Montaigne et Pascal : la docte ignorance après Copernic
Résumé
Dans cet article, on se propose d’étudier la reprise du thème cusain de la docte ignorance par Montaigne et par Pascal à la lumière du savoir mathématique et cosmologique de leur époque. Face à la multiplicité des découvertes de son temps, Montaigne se moque de la prétention à la certitude des mathématiques et aboutit à la pratique de la docte ignorance comme un usage de la critique sceptique. à la différence de Nicolas de Cues, Pascal distingue deux infinis, le grand et le petit, qui plongent l’homme dans le désarroi ; l’infiniment petit s’ouvre comme un gouffre et suscite une horreur que ne ressentait pas le Cusain. Les mathématiques qui, pour lui, illustraient la puissance de la coïncidence des opposés, font découvrir chez Pascal qu’une notion comme le zéro s’insère entre les deux infinis et semble ménager une nouvelle place pour l’homme, celle de l’entre-deux. La docte ignorance devient alors une arme dirigée contre « ceux de l’entre deux » qui n’ont pas emprunté le chemin vers Dieu. Elle est une sagesse du bon usage de la science.
Montaigne et Pascal représentent deux étapes sur le chemin de la modernité ; ils sont en route vers l’autonomie du sujet de la connaissance, alors que Nicolas de Cues est encore pris dans la perspective théocentrique du savoir, à la recherche de la perfection de soi. L’homme moderne sera à la recherche de la réforme de soi.
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1L’histoire de la philosophie est encore trop souvent réduite à une histoire de la lecture des philosophes les uns par les autres dans l’ordre chronologique, comme si la vie des idées n’était qu’un empilement de livres sur les rayons d’une bibliothèque. S’il est important d’établir une lecture de l’œuvre du Cusain par Montaigne et par Pascal pour comprendre une certaine philosophie moderne française, cela ne suffit pas, car d’autres événements ont surgi pour changer la vision du monde à cette époque : les guerres de religion pour Montaigne, la polémique avec les jésuites pour Pascal et, au départ des bouleversements, l’établissement mathématique de l’héliocentrisme par Nicolas Copernic. Je me propose d’expliquer la reprise du thème de la docte ignorance à la lumière du savoir mathématique de nos auteurs.
1. Copernic et Nicolas de Cues
2Nicolas de Cues est le premier à avoir commencé le travail destructif de l’ordre ptoléméen du cosmos en attribuant à la Terre la même valeur ontologique que celle des cieux ; il en fait une étoile noble :
- 1 La docte ignorance, II, XII, 162, trad. H. Pasqua, Paris, Bibliothèque Rivages, 2008, p. 165.
Donc, la machine du monde aura, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu qui est partout et nulle part est sa circonférence et son centre1.
3Le monde est comme une sphère infinie, ou plus exactement indéfinie ; il est illimité ; s’il a une forme sphérique, c’est pour suivre la tradition platonicienne du privilège du cercle, parce que la surface du cercle est la plus grande des figures. La Terre se meut, bien que ce mouvement ne nous apparaisse pas. Pour le faire comprendre, Nicolas de Cues reprend l’exemple fameux du navire de Virgile : au milieu de la mer, sans voir les rives, le marin ne peut pas savoir si son navire est en mouvement, car pour appréhender un mouvement, il faut disposer d’un repère fixe. La Terre n’est pas parfaitement sphérique ; elle tend vers la sphéricité, car seul l’infini pourrait être parfaitement sphérique. La Terre n’est pas non plus le centre du monde, car elle ne pourrait être à parfaite équidistance de la circonférence de l’univers. Cette cosmologie de Nicolas de Cues ne s’appuie pas sur des arguments physiques, mais sur des spéculations métaphysiques.
4Alexandre Koyré relativise l’impact historique de la formule en montrant qu’elle ne pénétra pas la science astronomique ; elle fut ignorée par les contemporains et les successeurs de Nicolas de Cues pendant près de cent ans :
- 2 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, p. 30-31.
Ce ne fut qu’après Copernic – qui connaissait les œuvres de Nicolas de Cues, du moins son traité sur la quadrature du cercle, mais ne paraît pas avoir été influencé par lui – et même après Giordano Bruno qui fut fortement inspiré par lui, que Nicolas de Cues acquit la réputation d’un précurseur de Copernic et même de Képler et put être cité par Descartes comme un défenseur de l’infinité de l’Univers créé2.
5Le Cusain ne change pas la physique du monde, mais seulement son approche géométrique.
6Erwin Panofsky insiste, lui aussi, sur cette nuance importante :
- 3 Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit, 1975, p. 158.
Il relativise ainsi le centre spatial du monde (son centre spirituel étant toujours en Dieu) dans la mesure où il explique que tout point de l’espace, quel qu’il soit, « peut être considéré » comme le centre de l’univers – tout comme la construction d’une perspective peut déterminer en toute liberté « le point de vue » qui va chaque fois « centrer » le monde représenté dans chaque tableau3.
7La démarche de Nicolas de Cues est ainsi beaucoup plus sereine que celle de Blaise Pascal ; il n’exprime aucunement l’angoisse de l’homme perdu dans le monde à la recherche d’un point fixe dans l’univers infini. Il pose simplement la liberté intellectuelle de l’individu pensant son monde.
8Mais il inaugure, sans en mesurer la portée, un problème qui va aboutir au relativisme de Galilée. En ôtant à l’espace son point central privilégié, il confère à tous les points une même valeur géométrique et permet de penser l’infinité de l’espace. On doit être précis sur cet enchaînement : une révolution de l’espace géométrique n’entraîne pas nécessairement une révolution de l’espace physique. Nicolas de Cues a un peu préparé Galilée, mais ne l’a pas déterminé. Sa cosmologie demeure bien une spéculation métaphysique.
2. Montaigne et Nicolas de Cues
- 4 Montaigne, Journal de voyage en Italie, dans Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliot (...)
- 5 Essais, L. II, ch. 12, Pléiade, p. 480.
9Montaigne a probablement lu les œuvres de Nicolas de Cues, mais ne les cite jamais. Nous savons seulement, grâce à son Journal de voyage en Italie, qu’il avait acheté à Venise les œuvres du Cusain, puis, voulant y revenir, les a laissées à Padoue : il a laissé à Padoue, « sur cest esperance, à un maistre François Bourges, françois, les œuvres du Cardinal Cusan, qu’il avoit acheté à Venise »4. Nicolas de Cues est un lecteur et un critique de Sebond ; il est donc une médiation possible entre celui-ci et Montaigne. Aussi peut-on trouver des points communs entre le De Docta Ignorantia et l’Apologie de Raymond Sebond : la défiance envers la science quand elle sert l’orgueil de l’homme, l’éloge de la docte ignorance, l’aveu de notre impuissance à atteindre un savoir certain, l’ouverture de l’ignorance reconnue vers la foi chrétienne : « C’est par l’entremise de nostre ignorance plus que de nostre science que nous sommes sçavans de ce divin sçavoir »5. Mais ces points communs ne suffisent pas à établir une influence directe, d’autant que Nicolas de Cues n’a jamais fait profession de scepticisme. En fait, Montaigne aboutit à la pratique de la docte ignorance notamment par une critique des sciences mathématiques.
- 6 Ibid., p. 555.
- 7 Ibid.
10Il expose sans fard son dégoût pour les « nouvelletés » théoriques qui heurtent le bon sens et l’expérience de chacun, un dégoût alimenté bien sûr par les querelles religieuses de son époque. Il souligne la contradiction entre les mathématiques et l’expérience : « et m’a lon dict qu’en la Geometrie (qui pense avoir gaigné le hault poinct de certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations inevitables, subvertissans la vérité de l’experience »6. Par exemple, on croyait depuis Ptolémée avoir mesuré définitivement la terre, et « voila de nostre siecle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle, ou une contrée particuliere, mais une partie esgale à peu pres en grandeur, à celle que nous cognoissions, qui vient d’estre descouverte »7. La géographie est renversée par la découverte des Amériques, mais la cosmologie l’est aussi avec Copernic ; on croyait jusque-là que la Terre était immobile au centre du monde ; or, on vient de démontrer l’héliocentrisme :
- 8 Ibid., p. 553.
De nostre temps Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu’il s’en sert tres-reglément à toutes les consequences Astrologiennes. Que prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui sçait qu’une tierce opinion d’icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes ?8
- 9 Cornélius Agrippa, Incertitude, vanité des sciences, trad. Louys de Mayerne Turquet, Genève, 1630 (...)
- 10 Id.
- 11 Essais, L. III, ch. 13, Pléiade, p. 1087. On retrouve ce lieu commun chez Descartes, dans La rech (...)
- 12 Essais, L. II, ch. 12, Pléiade, p. 427.
11L’abondance des nouveautés produit chez Montaigne un repli sceptique, et, au-delà des contradictions entre la géométrie et l’expérience sensible, les paradoxes de la géométrie lui semblent être des contradictions inadmissibles. La quadrature du cercle qui est le problème géométrique traité par Nicolas de Cues suscite la plus grande ironie à cette époque et devient un topos illustrant le ridicule des sciences. Montaigne a très bien repéré cet exemple chez Corneille Agrippa : « il ne s’est trouvé encor aucun géométrien qui aye entendu la raison de réduire le rond en son carré égal, ny de faire une ligne égale à la circonférence ou costé du cercle »9 et Agrippa de conclure : « [ils] se mettent en telle resverie, que bien souvent ils en perdent le sens, en manière que tout l’ellebore du monde ne suffirait à purger leurs cerveaux »10. La quadrature du cercle devient l’image même de la folie de l’esprit qui divague et oublie la réalité du monde : « Chercheront-ils pas la quadrature du cercle, juchez sur leurs femmes ? », se moque Montaigne11, qui en tire une dénonciation de la vanité de l’homme et un appel à l’humilité : « que l’homme qui presume de son sçavoir, ne sçait pas encore que c’est que sçavoir »12. L’homme qui prétend savoir alors qu’il ne sait même pas ce qu’est le savoir se ridiculise par ses contradictions, à commencer dans la science qui se prétend la plus certaine de toutes, à savoir les mathématiques :
- 13 Essais, L. II, ch. 14, Pléiade, p. 595.
Qui joindroit encore à cecy les propositions Geometriques, qui concluent par la certitude de leurs demonstrations, le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference : et qui trouvent deux lignes s’approchans sans cesse l’une de l’autre, et ne se pouvans jamais joindre : et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l’effect sont si opposites13.
12Les exemples cités sont des problèmes ouverts à l’époque qui vont peu à peu trouver leur solution, mais, de là à en tirer une suspicion sur toutes les mathématiques, c’est ne pas comprendre, justement, en quoi consiste cette science.
13La réaction de Montaigne, on le voit, est de suspendre son jugement car il ne faut pas se précipiter et applaudir la dernière théorie venue. Il faut rester humble et considérer combien toutes les théories sont relatives :
- 14 Essais, L. II, ch. 12, Pléiade, p. 553-554.
Quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu’avant qu’elle fust produite, sa contraire estoit en vogue : et comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l’advenir une tierce invention, qui choquera de mesme la seconde14.
14Attendons de voir et soyons prudents dans nos assentiments :
- 15 Ibid., p. 554.
Quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s’arreste à eux, et qu’à eux appartient pour tout le temps advenir, la possession de nostre creance ?15
15Mais le scepticisme de Montaigne ne l’oppose pas à la croyance religieuse, bien au contraire : il en constitue, selon lui, la meilleure préparation car la vérité n’est pas dans ce que nous désirons croire, mais dans ce que la religion chrétienne nous enseigne de croire. La curiosité fait partie du péché originel :
- 16 Ibid., p. 478.
Les Chrestiens ont une particuliere cognoissance, combien la curiosité est un mal naturel et originel en l’homme. Le soing de s’augmenter en sagesse et en science, ce fut la premiere ruine du genre humain16.
16Rapportant l’ignorance de Socrate à la modestie chrétienne, Montaigne affirme :
- 17 Ibid.
Il se resolut, qu’il n’estoit distingué des autres, et n’estoit sage que par ce qu’il ne se tenoit pas tel : et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme, l’opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l’ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse17.
- 18 Essais, L. II, ch. 10, Pléiade, p. 388.
17Pour sortir du ridicule, l’homme doit recourir à la docte ignorance et, pour cela, faire preuve de jugement : « La reconnoissance de l’ignorance est l’un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve »18. C’est à cet endroit de sa réflexion que Montaigne se rapproche le plus du Cusain en lui empruntant son concept de « docte ignorance », qu’il définit par distinction d’avec l’ignorance inculte :
- 19 Essais, L. I, ch. 54, Pléiade, p. 299.
Il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science : une autre doctorale, qui vient apres la science : ignorance que la science fait et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la premiere19.
- 20 Essais, L. III, ch. 11, Pléiade, p. 1007.
18La docte ignorance est donc un effet de la science, un produit moral du parcours des sciences, consistant à se défaire de la prétention que peut produire le savoir, pour confesser les limites de son savoir, si grand soit-il : « Qui veut guérir de l’ignorance, il faut la confesser »20, et, pour y parvenir, il ne faut pas un moins grand courage que celui requis par l’étude. Montaigne rejoint la docte ignorance par le scepticisme. Pascal ne suit pas du tout le même chemin.
3. Pascal et Nicolas de Cues
19L’établissement d’une lecture effective des œuvres de Nicolas de Cues par Pascal repose sur des indices assez faibles : Mlle de Gournay, la « fille d’alliance » de Montaigne et son éditrice, aurait-elle indiqué à Pascal l’intérêt des œuvres de Nicolas de Cues ? On sait que Pascal cite rarement ses lectures. Une de ses sources mathématiques vraiment établies, l’Universae geometriae mixtaeque mathematicae synopsis du père Mersenne, ne contient aucune référence au Cusain. Mais il est légitime de penser que Nicolas de Cues faisait partie des lectures courantes à l’époque, du moins chez les savants. La bibliothèque personnelle de Pascal ayant été dispersée après sa mort, et en grande partie perdue, nous en sommes réduits à de simples conjectures.
20On trouve chez Nicolas de Cues et Blaise Pascal l’idée commune des degrés du savoir, de la nécessité de s’élever de l’un à l’autre pour parvenir à l’illumination totale, autrement dit la notion d’ordre ; on parle d’ordre au sens de catégorie regroupant des personnes ou des éléments, mais aussi au sens de rang dans une hiérarchie. Les différents ordres, tant dans la connaissance que dans l’être, sont disposés dans une gradation. Nicolas de Cues et Pascal reprennent tous les deux l’image mystique de l’échelle de Jacob permettant l’ascension vers Dieu, mais lui donnent une signification très différente.
- 21 Edmond Vansteenberghe, Le cardinal Nicolas de Cues, Paris, Slatkine Reprints, 1974, p. 423.
21Chez Nicolas de Cues, l’échelle qui permet d’accéder à Dieu se trouve dans la pensée (mens) dont les trois facultés cognitives sont en continuité : « Le degré infime d’intelligence étant le degré suprême de raison, et le degré infime de raison étant le degré suprême du sens », précise Vansteenberghe21. Cette continuité est assurée par la présence, partout, de l’unité de Dieu. Il y a donc un mouvement de compénétration des éléments de la pensée les uns dans les autres :
- 22 De coniecturis, II, 16, h. III, n. 157, trad. J.-M. Counet, Paris, Belles Lettres, 2011, p. 138.
Or, cet intellect de notre âme descend dans le sens pour que le sensible monte à lui. Le sensible monte vers l’intellect pour que l’intelligence descende vers lui. En effet, la descente de l’intellect dans le sensible est la montée du sensible vers l’intellect, car le visible n’est pas atteint par le sens de la vue lorsque l’attention de la vertu intellectuelle est absente22.
22L’intellect descend dans le sens pour élever le sensible dans l’intellect. Le sensible s’élève dans l’intellect pour que l’intellect descende dans le sens. Descente et élévation se confondent.
23Selon Nicolas de Cues, la raison placée entre les sens et l’intellect est ce qui nous fait déduire les propriétés des choses, alors que l’intelligence est ce qui nous fait voir la vérité. La raison est discursive ; elle procède progressivement et laborieusement par abstractions successives et s’appuie essentiellement sur le principe de non-contradiction. Elle ne parvient jamais à l’exactitude. Néanmoins, grâce au calcul de proportions continues, elle établit les liens entre les choses finies. L’intelligence, elle, est intuitive ; elle saisit d’un coup ce qu’elle veut voir ; elle saisit l’unité des contraires ; son principe est celui de la coïncidence des opposés. En conséquence, la raison qui peut voir les objets finis devient aveugle lorsqu’elle s’aventure sur le terrain de l’infini. La raison ne peut rien voir du divin, alors que l’intelligence saisit d’une vision mentale l’unité par-delà la diversité et la multiplicité. Pour résumer, on pourrait dire que l’échelle de Nicolas de Cues se parcourt dans les deux sens, de façon continue, et qu’elle est tenue d’en haut par l’unité que Dieu y répand.
- 23 Pensée 793B. Nous citons les Pensées dans l’édition de Brunschvicg, Paris, Garnier, 1961.
- 24 Id.
- 25 Pensée 337B.
24Chez Blaise Pascal, une structure ternaire fondamentale permet de penser en même temps les facultés cognitives de l’âme et la hiérarchie des êtres. Il distingue l’ordre des corps, l’ordre des esprits et l’ordre de la charité. Les corps désignent les objets sensibles comme le pouvoir, les richesses. Les esprits désignent l’intelligence et la science. La charité désigne l’amour de Dieu et du prochain. À la différence de l’échelle cusaine, cette organisation des trois ordres est commandée par une série de principes qui établissent une discontinuité fondamentale entre eux. On note que les ordres sont incommensurables entre eux : « Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité »23 et que les ordres sont irréductiblement hétérogènes : « De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité »24. On retrouve une organisation aussi hiérarchique et aussi discontinue dans le fragment Raison des effets, commençant par l’indication « Gradation »25.
25Derrière cette organisation, on sait qu’il y a un principe mathématique exposé à la fin du Traité de la sommation des puissances numériques (1654) :
- 26 Pascal, Traité de la sommation des puissances numériques, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J (...)
On n’augmente pas une grandeur continue lorsqu’on lui ajoute, en tel nombre que l’on voudra, des grandeurs d’un ordre d’infinitude inférieur. Ainsi les points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides26.
- 27 Idiota de mente, 118, trad. H. Pasqua, Paris, PUF, 2011, p. 173. Voir aussi : De docta ignorantia(...)
26Ce principe d’Eudoxe était bien connu de Nicolas de Cues, qui le reprend de Boèce : « Tu es d’accord avec Boèce quand il dit : “Si tu ajoutes un point au point, tu ne fais rien de plus qu’assembler le néant au néant” »27. Mais au lieu d’en tirer la leçon discontinuiste qui s’impose, Nicolas de Cues cherche malgré tout le chemin continu qui conduira du fini à l’infini, grâce, notamment à des proportions.
- 28 Pascal, De l’esprit géométrique, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, 1991, vol. III (...)
27Pascal rappelle cette impossibilité de passer d’un ordre à un autre dans De l’esprit géométrique : « Un indivisible, multiplié autant qu’on voudra, ne fera jamais une étendue. Donc il n’est pas du même genre que l’étendue par la définition des choses du même genre »28. C’est la même définition d’Eudoxe qui commande l’hétérogénéité entre les trois ordres. Il y a une gradation entre les ordres, mais il n’y a pas de rapport entre eux. On pourra dire que l’échelle de Pascal ne se parcourt que du bas vers le haut, en sautant d’un degré à l’autre, et à condition que Dieu nous tende la main en nous envoyant sa grâce.
28Il reste à savoir où cette échelle prend son point d’appui, car si le système de Nicolas de Cues est bien unifié et appuyé sur l’unité de Dieu, les trois ordres de Pascal ne précisent pas d’où Pascal lui-même tient sa vision de l’ensemble des ordres. Nicolas de Cues parle d’une vision directe de Dieu qui se révèle à l’intelligence, mais on peut se demander, à propos de Pascal, d’où lui vient cette lumière alors que Dieu est caché et inaccessible à la seule intelligence ? Nous parvenons à la question de la détermination du point de vue de la connaissance. Quel est le point central d’où se fait la connaissance ?
29Cette notion de centre nous renvoie à la cosmologie, car la célèbre formule qui fait du monde « une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » se trouve bien chez les deux auteurs (Docte ignorance, II, XII, 162 ; Pensée 72 B). Pascal a pu la trouver aussi bien dans l’édition des Essais de Montaigne par Mlle de Gournay que dans le Cursus philosophicus du Père Maignan, car elle circule chez Duns Scot, Rabelais, Gerson, etc. Elle a toute une histoire que nous ne rappellerons pas ici. C’est Nicolas de Cues qui, le premier, l’applique au monde, considérant que celui-ci devait être conçu comme une sphère infinie pour correspondre à la puissance infinie de Dieu.
- 29 Cela se manifeste dans le De Visione Dei où le point central de la vision du tableau demeure le r (...)
30Mais il faut aussi relier cette formule à son contexte artistique. Nicolas de Cues a connu les débuts des recherches picturales sur la perspective, mais il n’a pu en mesurer toute la portée sur la représentation du monde29. Pascal, en méditant les formules de Montaigne sur l’instabilité du monde et de l’homme, sait qu’un tableau ne peut représenter la totalité d’un monde, mais n’est qu’un point de vue obéissant à des règles géométriques. Il maîtrise beaucoup mieux les enjeux de la perspective.
31Pascal ne s’engage pas sur les différents systèmes astronomiques en concurrence à son époque :
- 30 Pascal, Lettre au Père Noël du 29 octobre 1647, dans Pascal, Œuvres complètes éd. Mesnard, vol. I (...)
C’est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement ou de la stabilité de la Terre, tous les phénomènes des mouvements et rétrogradations des planètes s’ensuivent parfaitement des hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut faire de toutes lesquelles une seule peut être véritable30.
32Pour trancher parmi ces hypothèses également cohérentes et conformes aux observations, il faudra les démontrer expérimentalement. Il ne fait aucun doute cependant que Pascal est copernicien.
33Le véritable problème, pour lui, n’est pas cosmologique. C’est le problème d’un point fixe en morale et, pour le résoudre, la référence à la géométrie projective et à la perspective est nécessaire. Le problème de la valeur du jugement est posé à partir de la détermination du lieu du jugement :
- 31 Pensée 114B.
On distingue des fruits les raisins, et, entre eux tous, les muscats, et puis Condrieu, et puis Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout ? en a-t-elle produit deux grappes pareilles ? et une grappe a-t-elle deux grains pareils ? etc. Je ne saurais juger d’une même chose exactement de même. Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant ; il faut que je fasse comme les peintres, et que je m’en éloigne ; mais non pas trop. De combien donc ? Devinez31.
34On remarque dans cet exemple que l’appel à la perspective concerne l’infiniment petit.
35Ce qui préoccupe principalement Pascal, c’est la quête d’un centre. Dans ses commentaires sur Pascal, Michel Serres montre la permanence de la recherche d’un centre, dans le traité sur les sections coniques, le traité du triangle arithmétique et les carrés magiques, la lettre à Carcavy sur la roulette, et le traité de l’équilibre des liqueurs. Et il conclut ainsi :
- 32 Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1970, p. 672.
Dans chaque cas, nous avons déterminé la présence d’un thème constant, traduit diversement selon la région considérée : qu’il soit site perspectif, cellule centrale d’un carré magique, point d’appui d’une balance, centre de gravité d’un corps, condition de repos d’un système, il y a toujours un point privilégié de l’espace autour duquel s’organise le problème, s’ordonnent les lois, se déterminent le mouvement, le repos, l’équilibre, se répartissent les poids, les forces, les mesures ou les nombres32.
36Nous pouvons maintenant reprendre le titre annoncé « La docte ignorance après Copernic » et mesurer combien la question cosmologique s’est déplacée après la découverte copernicienne. Dans la quête d’un centre, Képler a joué en réalité un rôle bien plus important que Copernic ; la véritable question n’est plus « Quel est le centre de l’univers ? » (question de Copernic), mais « Y a-t-il un centre à l’univers ? » (question de Képler). De même, en peinture, il faut trouver un point de vue précis pour voir.
- 33 Pascal, Pensée 381B.
Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de trop près ; et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais, dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ?33
37Il n’est pas certain que la raison trouve un centre pour résoudre tous les problèmes de l’homme.
38Nicolas de Cues a introduit métaphysiquement l’infini dans le monde. Pascal essaie d’ordonner l’existence humaine noyée dans cet infini. Seulement, si le Cusain s’émerveille devant les paradoxes de l’infini qui défient la raison, il dispose de fort peu d’outils mathématiques pour les traiter. Il se confronte à l’infiniment petit, mais est encore très loin de concevoir un calcul infinitésimal. Il recourt à la solution intuitive d’une vision intellectuelle qui n’a aucune valeur démonstrative. Pascal, lui, bénéficie des progrès considérables de l’algèbre en Occident et domine en maître les problèmes mathématiques de son époque.
- 34 « Sublato igitur infinito nihil manet » : Nicolas de Cues, L’Icône ou la vision de Dieu (De visio (...)
- 35 Pascal, De l’esprit géométrique, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, vol. III, p. 4 (...)
39Pascal ne se rend pas à la logique binaire du Cusain. Sa dialectique va plus loin que l’accord des opposés, car un tel accord ne suffirait pas à apaiser l’homme : « L’infinité supprimée, rien ne demeure »34, écrit Nicolas de Cues, pour qui l’infini est une totalité qui englobe absolument tout : « Il y a bien de la différence entre n’être pas une chose et en être un néant »35 semble lui répondre Pascal, qui cherche une place particulière pour l’homme.
- 36 Pascal, Pensée 72B.
40Comme bien souvent, les notions mathématiques utilisées par les philosophes sont révélatrices, non seulement de l’état de leurs connaissances, mais aussi de leur vision du monde. À la différence de Nicolas de Cues, Pascal distingue deux infinis, le grand et le petit. Au lieu que l’infini porte l’homme à l’admiration comme chez le Cusain, pour Pascal, les deux infinis le plongent dans le désarroi. L’infiniment grand lui en impose par sa majesté et dépasse son imagination qui ne peut le représenter. L’infiniment petit provoque un vertige dans l’abîme des divisions successives, chaque atome contenant en lui un univers. À la différence encore du Cusain qui, s’appuyant sur les transsomptions de l’infini, « voit » que l’infiniment grand et l’infiniment petit coïncident en Dieu, Pascal fait de l’expérience des deux infinis une épreuve de déréliction : « Qu’est-ce qu’un homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout »36. Dans cette oscillation entre le néant et tout, il n’y a aucune réconciliation possible, ni aucun repos. La seule assurance est que « l’auteur de ces merveilles les comprend », c’est-à-dire, à la fois les connaît et les rassemble. Mais livré à lui-même, l’homme ne trouve aucune consolation dans l’infini, bien au contraire.
- 37 Pierre Magnard, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980, p. (...)
- 38 Nicolas de Cues, De mathematica perfectione, dans Écrits mathématiques, trad. J.-M. Nicolle, Pari (...)
- 39 Pascal, Pensée 72B. L’expression « de zéro ôte quatre » ne renvoie pas nécessairement à la soustr (...)
41Pour nos deux philosophes mathématiciens, les thèses métaphysiques s’appuient sur des concepts scientifiques. Cependant, comme le fait observer Pierre Magnard, « Nicolas de Cues et Pascal sollicitent les mêmes données mathématiques, mais c’est pour leur conférer une signification diamétralement opposée »37. Quel est le fondement mathématique de l’assurance ou de l’angoisse face à l’infini ? Nicolas de Cues identifie l’infiniment petit d’espace au point et l’infiniment petit en nombre à l’un. Comme les Grecs, il ne peut imaginer que le point ou l’un puissent s’ouvrir sur un nouvel infini de division. On pourra le vérifier dans sa démonstration de la coïncidence entre l’arc et la corde dans De mathematica perfectione 38. Le point et l’un sont des indivisibles ; le point et l’un sont comme des butées sur lesquelles le raisonnement peut rebondir pour rétablir des proportions. À l’inverse, Pascal bénéficie des progrès mathématiques de la Renaissance dus aux Italiens Cardan et Bombelli ; la notion de zéro a été conceptualisée ; on admet les grandeurs négatives (les entiers relatifs comme les nombres imaginaires). Le zéro introduit dans les techniques de comptabilité par Fibonacci au xiiie siècle exprime l’égalité dans la balance entre le plus et le moins, alors que pour Nicolas de Cues, il n’y a pas de zéro mais seulement une coïncidence. Il utilise nihil (rien) et nullus (aucun), mais ne peut pas dire le nombre zéro en tant que concept mathématique opératoire. C’est pourquoi il définit l’égalité comme étant l’identité. À l’époque de Pascal, la division ne s’arrête plus à l’un : « J’en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte quatre reste zéro »39. Il existe du moins que un. C’est pourquoi l’infiniment petit s’ouvre comme un gouffre et suscite une horreur que ne pouvait pas ressentir le Cusain. Bien qu’il parle de l’infiniment petit, du minimum absolu, le Cusain soutient en fait la notion d’indivisible, alors que Pascal a dépassé cette notion. Il est sorti de la logique binaire entre le nombre et le non nombrable, entre l’étendue et le néant.
- 40 Pascal, De l’esprit géométrique, section I, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, vol (...)
Mais si l’on veut prendre dans les nombres une comparaison qui représente avec justesse ce que nous considérons dans l’étendue, il faut que ce soit le rapport du zéro aux nombres ; car le zéro n’est pas du même genre que les nombres, parce qu’étant multiplié, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est un véritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un véritable zéro d’étendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps ; car toutes ces choses sont hétérogènes à leurs grandeurs, parce qu’étant infiniment multipliées, elles ne peuvent jamais faire que des indivisibles d’étendue, et par la même raison. Et alors on trouvera une correspondance parfaite entre ces choses ; car toutes ces grandeurs sont divisibles à l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le néant40.
42Pascal a beaucoup mieux compris que le Cusain ce qu’est un indivisible : ce n’est pas seulement le terme ultime de la division, c’est un zéro hétérogène à toute autre grandeur. Cette propriété du zéro applicable à l’espace l’est aussi à la matière avec la notion de vide.
- 41 Lettre de Pascal à M. Le Pailleur de février 1648, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesna (...)
La chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d’espace vide, tient le milieu entre la matière et le néant, sans participer ni à l’un ni à l’autre ; qu’il diffère du néant par ses dimensions ; et que son irrésistance et son immobilité le distinguent de la matière : tellement qu’il se maintient entre ces deux extrêmes, sans se confondre avec aucun des deux41.
43Les mathématiques qui, chez le Cusain, illustraient la puissance de la coïncidence des opposés, font découvrir, chez Pascal, qu’une notion comme le zéro s’insère entre les deux infinis et semble ménager une nouvelle place pour l’homme, celle de l’entre-deux.
- 42 Pascal, Pensée 72B.
44L’homme doit-il pour autant s’en remettre à la science pour apaiser son incertitude ? Parvenu à la stupeur du néant, de quelle lumière – celle de l’Écriture ou celle de la science – peut-il se servir ? Pascal nous dissuade de trop espérer en la science car la disproportion entre l’homme et la nature est insurmontable. De plus, la science est, elle aussi, marquée de la double infinité : du côté de ses principes, elle n’a pas de départ absolu ; il n’existe aucun terme primitif dans les démonstrations car il faut admettre des définitions, des postulats et des axiomes qui ne sont pas démontrés. Du côté de ses conclusions, il n’y a pas d’aboutissement définitif, car il n’y a pas de conclusion dernière en mathématiques ; leur progrès est indéfini ; on découvre toujours de nouveaux théorèmes, on invente sans cesse de nouveaux calculs. La science qui est une œuvre humaine inachevée est donc insuffisante pour nous révéler la vérité de notre être. La double infinité est « ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument »42. Renvoyant dos à dos Descartes et le scepticisme, Pascal nous propose sa propre version de la docte ignorance.
45Il a repris ce thème dans ses Pensées :
- 43 Pascal, Pensée 327B.
Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis ; mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien43.
46Il y aurait donc trois échelons dans l’ignorance : l’ignorance naturelle, c’est-à-dire le pur non-savoir ; l’ignorance savante qui se connaît et qui caractérise le sage, c’est-à-dire, pour Pascal, celui qui a découvert la vanité de la science humaine et la nécessité de Dieu. Entre les deux, l’ignorance inconsciente d’elle-même des suffisants ; le suffisant juge mal des choses mais ne s’en rend pas compte ; il se trompe s’il croit que l’homme peut s’installer définitivement dans l’entre-deux.
- 44 Pascal, Pensée 72B.
- 45 Pierre Magnard, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980, p. (...)
47Pour Pascal, la docte ignorance est celle des grandes âmes, autrement dit des grandes intelligences qui ont parcouru tout le savoir, notamment le savoir scientifique. Les savants découvrent au terme de leur enquête qu’ils ne savent rien, c’est-à-dire rien d’essentiel. La science leur apparaît comme une vanité à côté de la question de Dieu. Cette ignorance est docte en ce qu’elle se reconnaît ; elle est une conversion de l’âme qui, se détournant de l’attrait des sciences, va alors se tourner vers Dieu. Loin de nous enfermer dans la résignation sur notre misère, cette sagesse permet de nous guérir d’une illusion et d’apprendre sur nous-mêmes. Elle évite l’illusion du point ferme. Nous oscillons entre le néant et le tout, nous ne sommes pas immobiles, comme arrêtés sur le point exactement médian entre les deux extrémités. Nous, nous changeons, la Terre tourne et notre état nous échappe. Il faut donc renoncer à trouver un point fixe dans la nature, dans la science ou en nous-mêmes. Nous devons apprendre que « nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme »44, que nous aspirons au repos, mais ce n’est pas dans notre finitude que nous le trouverons. « Croyant se fixer et même s’élever, l’homme ne peut en réalité que tomber », écrit Pierre Magnard45. Si nous voulons saisir un peu où nous sommes et comment nous orienter, il faut chercher ailleurs que dans la nature ; il faut viser là où les extrémités se touchent, à savoir Dieu.
48La docte ignorance est une arme dirigée contre les mondains qui perdent leur temps à juger des choses sans avoir réellement fourni l’effort de les étudier. C’est une arme dirigée contre « ceux de l’entre deux », qui n’ont pas emprunté le chemin vers Dieu. Elle est une sagesse de l’usage de la science, mais elle ne constitue pas par elle-même un remède suffisant ; elle aide les hommes à s’engager sur la voie de la foi. Montaigne rejoignait la docte ignorance par le scepticisme ; Pascal la rejoint au terme de la science.
Conclusion
- 46 De docta ignorantia, Partie III, ch. 3, h. I, n. 198, trad. H. Pasqua, Paris, Rivages Poche, 2011 (...)
- 47 Pascal, Pensée 358B.
49Pascal réagit contre l’individu de la Renaissance, tout en maintenant la notion d’infini. Le véritable centre n’est pas l’homme mais Dieu. Le Cusain plaçait l’homme juste en dessous des anges : « La nature humaine est celle qui est élevée au sommet des œuvres de Dieu et à peine un peu au-dessous des anges »46. Pascal réplique : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête »47. Aux yeux de Pascal, Nicolas de Cues avait certainement le tort d’avoir placé l’homme au centre d’une variation continue entre les deux extrémités de la nature et de Dieu, entre la bête et l’ange, capable, donc, de devenir le dieu de son monde. Pour Pascal, l’homme ne peut vouloir s’élever ainsi tout seul sans sombrer dans la bêtise. C’est Dieu qui vient chercher l’homme pour en faire, s’il le décrète, un ange.
50Montaigne et Pascal représentent deux étapes sur le chemin de la modernité ; ils sont en route vers l’autonomie du sujet de la connaissance, alors que Nicolas de Cues est encore pris dans la perspective théocentrique de la connaissance. Sa thèse cosmologique est une thèse théologique. Ses travaux mathématiques sont conçus comme une propédeutique à la théologie. Sa doctrine de la docte ignorance comme celle des conjectures sont une théorisation du chemin de la connaissance qui nous approche asymptotiquement du savoir divin. L’homme n’est pas un sujet complètement autonome dans sa recherche de la vérité ; cette recherche n’est destinée qu’à réaliser l’homme parfait incarné par le Christ. Il est à la recherche de la perfection de soi. L’homme moderne sera à la recherche de la réforme de soi.
Notes
1 La docte ignorance, II, XII, 162, trad. H. Pasqua, Paris, Bibliothèque Rivages, 2008, p. 165.
2 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, p. 30-31.
3 Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit, 1975, p. 158.
4 Montaigne, Journal de voyage en Italie, dans Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 1185.
5 Essais, L. II, ch. 12, Pléiade, p. 480.
6 Ibid., p. 555.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 553.
9 Cornélius Agrippa, Incertitude, vanité des sciences, trad. Louys de Mayerne Turquet, Genève, 1630, p. 94.
10 Id.
11 Essais, L. III, ch. 13, Pléiade, p. 1087. On retrouve ce lieu commun chez Descartes, dans La recherche de la vérité par la lumière naturelle, dans Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1953, p. 895.
12 Essais, L. II, ch. 12, Pléiade, p. 427.
13 Essais, L. II, ch. 14, Pléiade, p. 595.
14 Essais, L. II, ch. 12, Pléiade, p. 553-554.
15 Ibid., p. 554.
16 Ibid., p. 478.
17 Ibid.
18 Essais, L. II, ch. 10, Pléiade, p. 388.
19 Essais, L. I, ch. 54, Pléiade, p. 299.
20 Essais, L. III, ch. 11, Pléiade, p. 1007.
21 Edmond Vansteenberghe, Le cardinal Nicolas de Cues, Paris, Slatkine Reprints, 1974, p. 423.
22 De coniecturis, II, 16, h. III, n. 157, trad. J.-M. Counet, Paris, Belles Lettres, 2011, p. 138.
23 Pensée 793B. Nous citons les Pensées dans l’édition de Brunschvicg, Paris, Garnier, 1961.
24 Id.
25 Pensée 337B.
26 Pascal, Traité de la sommation des puissances numériques, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, vol. II, p. 1271.
27 Idiota de mente, 118, trad. H. Pasqua, Paris, PUF, 2011, p. 173. Voir aussi : De docta ignorantia, I, III, 9.
28 Pascal, De l’esprit géométrique, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, 1991, vol. III, p. 409-410.
29 Cela se manifeste dans le De Visione Dei où le point central de la vision du tableau demeure le regard de Dieu et non celui de l’homme.
30 Pascal, Lettre au Père Noël du 29 octobre 1647, dans Pascal, Œuvres complètes éd. Mesnard, vol. II, p. 524.
31 Pensée 114B.
32 Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1970, p. 672.
33 Pascal, Pensée 381B.
34 « Sublato igitur infinito nihil manet » : Nicolas de Cues, L’Icône ou la vision de Dieu (De visione Dei sive de icona, 1453), XIII, 55, trad. H. Pasqua, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2016, p. 101.
35 Pascal, De l’esprit géométrique, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, vol. III, p. 408.
36 Pascal, Pensée 72B.
37 Pierre Magnard, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980, p. 277.
38 Nicolas de Cues, De mathematica perfectione, dans Écrits mathématiques, trad. J.-M. Nicolle, Paris, Champion, 2007, p. 435. Ce passage est difficile à interpréter et grande est la tentation d’y projeter, par récurrence, la théorie leibnizienne des infinitésimaux.
39 Pascal, Pensée 72B. L’expression « de zéro ôte quatre » ne renvoie pas nécessairement à la soustraction, auquel cas le résultat serait - 4, et à cette époque la notation de nombres négatifs reste inconnue ; elle renvoie plutôt à la division qui est une soustraction répétée : « de zéro divisé par quatre reste zéro ».
40 Pascal, De l’esprit géométrique, section I, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, vol. III, p. 409-410.
41 Lettre de Pascal à M. Le Pailleur de février 1648, dans Pascal, Œuvres complètes, éd. de J. Mesnard, vol. II, p. 563.
42 Pascal, Pensée 72B.
43 Pascal, Pensée 327B.
44 Pascal, Pensée 72B.
45 Pierre Magnard, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980, p. 69.
46 De docta ignorantia, Partie III, ch. 3, h. I, n. 198, trad. H. Pasqua, Paris, Rivages Poche, 2011, p. 235.
47 Pascal, Pensée 358B.
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Référence papier
Jean-Marie Nicolle, « Montaigne et Pascal : la docte ignorance après Copernic », Noesis, 26-27 | 2016, 155-171.
Référence électronique
Jean-Marie Nicolle, « Montaigne et Pascal : la docte ignorance après Copernic », Noesis [En ligne], 26-27 | 2016, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/2656 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.2656
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