues n’est atteignable que par le Dieu cusain ? « La précision de la vérité est inaccessible [et] en conséquence toute assertion positive humaine à propos du vrai est une conjecture »8, même si, pour le Cusain, « une conjecture est une assertion positive qui participe dans l’altérité à la vérité telle qu’en elle-même »9.
15Dans toutes choses, il faut pouvoir s’élever à leur principe, or toutes choses n’ont de raison d’être qu’en celui qui les a créées : Dieu pour les créatures naturelles, la mens humana pour les créations humaines (l’art, les mathématiques, le discours), le prince pour l’établissement de la monarchie. Toutes les « créations » renvoient à leur créateur, et il serait vain, voire absurde, de chercher la quiddité, qui est la raison d’être des choses, leur essence véritable, ailleurs (« aliunde »). La recherche de la vérité des choses ne doit plus se faire uniquement dans le composé entre une forme et une matière, ou entre une Idée et une matière, comme ce qui serait la quiddité réelle de la chose, mais elle doit plutôt être faite comme une première étape renvoyant au principe premier ou intention du créateur. Par exemple, dans un discours ou dans un écrit, c’est l’intention de celui qui parle – ou de celui qui écrit – qui est saisie à travers l’assemblage de mots, et non l’assemblage de mots lui-même. Cet assemblage n’a de sens que parce qu’il permet à la mens humana de saisir l’intention de celui qui parle ou qui écrit dans les choses dites ou écrites. Il en est de même pour les choses sensibles, qui apparaissent comme des signes du Verbe créateur. Le monde est un livre destiné à être lu pour comprendre l’intention de celui qui l’a écrit.
16Car en elles-mêmes, les choses n’ont pas d’être vrai, elles ne sont que similitudes, comme le rappelle le second axiome du Traité du béryl. Leur être vrai ne peut se trouver dans la configuration ou disposition d’une forme dans une matière, car si cette configuration est causée par leur principe, elle n’est qu’une similitude de celui-ci, et y renvoie comme à son être véritable. Les créatures n’ont pas d’existence sans ce principe qui les cause et veut les créer, elles ne sont pas par elles-mêmes mais par et pour leur Créateur. Elles ne subsisteraient pas sans lui. D’où la nécessité de rechercher inlassablement en chaque chose ce principe créateur, cette intention.
- 10 Thomas d’Aquin, De ente et essentia, c.I : « et hoc est quod Philosophus frequenter nominat quod (...)
17C’est, finalement, moins l’étude des choses elles-mêmes qui importe que l’étude de la façon dont on atteint le principe, même si la vision du principe est le stade ultime des différents degrés de la connaissance. Le « quid quod erat esse » aristotélicien, que Nicolas de Cues écrit « quod erat esse », désigne aussi chez le Cusain « hoc per quod aliquid habet esse quid » selon la définition apportée par Thomas d’Aquin10, mais ce par lequel quelque chose a son être véritable est le principe premier un et indivisible de toutes choses, dans son intention, sa volonté de créer. La volonté créatrice, ou intention, comme raison d’être des choses, tel est ce qu’Aristote n’a pu atteindre, en cherchant dans les choses mêmes les principes de leur être.
2. Connaître selon son propre point de vue : du « quo modo » cusain à la monade leibnizienne
18La perspective pour Leibniz et l’expression du principe « quo modo » pour Nicolas de Cues sont des points de vue singuliers et finis sur la totalité infinie. S’exprimer à partir du créé est-ce un point de vue restrictif pour la monade et la créature singulière ? La monade est la totalité infinie dans un monde clos. La condition de possibilité pour atteindre l’infini, c’est-à-dire la connaissance, est-elle aussi ce qui fait que la créature ne peut jamais connaître véritablement ? La monade est miroir du monde sous un certain point de vue. Chaque substance, ainsi, exprime le monde, qui est un, d’un certain point de vue, qui paraît déterminé par le corps, centre de perspective sur le tout.
19Au § 14 du Discours de métaphysique, on lit ceci :
[…] Dieu tournant pour ainsi dire de tous côtés et de toutes les façons le système général des phénomènes qu’il trouve bon de produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de toutes les manières possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui échappe à son omniscience, le résultat de chaque vue de l’univers, comme regardé d’un certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformément à cette vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensée effective et de produire cette substance. […] Il s’ensuit de ce que nous venons de dire que chaque substance est comme un monde à part, indépendant de toute autre chose, hors de Dieu.
20Dieu regarde le monde sous une infinité de perspectives et peut décider de faire passer à l’existence l’un de ses regards, c’est-à-dire de créer une substance. Chacune est donc l’univers tout entier vu par Dieu d’une certaine manière. D’où notre ressemblance à Dieu puisque nous voyons que les monades, pour la plupart, sont confuses. On lit ainsi, par exemple, dans la Lettre à l’Électrice Sophie du 6 février 1706 :
- 11 G.W. Leibniz, Die philosophischen Schriften, t. VII, éd. Gerhardt, Berlin, Weidmannsche Buchhandl (...)
Chaque âme est un monde en raccourci, représentant les choses du dehors selon son point de vue, et confusément ou distinctement selon les organes qui l’accompagnent, au lieu que Dieu renferme tout distinctement et éminemment11.
21Le point de vue particulier de chaque substance s’intègre dans le tout. Il est point de vue du tout, selon divers degrés de clarté. De fait, il plonge dans l’infini, dont la substance ressent confusément l’inépuisable richesse et l’implication sans fond :
- 12 Cf. Monadologie, § 61.
Tout corps se ressent de ce qui se fait dans l’univers ; tellement que celui qui voit tout pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui s’est fait ou ce qui se fera en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les temps que selon les lieux : sumpnoia panta [tout conspire vers un même but], disait Hippocrate12.
- 13 Discours de métaphysique, § 24.
- 14 Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, II, 29.
- 15 Ibid. II, 31.
- 16 Cf. Nouveaux Essais, II, 31.
22L’unité de la perspective singulière demeure incommensurable avec l’infinité que l’univers implique : notre perception, si elle n’est pas intrinsèquement fausse, sera donc nécessairement confuse. Nous ne ressentons que confusément l’ordre global depuis la situation locale, particulière, qui singularise notre perspective. Cela conduit Leibniz à réfuter les deux critères de la véracité proposés par Descartes au début de la Méditation Troisième : une pensée est vraie, sur le modèle du cogito, quand elle est claire (on ne saurait souhaiter une plus parfaite connaissance, en ce sens que le doute est alors impossible) et distincte (on ne saurait la confondre avec ce qui diffère d’elle ; ainsi le cogito distingue-t-il l’âme du corps). Ce double critère est, aux yeux de Leibniz, trop exigeant pour la connaissance humaine qui ne saurait s’élever à un tel point de perfection, ou d’entière détermination. Il se peut donc, selon Leibniz, qu’une connaissance soit claire (c’est-à-dire intuitivement évidente) mais confuse et non distincte. Pour qu’une connaissance claire soit en outre distincte, il faut qu’elle dispose d’un critère permettant de distinguer son objet de tout autre qui en diffère, aussi faible soit cette différence. C’est ainsi qu’un essayeur connaît distinctement l’or, puisqu’il sait discerner l’or véritable du faux13. Ou que je suis capable sans aucun problème d’identifier la couleur rouge sans pour autant être capable d’énoncer les déterminations qui induisent ces qualités. Dans Les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Leibniz écrit ainsi qu’ « une idée est claire lorsqu’elle suffit pour reconnaître la chose et pour la distinguer [des autres], comme lorsque j’ai une idée bien claire d’une couleur, je ne prendrai pas une autre pour celle que je demande… Sans cela, l’idée est obscure. Je crois que nous n’en avons guère de parfaitement claires sur les choses sensibles… »14. Si la connaissance de l’essayeur est sans doute claire et distincte, elle reste pourtant simplement empirique : l’or résiste à la coupelle et à l’eau forte, ainsi que Leibniz le rappelle un peu plus loin15. Elle ne saurait être dite rationnelle. Il faut donc distinguer des degrés dans la connaissance distincte, selon qu’elle est inaccomplie ou inadéquate (le critère de distinction n’est qu’une marque superficielle, et sans rapport avec la nature de la chose, ou alors lorsque, apercevant clairement un à un les caractères qui le composent, je n’aperçois pourtant l’ensemble que de manière confuse) ou accomplie ou adéquate (c’est par la connaissance exhaustive de son essence que l’objet peut alors être distingué de tout autre)16.
23Plus généralement, Leibniz pose en principe que la connaissance sensible qui, nécessairement, plonge dans l’infini, peut être claire (elle permet alors la reconnaissance de son objet) sans pourtant être distincte (il faudrait pour cela qu’elle discerne l’infinité impliquée dans la définition de l’objet) :
- 17 Méditation sur la connaissance, la vérité et les idées, 1684, LP p. 151 ; texte auquel se réfèren (...)
Une connaissance est donc claire, si j’ai par elle la possibilité de reconnaître l’objet qu’elle représente, et, à son tour, elle est confuse ou distincte. Confuse : quand je ne peux énumérer séparément un nombre de caractères suffisants pour distinguer l’objet des autres objets17.
- 18 « En me promenant sur le rivage de la mer, et entendant le grand bruit qu’elle fait, j’entends le (...)
24Aussi faut-il distinguer entre perception – capable de clairement reconnaître son objet – et aperception – capable d’en dénombrer les déterminations distinctes. La confusion vient de ce que la perception implique l’infinité de l’univers, que notre connaissance finie ne saurait expliquer. C’est ainsi, selon un exemple que Leibniz affectionne, que j’entends le bruit de la vague sans pourtant discerner le bruit de chacune des gouttes d’eau qui la composent18. Et le bruit de chaque vague vient se fondre dans la rumeur continue du bruit de la mer au loin, de même que dans la sensation du vert se mêlent indissociablement le jaune et le bleu :
- 19 Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées, LP p. 156.
Ainsi, en regardant un mélange de fines poudres jaunes et bleues, nous percevons une couleur verte ; cependant, nous ne sentons pas autre chose que du jaune et du bleu très finement mélangés, bien que nous ne le remarquions pas et que nous nous figurions plutôt quelque être nouveau19.
- 20 Nouveaux Essais, II, 1 § 23 ; XXI § 5.
- 21 Nouveaux Essais, IV, VIII § 5.
- 22 Discours de Métaphysique, § XXVI.
25Cependant, au-delà de cette connaissance qui a pour base des perceptions et des pensées, il existe une connaissance des idées ou des concepts. Car « nous avons toujours toutes les Idées pures ou distinctes indépendamment des sens ; mais les pensées répondent toujours à quelque sensation »20. Alors que le premier type de connaissance se tournait vers le monde réel, le contingent, les vérités de fait qui, de la perception au sentiment, du sentiment à l’aperception réflexive, de l’empirique à l’expérimental et du probable au certain se dégagent par induction et ne nous permettent jamais d’achever l’analyse, le second type de connaissable concerne le possible, le nécessaire, les vérités de raison « qui ne peuvent jamais faire aller au-delà de ce qui est dans nos idées distinctes »21 mais qui, déduites sous le principe de contradiction sont résolubles. Il y a un innéisme des idées et des fonctions logiques, car « puisque notre âme exprime Dieu et l’univers et toutes les essences aussi bien que toutes les existences », « nous avons dans l’esprit toutes ces formes, et même tout le temps… Et rien ne nous saurait être appris dont nous n’ayons déjà dans l’esprit l’idée qui est comme la matière dont cette pensée se forme »22. Cependant, cette connaissance par idée est-elle une connaissance adéquate ?
26Rappelons rapidement le classement des idées selon Leibniz : 1) L’idée peut être obscure ou claire. ; 2) Si elle est claire, elle peut alors être confuse ou distincte ; 3) Si elle est distincte, elle peut alors être inadéquate ou adéquate ; 4) Si elle est adéquate elle peut être alors intuitive ou symbolique. Pour l’idée symbolique, notre esprit travaille par hypothèse. La connaissance aveugle ou encore symbolique fait confiance à notre entendement. Nous ne pensons que des mots. On passe de l’idée au langage et c’est une symbolique aveugle car on n’en considère que les signes. La pensée vraiment distincte sans langage n’est pas possible. La faculté de pensée dépend de la faculté du langage.
- 23 Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, t. II, p. 49.
27Dieu a une représentation parfaitement et éminemment adéquate : « les notions pleines et compréhensibles sont représentées dans l’entendement divin comme elles sont en elles-mêmes », écrit Leibniz à Arnauld dans une Lettre du 14 juillet 1686 23. La connaissance est adéquate lorsque tout ce qui entre dans une notion distincte est à son tour connu distinctement, c’est-à-dire lorsque l’analyse est poussée jusqu’à son dernier terme. Si nous saisissons d’un coup ces éléments distincts, la connaissance est intuitive. Il n’y a que des notions primitives que nous avons l’idée intuitive…
28Mais l’idée, même intuitive, ne nous présente pas dans la réalité absolue la réalité de ce qu’elle présente : elle ne fait que l’exprimer. Aucune représentation n’échappe à la limitation originelle des créatures. Par exemple nous avons une idée distincte du chiliogone dont parle Descartes, mais une représentation confuse. L’idée ne correspond pas à ce que nous verrions en Dieu, mais aux affections ou modifications de notre esprit qui répond à ce que nous pourrions apercevoir en Dieu. Cependant si chaque substance n’a qu’une connaissance confuse, en tant qu’elle est une vue de Dieu et que la vue de Dieu est toujours véritable, sa propre perspective est véritable, et elle peut se fier à la perception.
29Pour Leibniz la perspective n’est pas fausse ; elle est seulement partielle, et on peut comprendre que l’addition des perspectives variées permet toujours de recomposer la vérité de l’univers global :
Et, comme une ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque monade. (Monadologie, § 57)
De la confusion à la connaissance claire et adéquate
- 24 Cf. Discours de métaphysique, § 8.
30Faut-il conclure de ce qui précède qu’il n’y qu’une différence de degré entre les différentes substances ? Puisque tout ce qui arrive à la substance provient de son propre fond24 et que chacune d’elles est essentiellement une « vue de l’univers », ne dépendant de rien en dehors de Dieu qui la crée et la soutient dans la création continuellement, la substance est un monde clos, vision d’une totalité, ne communiquant qu’avec Dieu. On connaît cette description des monades en Monadologie § 7 : « Les monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose puisse entrer ou sortir ». Les monades, les substances individuelles, sont « sans porte ni fenêtre ». Elles ne reçoivent rien du dehors puisque tout ce qu’elles ont, tout ce qui leur arrive, elles l’enveloppent : elles le « compliquent », en quelque sorte. En d’autres termes le monde n’existe pas hors des sujets qui l’enveloppent.
31En d’autres termes : chaque substance – monade – est l’expression d’un point de vue unique sur l’univers, qui comprend l’univers tout entier, le passé, le futur, mais du point de vue de la monade. Dans chaque monade se trouve l’infini. Ce point de vue de la substance/monade détermine son mode de connaissance, qui est connaissance du tout mais d’un certain point de vue qui la différencie de la connaissance divine qui unifie tous les points de vue de toutes les monades en même temps, de façon « éminente ».
- 25 Nicolas de Cues, De beryllo, § 4.
- 26 Sur le « mécanisme » de la connaissance, qui fait passer de la connaissance sensible à la connais (...)
32Pour Nicolas de Cues, la question de la connaissance se trouve également exprimée à travers cette expression apparemment restrictive aussi qui est le « modo quo ». Ainsi, si le monde peut être saisi comme image du principe, c’est parce que le principe lui-même veut être vu. On notera d’ailleurs l’emploi significatif du verbe « delectari » pour désigner le désir de l’Intellect fondateur de se montrer et de se communiquer : « Intellectus enim lucem suae intelligentiae delectatur ostendere et communicare ». La condition de possibilité de notre connaissance vient d’une volonté du principe qui est désir, source de plaisir. Nous ne pouvons connaître que parce que Dieu, le Principe, se donne à notre vue dans la création. Si la création était nécessitée par l’être même de Dieu, et non pas voulue par Dieu pour manifester sa Gloire, notre connaissance ne pourrait accéder au principe, car elle n’aurait aucun moyen d’y accéder. La vision de la création, comme lieu de dévoilement de Dieu par Dieu lui-même, dans laquelle les substances connaissantes saisissent le Dieu qui se montre pour être vu est le moyen par lequel elles peuvent accéder au principe. Mais il faut être attentif au fait que Dieu se donne selon un mode que les substances peuvent saisir, comme Nicolas de Cues le précise en indiquant « modo quo capere possint »25 : la vision du principe se fera selon le mode par lequel les substances connaissantes peuvent connaître, et non selon le mode absolu, qui ne convient pas à des substances créées. Elles peuvent connaître « humaniter », de façon humaine, c’est-à-dire au moyen de similitudes. Toute connaissance se fait au moyen de la similitude, à tous les « niveaux » de la connaissance. Au niveau de la connaissance sensible, le sensible est lui-même appréhendé par les sens sous sa forme sensible ou similitude – et non en soi –, de même que les sens se trouvent eux-mêmes dans le sensible au moyen de leur forme sensitive. Et il en est ainsi à tous les étages de la connaissance26. Tout est donc question d’adaptation à celui qui reçoit, à celui qui veut connaître.
3. Le système de l’expression chez Leibniz comme dépassement du perspectivisme restrictif. Que tout part de l’infini et y revient
- 27 Sur l’idée que Dieu crée par volonté de son auto-communication, parce qu’il le veut, et veut comm (...)
33Que le lecteur me permette une expérience de pensée : Pourrait-on envisager qu’une seule substance connaissante suffise dans le système cusain ? En soi la question paraît étrange, car plus il y aura de substances connaissantes, plus la création renverra à l’infinité de son créateur. La multiplicité des pensées humaines connaissantes, en ce sens, est justifiée. De même que la multiplicité des formes dans la nature, qui indique l’extraordinaire puissance créatrice du Principe. D’autre part, dans la pensée cusaine, on ne peut admettre que Dieu engendre une unique substance connaissante, car le « geste » de création implique la multiplicité, l’autre, la différence. Cependant, si l’on s’en tient à la logique : si la mens humana a la capacité, seule, de s’élever à son principe en s’exerçant au nouvel art de connaître que le cusain dévoile dans le Béryl, qui est accessible à tout homme qui le souhaite véritablement, et qui est celui de la coïncidence des opposés, elle n’a pas besoin des autres substances connaissantes pour connaître. Pour être ce qu’elle est, la mens humana n’a besoin que de Dieu et de son rapport à Lui qui la fait être, et de sa volonté à connaître son principe. On pourrait peut-être alors, dans un cas limite, je l’accorde, envisager qu’une substance connaissante unique puisse suffire à connaître, chez Cues, car le rapport se fait de l’un à l’Un, de même que dans le livre L’Icône ou la vision de Dieu, Dieu s’adresse à l’homme. Certes, l’existence d’une seule substance connaissante finie dans la création empêcherait la richesse du monde, et par là, l’image (le monde) ne renverrait pas suffisamment à ce dont elle serait l’image – Dieu. Et d’autre part l’intention du principe créateur de créer pour être vu serait ignorée aussi27.
- 28 Cf. Jean-Michel Counet, « Introduction au De coniecturis », dans Nicolas de Cues, Les conjectures (...)
- 29 Cf. ibid. p. LXXVIII.
34Dans l’acte de la connaissance, chez Nicolas de Cues, l’homme procède par conjecture, c’est-à-dire par point de vue, ou « perspective sur un objet, qui en appelle d’autres à titre de compléments. Chaque point de vue a sa légitimité, et l’Art des conjectures consiste notamment dans l’intégration des différents points de vue possibles pour approcher, autant que possible, la vérité de l’objet »28. Cependant, si cette « vision limitée appelle d’elle-même d’autres points de vue pour la compléter »29, rien, dans cette hypothèse n’empêche qu’une seule substance connaissante ne connaisse tout, ne puisse s’élever, avec méthode, de conjecture en conjecture, à la vision intellectuelle qui la mène à son principe et au principe de toutes les autres choses, puisque le principe est le même. La démarche de la connaissance est individuelle, elle n’implique au strict minimum que la mens humana engagée dans l’acte de connaître, et Dieu.
- 30 Cf. article récent de Jean-Claude Pariente, « Autour de la notion complète. Le débat entre Leibni (...)
35Pour Leibniz, il nous semble qu’il en va tout de même autrement : la monade, en effet, quand elle connaît, ne peut se suffire à elle-même pour connaître dans sa totalité la série dont sa notion complète est faite. Car la monade implique déjà le monde et le système de relations qui fait que c’est ce monde-là qui existe et pas un autre. Si dans son perspectivisme que l’on pourrait dire « étroit », la monade perçoit parfois confusément comme nous l’avons vu, en revanche, il ne faut pas oublier qu’une autre monade percevra clairement là où pour la monade dont nous parlions à l’instant tout n’était que confusion. En contenant tous les prédicats qui appartiennent à une substance donnée, la notion complète peut rendre raison à partir d’elle, à la fois des propriétés qui caractérisent la substance isolément, mais aussi des relations qu’elle entretient avec les autres30. En d’autres termes, c’est parce qu’elle participe d’un dessein commun, harmonieux, harmonique, que la monade importe, qu’elle passe à l’existence parmi d’autres possibles, et non parce qu’elle est ce qu’elle est. Dans l’acte de créer, Dieu ne choisit pas une monade en particulier, il ne choisit pas Adam par exemple, mais porte son choix sur Adam pécheur. La monade choisie par Dieu est en quelque sorte la conformation de la monade Adam parmi tous les Adam possibles qui va faire qu’avec d’autres monades compossibles, elles pourront engendrer le meilleur des mondes possibles. Il y a bien une liberté de la monade d’être ce qu’elle est. Cependant, c’est en tant qu’elle répondra au dessein du meilleur des mondes possibles qu’elle sera choisie par Dieu pour passer de la possibilité à l’existence. Les monades ne passent à l’être, n’existent, que parce que, ensemble, dans leurs relations, elles forment un monde optimal. C’est donc l’exigence du monde le meilleur qui précède l’existence – en acte – des monades. Ainsi, ce n’est pas tant la connaissance de la notion complète des choses ou substances, impossible sauf pour Dieu, qui importe, mais bien plutôt la connaissance des relations, des lois qui permettent l’harmonie dans le monde créé. La connaissance n’est pas celle d’un individu-point de vue sur le monde mais celle qui met en rapport des séries, des monades qui concourent dans un même monde.
- 31 Cf. Essais de Théodicée : « Le crime de Sextus sert à de grandes choses ; il en naîtra un grand e (...)
36Chaque substance – monade –, donc, est l’expression d’un point de vue unique sur l’univers, qui comprend l’univers tout entier, le passé, le futur, mais du point de vue de la monade. Dans chaque monade se trouve l’infini. La substance contient donc implicitement tout ce qui lui arrivera. Mais les événements de la vie d’un individu ne peuvent être isolés de l’histoire dans son ensemble, de l’histoire universelle : le viol de Lucrèce est irrémédiablement lié au destin de la civilisation romaine31. De fait, la substance « Sextus Tarquin » contient des reflets de toute l’histoire romaine, et de fil en aiguille, de toute l’histoire du monde. Ainsi chacun monade porte des traces, et même des anticipations, de la totalité des événements du monde. Toute substance exprime l’univers à sa manière ; son état suivant est une suite de son état précédent, comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde, mais, comme toutes les substances expriment le même univers, elles s’entraccordent exactement.
- 32 Lettre à Foucher 1786, GP I, 383-384.
Comme une ellipse exprime un cercle vu de travers, en sorte qu’à chaque point du cercle il en réponde un de l’ellipse et vice versa, suivant une certaine loi de rapport. Car, comme j’ai déjà dit, chaque substance individuelle exprime l’univers à sa manière, à peu près comme une même ville est exprimée diversement selon les différents points de vue32.
37C’est ce que Leibniz appelle l’expression. Cette signification de l’expression s’affine et devient plus technique : alors qu’Arnauld, en 1687, lui demande ce que signifie ce terme, s’il s’agit d’une connaissance ou d’autre chose, Leibniz répond :
- 33 Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, t. II, 112-113.
Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral. […] Or cette expression arrive partout, parce que toutes les substances sympathisent avec toutes les autres et reçoivent quelque changement proportionnel, répondant au moindre changement qui arrive dans l’univers, quoi que ce changement soit plus ou moins notable à mesure que les autres corps ou leurs actions ont plus ou moins de rapport au nôtre […] ainsi notre corps doit être affecté en quelque sorte par les changements de tous les autres. Or à tous les mouvements de notre corps répondent certaines perceptions ou pensées, plus ou moins confuses de notre âme, donc l’âme aussi aura quelques pensées de tous les mouvements de l’univers, et selon moi toute autre âme ou substance en aura quelque perception ou expression33.
- 34 Cf. Laurence Bouquiaux, « La notion de point de vue dans l’élaboration de la métaphysique leibniz (...)
38Toute expression est partielle, puisqu’elle n’exprime qu’un point de vue sur l’objet. Elle n’épuise donc pas la réalité de l’objet. Pour les substances, le même monde est exprimé d’autant de différentes façons qu’il y a de substances. Si l’on reprend l’image de la ville et des différents points de vue sur elle, elle permet de penser plusieurs choses : d’abord elle permet de penser celui qui perçoit en tant qu’il exprime l’essence divine selon une loi particulière puis, de plus en plus chez Leibniz, en tant que les lois particulières propres à chaque substance qui perçoit se correspondent comme autant de variations d’une loi générale. La ville devient, finalement, une manière de dire la correspondance entre les séries qui définissent les monades, comme l’écrit Laurence Bouquiaux34. Mais tout point de vue n’est pas un point de vue surplombant la ville. C’est un point de vue dans la ville : ainsi, « la substance perçoit confusément tout ce qui a lieu dans un monde où elle est plongée, et dont chaque détail l’affecte. Le point de vue est situs, concentration, centre perceptif, non-position de survol ». Ainsi, les monades sont des miroirs du monde mais dans le monde. Chaque monade exprime l’univers tout entier mais plus ou moins confusément : les petites perceptions montrent bien que le monde tout entier résonne en soi.
39On pourrait donc, peut-être ici, et dans le cadre précis de cette expérience de pensée, souligner une différence entre la pensée leibnizienne et la pensée cusaine : si Dieu crée pour être vu dans le monde théophanique de Nicolas de Cues, les créatures miroirs renvoient chacune, sous une forme ou configuration particulière, à l’intégralité du principe qui est un, indivisible et infini avant la détermination des formes. Si les créatures n’ont pas d’autre essence que dans leur lien de dépendance qui relie chacune à leur principe, Dieu, si, sans lui, elles sont inconsistantes, si elles ne sont que des néants, ce rapport à l’infini compris sous la forme de l’ad-esse est pourtant ce qui fait de chacune individuellement l’expression tout entière du principe. Pour illustrer cela dans le domaine mathématique, on pourra dire que chacun des angles, quelle que soit sa forme, est tout entier dans la ligne qui est son principe. Sa façon particulière d’exprimer son principe (le fait qu’il soit angle obtus ou aigu) ne l’empêche à aucun moment de revenir à son principe, et de voir que dans l’angle maximal en même temps que minimal, les opposés coïncident. Le développement de cet exemple se poursuit dans le paragraphe 10 du De Beryllo. Par le béryl, on accède à la connaissance des principes mathématiques : la ligne, que l’on découvre principe des angles, est l’image du principe premier : elle est simple (« simplicem lineam »), en elle disparaît la dualité des angles (« […] dualitas cessare debet angulorum ») et se trouve l’angle maximal et minimal à la fois (« angulus maximus pariter et minimus »), elle est productrice d’angles (« in virtute principii sit creare acutiorem ; et ita de obtuso »), et contient en elle tous les angles formables possibles. La multiplicité des angles possibles à partir de cette ligne-principe illustre la bonté du principe qui donne les formes à partir du principe. Nous pouvons également prendre l’exemple de L’Icône ou la vision de Dieu dans lequel Nicolas de Cues décrit la vision divine qui perçoit en même temps tous les regards, toutes les perspectives tournées vers elle. Elle les voit toutes, les comprend toutes en même temps, comme points de vue particuliers sur une même réalité (l’Icône). Le principe y est entendu comme « miroir vivant », au chapitre XV du traité De Visione Dei. Ce ne sont plus des miroirs finis qui renvoient l’image d’un visage fini ici, ou des monades qui renverraient une perspective unique sur un paysage ou une ville, mais le principe lui-même qui est mis en rapport avec ses créatures lorsque celles-ci cherchent à lui donner leur forme pour le comprendre. Le miroir vivant renvoie aux créatures une image de lui-même qui est identité exacte de toutes les formes, et que les créatures saisissent en regardant à travers lui. Quand il se regarde à travers ce miroir, le principié ne voit pas une image de lui-même mais la réalité dont lui-même n’est qu’une image. En cherchant dans le miroir une image de lui-même, le principié découvre que ce qu’il croit donner lui-même au miroir (sa forme) vient au contraire du miroir. Ce miroir vivant, en tant que forme des formes, est saisi en tant que donnant sa forme à celui qui le regarde. Le rapport entre la réalité et l’image est alors inversé : à la différence du phénomène de réfraction dans un miroir matériel, la réflexion en Dieu transforme celui qui se réfléchit en image de la forme réfléchissante. C’est donc en le fixant pour essayer de lui donner sa forme que la mens humana peut saisir que c’est lui qui lui donne. La saisie de la vérité du principe (en tant que forme des formes) se fait par une élévation du principié au principe au moyen de la vision. À partir d’une image, le Cusain veut montrer que l’homme peut connaître le principe de toutes les formes, qui est Forme des formes, antérieur à toute forme particulière, et identique à elle dans son principe. De fait, les multiplicités, les différences, voire les oppositions se résolvent en Dieu qui est principe, un, identique, et on peut dire que quelle que soit la forme prise par la créature, elle pointe du doigt le principe, qui est principe unique, un, infini.
- 35 Cf. Essais de Théodicée, § 42.
40En revanche, chez Leibniz, il ne s’agit pas de dire que les différences s’annulent dans le principe : cela résisterait au principe de non-contradiction qui vaut pour Dieu aussi. Non seulement les différences existent, mais il en existe plus encore. La pluralité des mondes possibles est au fondement de la pensée leibnizienne. Il existe dans l’intelligence divine, qui est la région des vérités éternelles, une infinité des mondes possibles, où il faut que tous les futurs conditionnels soient compris35. Ainsi, lorsque Pallas fait visiter à Théodore le palais des destinées, dans la Théodicée, Théodore peut-il voir aussi bien Adam ou Sextus tels qu’ils seront dans le meilleur des mondes possibles que leurs approchants. En calculant la meilleure combinaison possible de monades dans la recherche du meilleur des mondes possibles, Dieu doit choisir non seulement les monades pour ce qu’elles sont mais aussi pour leur compossibilité dans l’algorithme du monde. Si la monade est dite miroir du monde, chez Leibniz, c’est qu’elle en reflète l’infinité, car une monade n’est rien sans les autres et comporte en elle, intégralement, la série de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera. En d’autres termes, la monadologie, qui implique ce tissu de relations, précède la monade, dans le dessein divin chez Leibniz.
Conclusion
41Ainsi, si un héritage réel semble se dessiner entre Nicolas de Cues et Leibniz, qui place le sujet connaissant au centre de l’édifice créé par Dieu, ou Création, dans une démarche à la fois libre et dépendante du principe premier (Dieu, infini, qui soutient chaque créature), il faut comprendre que les deux systèmes de pensée ne répondent pas tout à fait au même dessein. Dans une théophanie où le principe se donne pour être vu, ce qu’il importe de comprendre, pour Cues, est bien que la seule chose qui compte c’est que notre être, et tout être des créatures, quelles qu’elles soient, serait pur néant sans Dieu dont l’intention était de se donner à voir pour être vu. La quiddité d’une chose, donc, ne se trouvera pas dans la chose elle-même mais dans l’intention de celui qui la crée : principe un, infini. En cela, Dieu n’est pas le Dieu caché d’un Pascal. Mais alors que le monde créé de Leibniz répond aussi au dessein d’être vu pour la propre Gloire du Dieu créateur, il faut le penser comme le résultat/l’acte d’un geste de création du meilleur des mondes possibles, qui ne considère plus les créatures seulement individuellement, mais qui les fait être parce qu’elles sont partie d’un dessein beaucoup plus grand qu’elles : celui de l’existence du meilleur des mondes possibles. Le Dieu de Leibniz actualise le meilleur des mondes possibles. Le Dieu de Nicolas de Cues crée pour être vu dans toute sa bonté (il se donne sur le mode de celui qui reçoit) et sa gloire ; le Dieu de Leibniz crée le monde le meilleur qui soit, et pas un autre, impliquant toutes les monades présentes dans ce monde créé. S’il n’avait pas été le meilleur possible, Dieu n’aurait pas choisi de créer. Rien n’est sans raison, rappellera Leibniz. Mais cette raison nous reste inaccessible.
Notes
1 Pierre Magnard, « Le chaînon manquant », Revue de Métaphysique et de Morale, no 2, avril 2011, p. 167-180.
2 Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, § 14.
3 C’est sous cette expression, empruntée aux Stoïciens ou à Augustin dans la Cité de Dieu (voir livres XIX à XXII) mais réinterprétée de façon très personnelle, que Leibniz désigne la cité dans laquelle doivent se trouver les esprits, et où doit se trouver l’union entre Dieu et les esprits, dans le prolongement de l’ordre de la nature. C’est le règne de la Grâce qui se développe au sein du règne de la nature. On retrouvera son analyse de la nature de cette République des esprits au paragraphe 36 du Discours de métaphysique. Voir également, par exemple, Principes de la Nature et de la Grâce, § 15-18, Essais de Théodicée, II, § 146, Monadologie § 84-90.
4 On trouve aussi une grande importance accordée aux sens dans le processus de la connaissance, chez Leibniz, de même que chez Nicolas de Cues. Leibniz écrit que « rien n’est dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans les sens, si ce n’est l’entendement lui-même ».
5 De docta ignorantia, III, III, 198.
6 La référence est celle de l’édition bilingue Felix Meiner Verlag, p. 20 : « Humana vero natura est illa, […] intellectualem et sensibilem naturam complicans ac universa intra se constingens, ut microcosmos aut parvus mundus a veteribus rationaliter vocitetur ».
7 Voir aussi lettre à Arnauld du 4/14 juillet 1686 : « mais les notions des substances individuelles, qui sont complètes et capables de distinguer leur sujet, et qui enveloppent par conséquent les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles du temps, du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans leur notion, prise comme possible, les décrets libres de Dieu, pris aussi comme possibles, parce que ces décrets libres sont les principales sources des existences ou faits ; au lieu que les essences sont dans l’entendement divin avant la considération de la volonté ». Il y a une distinction entre les vérités éternelles, nécessaires, et les vérités « contingentes ».
8 Nicolas de Cues, De coniecturis II, 16 (trad. J.-M. Counet, Les conjectures, Paris, Les Belles Lettres, 2011). De coniecturis, Prologus : « Quoniam autem […] praecisionem veritatis inattingibilem intuitus es, consequens est omnem humanam veri positivam assertionem esse coniecturam », dans Nikolaus von Kues, Philosophisch-theologische Werke, éd. bilingue, Hambourg, Felix Meiner Verlag, t. II, p. 2.
9 Ibid., I, 11, 57 Note 3 De Coniecturis I, 11, 57 « Coniectura igitur est positiva assertio in alteritate veritatem, uti est, participans », dans Nikolaus von Kues, Philosophisch-theologische Werke, op. cit., p. 66).
10 Thomas d’Aquin, De ente et essentia, c.I : « et hoc est quod Philosophus frequenter nominat quod quid erat esse, id est per quod aliquid habet esse quid ».
11 G.W. Leibniz, Die philosophischen Schriften, t. VII, éd. Gerhardt, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1890, p. 566-567.
12 Cf. Monadologie, § 61.
13 Discours de métaphysique, § 24.
14 Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, II, 29.
15 Ibid. II, 31.
16 Cf. Nouveaux Essais, II, 31.
17 Méditation sur la connaissance, la vérité et les idées, 1684, LP p. 151 ; texte auquel se réfèrent les Nouveaux Essais, II, 29.
18 « En me promenant sur le rivage de la mer, et entendant le grand bruit qu’elle fait, j’entends les bruits particuliers de chaque vague dont le bruit total est composé, mais sans les discerner », Principes de la nature et de la grâce, § 13.
19 Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées, LP p. 156.
20 Nouveaux Essais, II, 1 § 23 ; XXI § 5.
21 Nouveaux Essais, IV, VIII § 5.
22 Discours de Métaphysique, § XXVI.
23 Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, t. II, p. 49.
24 Cf. Discours de métaphysique, § 8.
25 Nicolas de Cues, De beryllo, § 4.
26 Sur le « mécanisme » de la connaissance, qui fait passer de la connaissance sensible à la connaissance intelligible, au moyen de la raison, puis à la connaissance divine, on se reportera aux développements explicatifs du livre XVI, seconde partie, du traité De Coniecturis, et notamment le paragraphe 157, plus précisément les lignes 12-28, dans lequel Nicolas de Cues décrit comment le sensible, saisi de façon confuse par les sens, « s’élève » vers l’intellect, qui lui-même « descend » dans le sensible au moyen de la raison pour former et distinguer la sensation. L’intellect est celui qui appréhende en acte (actualiter) le sensible, d’où le fait qu’il soit lui-même en acte le sensible dans le monde sensible. Sur ce qu’il faut entendre par « vrai » aux différents « moments » de la connaissance, cf. plus particulièrement § 167 : « Nam in ratione verus est secundum rationem, in imaginatione secundum imaginationem, in sensu secundum sensum » de même que l’intellect s’élève du vrai à la vérité éternelle et infinie au moyen de l’unité divine qui en lui et à laquelle il s’élève, au-delà de la compréhension purement « humaine » (« humaniter ») (l. 18-26).
27 Sur l’idée que Dieu crée par volonté de son auto-communication, parce qu’il le veut, et veut communiquer sa gloire et sa bonté, et sur le fait que la créature est entendue comme révélation de la beauté et de la gloire divines, c’est-à-dire sur le monde comme théophanie, on peut se reporter, par exemple au De filiatione dei, § 62 ; De dato patris luminum § 94, De ludo globi II, § 78. Cf. aussi De beryllo, De mente et les Sermons. La création, c’est Dieu s’expliquant soi-même.
28 Cf. Jean-Michel Counet, « Introduction au De coniecturis », dans Nicolas de Cues, Les conjectures. De coniecturis, trad. J.-M. Counet, Paris, Les Belles-Lettres, 2011, p. XLIII.
29 Cf. ibid. p. LXXVIII.
30 Cf. article récent de Jean-Claude Pariente, « Autour de la notion complète. Le débat entre Leibniz et Arnauld », Archives de philosophie, vol. 78, no 1, 2015, p. 75-110.
31 Cf. Essais de Théodicée : « Le crime de Sextus sert à de grandes choses ; il en naîtra un grand empire, qui donnera de grands exemples ». Sans le viol de Lucrèce, Rome n’aurait pas fourni des exemples de vertu au monde entier. Il illustre le moment de la fondation de la civilisation romaine, comme l’a très bien décrit Christiane Frémont dans Singularités : individus et relations dans le système de Leibniz, Paris, J. Vrin, 2003, chapitre « Sextus Tarquin, Roi de Rome », notamment p. 90-94.
32 Lettre à Foucher 1786, GP I, 383-384.
33 Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, t. II, 112-113.
34 Cf. Laurence Bouquiaux, « La notion de point de vue dans l’élaboration de la métaphysique leibnizienne », dans B. Timmermans (éd.), Perspective. Leibniz, Whitehead, Deleuze, Paris, J. Vrin, 2006, p. 42. Elle cite à ce propos ce passage du De plenitudine mundi (1676) : « Il n’est pas étonnant qu’un esprit perçoive ce qui se passe dans le monde entier, parce qu’il n’y a aucun corps, si petit soit-il, qui ne ressente tous les autres, à cause de la cohésion (plenitudine) du monde. Et, de cette manière, apparaît une magnifique variété, parce qu’il y a autant de relations différentes à l’univers qu’il y a d’esprits, comme si l’on regardait la même ville de différents endroits ; ainsi, en créant plusieurs esprits, Dieu a voulu faire pour l’univers ce qu’un peintre voudrait faire pour une grande ville lorsqu’il montre ses différents aspects ou projections ». (A VI, III, p. 524).
35 Cf. Essais de Théodicée, § 42.
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Référence papier
Maude Corrieras, « La question de la connaissance et le statut de la créature chez Nicolas de Cues et Leibniz », Noesis, 26-27 | 2016, 197-217.
Référence électronique
Maude Corrieras, « La question de la connaissance et le statut de la créature chez Nicolas de Cues et Leibniz », Noesis [En ligne], 26-27 | 2016, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/2677 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.2677
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