Navigation – Plan du site

AccueilNuméros26-27Contemplation, liberté et tragédi...

Contemplation, liberté et tragédie de la raison. Le tournant anthropologique de la philosophie : de Nicolas de Cues à Giordano Bruno

Maria Jesús Soto-Bruna
p. 173-195

Résumé

Dans un contexte de compréhension de l’être humain en tant que créé à l’image et à la ressemblance divine, Nicolas de Cues a considéré que la vision et l’union avec l’Absolu conduit, d’une part, au bonheur, et implique aussi, d’autre part, l’expression de la plus grande liberté que puisse atteindre l’humain, c’est-à-dire la pleine possession de soi. Cette conviction se présente dans son œuvre, le De visione Dei, dans une ambiance mesurée par l’attitude de la personne en prière, qui s’adresse à Dieu dans la recherche de soi-même, et dans l’aspiration à accéder à ce qui est sciemment inaccessible. À la fin de la Renaissance, Giordano Bruno est l’auteur qui marquera indiscutablement le tournant anthropologique dans le sens d’une subjectivité ne prétendant plus à une union avec l’Absolu, mais qui se retourne vers elle-même. Cela se produit dans un système dans lequel l’être humain et le monde s’auto-impliquent dans une totalité dynamique qui ne laisse pas de place à un Absolu transcendant.

Haut de page

Texte intégral

L’établissement de l’unité avec l’Absolu à partir de l’image

1Dans un contexte de compréhension de l’être humain comme étant créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, Nicolas de Cues considère que la vision et l’union avec l’Absolu conduisent au bonheur et impliquent la liberté la plus grande que l’homme puisse atteindre, c’est-à-dire la pleine possession de soi. Cette conviction est présente dans son œuvre De visione Dei qui met en scène l’attitude de l’homme en prière s’adressant à Dieu et qui se cherche soi-même en même temps qu’il aspire à accéder à ce qui est sciemment inaccessible. Le contexte est celui de « mystique spéculative » qui se caractérise à la fin de la Rennaissance comme une mystique cosmologique reliée à la subjectivité humaine.

  • 1 Ce travail fait partie de notre projet de recherche actuel : « Universitas rerum y metafísica del (...)

2Écrit en 1453 par l’auteur de La docte ignorance (1440), L’icône ou la vision de Dieu (1453) charme et étonne aujourd’hui encore le lecteur1.

  • 2 Pour le De visione Dei, je citerai la traduction française de H. Pasqua : L’icône ou la vision de (...)

3Nicolas demande à Dieu : « Comment te posséderai-je, Seigneur, moi qui ne suis pas digne de comparaître en ta présence ? Comment ma prière parviendra-t-elle jusqu’à toi qui es de toute manière inaccessible ? Comment te demanderai-je, car quoi de plus absurde que te demander que tu te donnes à moi, toi qui es tout en tout ? Et comment te donneras-tu à moi, sinon de la même manière dont tu m’as donné le ciel, la terre et tout ce qu’ils contiennent ? Plus encore, comment te donneras-tu à moi si tu ne me donnais aussi à moi-même ? »2. L’être humain est dépeint ici comme cherchant des réponses à ses questions auprès de celui qui est infini et Seigneur de toutes choses. Se reconnaissant lui-même comme image vivante de la divinité – comme nous aurons l’occasion de le constater – il entend en lui-même la voix de celui qui l’attire vers lui en l’ayant fait à son image et à sa ressemblance :

  • 3 Ibid.

Et alors que je reste ainsi dans le silence de la contemplation, toi Seigneur, au plus profond de mon cœur, tu réponds en disant : « Toi sois à toi et moi je serai à toi »3.

  • 4 De docta ignorantia, II, II, 102, (trad. fr. H. Pasqua, La docte ignorance, Paris, Payot & Rivage (...)
  • 5 Ibid., VII, 25.

4Dès le De docta ignorantia Nicolas de Cues a souligné l’aspect problématique de la question « Qui, enfin peut intelliger que Dieu soit la forme de l’Être et ne soit pas, cependant, mêlé à la créature ? »4. Conformément au point de départ mathématique, le Cusain explique que de même qu’on ne peut comprendre que l’être de la ligne courbe soit par la ligne droite infinie, « qui ne l’informe pas en tant que forme, mais en tant que cause et raison. Raison qui, étant infinie et indivisible, ne peut être participée par la créature qui en prendrait part, comme la matière participe de la forme », on ne peut non plus comprendre comme plusieurs miroirs diversement participés par le même visage, puisque l’être de la créature n’est pas avant de provenir de l’être, étant cet être même, alors que le miroir est miroir avant de recevoir l’image du visage5.

  • 6 Cf. Proclus, Teologie Platonicienne, I, 3, 15, p. 22-23.
  • 7 Cf. De venatione sapientiae, XVII, 49 (trad. fr. H. Pasqua, La chasse de la sagesse, Paris, PUF, (...)

5Dans l’une de ses œuvres de la maturité, le De venatione sapientiae, Nicolas de Cues souscrit explicitement à la doctrine platonicienne de la connaissance proposée dans l’Alcibiade Majeur – qu’il a reçue à travers la Théologie platonicienne de Proclus6 –, selon laquelle l’âme intellective, lorsqu’elle regarde en elle-même, contemple Dieu et toutes choses7. À la lumière de cette doctrine, il lie la connaissance des choses à l’auto-connaissance de l’âme comme image de Dieu. En connaissant les choses par leur assimilation à soi, l’âme se reconnaît elle-même comme une image vivante et intellectuelle du créateur :

  • 8 Id., XVII, 50.

C’est pourquoi, puisque la connaissance est assimilation, elle trouve toutes choses en elle-même, comme dans un miroir vivant de vie intellectuelle qui, en regardant en elle, les voit toutes assimilées à soi. Et cette assimilation est l’image vivante du Créateur et de toutes choses. Dans la mesure où elle est l’image vivante et intellectuelle de Dieu, Dieu qui n’est l’autre de quoi que ce soit, quand elle entre en soi elle se connaît comme étant une image, qui est son exemplaire se réfléchissant en elle. Elle connaît, en effet, sans aucun doute son Dieu, dont elle est l’image8.

6Dans ce passage, la métaphore du miroir opère un lien logique entre l’auto-connaissance de l’âme et la connaissance de Dieu : l’âme ressemble à Dieu parce qu’elle est un miroir vivant et que, en tant que miroir, elle peut le contempler en elle-même et se connaître comme étant image de Dieu.

7Dans le cadre évoqué plus haut du dialogue, l’homme écoute ce que nous considérons comme étant le cœur de l’idée cusaine de liberté et sa signification profonde concernant la réussite de la plénitude humaine. À cela s’ajoute la réflexion du Cusain entièrement orientée vers l’Absolu :

  • 9 De visione Dei, VII, 25, (trad. fr. H. Pasqua, L’icône ou la vision de Dieu, op. cit.).

Ô Seigneur, suavité de toute douceur, tu as fait dépendre de ma liberté que je sois, si je le veux, à moi-même, de sorte que si je ne suis pas à moi-même, tu n’es pas à moi. Et puisque tu as fait dépendre cela de ma liberté, tu ne me contrains pas, mais tu attends que moi je choisisse d’être à moi-même9.

  • 10 Cf. G. von Bredow, « Nachdenken mit Nikolaus von Kues über das Wesen der Freiheit », dans H. Schn (...)

8Dans ce cadre, l’être soi-même de l’image doit comporter – comme nous essaierons de le démontrer – la reconnaissance même de l’existence comme manifestation de la vision créatrice dont elle dépend10. La question qui s’ouvre à partir de là consiste à se demander si la liberté de l’image se trouve en accord avec la conception de la créature comme manifestation visible de la vision créatrice.

9Ne pourrait-on pas, en effet, affirmer que la représentation de l’altérité du moi comme expression de l’autonomie de la libre subjectivité implique la négation des limites propres à la nature rationnelle ? La question de la négativité que pourrait impliquer l’altérité pour le fini est cependant résolue par le Cusain, dès lors qu’il s’agit de fixer les limites exactes de l’image créée et de sa dynamique, en suivant le principe énoncé de La docta ignorancia, selon lequel l’être humain n’aspire pas à posséder une autre nature, mais à perfectionner la sienne propre.

10Le problème énoncé ci-dessus a fait l’objet d’une abondante littérature. La recherche porte sur l’assertion selon laquelle la liberté implique une intériorisation progressive de la connaissance de soi, celle-ci s’effectuant en vue de choisir librement son être propre en accord avec sa dépendance vis-à-vis de la transcendance. Tel est le sens de ce qu’écrit Klaus Kremer :

  • 11 Klaus Kremer, « Gottes Vorsehung und die menschliche Freiheit (‘Sis tu tuus, et Ego ero tuus’) », (...)

Dans ma liberté je ne suis pas pour moi-même, mais je suis donné en elle. Je ne peux pas m’absenter de moi-même et ne pas forcer mon être libre. La plus grande liberté se trouve dans la liberté par rapport au monde et comme profonde union avec la transcendance11.

11Dans le cadre de ces réflexions, Nicolas de Cues n’a jamais cessé de signaler, d’autre part, le statut ontologique de l’image, qui n’est jamais le modèle même. Ainsi le visage divin, étant le modèle, la mesure, l’exemplaire et la vérité de tout ce qui se regarde en lui, n’en est pas pour autant identifié à l’image créée puisqu’il est lui-même « incontractable et imparticipable ». Pour cette raison, celui qui parvient à se regarder dans l’Absolu comme modèle à imiter, voit en réalité sa propre vérité finie dans la vérité Absolue. Ainsi l’exprime notre auteur :

  • 12 De visione Dei, VI, 18 (trad. H. Pasqua, L’icône ou la visión de Dieu, op. cit.).

Dès lors, toute face qui peut contempler ta face ne voit rien d’autre ou de différent d’elle-même parce qu’elle voit sa vérité. Car la vérité de l’exemplaire ne peut être autre ou différente de ce qu’il est, mais cela arrive à l’image pour la raison qu’elle n’est pas l’exemplaire12.

12De cette façon, le domaine du fini est compris comme lié à l’unité, ou l’identité, fondatrice, mais de plus, et en même temps, il est déterminé dans sa finitude par l’altérité qui permet la diversité et le multiple, ainsi que la différence ou la distance par rapport au modèle. Par ailleurs, la finitude requiert la reconduction, selon le principe néoplatonicien du retour à l’unité, du multiple à l’un, retour dans lequel se constitue précisément la perfection à laquelle l’image est appelée. Walter Beierwaltes l’a exprimé de la façon suivante :

  • 13 Werner Beierwaltes, « Identidad y diferencia como principio del pensamiento del Cusano », dans Cu (...)

Dans le cadre du fini, la pénétration réciproque d’unité et d’altérité ou d’identité et de différence, implique comme conséquence qu’en lui rien n’est ce qu’il peut être. L’être est déterminé en permanence par le non-être parce qu’en tout être il y a toujours quelque chose de non achevé et, par conséquent, sa réalité n’est pas terminée, mais ouverte en permanence – dans la succession temporelle – à une réalité nouvelle, c’est-à-dire que la réalité est dans l’horizon de la possibilité et du temps13.

13C’est précisément dans la possibilité d’atteindre cette perfection qu’est la vision éternelle de Dieu que s’ouvre le champ de la liberté.

La vérité de l’image et la possibilité de la liberté comme conscience de soi

14Nicolas de Cues met l’accent sur la relation essentielle de la personne à l’Absolu et sur la nécessité de la liberté qui donne la possibilité de répondre à celui qui appelle l’être humain à une plénitude de plus en plus grande, laquelle ne réside que dans l’union avec Lui. Il faut entendre par là que l’être humain réside dans le fait d’être invité à être l’interlocuteur de la divinité :

  • 14 De visione Dei, XV, 66.

Seigneur, tu te montres, depuis l’humilité de ta bonté infinie, comme si tu étais notre créature, pour nous attirer ainsi jusqu’à toi. Tu nous attires, en effet, à toi de toutes les manières possibles d’attirer par lesquelles une créature rationnelle libre peut être attirée14.

15L’Absolu n’abandonne pas l’homme à lui-même :

  • 15 De visione Dei, IV, 10.

Seigneur, tu es toujours avec moi. Où que je sois, tu me protèges, parce que tu prends soin de moi avec la plus grande diligence15.

16Cette condition d’interlocuteur du divin ne peut cependant se produire que si l’image créée se manifeste librement et choisit d’être précisément ce qu’elle est :

  • 16 De visione Dei, IV, 10. Cf. Robert Javelet, « La réintroduction de la liberté dans les notions d’ (...)

Par conséquent, tu ne pourras jamais m’abandonner tant que je serai capable de toi. À moi donc de me rendre, autant que je peux, toujours plus capable de toi16.

  • 17 Cf. A.-L. González, « Introducción » à la traduction castilane La visión de Dios, p. 24-29 ; ains (...)

17Nous allons tenter d’expliquer ce qui précède. L’idée d’image – se référant à l’être humain – implique chez Nicolas de Cues la relation de dépendance de celle-ci par rapport à l’Absolu créateur, dans la mesure où toute créature est une vision de Dieu. On comprend alors que pour le Cusain la vision de Dieu, le fait de voir Dieu lui-même, de le contempler tel qu’il est, désigne un désir ardent et primordial de l’homme17.

18D’autre part, la reconnaissance de l’être lui-même comme vision de Dieu permet de comprendre, en premier lieu, la présence de l’Absolu dans toutes les choses et, en second lieu, le fait que chaque créature qui se reconnaît image de cette façon, choisisse librement d’être elle-même comme elle est :

  • 18 De visione Dei, IV, 9.

Toi, l’être détaché de toutes choses, tu es présent à chacun sans exception comme si tu ne t’occupais de personne d’autre. De là vient qu’il n’y a aucune chose qui ne préfère son être à celui de toutes les autres et son mode d’être au mode d’être de toutes les autres ; ainsi chacune veille sur son être de manière telle qu’elle laissera périr l’être de toutes les autres plutôt que le sien18.

L’auto-connaissance et le choix de soi-même

19Ce qui suit montre que la liberté humaine peut agir contre toute attente :

  • 19 De visione Dei, XVIII, 80.

Mais tu es si noble, mon Dieu, que tu as voulu que les âmes rationnelles soient dans la liberté de t’aimer ou non. C’est pourquoi du fait que tu aimes, il ne s’ensuit pas que tu sois aimé19.

  • 20 Cf. Elisabeth Bohnenstaedt, Nikolaus von Kues. Von Gottes Sehen. De visione Dei, Heidelberg, Mein (...)
  • 21 Cf. Hans Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1966, p. 493 ; Euseb (...)

20On pourrait dire que, pour le Cusain, la signification la plus propre de l’homme comme image de Dieu, son être-moi et son être-personne, réside précisément dans la liberté20 ; dès lors celle-ci permet, si l’on peut dire, de mettre l’homme en mouvement vers Dieu et de le porter à la pleine possession de soi. Chez Nicolas de Cues, on trouverait ainsi engagée l’idée moderne de liberté comme pouvoir d’auto-détermination21.

  • 22 De visione Dei, XV, 63.

21Mais, en outre, au-delà de la possibilité de l’auto-détermination, la reconnaissance propre de cette vision élargit la capacité de la manifestation libre de l’image, tandis que le fait de tourner le dos au « miroir vivant de l’éternité » restreint cette possibilité de libre manifestation de l’image. Car, comme l’explique le Cusain, si l’image ne regarde pas dans sa vérité, elle passe de l’état d’ « ombre vivante » à celui d’ « ombre » seulement. En effet, Dieu apparaît dans l’œuvre comme « le miroir vivant de l’éternité », qui est « la forme des formes » et « Quand quelqu’un regarde dans ce miroir, il voit sa forme dans la forme des formes qu’est le miroir. Puis, il juge que la forme qu’il voit dans ce miroir est la figure de sa forme, parce que cela se passe ainsi dans un miroir matériel poli, bien que ce qui est vrai soit le contraire, car ce qu’il voit dans ce miroir de l’éternité n’est pas la figure mais la vérité, dont celui qui voit est la figure. Par conséquent, la figure, en toi, mon Dieu, est la vérité et l’exemplaire de toutes les choses et de chacune de celles qui sont ou peuvent être »22.

  • 23 Werner Beierwaltes, « Visio facialis – Sehen und Angeschit. Zur Coincidenz des endlichen und unen (...)

22En voyant sa vérité dans la vérité absolue, l’être humain voit ce qui le fonde et se voit lui-même en lui : « Il se pense comme une forme d’une vérité ontologiquement constituée et qui en même temps se réalise en elle-même »23. Telle est la détermination centrale de la personne et de sa dignité en ce qui se réfère à ce thème à partir de la spéculation sur la liberté. Finalement, nous allons voir ci-dessous comment, dans l’être conscient de soi-même, réside la possibilité de l’expression ou de la manifestation de la liberté de l’homme comme image vivante de la divinité.

La liberté dans la manifestation de l’image : l’être soi-même

23Ainsi, Nicolas considère que, dans la consécution cognoscitive et volitive de la vérité même, il revient à la volonté libre de se manifester comme image. Cette liberté n’est que l’image de la toute-puissance divine :

  • 24 De visione Dei, IV, 11.

Et cette force que je tiens de toi, dans laquelle je garde l’image vivante de ta force toute-puissante, est la volonté libre par laquelle je peux ou augmenter ou diminuer la capacité de recevoir ta grâce24.

  • 25 Cf. VD, IV, 11.
  • 26 Cf. Klaus Kremer, « Gottes Vorsehung… », art. cit., p. 238.
  • 27 Cf. De visione Dei, IV, 11.

24Ainsi, la conscience de la liberté est en même temps la conscience de Dieu et cela alors que la volonté libre gagne de plus en plus en capacité en se rapprochant de la toute-puissante divine selon que l’être humain agit « en conformité » avec le créateur25. La personne qui est consciente de sa liberté est en même temps consciente de Dieu26. Il en est ainsi parce que le fait d’être image de Dieu ne signifie rien d’autre que le fait d’être capax dei, capable de participer de Dieu. C’est précisément comme image vivante de Dieu que l’homme découvre sa liberté27.

25La conscience de la liberté comme conscience de Dieu ne s’inscrit pas cependant nécessairement chez l’être créé, puisque ce dernier a la possibilité de détourner sa vue du modèle :

  • 28 De visione Dei, V, 14.

Ô bonté infinie, combien est malheureux tout pécheur qui t’abandonne, toi qui es la source de la vie, et qui te cherche non en toi mais dans ce qui en soi est néant et qui serait resté néant si tu ne l’avais pas appelée du néant. Quel insensé celui qui te cherche et, alors qu’il te cherche, s’éloigne de toi et détourne les yeux. Tous ceux qui cherchent donc, ne cherchent que le bien, et tous ceux qui cherchent le bien et s’éloignent de toi, s’éloignent de ce qu’ils cherchent28.

26Cette idée de la possibilité d’un éloignement est présente dans De visione Dei dans le contexte de la liberté humaine comme image créée de la liberté divine, ce qui implique la considération de la filiation divine :

  • 29 De visione Dei, VIII, 28 ; cf, XVIII, 82 : « Et ainsi je vois que la nature humaine rationnelle p (...)

Mais toi, Père, qui nous as accordé la liberté parce que nous sommes tes fils, toi qui es la liberté même, tout en permettant que nous nous éloignions et que nous perdions la liberté et notre substance la meilleure au gré des désirs corrompus de nos sens, tu ne nous abandonnes pas cependant complètement, mais tu te soucies continuellement de nous en étant auprès de nous, et tu parles en nous, et tu nous appelles à nouveau pour que nous revenions à toi, toujours prêt à nous regarder comme avant, d’un œil paternel, si en revenant sur nous-mêmes nous nous convertissons à toi29.

27Par sa volonté libre, la personne humaine peut augmenter ou restreindre la capacité de recevoir la grâce divine. Celle-ci augmente précisément à travers l’œil spirituel humain regardant le Dieu vivant :

  • 30 De visione Dei, IV, 11.

L’augmenter en me conformant à toi, quand je m’efforce en vérité d’être bon parce que tu es bon, quand je m’efforce d’être juste parce que tu es juste, quand je m’efforce d’être miséricordieux parce que tu es miséricordieux ; quand tout mon effort n’est tourné que vers toi parce que tout ton effort est tourné vers moi ; quand je regarde avec la plus grande attention vers toi seul et ne détourne jamais les yeux de l’esprit parce que tu m’embrasses continuellement de ton regard ; quand je dirige vers toi seul mon amour parce que toi qui es la charité tu te diriges vers moi seul30.

28À partir de là, la force en laquelle consiste la liberté se détermine chaque fois plus selon la ressemblance ou la proximité avec l’Absolu.

  • 31 Nous rejoignons la thèse soutenue à ce sujet par G. von Bredow‚ « Nachdenken mit Nikolaus von Kue (...)

29Nous pouvons déduire, au point où nous sommes rendus, que l’alternative – en termes kierkegaardiens – du ou/ou s’estompe ici. En effet, la libre volonté a la possibilité de se diriger vers le créateur en s’orientant de manière positive vers les différents aspects du bien31. De fait, dans la prise de conscience de soi comme image vivante de la divinité, la personne humaine remarque la présence réelle et continue du créateur dans son itinéraire vital, en plus d’obtenir cette reconnaissance de soi que fournit le fait d’être d’image créée. Il s’ensuit que la liberté authentique réside dans le choix de soi et que le rejet de ce que l’on est n’a pas sa place ici. À mon sens, le passage suivant le démontre bien :

  • 32 De visione Dei, XV, 65.

La vérité absolue est en effet inaltérabilité. La vérité de ma face est changeante, parce qu’elle est vérité en tant qu’image. La tienne, en revanche, est immuable, parce qu’elle est image en tant que vérité. La vérité absolue ne peut abandonner la vérité de ma face. Si la vérité absolue l’abandonnait, ma propre face, qui est une vérité muable, ne pourrait subsister […]. Nous ne pouvons en effet nous haïr nous-mêmes, c’est pourquoi nous aimons ce qui participe de notre être et l’accompagne. Et nous embrassons ce qui nous ressemble, parce que nous nous représentons dans l’image dans laquelle nous nous aimons32.

30La personne humaine et sa liberté sont montrées, ici, à partir de l’image de l’omnipotence créatrice du divin.

  • 33 Cf. Agnieszka Kijewska, « De ludo globi. The Way of Ascension towards God and the Way of the Self (...)
  • 34 Le Beryl, (trad. M. Corrieras). Cf. A. L. González, « La doctrina de Nicolas de Cusa sobre la men (...)

31Ce qui précède est sans aucun doute mieux représenté dans une œuvre écrite vers cette époque à laquelle nous nous intéressons dans cette recherche, le De ludo globi (Le jeu de la boule), dans laquelle Nicolas explique bien le voyage de l’âme vers son propre centre, qui n’est autre que Dieu. Il y souligne comment l’homme se met en mouvement avec son âme, dont la nature réside précisément dans le fait d’être la force de ce mouvement. Il se réfère, évidemment, à un mouvement purement intellectuel. Il montre alors comment l’âme se reconnaît elle-même dans sa nature intellectuelle ; et que les fonctions de l’âme intellective sont : la pensée (cogitatio), la considération (consideratio) et la détermination (determinatio)33. Les fonctions intellectuelles sont comprises comme essentiellement liées à la liberté et à la créativité. C’est pourquoi dans d’autres œuvres comme Le Beryl, l’homme est considéré comme « un second Dieu »34, puisque c’est dans son activité libre et créative que la personne humaine ressemble et se rapproche de Dieu.

  • 35 Cité p. 163 dans l’article de A. Kijewska, mentionné plus haut.

32Le pouvoir parfait de Dieu se manifeste de façon plus claire dans l’âme humaine, dans l’âme intellective qui est, selon le chapitre 33 du De ludio globi, splendidement magnifique, libre de toute contrainte35. À partir de cette liberté, la personne doit réaliser et faire croître durant sa vie la ressemblance avec Dieu, spécialement à travers sa liberté légitime, à travers laquelle elle a été en outre appelée à dominer la terre.

33Il semblerait que pour celui qui s’efforce d’aller vers Dieu, il ne serait pas possible de s’égarer et que par conséquent le désir de la proximité divine se trouverait – d’après la pensée du Cusain – au-delà du bien et du mal.

34Il est vrai que le concept de liberté ne se centre pas autant sur l’idée de la possibilité de se décider pour l’un ou pour l’autre, mais sur la décision de l’être humain de déterminer et d’accepter son propre « statut » interne d’image vivante de Dieu ; il reconnaît ainsi sa ressemblance, mais aussi sa dissemblance et son altérité par rapport à celui qu’il recherche comme étant la fin ultime et l’apogée de tout désir.

  • 36 Cf. G. von Bredow, « Nachdenken mit Nikolaus von Kues über das Wesen der Freiheit », art. cit., p (...)

35Dans le passage du De visione Dei (VII, 25), cité au début de cet article, nous voyions la raison humaine qui s’entendait dire en réponse à sa demande – à travers la reconnaissance de sa fragilité et de l’impossibilité d’une pleine connaissance d’un absolu qui se présente à elle avant tout comme inaccessible et qu’elle ne peut « appréhender » – : « Toi sois à toi et moi je serai à toi ». C’est précisément cette réponse qui réveille la conscience de la liberté individuelle36.

36La raison comprend alors le chemin qui conduit positivement à la liberté, la personne possède cette liberté quand elle ne se laisse pas déterminer de l’extérieur, quand elle ne se perd pas elle-même mais elle revient à elle-même de telle sorte qu’elle peut vouloir être elle-même :

  • 37 De visione Dei, VII, 26.

D’où je vois, maintenant, que si j’écoute ton Verbe qui ne cesse de parler en moi et d’éclairer continuellement ma raison, je serai à moi-même, libre et non esclave du péché, et tu seras à moi, tu me donneras de voir ta face et alors je serai sauvé37.

37La liberté n’est dès lors pas comprise comme un choix entre « oui » et « non », mais comme la capacité d’auto-détermination selon la nature de chacun.

  • 38 Cf. Klaus Kremer, « Gottes Vorsehung… », art. cit., p. 240.

Tous les auteurs s’accordent sur le fait que la liberté pour le Cusain n’est pas en premier lieu la liberté de choix, mais qu’il comprend la liberté dans la ligne de l’autoréalisation et de l’auto-configuration38.

38Nicolas reconnaît que la personne est consciente de sa fragilité et donc de sa possibilité d’errer, en un mot, que la liberté de choix vers le positif n’est pas une flèche qui aurait sa cible garantie d’avance. Toutefois – comme on vient de le lire – le chemin apparaît : la raison doit guider les sens et quand elle se conformera à la vérité de son image, elle connaîtra alors le sens et la fin de la force créatrice dans son état d’image vivante. Autrement dit, si l’être humain reconnaît cette vérité, il reconnaît aussi le sens de la liberté qui inclut son auto-réalisation dans l’union avec Dieu.

L’être de l’image comme interlocuteur de l’Absolu

39En conclusion, on peut soutenir que le sens de la liberté, comme manifestation de l’image, ne mène pas tant chez Cues à une union contemplative mystique qu’à un appel plus personnel – à la personne humaine – à être l’interlocuteur de Dieu.

  • 39 Cf. Werner Beierwaltes, « Visio facialis… », art. cit., p. 216.

40Même si, bien sûr, la finalité ultime de l’homme comme image de Dieu est la contemplation face à face, la visio facialis, qui fait référence à une forme de pensée qui excède toute compréhension représentative, c’est-à-dire à un regard non intentionnel. Mais cela doit se réaliser au-delà de la vie présente et a donc une dimension eschatologique faisant référence à la véritable filiatio 39.

  • 40 Ibid., p. 217.

41Il appert donc que, dans et à travers la liberté, l’être humain est capable de s’auto-transcender, et réalise dès lors la capacité suprême de l’esprit : l’union avec l’Absolu, tout en étant et en restant pleinement lui-même. En effet, maintenant, dans ce monde, l’être humain doit reconnaître que « notre vision de Dieu dans l’image est en même temps le fait d’être vus nous-même par le regard divin »40 ; ce fait d’être vu n’annule pas l’indépendance dans la capacité de choix de soi ; aucune liberté n’est niée dans la possibilité de se choisir soi-même et d’être ce qu’on est. Bien plutôt, la personne humaine comprend que si son être réside dans le fait d’être vu par l’Absolu, sa liberté repose alors sur le fait de diriger son regard vers celui qui voit tout.

  • 41 De visione Dei, XXV, 118 : « Tous les autres esprits intellectuels sont, par la médiation de cet (...)

42Le choix de soi (« Toi sois à toi ») implique désormais le libre élan vers l’auto-transcendance de l’esprit, c’est-à-dire l’abandon de tout type de subjectivité réflexive qui enfermerait le moi dans les limites de ses représentations. Cela implique d’entrer dans une sorte de dialogue unitif avec la divinité qui est la façon d’arriver à la plénitude à laquelle est convoquée initialement l’image vivante créée41. Cette plénitude se trouve ancrée, grâce à la libre auto-possession, dans l’acceptation de ce que la conscience comprend de soi ; et cette auto-possession s’obtient – nous le soulignons, en suivant la pensée du Cusain – à travers l’auto-détermination consistant à diriger son regard vers celui qui, lorsqu’il est regardé, rend à l’être humain sa vérité (« Moi je serai à toi »).

43Il s’agit, chez Cues, d’une subjectivité qui entre en contact avec l’Absolu. Son rejet de l’analogia entis et de la logique d’Aristote est un pas décisif en direction d’une philosophie du sujet qui caractérisera la modernité.

44Cela suppose certainement un pas décisif, au début de la Renaissance, en direction de la modernité. Mais la subjectivité moderne sera découverte seulement à la fin de cette étape, après l’héritage et l’inversion de certaines thèses de Nicolas de Cues par Giordano Bruno.

Le tournant anthropologique chez Giordano Bruno42

  • 42 Pour la relation entre Giordano Bruno et Nicolas de Cues, je prendrai en compte, principalement, (...)

45La critique décisive de l’aristotélisme a lieu à la fin de la Renaissance, chez Giordano Bruno. Ce dernier marque indiscutablement le tournant anthropologique vers une subjectivité qui ne prétend plus une union avec l’Absolu, mais qui se retourne vers elle-même. Cela se produit dans un système dans lequel l’être humain et le monde s’auto-impliquent dans une totalité dynamique qui ne laisse aucune place à un Absolu transcendant.

46Nous lisons en effet chez Bruno :

  • 43 De Immenso et Innumerabilibus, op. lat., I, 2, p. 158. Cf. M. J. Soto-Bruna, La metafísica del in (...)

Dieu n’est pas une intelligence extérieure qui ferait bouger l’univers de façon circulaire ; il est plus digne de Lui d’être un principe interne de mouvement, c’est-à-dire la nature même, la propre forme, l’âme même que possèdent tous les êtres animés, dès qu’ils sont43.

  • 44 Aristote, Metaphysica, XII, 1072 a - 1073 a.
  • 45 Sagesse, I, 7. Cf. Augusto Guzzo, « Giordano Bruno, uomo inquieto », (I et II), Giornale di Metap (...)
  • 46 Hervé Pasqua, « Rien n’est en dehors de l’infini » (De visione Dei, 13, 14), colloque Infinité et (...)

47Dans le livre XII de sa Métaphysique, Aristote avait parlé de Dieu comme d’ « une substance éternelle et immobile, séparée des choses sensibles », qui « meut en étant immobile » le monde, à partir de la première des « translations » qui est la « circulaire », tout « comme l’entendement est mû par l’intelligible »44. Pour Giordano Bruno, cette conception – soit : un Dieu, premier être, constitué en altérité avec le monde, séparé de ce qui doit être considéré comme son œuvre – est incompatible, à partir de sa première racine, avec ce qui d’une façon précise a servi de point de départ à sa pensée ; telle est – cela a été signalé d’un commun accord, et il le remarque dans De la Causa – la réflexion sur ce paysage biblique du livre de la Sagesse qui déclare : « l’Esprit du Seigneur remplit l’univers […], il englobe tout »45. À partir de cette perspective, le moteur immobile, étranger à la vie même de l’univers, n’est rien d’autre à ses yeux qu’une grande source de stérilité philosophique. On trouve là la dernière conséquence de la thèse sur l’infinitude de Nicolas de Cues, qu’Hervé Pasqua a d’ailleurs signalé de la façon suivante : « L’Égalité de l’Un avec lui-même est l’Intellect qui est Forma formarum ou reflets de reflets »46.

  • 47 Traité en particulier par Thomas d’Aquin dans S. Th. I, q. 8. Nous avons abordé avec plus de préc (...)
  • 48 De Immenso et Innumerabilibus, op. lat., I, 2, p. 193.
  • 49 Summa Terminorum Metaphysicorum, op. lat., I, 4, p. 73.
  • 50 Cf. Miguel A. Granada, Giordano Bruno : Universo infinito, perfección del hombre, Barcelone, Herd (...)

48Et c’est que toute la préoccupation philosophique de Bruno se fonde sur la conviction que l’Absolu s’est pleinement manifesté dans la nature et que, par conséquent, la tâche de la philosophie repose sur le fait de dévoiler ou découvrir – à travers l’étude de la nature – l’être divin, qui a été ainsi révélé. De là, on peut affirmer de plein droit que le fil conducteur de la philosophie brunienne est constitué par le thème classique de la présence de Dieu dans le monde47. Dans cette perspective, il est aussi intéressant d’investiguer sur le monde comme « la vivante manifestation de la divinité » – ars vivens, divina quaedam potentia ou divina potestas 48 –, que d’investiguer à propos du premier principe, intimement présent dans notre monde – intima omni enti magis quam sua forma et sua natura unicuique esse possit 49. D’où le fait que le but ultime de tout l’itinéraire spéculatif soit la contemplation de la nature dans et à travers l’unité de son principe50.

49On comprend dès lors que la considération de l’Absolu, d’où procède et donc dépend l’univers, doive être, de fait, intimement liée à l’étude de ce qui constitue son explication nécessaire. C’est-à-dire qu’il faut, pour comprendre le lieu que Dieu occupe dans la pensée de Giordano Bruno, le regarder depuis ce qui est son activité la plus caractéristique : la production des êtres. Autrement dit, ici, une explication du monde sans Dieu ne serait jamais plus qu’une constatation factuelle de phénomènes : pure cosmologie ; de même qu’un traitement de l’Absolu comme pure intelligence séparée laisserait complètement entre parenthèses le sens du monde, car – chez Bruno – celui-ci est le complément nécessaire de l’être divin :

  • 51 Luigi Cicuttini, « L’Assoluto nel pensiero di Giordano Bruno », Rivista di Filosofia Neoscolastic (...)

Chez Bruno, créer, produire, ce n’est pas produire de nouvelles substances mais concrétiser l’unique, éternelle et ingénérable substance […]. La créature est le complément nécessaire de la vie parfaite de Dieu51.

  • 52 Cf. Hélène Védrine, La conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1967, p. 243-246 (...)

50Le problème de Dieu s’avère alors fondamental chez Bruno, surtout si son apport à l’histoire de la pensée ne veut pas se réduire à une simple hypothèse cosmologique52 – sans un solide fondement expérimental et rêvé à partir de l’élargissement du monde opéré par Copernic. En premier lieu, il faut souligner que la grande intuition qui anime la pensée de Bruno est que c’est seulement dans l’Absolu qu’on peut trouver une réponse correcte à la question de l’unité de l’univers, ou, comme cela a été dit : « si l’on élimine Dieu, tout l’édifice entier de la philosophie brunienne s’écroule », l’univers exige Dieu ; l’unité étant, en outre, en Dieu, entièrement liée à l’idée d’infini.

  • 53 Ibid.
  • 54 Nicolas de Cues, De docta ignorantia, II, VIII, 139 : « Dès lors, bien que Dieu soit infini et qu (...)

51De plus, une autre des convictions fondamentales de Giordano Bruno sur ce point est que l’œuvre de celui qui est tout-puissant ne peut, pour ainsi dire, paraître comme une chose extérieure à son artisan ; ce dernier, comme perfection ultime, ne peut rester étranger à son œuvre. Il s’ensuit une sorte de relation symétrique entre les deux extrêmes : la présence – qui dérivera vers l’inhérence réelle – des êtres en Dieu devra correspondre parfaitement à la présence – en clair, l’implication – de Dieu dans les êtres : « Les choses restent inhérentes à Dieu, qui les complique, tout comme Dieu demeure impliqué dans les choses, ces dernières l’expliquant »53 ; et, dans la mesure où elles l’expliquent parfaitement, elles portent inscrit en elles son caractère d’infini. La métaphysique de l’infini apparaît ici aussi comme un présupposé fondamental ; contrairement à ce qu’avait soutenu Nicolas de Cues, Bruno affirme sans réserve que l’univers des êtres doit être infini pour pouvoir être l’explication nécessaire, effectivement infinie, de Dieu54.

  • 55 Ibid. M. Ciliberto, dans l’ « Introduction » à Giordano Bruno, Rome, Laterza, 1965, a signalé, ic (...)

52Poser alors la question d’un Dieu au-delà du monde est quelque chose qui ne correspond pas au philosophe, à qui incombe plutôt l’étude de Dieu dans le monde : penser sur Lui à travers « ces astres magnifiques et ces corps lumineux, qui sont autant d’autres mondes habités, grands vivants et éminentes divinités » ; et « comme il est impossible qu’ils possèdent l’être par eux-mêmes […] il faut que [ces derniers] aient un principe et une cause et que, en accord avec la grandeur de leur être, de leur vie et de leur action, ils manifestent et proclament dans un espace infini, d’innombrables façons, l’excellence et la majesté infinies de leur principe et de leur cause première »55. Ce n’est pas alors – nous le soulignons – la transcendance divine, qui dépasse entièrement les limites de la pensée humaine, mais l’immanence de Dieu dans les choses qui s’avère être l’objet adéquat de la recherche philosophique. Tel est le cadre dans lequel se développe l’interrogation sur Dieu dans la philosophie de Bruno.

  • 56 Cf. Wilhelm Dilthey, « La conexión entre la autonomía del pensar, el racionalismo constructivo y (...)
  • 57 Cf. Werner Beierwaltes, « Identität ohne Differenz ? Zur Kosmologie und Theologie Giordano Brunos (...)

53Ce qui précède signifie qu’une fois admise la révélation de Dieu dans le monde, la raison humaine n’a pas d’autre voie pour l’affirmation de la divinité que le terrain même de la nature : l’accès de l’homme à Dieu est seulement possible via l’étude et la contemplation de la nature. La nature est alors exaltée, élevée au rang du divin, et cela à tel point que l’Absolu doit se trouver « naturalisé », mettant définitivement en question sa transcendance par rapport au monde. Il n’est pas risqué d’affirmer que, désormais, nous nous trouvons face à une claire manifestation du principe d’autonomie qui a présidé sans aucun doute la pensée moderne. En effet, si ce principe a donné naissance, d’une part, aux systèmes rationalistes appartenant à la tendance cartésienne, avec leur doctrine déiste d’un univers subsistant en soi-même qui peut être construit indépendamment de son fondement absolu, il n’est pas moins vrai, d’autre part, qu’il a dérivé vers la considération d’un univers infini qui, en tant que tel, doit rendre vaine la spéculation philosophique sur l’Absolu transcendant : Dieu et le monde sont mis en équivalence chez Bruno – initiateur de ce deuxième courant – dans cet attribut primordial qui est maintenant l’infinitude56. Après cette dernière affirmation, l’Absolu n’apparaît plus comme contraire ou distinct du monde, mais – strictement – comme l’unité compliquante de la multiplicité déployée dans le monde57. C’est précisément sous l’aspect d’unité compliquante que Dieu apparaît dans le système de Bruno comme cause et comme principe.

  • 58 Cf. Aristote, Physique, II, 2, 194 a 15 sq.
  • 59 Cf. De la Causa, Principio et Uno, op. cit., Dialogue 2, p. 112-113.

54L’Absolu, en premier lieu et au sens large de la tradition métaphysique, est dénommé « premier principe » ou « première cause » de l’univers ; il s’agit de deux dénominations différentes pour, en fait, deux aspects divers d’un même être et agir – qui est l’unité ultime dans laquelle se résolvent les innombrables aspects de l’univers sensible. Par conséquent, il est nécessaire à ce stade de préciser un point qui définira décisivement le statut de ce premier principe et cause, et qui est le suivant : dans le domaine du strictement naturel, dans ce que nous pourrions appeler l’investigation physique, lorsqu’on parle de principes et de causes, il existe une distinction claire entre ces termes. Effectivement et d’une manière générale, « principe » est ce qui concourt intrinsèquement à la constitution d’une chose et demeure en elle, comme ce serait le cas – et comme c’est d’ailleurs le cas – de la matière et de la forme, qui demeurent dans le composé une fois qu’il est produit58 ou comme cela arrive aussi avec les éléments dont se compose quelque chose et dans lesquels ce quelque chose se résout. « Cause » est, en revanche, ce qui concourt extérieurement à la production de la chose, et qui a son être hors du composé, comme il arrive avec l’efficient et la fin, qui subordonnent l’être produit puisque celui-ci dépend des deux59.

Raison et infini. Le destin humain chez Giordano Bruno 60

  • 60 Pour cette partie, on tiendra particulièrement compte du livre de Hilary Gatti, Essays on Giordan (...)
  • 61 De gli eroici furori, op. cit., p. 66.

Ainsi donc, […] l’objet étant infini, dans un acte simplissime, et de toute façon comme notre puissance intellective ne peut appréhender l’infini sinon en discours ou en certaine forme – comme par exemple en certaine raison potentielle ou en aptitude –, le héros est comme celui qui prétend l’obtention de l’immense, en en venant à établir une fin là où il n’existe pas de fin61.

  • 62 Cf. Giovanni Gentile, Il pensiero italiano del Rinascimento, Opere, vol. XIV, Florence, Sansoni, (...)

55Il est vrai que, d’un point de vue strictement théorétique, la philosophie de Giordano Bruno ne prétend pas nier le principe de la transcendance divine62 ; mais il est vrai également qu’il se tourne vers le développement de l’idée de l’immanence du divin dans la nature de l’homme. En d’autres termes, comme on le voit dans la citation ci-dessus, sa philosophie ne nie pas – elle ne fait que taire – le concept d’une vérité supérieure, terme de la foi, elle nie seulement l’accès rationnel à une telle vérité de la part de l’être humain. Ainsi, sans aucun doute et selon nous, Giordano Bruno ôte à l’homme la capacité d’accéder réellement – et non plus seulement cognoscitivement – à l’Absolu : autrement dit, il remet en question la fin ultime de la personne ; à cause principalement du fait que la raison se trouve, pour ainsi dire, cassée par rapport à ce qui est son fondement. C’est, pensons-nous, la principale conclusion que l’on peut tirer de la dernière œuvre de Bruno qui nous intéresse : De gli eroici furori.

  • 63 Cf. Platon, Phédon, 64 d - 67 c. ; voir C. J. Classen, Untersuchungen zu Platons Jagdbilder, Berl (...)
  • 64 Cf. Plotin, Ennéades, I, 2, 3 ; particulièrement les références au Théétète, 176 b-c, à la Républ (...)
  • 65 Cf. Mariano Álvarez Gómez, Die verborgene Gegenwart des Unendlichen bei Nikolaus von Kues, Munich (...)

56L’argument principal, présent au cœur des pages de cet écrit de Bruno, est marqué par le signe connu – ou métaphore – qui fait de l’être humain un « chasseur » du plus haut à quoi il peut aspirer. La tradition de cette image de la chasse remonte à très longtemps. Déjà Platon a employé une image semblable pour définir la vie de l’homme dans ce monde comme dans le « désir » et la « chasse » de la vérité, déplorant le « mélange » de l’âme avec le mal de la matière et du sensible63. Dans la même ligne, on trouve le clair antécédent néoplatonicien de notre auteur dans l’œuvre de Plotin, qui, traitant de l’homme dans la première Ennéade, s’appuie lui aussi sur les textes de Platon, principalement le Théétète et le Phèdre 64. Nicolas de Cues l’emploie aussi dans son œuvre De venatione sapientiae, exprimant l’intérêt de la philosophie pour la « chasse de la sagesse » qui, à la manière d’une « docte ignorance » s’interroge sur l’Absolu comme possest, non-aliud ou unum 65.

  • 66 Cf. Werner Beierwaltes, « Actaeon. Zu einem mythologisches Symbol Giordano Brunos », Zeitschrift (...)
  • 67 Plotin, Ennéades, I, 6, 9 : pour l’unification avec Dieu, « il faut, avant tout, que l’œil qui vo (...)
  • 68 Cf. Pasquale Sabbatino, « Atteone e Diana. L’eroico intelletto e la divina bellezza », dans Giord (...)

57Progressant à partir de ces mobiles, Bruno accorde comme tâche à l’homme sa deificatio 66. Cette divinisation est seulement possible dans la pensée brunienne, à travers une contemplation intellectuelle de l’Absolu. C’est à cela que s’efforce sans cesse la raison humaine, car elle sait que la vue d’un objet tant désiré va transformer l’œil qui voit en objet contemplé, à savoir, l’infini. Giordano Bruno assume ici sans doute un point important de la gnoséologie plotinienne67. Dans le dialogue Les héroïques fureurs – plus littéraire que philosophique – il décrit les chemins suivis par l’âme à la recherche de l’unité infinie ; unité qui la transcende, la dépasse et l’enveloppe, mais à laquelle, en même temps, ni l’intellect ni la volonté ne peuvent éviter de tendre. Ici, Bruno suit aussi la tradition du Symposion de Platon, du Convivio de Dante, du De amore de Ficino, des Dialoghi d’amore de Léon l’Hébreu, ainsi que le Commentaire sur une chanson d’amour de Pic de la Mirandole68. Concrètement, Bruno recourt au mythe de l’Actéon.

58Actéon représente l’intellect humain, la plus haute capacité rationnelle de la personne, qui part à la recherche, à la chasse, de la sagesse infinie, cette dernière se manifestant dans l’univers. Selon Giordano Bruno, l’intellect humain doit rechercher cette très actuelle infinitude dans et à travers sa très parfaite manifestation : l’infini expliqué, le cosmos – dans le mythe appelé Diane. Et c’est là que l’Absolu se montre comme « lumière dans les ombres de la matière » :

  • 69 De gli eroici furori, op. cit., p. 184.

La Monade (est) la véritable essence de l’être de tous ; et si (l’intellect) ne la voit pas dans son essence, dans sa lumière absolue, il la contemple dans sa progéniture, qui lui ressemble et qui est son image ; parce que de la monade qu’est la divinité procède une autre monade qui est la nature, l’univers, le monde, où l’on contemple et l’on se reflète comme le soleil sur la lune à travers laquelle il nous illumine en restant dans l’hémisphère des substances intellectuelles69.

59Faisons observer que – comme nous l’avons défendu –, à cause du silence sur la transcendance divine dans ce système, l’Absolu ne peut être capté pas l’intellect humain comme immanent à l’univers. Inaccessible en soi-même, l’Absolu devient d’une certaine manière accessible à travers sa parfaite démonstration dans la nature. Et cela – nous le répétons avec d’autres mots – au prix de demeurer absent en tant qu’Absolu : il doit en être ainsi pour que la fin ultime de l’homme ne soit autre que cette explicitation de l’Absolu infini qu’est l’univers. Et cela est justement ce qu’explique le mythe d’Actéon utilisé dans la théorie brunienne.

  • 70 Giordano Bruno recourt sur ce point au principe aristotélicien selon lequel l’intellect se fait u (...)
  • 71 De gli eroici furori, op. cit., p. 66.

60Effectivement, devant la contemplation de l’univers infini – Diane –, l’intellect – Actéon –, se lance à sa conquête, car elle représente l’unique moyen d’accès à l’Absolu. Et dans la mesure où, via la connaissance, l’intellect s’assimile à l’objet connu70, il se produit une sorte d’identification de l’intellect avec l’univers qui empêche l’ascension vers le véritable infini : c’est ce que le mythe explique comme la mort d’Actéon. Mort qui signifie ici la non-comparution de la fin ultime à laquelle aspire l’intellect humain : « parce que la fin ultime ne doit pas avoir de fin, puisqu’en ce cas elle ne serait pas ultime. Elle est, donc, infinie en intention »71. Et, en tout cas, on trouve chez Bruno un choix clair de la recherche infinie sans terme, plutôt que l’option classique de la transcendance :

  • 72 Id., p. 67.

[…] car – dit-il – une nature héroïque préfère tomber ou échouer dignement dans de hautes entreprises où elle montre la noblesse de son esprit plutôt que de triompher à la perfection dans des choses moins nobles ou plus basses72.

61Giordano Bruno n’a pas reconnu en définitive la valeur ontologique de la finitude, de l’être fini, comme participation de celui qui est l’Ipsum Esse Subsistens.

62Il s’agit donc d’une version tragique du destin de l’homme, car l’ascension ontologique et gnoséologique vers l’Un doit traverser le chemin de l’explicatio pour pouvoir accéder à Celui qui dans « le tout » se trouve « impliqué ». Mais, chez Bruno, l’intellect étant transformé en l’infinitude du monde qu’il contemple, l’être humain n’arrive pas à ce à quoi tend sa volonté, soit, à ce dont le monde est seulement la représentation. Somme toute, ce que l’on trouve à la fin n’est pas l’Absolu transcendant, mais l’infini univers.

  • 73 Expression utilisée par C. Fabro à propos de B. Spinoza, dans son livre Introduzione all’ateismo (...)
  • 74 Dès le debut de l’œuvre De la Causa, Principio et Uno, la matière est établie, avec David de Dina (...)
  • 75 Cf. Alfonso Ingegno, « Dalla teologia negativa alla critica del cristianesimo. Il fato e l’astrol (...)

63À la suite de ces considérations, si nous voulons résumer la nature spécifique de la contribution de Giordano Bruno à la spéculation philosophique, nous dirons, en une phrase, qu’elle a consisté en l’élimination du « principe théologique de la philosophie »73. Attendu que, en effet, si toute sa pensée aspire à la captation et à la contemplation de l’éminente infinitude divine présente partout dans le monde des créatures, cet Absolu auquel ses spéculations prétendent n’en est pas moins et uniquement un principe métaphysique – matière ou forme74 – découvert par la raison, quant à l’explication des procédés naturels75 : à partir de ces présupposés, il est facile de comprendre les conclusions tirées relatives à l’immanence de ce principe dans l’ordre total du cosmos.

64Le naturalisme que comporte le principe d’appartenance brunien – dans la relation dialectique des parties au tout, du fini à l’Infini, du monde à Dieu – en arrive à rendre vaine toute activité humaine, tout effort de la part de l’homme pour sa propre élévation, et l’efficacité même d’une relation entre la personne et l’Absolu ; car ce dernier se trouve, en dernière instance, « dissous » dans le devenir cosmique immanent et éternel, en l’animant uniquement comme son âme et principe. Bruno, avec son explication du cercle du créaturel comme explication nécessaire de la divinité, franchit ainsi le pas dans cette marche de l’histoire de la philosophie occidentale, qui caractérise la modernité, dans son déplacement de toutes les valeurs divines vers la réalité du monde et la subjectivité humaine ; il s’agit d’un concept de sujet ayant hérité sa source de Nicolas de Cues, mais transformé en système de l’immanence.

Haut de page

Notes

1 Ce travail fait partie de notre projet de recherche actuel : « Universitas rerum y metafísica del Logos en la interpretación neoplatónica medieval del proceso emanativo-manifestativo de la causalidad » - « De E. Eriúgena a M. Eckhart ».

2 Pour le De visione Dei, je citerai la traduction française de H. Pasqua : L’icône ou la vision de Dieu, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2016.

3 Ibid.

4 De docta ignorantia, II, II, 102, (trad. fr. H. Pasqua, La docte ignorance, Paris, Payot & Rivages, 2008 et 2011).

5 Ibid., VII, 25.

6 Cf. Proclus, Teologie Platonicienne, I, 3, 15, p. 22-23.

7 Cf. De venatione sapientiae, XVII, 49 (trad. fr. H. Pasqua, La chasse de la sagesse, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2015).

8 Id., XVII, 50.

9 De visione Dei, VII, 25, (trad. fr. H. Pasqua, L’icône ou la vision de Dieu, op. cit.).

10 Cf. G. von Bredow, « Nachdenken mit Nikolaus von Kues über das Wesen der Freiheit », dans H. Schnarr (éd.), Im Gespräch mit Nikolaus von Kues. Gesammelte Aufsätze, 1948-1993, Münster, Aschendorff, 1995, p. 245-264.

11 Klaus Kremer, « Gottes Vorsehung und die menschliche Freiheit (‘Sis tu tuus, et Ego ero tuus’) », dans R. Haubst (éd.), Das Sehen Gottes nach Nikolaus von Kues. Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cuesnus-Gesellschaft (actes du colloque de Trier, du 25 au 27 septembre 1986), Trier, Paulinus Vg., 1989., p. 227-266, p. 238.

12 De visione Dei, VI, 18 (trad. H. Pasqua, L’icône ou la visión de Dieu, op. cit.).

13 Werner Beierwaltes, « Identidad y diferencia como principio del pensamiento del Cusano », dans Cusanus, Reflexión metafísica y espiritualidad, Pamplona, Eunsa, 2003, p. 149.

14 De visione Dei, XV, 66.

15 De visione Dei, IV, 10.

16 De visione Dei, IV, 10. Cf. Robert Javelet, « La réintroduction de la liberté dans les notions d’image et de ressemblance, conçues comme dynamisme », dans A. Zimmermann (éd.), Der Begriff der Repraesentatio im Mittelalter, Berlin - New York, Walter de Gruyter, 1971, p. 1-34.

17 Cf. A.-L. González, « Introducción » à la traduction castilane La visión de Dios, p. 24-29 ; ainsi que : Werner Beierwaltes, « Visio facialis – Sehen und Angesicht. Zur Coincidenz des endlichen und unendlichen Bicks bei Cusanus », dans Bayerische Akademie der Wissenschaften. Philosophisch-Historische Klasse, Sitzungsberichte, Jahrgang, 1987, Heft 1, München, 1988, 57 p.

18 De visione Dei, IV, 9.

19 De visione Dei, XVIII, 80.

20 Cf. Elisabeth Bohnenstaedt, Nikolaus von Kues. Von Gottes Sehen. De visione Dei, Heidelberg, Meiner, 1944 (2e éd.), p. 179, note 6.

21 Cf. Hans Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1966, p. 493 ; Eusebi Colomer, De la Edad Media al Renacimiento, Barcelona, Herder, 1974, « Modernidad y tradición en la metafisica del conocimiento de Nicolas de Cusa », p. 176-200.

22 De visione Dei, XV, 63.

23 Werner Beierwaltes, « Visio facialis – Sehen und Angeschit. Zur Coincidenz des endlichen und unendlichen Bicks bei Cusanus », dans Cusanus, op. cit., p. 224).

24 De visione Dei, IV, 11.

25 Cf. VD, IV, 11.

26 Cf. Klaus Kremer, « Gottes Vorsehung… », art. cit., p. 238.

27 Cf. De visione Dei, IV, 11.

28 De visione Dei, V, 14.

29 De visione Dei, VIII, 28 ; cf, XVIII, 82 : « Et ainsi je vois que la nature humaine rationnelle peut être unie seulement à ta nature divine intelligible et aimable, et que l’homme, en te saisissant comme Dieu capable d’être reçu, passe par un lien qui, parce qu’il est très étroit, peut recevoir le nom de filiation. Nous ne connaissons pas, en effet, de lien plus étroit que la filiation ».

30 De visione Dei, IV, 11.

31 Nous rejoignons la thèse soutenue à ce sujet par G. von Bredow‚ « Nachdenken mit Nikolaus von Kues über das Wesen der Freiheit », art. cit., p. 246.

32 De visione Dei, XV, 65.

33 Cf. Agnieszka Kijewska, « De ludo globi. The Way of Ascension towards God and the Way of the Self-Knowledge », dans Vv Aa, El problema del conocimiento en Nicolas de Cusa : genealogía y proyección, Buenos Aires, Biblos, p. 160-161.

34 Le Beryl, (trad. M. Corrieras). Cf. A. L. González, « La doctrina de Nicolas de Cusa sobre la mente. Hacia una nueva gnoseología », Studia Philologica Valentina, vol. 10, no 7, 2007, p. 1-24 : l’esprit « recrée la réalité qu’il ne crée pas lui-même », p. 15.

35 Cité p. 163 dans l’article de A. Kijewska, mentionné plus haut.

36 Cf. G. von Bredow, « Nachdenken mit Nikolaus von Kues über das Wesen der Freiheit », art. cit., p. 248 ; Charles F. Hummel, Nikolaus Cusanus. Das Individualitätsprinzp in seiner Philosophie, Bern-Stuttgart, Vg. Paul Haupt, 1952, p. 54-60 et p. 107-110.

37 De visione Dei, VII, 26.

38 Cf. Klaus Kremer, « Gottes Vorsehung… », art. cit., p. 240.

39 Cf. Werner Beierwaltes, « Visio facialis… », art. cit., p. 216.

40 Ibid., p. 217.

41 De visione Dei, XXV, 118 : « Tous les autres esprits intellectuels sont, par la médiation de cet esprit, des ressemblances, et plus elles sont parfaites, plus elles lui sont semblables. Et tous reposent en cet esprit comme dans l’ultime perfection de l’image de Dieu, image dont ils ont acquis la ressemblance et un certain degré de perfection ».

42 Pour la relation entre Giordano Bruno et Nicolas de Cues, je prendrai en compte, principalement, l’œuvre suivante de Giordano Bruno, en plus des œuvres ci-après : Nicolas de Cues, La docte ignorance, I, 11 : « Toutes les choses dans l’un maximum sont ce même un » ; Cf. Edmond Vansteenberghe, Autour de la Docte ignorance, Münster, Aschendorff, 1915, p. 10. On remarquera d’entrée que, en ce qui concerne la dérive de caractère panthéiste, on ne peut en aucun cas considérer Nicolas de Cues comme précédent intellectuel de Giordano Bruno. L’article – entre autres – de Hélène Védrine, « L’influence de Nicolas de Cues sur Giordano Bruno », dans Nicolo Cusano agli inizi del mondo moderno, Florence, Sansoni, 1970, p. 211-223, a très justement souligné à ce sujet combien il est exact que Bruno retient les textes les plus importants de La docte ignorance, mais qu’il n’a pas tenu compte de l’Apologia Doctae Ignorantiae, qui interdit justement une interprétation moniste du système : p. 211-212. G. Bruno, De la Causa, Principio et Uno, Dialogue 5. Nous utilisons l’édition critique sur laquelle nous travaillons en ce moment en collaboration avec l’Instituto Italiano per gli Studi Filosofici : Œuvres complètes de Giordano Bruno, dir. par Y. Hersant et N. Ordine, Paris, Les Belles lettres, 1993 et suivantes. Le texte que je viens de citer se trouve dans le vol. III, p. 272, p. 274, p. 278 et p. 280. Sauf indication contraire, je citerai l’œuvre italienne de Bruno en accord avec cette dernière édition. L’œuvre en latin est citée de la source habituelle : Jordani Bruni Nolani, Opera latine conscripta, Naples-Florence, Morano, 1879-1891 ; réimpr. : Friedrich Fromman, Stuttgart-Bad-Cannstatt, 1962, 3 vol., 8 parties.

43 De Immenso et Innumerabilibus, op. lat., I, 2, p. 158. Cf. M. J. Soto-Bruna, La metafísica del infinito en Giordano Bruno, Pampelune, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Navarra, 1997.

44 Aristote, Metaphysica, XII, 1072 a - 1073 a.

45 Sagesse, I, 7. Cf. Augusto Guzzo, « Giordano Bruno, uomo inquieto », (I et II), Giornale di Metaphysique (XXI, 1), p. 61-86 et (XXI, 2-3), p. 281-324, p. 71 ; Bruno soutient que toute sa réflexion sur la présence de la divine infinité dans le cosmos dérive précisément d’avoir mené une interprétation philosophique du texte biblique cité : De la Causa, Principio et Uno, op. cit., Dialogue 2, p. 136-137, où cette sagesse chrétienne est en relation avec certaines prémisses du pythagoricisme.

46 Hervé Pasqua, « Rien n’est en dehors de l’infini » (De visione Dei, 13, 14), colloque Infinité et altérité dans l’œuvre de Nicolas de Cues, avril 2013, pro manuscripto.

47 Traité en particulier par Thomas d’Aquin dans S. Th. I, q. 8. Nous avons abordé avec plus de précision cette question dans un court travail : « La relación Dios-mundo en los orígenes del panteísmo moderno. Giordano Bruno », dans E. Morales (éd.), Cristo y el Dios de los Cristianos, Pampelune, Eunsa, 1999, p. 321-332.

48 De Immenso et Innumerabilibus, op. lat., I, 2, p. 193.

49 Summa Terminorum Metaphysicorum, op. lat., I, 4, p. 73.

50 Cf. Miguel A. Granada, Giordano Bruno : Universo infinito, perfección del hombre, Barcelone, Herder, 2002.

51 Luigi Cicuttini, « L’Assoluto nel pensiero di Giordano Bruno », Rivista di Filosofia Neoscolastica, 1942, p. 107.

52 Cf. Hélène Védrine, La conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1967, p. 243-246 et p. 261.

53 Ibid.

54 Nicolas de Cues, De docta ignorantia, II, VIII, 139 : « Dès lors, bien que Dieu soit infini et qu’il eût pu créer un monde infini, le monde cependant ne pouvait être infini en acte, plus grand ou autrement, en raison de sa possibilité d’être […]. Donc, puisque la contraction de la possibilité vient de Dieu et que la contraction de l’acte vient de la contingence, il s’ensuit que le monde nécessairement contracté par la contingence est fini ».

55 Ibid. M. Ciliberto, dans l’ « Introduction » à Giordano Bruno, Rome, Laterza, 1965, a signalé, ici encore, l’inspiration de Bruno dans les Saintes Écritures, faisant ici référence au passage Psaumes, 18, 2.

56 Cf. Wilhelm Dilthey, « La conexión entre la autonomía del pensar, el racionalismo constructivo y el monismo panteísta en el siglo XVII », dans Hombre y mundo en los siglos XVI y XVII, México, FCE, 1947, p. 295-296. Paul Richard Blum, Giordano Bruno, Munich, Beck, 1999.

57 Cf. Werner Beierwaltes, « Identität ohne Differenz ? Zur Kosmologie und Theologie Giordano Brunos », dans Identität und Differenz, Frankfurt a. M., Klostermann, 1980, p. 176-177.

58 Cf. Aristote, Physique, II, 2, 194 a 15 sq.

59 Cf. De la Causa, Principio et Uno, op. cit., Dialogue 2, p. 112-113.

60 Pour cette partie, on tiendra particulièrement compte du livre de Hilary Gatti, Essays on Giordano Bruno, Princeton, New Jersey, Princenton University Press, 2011 ; en particulier, le chapitre : « The sense of an ending in Bruno’s Heroici furori ».

61 De gli eroici furori, op. cit., p. 66.

62 Cf. Giovanni Gentile, Il pensiero italiano del Rinascimento, Opere, vol. XIV, Florence, Sansoni, 1939, Cap. VIII, p. 261 sq.

63 Cf. Platon, Phédon, 64 d - 67 c. ; voir C. J. Classen, Untersuchungen zu Platons Jagdbilder, Berlin, Akademie-Verlag, 1960 et M. A. Granada, « De Erasmo a Bruno : caza, sacrificio y metamorfosis en la divinidad », La balsa de la Medusa, no 23, 1992, p. 95-114.

64 Cf. Plotin, Ennéades, I, 2, 3 ; particulièrement les références au Théétète, 176 b-c, à la République, 430 c et au Phèdre, 67 c et 69 c.

65 Cf. Mariano Álvarez Gómez, Die verborgene Gegenwart des Unendlichen bei Nikolaus von Kues, Munich, Pustet, 1968. Cf. Nicolas de Cues, Le « pouvoir est », Texte latin. Introduction, traduction et notes de Hervé Pasqua, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2014. Voir également l’introduction à la traduction de H. Pasqua, La chasse de la sagesse, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2015.

66 Cf. Werner Beierwaltes, « Actaeon. Zu einem mythologisches Symbol Giordano Brunos », Zeitschrift für philosophische Forschung, no 32, 1978, p. 345-354.

67 Plotin, Ennéades, I, 6, 9 : pour l’unification avec Dieu, « il faut, avant tout, que l’œil qui voit se fasse proche et semblable à l’objet vu au bénéfice de la contemplation. Jamais un œil ne verrait le soleil s’il ne s’était fait en quelque sorte semblable au soleil, ni une âme ne verrait la beauté si elle-même ne s’était faite belle ». Sur la relation entre Bruno et Plotin, voir Maria Saracista, La filosofia di Giordano Bruno nei suoi motivi plotiniani, Florence, Vallechi, 1935.

68 Cf. Pasquale Sabbatino, « Atteone e Diana. L’eroico intelletto e la divina bellezza », dans Giordano Bruno e la « mutazione » del Rinascimento, Florence, Olschki, 1993, p. 115-159.

69 De gli eroici furori, op. cit., p. 184.

70 Giordano Bruno recourt sur ce point au principe aristotélicien selon lequel l’intellect se fait un avec ce qu’il connaît ; cf. Aristote, De Anima, 430 a. Acteon, selon le mythe, est le chasseur qui se transforme en gibier : un cerf qui finit par être dévoré par ses propres chiens, ces derniers représentant l’intellect et la volonté.

71 De gli eroici furori, op. cit., p. 66.

72 Id., p. 67.

73 Expression utilisée par C. Fabro à propos de B. Spinoza, dans son livre Introduzione all’ateismo moderno, Rome, 1964, p. 127.

74 Dès le debut de l’œuvre De la Causa, Principio et Uno, la matière est établie, avec David de Dinant, comme principe divin identifié à la forme ou à l’âme du monde, op. cit., p. 16 ; sur ce point, voir en particulier le 3e dialogue.

75 Cf. Alfonso Ingegno, « Dalla teologia negativa alla critica del cristianesimo. Il fato e l’astrologia », dans Cosmologia e filosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nuova Italia, 1978, p. 170-222.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Maria Jesús Soto-Bruna, « Contemplation, liberté et tragédie de la raison. Le tournant anthropologique de la philosophie : de Nicolas de Cues à Giordano Bruno »Noesis, 26-27 | 2016, 173-195.

Référence électronique

Maria Jesús Soto-Bruna, « Contemplation, liberté et tragédie de la raison. Le tournant anthropologique de la philosophie : de Nicolas de Cues à Giordano Bruno »Noesis [En ligne], 26-27 | 2016, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/2665 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.2665

Haut de page

Auteur

Maria Jesús Soto-Bruna

María Jesús Soto-Bruna est professeur ordinaire de philosophie et directeur de l’Institut d’études médiévales à l’Université de Navarre. Elle étudie les principes néoplatoniciens médiévaux de la philosophie moderne. Dernières publications : « Causalidad y manifestación en el neoplatonismo medieval » (éd.), Anuario Filosófico, 2011 ; édition critique du De unitate et uno, Dominicus Gundissalinus, avec C. Alonso de Real, Eunsa, Pamplona, 2015.

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search