Thomas d’Aquin et Nicolas de Cues « Actus essendi » et « Possest »
Résumé
La conception de l’Un unitrine de Nicolas de Cues fait de l’unité de l’Un un résultat. L’unité résulte d’un mouvement infini, d’une conversion : unitas, aequalitas, connexio. L’unité comme résultat n’est pas l’Un neutre et immédiat, l’unitas initiale, mais l’Un médiatisé qui s’est égalisé sans se diviser en s’actuant comme relation infinie à soi. L’Un vit de sa propre histoire a priori. Il se réfléchit sans être. Nous comparons cette pensée cusaine de l’Unum in se à celle, thomiste, de l’Esse per se subsistens qui ne se précède pas à lui-même dans son acte d’être, qui est unique et immédiat, immuable, infini, éternel, parce qu’il est. Il n’est pas parce qu’il est un, il est un parce qu’il est.
Texte intégral
- 1 Cf. De venatione sapientiae, prologue : « Prositum est meas sapientiae venationes, quas usque ad ha (...)
- 2 Les dix domaines, ou champs de chasse, sont : la docte ignorance, le pouvoir-est, le non-autre, la (...)
1De la Docta ignorantia, sa première grande œuvre après le De concordantia catholica, au De apice theoriae, sa dernière, la spéculation du Cusain est marquée par le questionnement essentiel sur le caractère accessible ou non de l’Absolu, c’est-à-dire l’Un. Le Possest incarne, avec le Non-Aliud, l’aboutissement de cette tentative qui parviendra à son terme en se transformant en Posse. Le Possest, en effet, ne prendra tout son sens qu’en étant mis en relation avec le Posse Ipsum. Il acquerra une importance croissante dans la pensée de Nicolas, comme cela apparaît dans le De venatione sapientiae, écrit en 1463, période où il tente de faire un bilan de son itinéraire spéculatif1. Des dix « champs » décrits dans cette œuvre2 comme les plus adéquats à la poursuite de la sagesse, le Possest figure en deuxième position après la Docte ignorance. En fait, le domaine du Possest s’avère primordial dans la mesure où celui de la Docte ignorance est considéré comme le fond commun à tous les champs. Dans le trialogue De possest, les interlocuteurs de Nicolas veulent savoir quelle est la signification de ce nouveau nom de Dieu, Possest. Ils désirent connaître la nature de sa relation avec le monde créé, avec la Trinité, et comprendre le sens précis de la théologie négative. La référence à la Trinité est importante. Le concept énigmatique de Possest ne peut être saisi, en effet, qu’à la lumière de la conception cusaine de l’Unitrinitas.
- 3 De possest, 6, p. 53, tr. H. Pasqua, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2014.
2L’analyse de tout étant fini, affirme le trialogue, nous fait découvrir la puissance, l’acte, et l’union de la puissance et de l’acte. Tous ces éléments, nous devons les retrouver dans l’Unitrinité de Dieu, portés au maximum absolu. Dieu est l’acte infini, l’acte absolument pur, mais cet acte n’est pas acte d’être, l’Actus essendi comme l’entendait saint Thomas d’Aquin : il est Possest, pouvoir être. L’actualité infinie de l’Unitrinitas n’est autre chose que celle de la toute-puissance de sorte que, dans l’absolu, la puissance maximale ne diffère pas de l’acte maximum et que Dieu est aussi l’absolue puissance. En Dieu, la puissance absolue, l’acte pur et l’union de cette puissance et de cet acte sont coéternels : « La puissance absolue, l’acte et l’union des deux sont donc co-éternels. Et ils ne sont pas plusieurs réalités éternelles, mais ils sont éternels parce qu’ils sont l’éternité même »3. Qu’entendre par cette puissance ? Nicolas lui donne le nom de Possest pour bien faire comprendre que l’acte coïncide avec la puissance.
3L’acte présuppose logiquement la puissance, qui en est le principe. La puissance, au contraire, ne présuppose rien. Le Père est cette puissance qui, logiquement, est le principe de l’acte ; le Fils est l’éternelle mise en acte de la puissance du Père ; de l’un et de l’autre procède le Saint-Esprit qui est l’union, coéternelle à chacun d’eux, de la puissance absolue et de l’acte pur. Le Fils est ce que le Père peut, et le Saint-Esprit est le lien de la Toute-Puissance et du Tout-Puissant.
4Il faut donc se référer à la conception unitrine de l’Un si l’on veut saisir le sens du Possest. L’Un exclut tout ce qui n’est pas lui, il exclut donc l’être. Comment donc va-t-il s’affirmer ? En niant ce qui le nie. Son unité est une conquête. Telle est la solution qu’apporte le lien trinitaire entre Unitas, Aequalitas et Connexio. L’Unitas initiale est pure possibilité et acte pur. L’Un est un pouvoir agissant, il est pouvoir du possible et il est au-delà de l’être et du néant. Le néant ne s’oppose pas à l’Un, mais à l’être. Il ne s’oppose pas à l’Un, parce que l’Un n’est pas : il est pure négation de l’être. Il est négation de l’être parce que l’être est négation de l’Un. L’Un est donc négation de la négation, negatio negationis. Il nie l’être qui le nie. Il est donc acte : acte de nier, mais cet acte dépend de sa faiblesse qui consiste en la tentation de s’affirmer comme Un qui est et de se nier, par conséquent, en tant qu’Un pur et nu. Cet acte s’accompagne de la possibilité de devenir un autre. L’Un est donc primitivement pure possibilité ou puissance pure, mue en force de l’esprit, de la mens, acte qui dit toujours non : non à l’autre que soi. « L’esprit est ce qui dit toujours non » (Goethe). L’Un est donc possibilité en tant qu’acte. Le lien du possible avec l’acte est interne à l’Un. Il est égalisation de soi à soi permettant l’actualisation de l’union de soi avec soi. L’Égalité est l’acte de réflexion, Intellectus en tant que retour sur soi. Unitas, Aequalitas, Connexio, tels sont les éléments constitutifs de l’unité pure et nue de l’Un sans l’être : l’Un est trine.
- 4 Cf. De possest, 18 sq.
5Cette unification en acte est pure inquiétude, un non-repos absolu, qui est un passage incessant de soi à soi, négation de négation, négation de l’autre, non-autre. L’Unitas ne se détermine que par le retour sur soi que réalise la Connexion par la médiation de l’Égalité de l’Un avec soi. L’Un est pure potentialité de son propre déploiement en vue de son reploiement qui aboutit à l’unité finale. La perfection de l’Un, son achèvement, apparaît dès lors comme un résultat au terme d’un processus. En tant qu’acte, l’Un est course folle, vitesse infinie qui correspond au repos absolu, comme l’illustre l’exemple de la toupie donné dans le trialogue4. L’Unitas initiale est sans médiation, absence de relation à soi, sans différence, neutre. Elle reste pure en excluant tout ce qui n’est pas elle, en niant ce qui la nie, en rejetant toute altérité. Elle revêt sa nudité du manteau invisible de l’égalité, en s’égalant à soi, c’est-à-dire en se multipliant sans se diviser. Indivis, l’Un en s’égalant à l’Un renforce et donne vie à son unité. Indistinct en soi, l’Un se distingue de tout ce qui est distinct. En niant ce qui le nie, il s’affirme au terme d’une conquête de soi. Son aversion pour l’autre se renverse en conversion à soi.
- 5 De quaerendo Deum, 19, p. 57, tr. H. Pasqua, dans Opuscules, Rennes, Publications du Centre de rech (...)
6L’unité de l’Un est donc un résultat, elle résulte d’un mouvement infini, d’une conversion. L’Un comme résultat n’est pas l’Un neutre et immédiat, l’Unitas initiale, mais l’Un médiatisé qui s’est égalisé sans se diviser en s’actuant comme relation infinie à soi. Cette médiation peut avoir lieu dans l’Un sans l’altérer, mais non sans le dilater. L’Un vit de sa propre histoire a priori. Cette vie est une course infinie, divine parce qu’elle court : « Theos, écrit le Cusain, vient de theoro qui signifie je vois et je cours. Celui qui cherche doit donc courir avec la vue, jusqu’à pouvoir atteindre le Theos qui voit toutes choses »5. Elle court et fait apparaître le monde multiple en laissant derrière elle d’innombrables traces de lumière appelées à s’effacer. L’Un se réfléchit dans le monde multiple en se diffractant en autant de reflets, mais sans perdre son identité réfléchie de soi sur soi. La multiplicité des reflets n’est qu’apparence, car l’Un qui se réfléchit est sans l’être, il donne ce qu’il est c’est-à-dire rien.
7L’univers sans substance est pure béance, relation, tension, diffusion, expansion, différenciation, ouverture à l’autre, à l’infini… Sa seule consistance est son insistance dans le mouvement même de l’esprit (mens) qui s’identifie à la force (vis) de la course qui le traverse. L’identification de l’Un avec lui-même implique le mouvement réflexif d’un pli qui se déplie et se replie embrassant dans ce geste tout ce qui s’éclaire et prend vie en son sein. L’Un est retour sur soi, il est l’Intellect se réfléchissant. Il s’auto-détermine sans être déterminé par un autre que soi. Mais en s’auto-déterminant, il montre encore la nécessité dans laquelle il se trouve de s’identifier à soi dans le geste de nier ce qui le nie. La négation accompagne l’affirmation et la différence l’identité.
8Il ne saurait en être de même pour l’Esse per se subsistens qui ne se précède pas à lui-même dans son acte d’être, qui est unique et immédiat, immuable, infini, éternel, parce qu’il est. Il n’y a pas en lui d’interchangeabilité entre des moments distincts constitutifs, il n’y a pas de médiation en lui car son acte d’être n’est pas neutre dans l’attente de s’affirmer, il est toujours déjà la plénitude de son acte. Toute distinction en lui ne remet pas en question son unité, parce que son unité est l’unité de son Être indivisible, non l’Unité en soi de l’hénologie menacée d’éclatement tant qu’elle ne nie pas ce qui la nie en s’affirmant par le geste qui, l’égalant à elle, retourne à soi dans le mouvement de connexion. L’Esse n’a pas à s’auto-déterminer, il n’a pas à s’identifier parce qu’il se serait au préalable différencié. Son acte d’être est pure quiétude.
9En vérité, l’auto-détermination de l’Un n’est pas liberté, mais asservissement à la menace infinie de sa disparition, car l’Unum n’est pas subsistens per se, il est inquiétude, mouvement infini donnant l’illusion du repos, mais qui est un incessant et inquiétant mouvement d’échange réciproque entre l’unitas, l’aequalitas et la connexio. Il n’y a pas de place pour les trois à la fois, mais successivement selon l’ordre logique évidemment et non temporel. Chaque moment prend la place d’un autre pour que l’unité de l’Un reste sauve.
10Dans l’Esse, en revanche, l’unité n’est pas interchangeabilité parce qu’elle est l’unité de l’être. L’Esse n’est pas menacé par la division, il n’est pas parce qu’il est un, il est un parce qu’il est. Il n’est pas auto-détermination, mais auto-subsistance. Il n’a pas à acquérir son être, il est déjà depuis toujours et pour toujours. La relation à soi ne remet pas en cause son unité. Les trois Personnes de la trinité peuvent donc être une ensemble. Il y a union dans la communion à condition de ne pas entendre par communion interchangeabilité, mais co-présence dans l’Esse per se subsistens. L’Être est et il n’a pas à nier le non-être pour s’affirmer, car nier le non-être pour être suppose ne pas être et, si rien n’est avant d’être, rien ne sera jamais.
11Pour saint Thomas les Personnes de la Trinité sont unes en soi et avec soi en raison de leur identité avec l’unité de l’Esse. En revanche, pour Cues, l’unité des trois Personnes se déploie à travers la relation de chacune à toutes, elle s’articule en fonction de chacun des moments, unitas, aequalitas, connexion, qui la constituent. Alors que l’Aquinate considère l’unité divine comme actualité de l’Esse ipsum, le Mosellan part de l’unité comme possibilité de l’Unum in se. La réalité de la distinction entre les Personnes s’enracine sans distinction réelle dans l’unité de l’Esse pour le premier ; la pluralité des Personnes tend à s’affirmer comme le déploiement de l’unité divine à travers des moments irréductibles les uns aux autres, pour le second. La perspective thomasienne est très différente du processus cusain d’auto-constitution de l’unité. Pour Nicolas, l’unité divine se déploie à travers et en vertu de chacun des trois moments qui se communiquent entre eux, elle n’est pas l’unité initiale d’une nature divine commune aux trois Personnes, elle résulte de leurs processions. Les moments constitutifs de l’unité s’organisent en vue de l’unité finale réalisée par la connexio qui confirme l’unité initiale. Appliqué à la vie trinitaire du Dieu unique, ce schéma introduirait en elle un rapport de subordination du Père au Fils et du Fils à l’Esprit justifiant l’effacement kénotique d’une Personne dans l’autre. On voit les conséquences que peut entraîner l’hénologie négative pour laquelle Dieu est l’Unum in se. Elles ont été évitées par la théologie négative pour laquelle Dieu est l’Esse ipsum.
- 6 Voir plus haut la reproduction de cette figure.
- 7 Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, I, 20, 24.
12L’Unum in se est un pli qui se déplie – s’explique – et se replie – se complique – en enroulant tout ce qui se déploie, en lui. Ainsi la figure U 6 représente l’Un absolu, l’Unum in se, comme un cercle de cercles. Aucun être n’introduit ici une altération au cœur de l’Un. L’être, en le déterminant, en le limitant, le nierait. L’être est négation en tant que détermination. Il est ce par quoi quelque chose d’autre se fait valoir en soi. Il ne saurait en être ainsi pour une philosophie de l’Esse dont la perfection est celle d’un acte d’être sans origine. L’Esse ipsum est fixe et en repos : « Esse est aliquid fixum et quietum in ente »7. Cette fixité et ce repos excluent toute identité inquiète, ils n’ont cependant rien de statique, ils expriment la dynamique tranquille d’un acte qui est celui de l’acte d’être. Esse per se subsistens, Dieu est Acte pur excluant toute potentialité, tout pouvoir être. En tant qu’Acte pur, il est déjà depuis toujours. Dieu n’a pas à s’enrichir en créant comme s’il était pauvre de soi, il crée par pure bonté en offrant la participation à sa richesse infinie comme fin à la créature.
13L’Esse ipsum est subsistant, il est per se subsistens : il n’a rien sous lui ou avant lui pour le soutenir. À l’inverse de l’Un, il est pure quiétude sans crainte de cesser d’être et d’être ce qu’il est. Il est immuable parce qu’il est, il n’est pas parce qu’il est immuable. Il n’a pas à revenir à soi pour se constituer comme soi. Loin d’être identité vide et morte, le repos de l’Esse subsistens coïncide avec la plénitude de son acte d’être. Il n’est ni l’origine ni le résultat de lui-même. Pas d’auto-genèse, pas de passage de la puissance à l’acte. Nulle histoire ne traverse l’Esse : il est. Il est réalité absolue sans possibilité. La possibilité concerne la créature, l’étant qui est lui-même et autre de tout ce qu’il n’est pas. L’étant est, il est en vertu d’un acte d’être qui lui est propre, mais qu’il n’est pas par essence, il a reçu son être de l’acte créateur, il était possible qu’il ne le reçoive pas. L’Esse n’a pas à se retirer pour laisser une place à l’étant créé, car l’être de l’étant ne l’empêche pas d’être, comme il empêche l’Un d’être Un en hénologie. L’étant est en acte parce qu’il est possible. Il est possible pour l’Esse qui le précède comme acte de tous les actes. Mais en Dieu, toute possibilité est bannie. La création n’a en lui aucune connotation kénotique, comme si elle était une faiblesse à laquelle Dieu serait soumis de toute éternité. Non seulement la création n’ajoute rien à son Esse parfait, mais elle ne lui enlève rien. En créant, Dieu n’a pas à « abdiquer », à abaisser librement sa nature pour créer et élever jusqu’à lui la création entière, moins encore en s’incarnant. En s’incarnant, Dieu ne devient pas un autre, il demeure immuable, il ne se dépouille pas, il ne se dépossède pas. L’être de l’individu Jésus est bien l’être divin de la deuxième Personne de la Trinité, Dieu ne se divise pas en Dieu et Homme, il se revêt de la nature humaine, dans laquelle seule il subit, tout en restant impassible dans sa nature divine dont il ne s’est jamais dépouillé. L’Esse subsistens per se ne saurait se désapproprier de soi sans cesser d’être. Dieu n’a pas à se déposséder, parce qu’il ne s’est jamais possédé, il ne s’est jamais possédé parce qu’il ne s’est jamais reçu. Il est et il est éternel parce qu’il est, il n’est pas parce qu’il est éternel.
- 8 Thomas d’Aquin, De potentia, I, a. 1.
- 9 Cf. Gwenaëlle Aubry, Dieu sans la puissance, Paris, Vrin, 2006.
14La puissance (potentia) de l’Esse ipsum est active, elle se distingue du pouvoir (posse) dialectique de l’Unum in se. La Somme théologique (I, q. 25) étudie la puissance comme principe des opérations divines ad extra. Elle distingue deux sortes de puissance : passive et active8. La puissance passive n’est aucunement dans l’Esse ipsum qui ne saurait pâtir, car seul pâtit un être en défaut. Or l’Esse est parfait, il est acte pur en puissance de rien9. L’Unum in se, lui, est puissance active, pouvoir auto-constitutif. De fait, il ne sera pleinement un qu’après être passé par la phase de l’Aequalitas et celle de la Connexio. L’Esse ne peut pas ne pas être, non en raison d’une impuissance, mais en raison de son essence qui est son actus essendi. Il ne se précède pas à lui-même, comme l’Unitas précède son Aequalitas et la Connexio finale. Il est impossible à l’Esse subsistens d’être en puissance, il devrait ne pas être avant d’être. Or, du non-être jamais l’être ne sortira. L’Esse est éternel, immuable, impassible. C’est parce qu’il est, que l’Esse est actif et c’est parce qu’il est actif qu’il peut être pour les autres un principe actif. Mais il est nécessairement acte d’être éternel, immuable, impassible et libre de créer ou pas.
15La création, en effet, n’est pas nécessaire à l’Esse divin. L’agir de Dieu est son Être. Il est sans limite, infini, donc libre et tout-puissant. La puissance de l’Esse divin est infinie, non d’une manière privative, mais négative, au sens où sa perfection n’a pas de terme. Il n’est pas pure indétermination comme l’Unum, pour lequel l’être serait une détermination qui altérerait son unité : il est la perfection de toutes les perfections. Sa puissance ne s’ajoute pas à lui, elle est lui. Il est son Esse et non celui d’un autre, alors que l’Unum n’est pas : si l’être s’ajoutait à lui cet être serait celui d’un autre, parce qu’il mettrait un terme à l’unité de l’Un. L’Unum est donc toute faiblesse, puisque sans cesse menacé d’altération. La seule façon pour lui de conjurer sa faiblesse est d’accepter de se nier pour s’affirmer en niant ce qui le nie. L’Unitas est negatio negationis. La phase de l’Aequalitas doit être suivie de la phase de la Connexio sans quoi l’Unitas serait simple négation et pure vacuité inféconde. Il n’en va pas de même de l’Esse qui est acte pur, son actualité est pleine et infinie, aucune puissance ne la précède ni ne l’accompagne.
- 10 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, q. 25, a. 2, ad 2.
16Selon Aristote, ce qui est en puissance est en quelque sorte déjà, attendant de passer à l’acte. Ce qui n’est pas n’est en aucune manière en puissance. Pour un grec, rien ne peut sortir de rien. Saint Thomas d’Aquin applique cet axiome à l’Esse divin. Il s’ensuit que ce qui n’est pas l’Esse ipsum subsistens et qui est cependant, l’ens creatum, ne peut être que tiré du non-être, il est créé ex nihilo. Or le non-être n’est en puissance de rien. Il faut donc, pour créer, une puissance infinie. Une puissance finie ne peut produire un effet que si la potentialité de la matière est présupposée. Mais la puissance infinie de Dieu ne présuppose aucune puissance. C’est pourquoi l’Esse divin n’est pas tenu de manifester sa puissance infinie en produisant un effet infini, en d’autres termes il n’est pas causa sui. Il n’est pas non plus tenu de produire un effet fini. S’il ne produisait rien, en effet, sa puissance n’en deviendrait pas vaine pour autant, car elle n’a pas pour fin ses effets, elle serait plutôt la fin de ses effets comme objet de louange10. L’Esse est acte, il ne subit pas sa puissance infinie comme une force de pesanteur qui l’entraînerait, pour ainsi dire, hors de lui-même. L’Unum, lui, cède à la force du vertige, pour se reprendre ensuite par un retour sur soi, son activité est efficiente au sens où elle lui permet de s’atteindre, car l’unité sans l’être de l’Unum résulte de son activité de retour sur soi, alors que l’Esse exerce son acte d’être depuis toujours.
- 11 Aristote, Métaphysique, IV, XII 10 (1019 b 34).
- 12 Cf. Thomas d’Aquin, I Contra Gentiles, c. 6, 15, 27, 41.
- 13 Cf. ibid., c. 32.
17La puissance est relative au possible, c’est-à-dire au pouvoir être. L’Esse divin peut tout ce qui est possible, en ce sens qu’il peut faire être ce qui n’était pas. C’est ce que signifie tout-puissant. Or, le possible, selon Aristote11, se prend en deux sens. Il est possible par rapport à un pouvoir particulier, mais pouvoir ce que peut seulement une créature n’est pas être tout-puissant, car elle peut faire être que ce qui est déjà en puissance. Être tout-puissant, c’est pouvoir tout ce qui est possible absolument et non en particulier. La toute-puissance divine n’atteint pas un effet particulier, tel ou tel être, mais l’être en tant qu’être qu’il fait sortir du non-être. Elle peut faire que ce qui n’est pas soit et que ce qui est ne soit pas, sans que cela implique contradiction. Que rien ne puisse être et ne pas être à la fois et sous le même rapport est une contradiction qui concerne uniquement ce qui est irréalisable, non Dieu qui demeure étranger à ce qui est contradictoire parce qu’il est sans avoir à nier le non-être. L’Esse, en effet, ne s’affirme pas en s’opposant au non-esse comme l’Unum qui ne peut s’affirmer qu’en niant le non-unum. Il est. Tout ce qui est en puissance dans l’être créé, Dieu peut le réaliser par la puissance infinie de son Esse. Rien ne lui est impossible : soit parce que tel effet lui serait dissemblable, car tout être lui ressemble dès lors qu’il est ; soit à cause de l’excellence de l’effet, parce que Dieu dépasse tous les êtres en perfection12 ; soit, enfin, en raison de la déficience de la matière, puisqu’il en est la cause13.
- 14 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, q. 25, a. 1, ad 1.
18Pour une telle doctrine la toute-puissance est une propriété de l’Esse, elle se confond avec lui. Pour une philosophie de l’Unum in se, la toute-puissance s’identifie au processus d’auto-constitution, elle résulte de son activité propre qui est negatio negationis. Pour la première, la puissance divine est infinie parce qu’elle produit le monde qui avant d’être n’était pas. Pour la seconde, la puissance est infinie parce qu’elle s’auto-constitue dans le mouvement de retour sur soi. Pour saint Thomas, l’effet créé par Dieu est toujours inférieur à sa puissance et autre que lui. Selon Cues, le premier effet de Dieu est lui-même, sa toute-puissance consiste dans la production de l’Un par l’Un à travers le processus unitrinitaire : Unitas, Aequalitas, Connexio. Pour l’Aquinate, Dieu est tout-puissant parce qu’il peut tout ce qui est possible, ce qui est possible ne pouvant contredire sa puissance absolue ordonnée à sa volonté qui ne peut vouloir ce qui contredit la vérité qui est l’Être. D’après la conception unitrinitaire de l’Un cusain, Dieu, en tant qu’Unum in se, serait impuissant s’il n’était pas tout le possible absolument, s’il n’était pas Possest, c’est-à-dire s’il ne pouvait pas s’affirmer comme Unum au terme de la negatio negationis. Chez Thomas, la puissance se fonde sur l’actualité positive et surabondante de l’Esse divin14. Nicolas, de son côté, comprend la puissance comme la force (vis) de l’intellectus qui effectue le retour sur soi par lequel l’Unum s’autodétermine comme Aequalitas. Pour Thomas, la puissance exprime l’actualité de l’Esse. Nicolas inscrit la puissance dans le geste de retour de l’Unum sur lui-même. Chez l’un, la puissance est active, car Dieu est pur acte d’être, éternel et immuable, absolument parfait ; chez l’autre, elle est passive, car Dieu est infini pouvoir être un, éternel passage de la puissance à l’acte et sa perfection dépend et résulte de la negatio negationis. Pour l’Aquinate, Dieu n’est pas tenu de manifester sa puissance, il pouvait ne pas avoir créé sans que sa puissance s’en trouvât affectée et, en décidant librement de créer, sa puissance infinie ne s’épuise pas dans ses effets. En revanche, l’Un divinisé ne peut s’abstenir d’extérioriser sa puissance à l’intérieur du mouvement unitrine. Si l’Unum divin n’effectuait pas sa puissance, son unitas serait stérile. Il tournerait à vide sur soi, il serait une possibilité stérile, une possibilité sans pouvoir. Dieu deviendra Causa sui chez Spinoza en ce sens que, en tant que Cause, il disparaît dans l’effet. Sans effet, il n’y aurait pas de cause ! Dans cette perspective, la puissance divine est théophanique, œuvre de l’auto-manifestation effective sans réserve, sans laquelle la puissance ne serait pas la puissance, en d’autres termes, Dieu ne serait pas Possest. D’après saint Thomas, l’Esse exprime à lui seul, sans médiation, la surabondance de son actualité. Pour Cues, le pouvoir du possible conjure la faiblesse initiale de l’Unitas qui est en manque de soi. Pour le premier, Dieu peut faire tout ce qui n’implique pas contradiction, la coïncidence des opposés – de l’être et du non-être – ne concerne pas la toute-puissance divine, alors que pour le second la puissance absolue absorbe la coïncidence des opposés, tout est posé de telle façon qu’il se rapporte à soi en même temps qu’il s’identifie à soi.
19L’Unum in se est sortie et retour sur soi, mouvement infini, course divine, à l’image de la toupie immobile à force de mobilité, où mouvement et repos coïncident. Il faut noter que si les opposés coïncident dans l’Unum in se, c’est parce que toute forme d’opposition ou de distinction manifeste la division et la faiblesse. Ce qui est possible est nécessaire, parce que toute forme de contingence dans le choix de se déployer ou pas à l’intérieur de soi signifierait que l’Unum in se serait susceptible de déchéance, qu’il serait impuissant, incapable de se fixer sur ce qui est meilleur pour lui et d’en rester à la negatio. Or, le possible peut tout. Il est pur pouvoir en acte. Les dernières œuvres, le Compendium et le De apice theoriae, finiront par laisser de côté le terme de Possest pour ne retenir que celui de Posse. Pour Thomas, en revanche, refuser la contingence du choix divin équivaudrait à nier la surabondance et la liberté créatrice de son acte d’Être. Parmi toutes les œuvres qui sont en son pouvoir, Dieu en accomplit certaines et en laisse d’autres, en d’autres termes, il n’est pas obligé de créer le meilleur des mondes possibles. Tout ce qui est possible n’est pas nécessaire. La toute-puissance de l’Esse divin ne détermine pas sa liberté, il peut ne pas vouloir faire ce qu’il avait décidé de faire, alors que l’Unum cusain ne peut pas ne pas vouloir ce qu’il peut, car il ne s’affirme qu’en niant ce qui le nie. Il ne peut que s’auto-constituer et ne s’extérioriser que de manière théophanique en rendant impossible toute altérité. Tel est le pur pouvoir du possible. Pour saint Thomas, le pouvoir de l’Esse n’est pas déterminé, il peut faire meilleures les choses qu’il a faites et en faire d’autres en vertu de la libre toute-puissance de son acte d’Être, l’univers qu’il a créé n’est donc pas nécessairement le meilleur des mondes possibles. La liberté créatrice de l’Esse ipsum divin n’est pas la liberté négatrice de l’Unum in se soumis au pouvoir négateur du possible, l’univers qu’il suscite est le meilleur qui soit, parce qu’il est tout ce qui est possible.
- 15 De Possest, 49.
20Le Cusain inverse la doctrine thomasienne de l’Esse et cette inversion en fait l’héritier d’Avicebron, de Duns Scot, d’Ockham plus que d’Aristote. D’une part, à la différence de ce dernier, il emploie indistinctement les notions de potentia, de possibilitas, ou de posse. D’autre part, il ne distingue pas possibilité logique et puissance réelle. Enfin, et là se trouve le plus important, il affirme la coïncidence de l’acte et de la puissance. Cela le conduit à considérer Dieu, non plus comme Actus purus mais comme Possest. Dieu est parce qu’il peut être et il est tout ce qu’il peut être. On n’y insistera jamais assez, pouvoir être c’est déjà être pour l’être que rien ne précède et d’où tout procède. Le chapitre 49 confirme cette interprétation en multipliant comme à dessein l’usage du mot posse : ipsum posse, omne posse… : « L’être présuppose le pouvoir, puisque rien n’est si la possibilité d’où il procède n’est pas ; le pouvoir, en revanche, ne présuppose rien puisqu’il est éternel. » De même, plus loin : « Ainsi, de même que je vois que le pouvoir lui-même dans l’éternité est éternité, de même dans l’éternité du pouvoir lui-même je ne vois l’être que comme dérivé du pouvoir… »15.
- 16 Le « pouvoir du possible » (Die Kraft des Möglichen) est une expression qui se retrouve dans Sein u (...)
21Le Posse prendra de plus en plus d’importance dans l’œuvre cusaine, au point de remplacer le Possest dans le De apice theoriae. La différence entre les deux concepts est que le premier revêt une dimension dynamique que le second n’a pas. En effet, le pouvoir-est contient actuellement toutes les possibilités. Il ne peut pas, dès lors, ne pas posséder la possibilité d’être en acte le pouvoir qu’il est. Voilà pourquoi la possibilité absolue et totale est actualité absolue et totale. Il y a, comme on l’a vu, équivalence et simultanéité entre elles. Le fondement de cette équivalence est à chercher dans l’essence de Dieu conçue non comme étant l’Esse per se subsistens, mais l’Unum in se. L’Un pur demeure un tant qu’il n’est pas, tel l’Un de la première hypothèse du Parménide de Platon. Il est pouvoir être sans être, mais pouvoir en tant qu’acte : il est le pouvoir du possible16. Cependant, rien ne l’empêche de pouvoir être et de descendre au niveau de l’Un-qui-est de la deuxième hypothèse. Dans ce cas, alors, il cesserait d’être l’Un pur en acte et son pouvoir être se transformerait en acte d’être. L’acte, en déportant l’Un, l’aurait emporté définitivement sur la puissance.
22C’est donc bien en renonçant à l’acte d’être que l’Un se maintiendra en acte. Il sera Un en acte dans la mesure seulement où il demeurera en puissance, conformément à la définition du Possest. Pouvoir être pour l’Un, ce serait donc, dans cette perspective, rester en retrait de l’acte d’être afin de conserver sa pureté. L’Un serait le Pouvoir pur en acte, une vraie energeia déployée éternellement contre un Être qui le menacerait éternellement de l’entraîner dans le multiple. Énergie infinie, pouvoir sans faiblesse et sans fissure, l’Un peut s’affirmer comme l’origine de tout ce qui procède de lui sans se perdre dans ce qu’il engendre. Pour l’aristotélisme le plus strict, la puissance sans référence à l’acte n’est rien. Rien n’est, en effet, qui ne soit en acte quoique la possibilité, si elle est réelle, possède une certaine consistance ontologique. En appliquant à l’origine l’antériorité de l’acte sur la puissance, Aristote conclut nécessairement que l’origine est Acte et Actus purus. L’ex-sistence d’étants composés de puissance et d’acte s’ex-plique, dès lors, à partir d’un acte d’être pur. La création se fonde sur Dieu en tant qu’Actus pur. Il n’en saurait être de même pour Nicolas de Cues selon lequel le Possest est l’Un qui peut être tout ce qu’il est actuellement, à savoir unité pure sans l’être. La puissance précède logiquement l’acte. Elle est première. Cela signifie que le Principe est Puissance pure. Mais c’est une puissance réelle, c’est-à-dire déjà réalisée, réalisée depuis toujours : elle est éternelle. Aucun acte ne la précède. La puissance est bien une dynamis, une force, un pouvoir dont le dynamisme s’exerce en vue de se conserver comme tel. Toute son énergie se déploie exclusivement en vue de maintenir l’Un dans sa pureté, face à la menace que représente l’Être, qui risque à chaque instant de s’introduire en son sein et d’y introduire avec lui sa négation, le multiple.
Notes
1 Cf. De venatione sapientiae, prologue : « Prositum est meas sapientiae venationes, quas usque ad hanc senectam mentis intuitu veriores putavi ».
2 Les dix domaines, ou champs de chasse, sont : la docte ignorance, le pouvoir-est, le non-autre, la lumière, la louange, l’unité, l’égalité, la connexion, la limite, l’ordre. Cf. La chasse de la sagesse (De venatione sapientiae), introduction, traduction, et notes de H. Pasqua, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2015.
3 De possest, 6, p. 53, tr. H. Pasqua, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2014.
4 Cf. De possest, 18 sq.
5 De quaerendo Deum, 19, p. 57, tr. H. Pasqua, dans Opuscules, Rennes, Publications du Centre de recherche de l’Institut catholique de Rennes, 2011.
6 Voir plus haut la reproduction de cette figure.
7 Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, I, 20, 24.
8 Thomas d’Aquin, De potentia, I, a. 1.
9 Cf. Gwenaëlle Aubry, Dieu sans la puissance, Paris, Vrin, 2006.
10 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, q. 25, a. 2, ad 2.
11 Aristote, Métaphysique, IV, XII 10 (1019 b 34).
12 Cf. Thomas d’Aquin, I Contra Gentiles, c. 6, 15, 27, 41.
13 Cf. ibid., c. 32.
14 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, q. 25, a. 1, ad 1.
15 De Possest, 49.
16 Le « pouvoir du possible » (Die Kraft des Möglichen) est une expression qui se retrouve dans Sein und Zeit de Heidegger (§ 76). Cf. Peter J. Casarolla, « Nicholas of Cusa and the Power of the Possible », American Catholic Philosophical Quarterly, t. LXIV, no 1, 1990, p. 7-34.
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Référence papier
Hervé Pasqua, « Thomas d’Aquin et Nicolas de Cues « Actus essendi » et « Possest » », Noesis, 26-27 | 2016, 113-124.
Référence électronique
Hervé Pasqua, « Thomas d’Aquin et Nicolas de Cues « Actus essendi » et « Possest » », Noesis [En ligne], 26-27 | 2016, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/2628 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.2628
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