Du τί au τίς, tournant anthropologique ou catastrophe humaniste1 chez Nicolas de Cues, lecteur du Pseudo-Denys ?
Résumé
Pour honorer le titre du colloque proposé, ne faudrait-il pas parler d’un tournant anthropologique pris par la théologie elle-même, chez Nicolas de Cues du moins, en amont de la philosophie ? C’est ce que nous examinerons dans une première partie à partir de quelques réflexions sur l’architecture de la Docte ignorance. Sa cohérence ne repose-t-elle pas en dernier ressort sur la christologie, voire l’anthropologie Christique ? Or l’originalité de cette position théologique ne s’explique-t-elle pas par celle de sa lecture du Pseudo-Denys ? Le pivot de ce tournant anthropologique est encore une source dionysienne que nous tenterons d’expliciter. Mais avant d’en venir à la place centrale de la mens, il faut déjà reprendre la question de ce tournant d’un point de vue métaphysique et gnoséologique : un autre genre littéraire voit le jour avec les traités philosophiques à thème commençant toujours par De comme le De conjecturis, De possest, De non aliud… Nous essaierons dans un second temps de montrer à partir d’une analyse des enjeux du premier de ces traités comment, pour un esprit formé dans la via moderna, le tournant anthropologique se présente comme une issue néoplatonicienne au relativisme gnoséologique. Restera, en dernière partie, à comprendre à partir de dialogues plus tardifs que ce tournant anthropologique intègre une dimension de salut qui demeure toujours universelle. Ainsi le Cusain pourrait-il conduire à son terme la catastrophe humaniste menant d’une ontologie post-scolastique d’esprit scotiste (où n’importe quoi peut servir de prétexte à remonter à Dieu dans une tino-protologie rendue possible par la perte de l’analogie pour une onto-théologie univoque), à une proto-tinologie ou le τί est devenu un τίς.
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- 1 Nous reprenons ici la deuxième partie du beau titre de Bruno Pinchard, Fine folie ou la catastrop (...)
1Le titre donné à ce colloque et par contrecoup à cette communication vient, rappelons-le, du livre de Dominique Jannicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française. Si nous transposons ce titre, ne faudrait-il pas parler d’un tournant anthropologique pris par la théologie elle-même, chez Nicolas de Cues du moins, en amont de la philosophie ? C’est ce que nous examinerons dans une première partie à partir de quelques réflexions sur l’architecture de la Docte ignorance : ne subvertit-elle pas celle des sommes théologiques médiévales ? Sa cohérence ne repose-t-elle pas finalement que sur la christologie, voire l’anthropologie Christique ?
2Or l’originalité de cette position théologique ne s’explique-t-elle pas par celle de sa lecture du Pseudo-Denys ? Il conviendra pour cela de la comparer aux principales lectures en vigueur à son époque. Le Cusain refuse celle proposée par une mystique affective dans la lignée de Thomas Gallus et Hugues de Balma, défendue à son époque par Vincent d’Aggsbach, et c’est tout l’enjeu de la controverse qui l’oppose au Chartreux. Mais pour autant le Cusain n’aligne pas sa position intellectualiste sur celles plus subtiles qui voient en la théologie mystique la réception la plus parfaite du don de sagesse. Une telle lecture que nous retrouverions tant chez Marquard Sprenger que chez Denys le Chartreux suppose de rapporter la théologie mystique à la grâce sanctifiante qui exige la charité et de reléguer du même coup la théologie scolastique dans le domaine de la grâce charismatique tandis que la sagesse des philosophes reste informe tant qu’elle n’accède pas à la charité. Or la lecture du Cusain rapportant l’entrée dans la nuée à une sagesse de type socratique ne permet pas de penser explicitement le rôle de la grâce. Nous aurions ainsi en quelque sorte un premier tournant anthropologique par défaut de distinction entre contemplation, grâce sanctifiante et don de sagesse. N’est-ce pas un des enjeux de la critique de Wenck ?
3Mais cette première œuvre du Cusain ne fait qu’amorcer une transformation de la pensée qui se traduira tant dans la forme que sur le fond dans la suite de son œuvre. N’écrit-il pas ensuite le plus souvent sous forme de dialogues philosophiques : de l’Idiota à la Paix de la foi ? Nous y verrions émerger un relativisme anthropologique par un recentrage sur la mens au lieu de l’ens dans le premier, et par une descente de la théologie ou de l’économie en direction de la foi en vue d’une paix entre les cultes. Ainsi la mens apparaît-elle comme nous le verrons dans l’Idiota exactement à mi-chemin entre l’ens de la métaphysique thomasienne et le cogito cartésien. Or le pivot de ce tournant anthropologique est encore une source dionysienne que nous tenterons d’expliciter. Mais avant d’en venir à la place de la mens, il faut déjà reprendre la question de ce tournant d’un point de vue métaphysique et gnoséologique : un autre genre littéraire voit le jour avec les traités philosophiques à thème commençant toujours par De comme le De conjecturis, De possest, De non aliud… Nous essaierons dans un second temps de montrer à partir d’une analyse des enjeux du premier de ces traités comment pour un esprit formé dans la via moderna, le tournant anthropologique se présente comme une issue néoplatonicienne au relativisme gnoséologique. C’est précisément la mens humana qui se retrouve ainsi dans une position clé.
- 2 C’est l’expression d’O. Boulnois dans Être et représentation. Une Généalogie de la métaphysique m (...)
- 3 Le Sermon De diversis, 5, maintes fois recopié, est augmenté dans un important groupe de manuscri (...)
4Resterait à comprendre que ce tournant anthropologique intègre une dimension de salut qui demeure toujours universelle. Ainsi le Cusain pourrait-il conduire à son terme la catastrophe humaniste menant d’une ontologie post-scolastique d’esprit scotiste (où n’importe quoi peut servir de prétexte à remonter à Dieu dans une tino-protologie rendue possible par la perte de l’analogie dans une onto-théologie univoque), à une proto-tinologie2 ou le τί est devenu un τίς. Ce retournement de la catastrophe humaniste n’est-il pas accompli dans le De icôna où chacun se reconnaît dans sa singularité sous le regard de l’omni-voyant ? Mais ne serait-ce pas une manière pour le Cusain de renouer avec la grande tradition de l’humanisme chrétien ? Cette proto-tinologie n’est-elle pas en fait à double sens comme l’indiquaient déjà les variantes inversées dans les manuscrits de Morimond du « noverim me, noverim te » repris par Bernard à saint Augustin3 ?
1. De la théologie mystique à la docte ignorance : un tournant anthropologique christocentré
- 4 Cf. Richard de Saint Victor, Benjamin Major, P.L. 196, col. 70 B-72 C.
- 5 Cf. sur ce sujet, notre « Sic in vi affectiva : Note sur le De Theologia Mystica III, 27, sa réce (...)
5Dire que le Pseudo-Denys est la principale source de Nicolas de Cues est un lieu commun. Nous voudrions ici montrer l’impact de cette influence sur sa présentation de la théologie, tout d’abord dans sa première grande œuvre qui est la Docte ignorance. Elle conserve en effet quelque chose de la structure des sommes théologiques héritées du Moyen Âge. Rappelons que cette structure en quatre parties vient de Jean Damascène. Elle regarde d’abord Dieu pris en lui-même, puis sa Création et la manière dont elle s’est détournée de Lui, la médiation du Christ, homme-Dieu, et dans un quatrième et dernier temps celle des sacrements en vue du retour vers lui dans les fins dernières. Cette structure en quatre parties se retrouve dans la plupart des sommes scolastiques depuis les toutes premières qui voient le jour à la fin du xiie siècle, en passant par les quatre livres des Sentences de Pierre Lombard qui seront commentées tout au long du Moyen Âge jusqu’à ce que la Somme de Théologie de saint Thomas prenne leur relais au xve siècle comme manuel de théologie, conçu sur le même plan quadripartite. Mais au cœur de ce même siècle le Pseudo-Denys semble fournir une alternative à la théologie scolastique précisément dans sa Théologie mystique. Celle-ci est interprétée selon une perspective affective par une tradition qui s’origine en fait chez les Victorins : Richard de Saint Victor prétend en effet que la contemplation la plus élevée se fait « praeter rationem »4, contre la raison, portant sur des mystères qui la dépassent tellement comme celui de la Trinité en particulier qu’elle doit laisser le relais à l’ardente charité. Remarquons que cela n’est pas si simple car le même Richard écrit un De Trinitate où le mystère est exploré selon la méthode des raisons nécessaires. Un autre Victorin, Thomas Gallus, suggérera que la connaissance de Dieu la plus élevée, dans une âme qui se hiérarchise conformément à la hiérarchie céleste des neuf chœurs angéliques, revient à la syndérèse, apex mentis, sommet de l’âme où la dualité entre affect et intellect se résorbe. De là à dire qu’une connaissance purement affective de Dieu prend le relais là où l’intellect se voit sommé de « s’élever dans l’ignorance », selon la thématique dionysienne du « surge ignote », il n’y a qu’un pas qui sera franchi par Hugues de Balma à la fin du xiiie siècle. Pour lui, la Théologie mystique transmise par Denys est cette union purement affective à Dieu où l’âme s’élève sans connaissance préalable ou concomitante. Nous verrons que Nicolas de Cues s’inscrit contre une telle lecture de Denys reprise par son contemporain et détracteur le chartreux Vincent d’Aggsbach. Mais pour mieux saisir l’originalité de sa lecture de Denys, il nous faut encore marquer quelques jalons de l’évolution dans la compréhension de cet auteur. Le chancelier Jean Gerson, qui reviendra sur ce schéma dans des rétractations venant dans la dernière décennie de sa vie, propose, en lecteur conséquent de saint Bonaventure, une synthèse entre intellectualisme et volontarisme qui fait la part belle à la voie affective. Nous ne pouvons ici que le rappeler5 en signalant qu’il fera comme la docte ignorance du Cusain et les écrits de Marquard Sprenger, l’objet des invectives de Vincent d’Aggsbach.
Jean Gerson, Théologie Mystique, 26-27
Puissances cognitives |
Connaissances |
Puissances affectives |
Affections |
Intelligence |
Contemplation |
Syndérèse |
Dilection |
Raison |
Méditation |
Volonté |
Dévotion |
Sensualité |
Cogitation |
Appétit animal |
Concupiscence |
6La syndérèse demeure ainsi la faculté affective d’une union affective où culmine la connaissance de Dieu éventuellement au-delà des limites atteintes par l’intelligence dans la contemplation. Mais tant Marquard Sprenger que Denys le Chartreux se refuseront à une telle lecture affective. Pour eux la théologie mystique est effectivement distincte d’une théologie naturelle menée par les philosophes avec le seul recours à la lumière naturelle ou de la théologie des scolastiques dont la foi bénéficie d’une lumière de la grâce, mais seulement charismatique tandis que la théologie mystique suppose quant à elle l’exercice le plus élevé du don de sagesse qui suppose la charité car il relève cette fois de la grâce sanctifiante. Le thème de l’élévation dans l’ignorance n’est pas absent chez ces auteurs intellectualistes, mais il est pensé comme aveuglement par l’excès de la lumière divine et non d’abord par les limites de la nature finie de la créature rationnelle. Or ce thème de la finitude contrastant avec un Dieu dont l’attribut d’infinité joue un rôle majeur revêt une grande importance dans la Docte ignorance du Cusain. Une conception équilibrée des trois modes de la théologie distingués par Denys voudrait que, partant de la moins parfaite, qui est la théologie affirmative ou symbolique, atteignant quelque chose de Dieu à travers des similitudes dissemblables ou des dissimilitudes semblables, l’on s’élève par la théologie négative qui nie de Dieu tous les attributs, à une théologie mystique qui le viserait dans sa suréminence. Mais c’est ici que se situe l’originalité de la lecture de Denys par le Cusain dont il a bien conscience. Il s’en explique dans une lettre à Gaspard Aindorffer et aux moines de Tegernsee du 14 septembre 1453 qui lui donne l’occasion de préciser la spécificité de son interprétation personnelle :
- 6 « Et licet pene omnes doctissimi dicant caliginem tunc reperiri quando omnia a Deo auferuntur, ut (...)
Et encore que, parmi les plus doctes, presque tous disent que la Ténèbre se trouve lorsque tout est nié de Dieu, en sorte qu’à celui qui cherche se présente plutôt le néant que quelque chose, mon opinion n’est pas qu’on pénètre droitement dans la Ténèbre si l’on ne pratique que la théologie négative. Puisque la négative, en effet, supprime et ne pose rien, par elle on ne verra point Dieu sans voile, car on ne trouvera point que Dieu est, mais plutôt qu’il n’est point ; et si on le cherche par voie d’affirmation, on ne le trouvera que par images et de façon voilée, et non jamais sans voile6.
7Le Cardinal formule clairement ici ce qui distingue sa lecture des autres et même de celles qui font autorité et conçoivent une sorte de hiérarchie linéaire entre les trois théologies : la négative, venant au-delà de la théologie positive, culminerait dans la théologie mystique. Sa compréhension des exigences néoplatoniciennes de la théologie apophatique l’oblige à renoncer à toute vision ou connaissance de Dieu par cette voie, du moins si elle est suivie en elle-même et pour elle-même. Le Cusain considère au contraire que si partout ailleurs Denys a parlé de ces deux théologies de manière disjonctive, il vise et atteint dans le traité concernant la Théologie Mystique la coïncidence de ces deux modes d’approche de l’infinité divine :
- 7 « Tradidit autem Dyonisius in plerisque locis theologiam per disiunctionem, scilicet quod aut ad (...)
Or Denys, presque partout, a transmis la théologie sous forme disjonctive, disant qu’à Dieu nous accédons ou de façon affirmative ou de façon négative mais dans ce petit livre où il veut révéler autant qu’il est possible la théologie mystique et secrète, il saute par-dessus cette disjonction jusqu’à la copulation et coïncidence, c’est-à-dire jusqu’à une union parfaitement simple, qui n’est point latérale mais va directement au-dessus de toute ablation et de toute position, là où l’ablation coïncide avec la position, et la négation avec l’affirmation ; et telle est la plus secrète théologie, à laquelle aucun des philosophes n’est parvenu ni ne peut parvenir s’il se tient au principe commun de toute philosophie, selon lequel deux contradictoires ne coïncident point7.
- 8 « Unde necesse est mistice theolo(g)izantem supra omnem racionem et intelligentiam, eciam se ipsu (...)
- 9 Cf. Platon, République VI, 509d-511e.
8La Théologie Mystique de Denys montrerait ainsi une limite de la philosophie, mais qui peut être entendue de diverses manières. Nos Chartreux y verront une sagesse des Chrétiens révélée à un aréopage de quelques initiés bénéficiant de l’enseignement ésotérique de Paul. Le Cusain nous semble au contraire y percevoir une exigence même de la raison. Car le mode de théologiser de manière mystique (mystice theologisantem), s’il dépasse le principe de contradiction selon une visée de Dieu qui suppose la foi, répond ainsi à une aspiration qui n’est pas propre à la foi, mais à l’intelligence elle-même8. N’avons-nous pas ici un premier tournant anthropologique de la théologie ? Le mode propre de théologiser qui constitue le sommet de toute théologie n’est pas pensé par le Cusain comme relevant d’une grâce particulière, sanctifiante chez le mystique qui bénéficierait ainsi au plus haut point du don de sagesse comme nous l’avons vu chez Marquard Sprenger ou Denys le Chartreux, éventuellement prêts à concéder au théologien scolastique une grâce charismatique. Pour le futur cardinal, cette manière de théologiser coïncide avec la docte ignorance socratique. Il ne saurait donc distinguer ici explicitement, à travers le thème de la grâce, la théologie des philosophes et celle des chrétiens. Au contraire il entend bien christianiser ainsi la théologie même des philosophes en la pratiquant selon un mode mystique (mystice theologisantem). Nicolas de Cues lecteur de Denys met ainsi en évidence un principe supra-rationnel de l’intellect qui exige à la fois le maintien du principe de non-contradiction pour le fonctionnement ordinaire de la raison, et le dépassement de ce principe dans une visée de l’infini. Il donne ainsi une version renouvelée de la hiérarchie platonicienne9 situant l’intuition intellectuelle de la noesis au-delà du savoir discursif de la dianoia. La modernité de la pensée du Cusain ne consisterait pas tant ainsi en sa conception d’un univers infini dont la science moderne est d’ailleurs revenue, que dans l’articulation au sein même de la raison entre sa condition finie requérant le principe de non-contradiction et sa visée de l’infini. Une telle remontée en direction des principes de la raison, voire en deçà, peut-elle être le fait du seul intellect ou d’une faculté spirituelle supérieure ? On comprend que les partisans d’une conception affective de l’union à Dieu aient pu faire jouer un rôle comparable à la syndérèse. Mais Nicolas de Cues ne veut pas d’une remontée purement affective en direction des principes car on ne peut aimer que ce que l’on connaît :
- 10 « Impossibile est enim affectum moveri nisi per dilectionem, et quicquid diligitur non potes nisi (...)
Il ne se peut, en effet, que l’affection soit mue par autre chose que l’amour, et rien ne saurait être aimé qu’en raison de sa bonté ; or, comme le dit la Vérité [Luc 18, 19], personne n’est bon si ce n’est Dieu. Car rien de ce qu’on aime, c’est-à-dire qu’on choisit, en raison de sa bonté n’est aimé sans qu’on le sache bon, puisque c’est en raison de sa bonté qu’on l’aime. D’où suit que tout amour par lequel on est porté vers Dieu fait place à quelque connaissance, même lorsqu’on ignore ce qu’on aime. Coïncident, en effet, savoir et ignorance, et c’est la docte ignorance10.
- 11 « […] tamen, quantum michi occurrit, et ex textu novissisime translato habetur, Dyonisius non ali (...)
- 12 « Petitis Vercellensem, Linconiensem : etc. supra Dyonisium ; ego vobis illum quem habeo mitto. L (...)
9Cette première réponse ne s’en tient pas au bon sens aristotélicien qui l’inspire. Pour aimer ce que l’on aime, il faut pouvoir le reconnaître comme bon, même si on en ignore l’essence. Car si « Dieu seul est bon », tout ce qui est aimé l’est en vertu de la bonté d’un Dieu dont l’essence est hors de portée de notre intelligence. Cette réponse déjà subtile inscrit ainsi la docte ignorance au cœur de tout mouvement d’amour. Pourtant, le Cardinal promet des approfondissements qui viendront principalement avec son traité De visione Dei, mais que l’on trouve déjà amorcés dans un courrier en date du 14 septembre 1453, faisant suite à sa lecture du traité de Vincent d’Aggsbach contre Gerson. Or l’enjeu central en est l’interprétation de Denys et le Cardinal, s’appuyant sur la traduction récente de Traversari, récuse celle de Vincent d’Aggsbach pour donner raison à Gerson11. Rappelons en effet que Nicolas de Cues semble avoir eu en main dès 1443 la traduction nouvelle dans un exemplaire provenant de Thomas Parentucelli qui, devenu entre-temps pape sous le nom de Nicolas V, le nomma cinq ans plus tard cardinal. Dans la lettre que nous venons de citer à Gaspard Aindorffer, le cardinal qui la mentionne à plusieurs reprises dit d’ailleurs que cette version du texte lui suffit, même s’il a fait mander son exemplaire en grec12. Nous comprenons qu’à ses yeux, qui ne sont pourtant pas ceux d’un helléniste chevronné, le texte de Denys en grec serait clair de lui-même et que ce serait l’imperfection des traductions latines qui requerrait de multiplier les gloses.
10Selon lui, l’enseignement de l’Aréopagite à Timothée relatif à l’entrée dans la Ténèbre, et en particulier au surge ignote, concerne l’intelligence. C’est elle qui doit entrer dans la Ténèbre, faute de quoi elle ne saurait accéder à la certitude de la présence divine. S’appuyant sur la première lettre à Gaios, il rappelle que l’éblouissement même de l’intelligence atteste sa proximité à l’égard de la lumière. Le Cusain désapprouve explicitement l’interprétation affective de Denys par le Chartreux qui ne permet pas cette docte approche dans l’ignorance :
- 13 « Nolo reprehendere quemquam, sed hoc michi videtur nequaquam Dyonisium voluisse Thymoteum ignote (...)
Je ne veux reprendre personne, mais il me semble que d’aucune façon Denys n’a voulu que Timothée dût s’élever par mode d’ignorance, sinon de la façon que j’ai dite, et nullement de la façon que prétend le Chartreux, par voie affective et en abandonnant l’intellect13.
11L’élévation dans l’ignorance ne saurait donc concerner l’affectivité seule, mais bien au contraire la faculté intellectuelle :
- 14 « Ignote enim consurgere non potest dici nisi de virtute intellectuali, affectus autem non consur (...)
On ne peut donc dire qu’on s’élève sur le mode de l’ignorance sinon par la puissance intellectuelle ; l’affection ne s’élève pas sur le mode de l’ignorance, car elle ne peut même pas s’élever sur le mode de la science si elle ne reçoit sa science de l’intellect. Science et ignorance concernent l’intellect, non la volonté, de même que bien et mal concernent la volonté, non l’intellect14.
12Pour le Cusain l’interprétation affective de Denys venant d’Hugues de Balma n’a simplement aucun sens et il en déconseille l’enseignement qu’il considère d’ailleurs en fait comme impossible :
- 15 « Modus autem de quo loquitur cartusiensis non potest nec tradi nec sciri, neque ipse eum, ut scr (...)
Mais le mode dont parle le Chartreux ne se peut ni transmettre ni savoir et lui-même, ainsi qu’il l’a écrit, n’en a pas fait l’expérience. Il est nécessaire, en effet, que celui qui aime et s’élève sur le mode de l’ignorance jusqu’à l’union avec celui qu’il aime ait déjà de lui une quelconque connaissance, car ce qu’on ignore complètement n’est ni aimé ni trouvé ; serait-il trouvé, on ne le saisirait point. Ainsi ce moyen par lequel on tâcherait de s’élever sur le mode de l’ignorance manque de sûreté et ne doit point s’enseigner dans des écrits15.
13L’élévation aveugle dont parle Denys ne saurait être pour le Cusain celle d’une affectivité déliée de toute connaissance intellectuelle. C’est un mouvement qui concerne l’intellect lui-même, et en humaniste conséquent, il isole cette lecture affective et préfère se réclamer non de la seule tradition de Thomas Gallus comme le ferait le Chartreux, mais de l’ensemble des versions grecques et latines de Denys :
- 16 « Et si quis leg(er)it textum grece et latine, videbit sic Dyonisium meo iudicio intelligendum ; (...)
Et si on lit le texte en grec et en latin, on verra qu’il faut entendre selon mon interprétation ce que dit Denys, savoir : qu’ayant rejeté les intelligibles on doit n’avoir de visée que sur le mode d’ignorance, car alors on découvrira un état de fusion dans lequel surgit par voie d’ignorance l’existence d’une certitude, et que la Ténèbre est lumière, et l’ignorance science16.
14L’enjeu est la certitude même de l’union divine. Alors que la voie affective vient d’apparaître incertaine, la docte ignorance tire paradoxalement de la confusion même de l’intellect une certitude de sa proximité à l’égard du Dieu inconnaissable. Ce point de convergence entre les opposés, situé en Dieu, et donc à l’infini, l’intellect humain ne peut l’apercevoir que confusément, justement en entrant dans la Ténèbre.
15Mesurons l’impact théologique de ce premier aspect du tournant anthropologique amorcé par la lecture de la théologie mystique de Denys comme docte ignorance socratique. La première partie de l’ouvrage de 1440 portera donc sur l’appréhension de l’infini : mathématique d’abord, puis métaphysique selon une double transsomption que nous ne reprendrons pas ici dans le détail. Là où les sommes scolastiques développaient une théologie naturelle allant des preuves de l’existence de Dieu à l’application d’une théologie négative des noms divins pour avancer des arguments de convenance relatifs au mystère de la Trinité, ces trois composantes sont réorganisées dans la première partie de la Docte ignorance selon un ordre et une logique modifiés par la place accordée à l’infini. La réflexion sur le maximum menée dans les six premiers chapitres à partir de l’argument Anselmien reconduit à une méditation sur la Trinité qui se poursuit jusqu’au chapitre 10, mais selon la modalité pythagoricienne dont l’originalité reprise à l’école de Chartres ne se déploie pas selon les analogies propres du Fils et de l’Amour. Paradoxalement ici, le tournant anthropologique de cette théologie de la docte ignorance entend ainsi éviter l’anthropocentrisme inhérent aux analogies propres mises en œuvre par une théologie traditionnelle de la Trinité. Mais les considérations sur l’unité, l’égalité de l’unité et le lien (nexus), laissent ainsi place aux différentes figures de la transsomption qui se déploient jusqu’au chapitre 24, pour finir sur le rôle des théologies positive et négative. La seconde partie intégrera encore au mouvement de proodos de la Création des considérations originales sur l’univers comme maximum restreint émanant du maximum absolu divin et d’autres reprises encore au platonisme chartrain sur le rôle de chacune des personnes de la Trinité (pensée selon le mode pythagoricien) dans la Création des réalités singulières jusqu’en leur dimension matérielle. Du coup, la notion d’âme sur laquelle nous reviendrons bientôt revêt une place centrale au chapitre 9 de la deuxième partie. N’avons-nous pas ici un second aspect du tournant anthropologique qui éclipse les hiérarchies angéliques au profit d’un modèle explicitement platonicien où c’est l’âme et les archétypes de la pensée divine qui jouent le rôle principal dans la médiation entre les deux maxima : absolu divin et contracté dans la création ?
16Pourtant une telle interface ne serait pas suffisante et il faut l’incarnation du Christ, vrai Dieu et vrai homme, pour réaliser l’unité entre maximum absolu et contracté. Nouvel aspect de ce premier tournant anthropologique réalisé dans la docte ignorance : la médiation de l’Église est réduite au dernier chapitre et le rôle des sacrements est escamoté dans ce qui correspondrait à la dernière partie d’une somme de théologie scolastique. En revanche, les thèmes de la résurrection et du jugement ne constituent-ils pas un autre aspect, eschatologique de ce tournant anthropologique en théologie, centré sur la Personne du Christ vrai Dieu et vrai homme dans sa mission qui s’accomplit en son corps mystique ? Nous ne pouvons ici développer davantage ce premier volet du tournant anthropologique pris dès la docte ignorance et cela à partir d’une lecture socratique de la théologie mystique dionysienne.
2. De l’ens à la mens dans les traités et dialogues de maturité
17Nous voudrions dans un second temps montrer l’importance prise par l’âme humaine et sa connaissance qui résulte de ce premier tournant théologique christocentré pris dans la Docte ignorance. S’amorce ainsi une nouvelle inflexion de ce tournant qui va se déployer dans les ouvrages ultérieurs, en particulier dans le De conjecturis et surtout l’Idiota de mente. Ici encore, nous n’avons le temps et l’espace dans cette communication que de poser les jalons de quelques intuitions principales. Nous voudrions montrer dans cette seconde partie ce que le tournant métaphysique et gnoséologique amorcé dans ces dialogues de maturité du Cusain doit aux intuitions fondamentales de Denys. Une première conséquence du tournant anthropologique amorcé en théologie par la docte ignorance pourrait paraître assez négative avec le relativisme ontologique et gnoséologique qui semble poindre dans le De conjecturis. Les êtres se répartissent selon un spectre qui va de la lumière absolue aux ténèbres de la matière et du péché. Mais toute connaissance se présente alors comme un point de vue singulier et conjectural. Nous nous contenterons de rappeler ici l’ontologie et la noétique du De conjecturis à partir des principaux schémas qui l’illustrent, à commencer par le schéma P dont nous reproduisons ici la figure telle qu’on la trouve au chapitre 9 de la première partie théorique :
- 17 « Adverte quoniam deus, qui est unitas, est quasi basis lucis ; basis vero tenebrae est ut nihil. (...)
18Dieu se tient à la base de la pyramide de la lumière, en sa simplicité, son unité. À l’autre extrémité se trouve la base de la pyramide des ténèbres où règne la multiplicité, l’altérité, le néant. La lumière n’en est pas totalement absente, mais y demeure invisible, tandis que dans le monde intermédiaire on trouve un rapport entre lumière et ténèbres17. Notons dès à présent qu’à la base lumineuse et divine, les ténèbres ne sont pas totalement absentes, mais complètement absorbées dans l’excès de lumière. On aura compris que la plupart des créatures se trouvent dans l’entre-deux, exerçant chacune un point de vue conjectural sur la vérité, d’autant plus pertinent qu’elles seront plus proches de la vérité simple, sise à la base divine de la pyramide de la lumière. Or, le passage du schéma P au schéma U introduit au chapitre XIII, et que nous reproduisons à la suite, pourrait induire une sorte de solidification ontologique de cette hiérarchie des créatures réparties dans les trois mondes constituant l’univers Cusain.
19D’autant que les trois mondes supérieur, inférieur et médian se peuplent respectivement d’anges, de créatures sensibles, voire minérales et rationnelles ainsi qu’il le suggère dès le chapitre X (en particulier au paragraphe 47), les répartissant ensuite en trois mondes concentriques au chapitre XII avant d’obtenir au chapitre XIII la parfaite hiérarchie de la figure U ci-dessus.
20Or nous avons souligné naguère que le relativisme gnoséologique ainsi induit ne se fige pas en une ontologie, mais conserve la dynamique dionysienne d’une métaphysique de la lumière. Rappelons ainsi que chaque niveau de conjecture est susceptible d’être rectifié grâce à la perspective établie par le niveau supérieur. Nicolas de Cues se sert d’une analogie optique afin de faire comprendre au cardinal Cesarini qu’une telle remontée dans l’ordre des connaissances conjecturales est possible :
- 18 « Nam dum tu, pater, clarissimis tuis oculis faciem pontificis summi, sanctissimi domini nostri E (...)
Lorsque, toi par exemple, Père, avec ton très clair regard, tu contemples devant toi la face du souverain pontife, notre très saint maître, le Pape Eugène IV, tu en conçois une assertion positive, que tu affirmes [être] précise, selon [ton] regard. Mais lorsque tu te tournes vers la racine de laquelle émane la faculté de discerner des sens – je veux dire, vers la raison – tu comprends que le sens de la vue participe de la puissance de discernement dans l’altérité contractée organiquement. Pour cette raison, tu vois le défaut [qui résulte] de la déchéance hors de la précision ; puisque tu contemples cette face, non telle qu’elle est en elle-même, mais dans l’altérité relative à l’angle de ton regard, qui est différent de tous les regards des [autres] vivants18.
21On s’amusera volontiers de l’aspect hiérarchique presque byzantin de ce tableau figé des cardinaux rangés en bon ordre dans le chœur de la basilique romaine. Il n’est là que pour nous aider à comprendre la place singulière de chaque vivant dans l’échelle ontologique de l’univers figurée au schéma U, mais surtout sa dynamique de conversion. La raison n’est-elle pas capable de rectifier la perspective d’une connaissance sensible ? Certes, elle ne saurait la faire disparaître, ni même la modifier, mais en reconnaissant comme telle l’altérité du regard singulier, pris dans la matérialité de l’organe sensible, elle parvient à opérer un premier saut relevant du discernement rationnel : rectification de la perspective en direction de l’infini d’une ligne de fuite permettant d’envisager un dépassement de cette singularité. La perspectiva communis serait ainsi l’analogué de cette première conversion rationnelle. Or n’en ira-t-il pas de même de la raison, se tournant à son tour vers la source intellectuelle de la lumière dans laquelle elle discerne ? Le Cusain est fort clair à ce sujet :
- 19 « Quemadmodum vero sensus in unitate rationis suam alteritatem experitur et assertiones sensibile (...)
Mais, de même que les sens font l’expérience de leur altérité dans l’unité de la raison, et qu’ils font des conjectures en déliant des assertions sensibles de l’unité de [leur] précision, de même la raison découvre dans son unité où elle s’enracine, à savoir dans la lumière même de l’intelligence, son altérité et la déchéance de la précision dans sa conjecture. Et, ainsi, l’intelligence elle-même, en tant que puissance prochaine de l’unité divine, se réjouit de conjecturer selon son propre mode très clair19.
22On relèvera au passage que la conversion à la lumière de l’intelligence, exigée de la raison, est encore douloureuse : elle passe par la prise de conscience de sa déchéance au moins gnoséologique. Au contraire, la conversion des intelligences s’opère selon la joyeuse purification des illuminations hiérarchiques décrites par Denys et aboutit à la perfection d’une enosis qui rejoint la simplicité divine.
- 20 Satoshi Oide, « Zur Interpretation von “De Conjecturis”, über die Grundlagen der kusanischen Konj (...)
23Dans le passage du schéma P au schéma U, il semblerait ainsi à première vue que la place soit rendue aux médiations angéliques dont le Pseudo-Aréopagite reste le principal théoricien, du moins dans la théologie chrétienne. Le tournant anthropologique de la théologie amorcé pour des raisons dionysiennes par une lecture socratique de la théologie mystique serait-il ainsi rectifié par la réintroduction des hiérarchies, non moins dionysiennes ? Nous nous sommes plu naguère à montrer que la dynamique de la métaphysique dionysienne de la lumière suppose un siphonage (figure du reditus néoplatonicien) où le relativisme des conjectures est ainsi aspiré vers le haut de la lumière divine. Rappelons ici rapidement le schéma de Satoshi Oïde20 qui fait le lien entre les deux schémas P et U :
24Le schéma U serait obtenu en faisant tourner le schéma P dans les trois cercles concentriques de l’anthropologie cusaine : sensibilité, raison, intelligence. Le tournant anthropologique cusain prendrait alors une allure vertigineuse puisque le schéma P figurant l’univers dans son contraste de lumière et de ténèbres serait amené à tourner dans ces trois sphères concentriques à la manière d’une centrifugeuse. Mieux, si les scories d’altérité ténébreuse doivent être rejetées vers l’extérieur par un tel mouvement, nous suggérions naguère de creuser le mouvement d’une aspiration centrale qui rendrait compte dans ce que nous appelions une centripèteuse, du siphonage des points de vue conjecturaux par la lumière divine en sa simplicité. Certes, si l’on oubliait un moment ce double mouvement centrifuge et centripète, l’univers figuré par le schéma P viendrait en quelque sorte se stabiliser à la verticale et il suffirait de reconnaître les neuf chœurs angéliques dans le monde supérieur pour compléter aisément les deux autres.
25En faisant ainsi tourner la centripèteuse, dans laquelle les meilleurs esprits se laissent aspirer par les lumineuses entrailles de miséricorde, les rahamim du Dieu de la Bible, nous comprenons que l’essentiel se joue pour l’humanisme du Cusain dans le monde médian, celui de la raison où le libre arbitre de chacun laisse plus ou moins le champ libre au siphonage presque irrésistible de la divine lumière. C’est donc dans la mens humaine, qui n’est ni l’âme des bêtes ni l’intelligence des anges, que se joue l’essentiel de la remontée théologique vers la lumière divine. Pourtant l’enjeu de ce tournant anthropologique n’est pas le seul retournement du libre arbitre, la conversion. C’est précisément du fait de sa réflexivité que la mens humana peut épouser dans une représentation (mentale), le mouvement de complicatio par lequel Dieu comprend en lui-même les créatures qui se déploieront dans l’explicatio de sa Création. Telle est l’idée centrale que nous retrouverons dans l’Idiota, de Mente.
26Sur le plan de la forme, notons que nous sommes passés d’une structure ternaire encore assez proche de celle des sommes de théologie scolastique dans la Docte ignorance, à celle d’un traité philosophique en deux parties, l’une théorique, l’autre pratique, dans le De conjecturis, mais opérant déjà un premier recentrage sur la mens humaine et son fonctionnement. Avec les trois dialogues de l’Idiot, le Cusain retrouve le genre proprement platonicien du dialogue. Mais entre la réflexion spéculative sur la sagesse du premier et celle plus pratique sur les expériences de la balance dans le dernier, il y a place pour un recentrage anthropologique précisément dans le De Mente.
27La pensée humaine, image de celle de Dieu, y revêt une dimension métaphysique qui place celle du Cusain à égale distance de l’aristotélisme médiéval et du cartésianisme. Mais avant d’en venir au statut métaphysique ainsi conféré à l’âme humaine, remarquons que ce n’est pas en elle ou dans la trinité des facultés augustiniennes, mais dans la pensée que réside, selon l’Idiot, l’image divine. Or son modèle est celui d’une simplicité infinie :
- 21 « Scis, quomodo simplicitas divina omnium rerum est complicativa. Mens est huius complicantis sim (...)
Tu sais comment la simplicité divine complique toutes choses. L’esprit est l’image de cette simplicité compliquante. C’est pourquoi, si tu appelles cette simplicité divine esprit infini, elle sera l’exemplaire même de notre esprit. Si tu dis que l’esprit divin est la totalité de la vérité des choses, tu diras que le nôtre est l’assimilation de la totalité des choses, en tant qu’il contient la totalité des notions. La conception de l’esprit divin est la production des choses, la conception de notre esprit est la notion des choses. Si l’esprit divin est entité absolue, alors sa conception est création des étants et la conception de notre esprit est assimilation des étants. En effet, les choses qui conviennent à l’esprit divin comme à la vérité infinie, conviennent à notre esprit comme à son image prochaine. Si toutes les choses sont dans l’esprit divin comme dans leur vérité propre et précise, elles sont toutes dans notre esprit comme dans l’image ou la similitude de leur vérité propre, c’est-à-dire notionnellement, car toute connaissance se fait par similitude21.
28C’est ainsi par sa capacité enveloppante que la pensée humaine rejoint la pensée divine. À l’opposé, la Création se déploie en un développement qui se disperse dans le multiple. Or qu’est-ce qui fonde la capacité de la pensée divine à rester infiniment simple tout en pensant et donc en créant tous les êtres ? Au-delà du couple explicatio/complicatio repris par le Cusain à l’école de Chartres, ne pouvons-nous pas creuser jusqu’à une source dionysienne ? Au chapitre VII des Noms divins, Denys explique que c’est à partir de la connaissance de sa propre essence que Dieu connaît toutes ses créatures. N’est-ce pas la seule solution pour que soit préservée sa simplicité infinie au moment même où il connaît toutes les réalités ? Il les connaît en tant qu’il en est la cause en se connaissant simplement lui-même :
- 22 « Οὐ γὰρ ἐκ τῶν ὄντων τὰ ὄντα μανθάνων οἶδεν ὁ θεῖος νοῦς, ἀλλ’ ἐξ ἑαυτοῦ καὶ ἐν ἑαυτῷ κατ’ αἰτία (...)
Ce n’est point, en effet, à partir des êtres que l’intelligence divine connaît les êtres, mais à partir de soi, en soi, à titre de cause, elle possède d’avance et rassemble par anticipation la notion, la connaissance et l’essence de tontes choses ; non qu’elle considère chaque objet dans son idée générale, mais parce qu’elle connaît et contient tout dans l’unique extension de sa causalité propre comme la lumière aussi contient d’avance en soi, en tant que cause, la notion des ténèbres, n’ayant de connaissance des ténèbres qu’à partir de la lumière22.
29L’intelligence divine ne passe pas par l’abstraction conceptuelle, ni par la représentation contrairement au mode ordinaire de la raison humaine. C’est dans l’intuition simple qu’elle a de sa propre essence qu’elle a aussi l’intuition de tout être créé. Une telle connaissance enveloppante pourrait paraître réservée à la seule pensée divine créatrice. Pourtant, Denys lui-même envisage que non seulement les intelligences angéliques, mais aussi les âmes humaines, plutôt enclines par nature à une raison discursive, participent à cette intelligence dont la caractéristique est de ramener le multiple à l’un, précisément par enveloppement :
- 23 « Διὰ τὴν θείαν σοφίαν καὶ ψυχαὶ τὸ λογικὸν ἔχουσι διεξοδικῶς μὲν καὶ / κύκλῳ περὶ τὴν τῶν ὄντων (...)
C’est d’elle aussi que les âmes reçoivent le pouvoir de raisonner ; c’est-à-dire d’une part de tourner discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres (et en ce cas, le caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe au-dessous des intelligences unies) ; d’autre part de ramener par enveloppement le multiple à l’un (et elles méritent alors de s’égaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins où c’est chose possible et convenable à des âmes)23.
30Ce texte clé de Denys mérite que nous nous y arrêtions : Toute sagesse vient de Dieu et c’est de la sagesse divine que les âmes tiennent leur logos, leur pouvoir de savoir. Leur premier mouvement est discursif selon la traduction érudite de Maurice de Gandillac, capable en tout cas de se frayer un passage, mais en s’éloignant de la source (l’adverbe διεξοδικῶς suggère l’ouverture d’un passage et l’aboutissement, l’adjectif pouvant même renvoyer à l’issue que trouvent les excréments). Ces circonvolutions de la raison humaine la conduisent à tourner autour de la vérité des êtres dans leur multiplicité et de l’extérieur, ce qui éloigne les âmes qui s’en tiennent à ce mode logique du logos, non moins reçu par les intelligences unifiées. Mais ce πρόοδος ne saurait aller en bonne logique néoplatonicienne sans ὲπιστροφή. C’est ainsi que même les âmes humaines reçoivent de la sagesse divine un logos qui les rend capables de « ramener par enveloppement le multiple à l’un ». Certes, il faudrait être un peu judéo-chrétien pour lire en ce συνελίξει la capacité de refermer le rouleau dans l’unité de la loi. Sans aller jusque-là, ni jusqu’au sens apocalyptique de l’ὲπιστροφή, contentons-nous de constater avec Denys que ce mode intuitif, synthétique et unitif du logos des âmes humaines les rapproche de celui des anges, pour autant du moins que cela leur est possible et convenable.
31Avec le Cusain, la médiation angélique semble s’effacer pour ne laisser en tête à tête que la pensée humaine et la Pensée Divine dans leur capacité enveloppante. N’y aurait-il pas quelque angélisme dans ce tournant anthropologique ? Il est vrai que la capacité enveloppante de la mens humana passe par la médiation de la similitude, de l’image, de la notion. Mais cet établissement de l’image et de la similitude entre Dieu et l’homme a une double conséquence dont il nous faut encore montrer en quoi elle marque un tournant non seulement en théologie comme nous le verrons bientôt, mais déjà en philosophie.
32L’âme humaine en effet se retrouve ainsi quant à son statut métaphysique exactement à mi-chemin entre la forme substantielle que voyait en elle une lecture scolastique d’Aristote et le cogito cartésien. Témoin cet autre passage du de Mente :
- 24 « Mens est viva substantia, quam in nobis interne loqui et iudicare experimur et quae omni vi ali (...)
L’esprit est une substance vivante qui, nous l’expérimentons, parle et juge en nous et qui ressemble plus à la substance infinie et à la forme absolue qu’à toute autre force, parmi les forces spirituelles que nous expérimentons en nous. Sa fonction dans le corps est de lui donner vie, c’est pourquoi on l’appelle « âme ». L’esprit est donc une forme substantielle ou une force compliquant tout en elle à sa façon, une force animatrice par laquelle elle anime le corps en le vivifiant d’une vie végétative et sensitive, et qui complique la force raisonnante, la force intellectuelle et la force intelligible24.
33C’est la pensée même qui tient le rôle de l’âme. On se souvient que dans la querelle scolastique de la pluralité des formes, les franciscains et quelques autres partisans de la présence dans l’âme de trois formes, végétative, sensible, rationnelle, s’opposent aux thomistes, qui soutiennent une unicité de la forme substantielle. Pour eux, c’est l’âme intellective qui est la forme substantielle du corps, assumant les dimensions sensible et végétative. De même pour le Cusain, c’est la pensée qui est forme substantielle, vivifiant le corps au plan végétatif et sensible, mais en tant que puissance rationnelle qui enveloppe l’intellect et l’intelligible. Nous retrouvons cette fonction complicans, c’est-à-dire (paradoxalement du fait du latin de Nicolas de Cues) repliant, sur le modèle du συνελίξει que nous avons trouvé chez Denys, l’intellect et l’intelligible, entendons en une intuition simple et unifiante qui rapproche la pensée humaine de celle des anges pour Denys, qui en fait l’image de Dieu pour le Cusain. Mais déjà avant Descartes, sans doute grâce à Augustin, cette pensée fait l’objet d’une expérience interne. Or en quoi consiste cette expérience ? Nous l’expérimentons parler et juger en nous. Ce cogito n’a pas encore la dimension réflexive exprimée en première personne qu’on lui trouvera chez Descartes, mais il est déjà une expérience interne de l’âme qui juge et formule un verbe intérieur. C’est cet acte de pensée, non tant discursif qu’intuitif, qui est la forme substantielle du corps pour le Cusain. La substance pensante est ainsi déjà assimilée à l’âme sans cogito en première personne. Il y a ainsi place pour un τίς, sujet pensant qui a remplacé le τί inanimé de la « tinologie » d’une scolastique tardive dans la remontée vers un Dieu qui est encore Pensée de la pensée, mais selon un mode néoplatonicien. C’est bien ici la pensée humaine qui est le répondant d’une nouvelle tino-protologie par laquelle en sa puissance enveloppante, elle rejoint le Dieu Créateur. Mais dans ce tournant anthropologique, la catastrophe humaniste ne va-t-elle pas plus loin encore ?
34Car cette métaphysique devient une métaphysique du visage dans les derniers dialogues et le De Icona en particulier, mais cela est inscrit d’emblée dans la filiation dionysienne de la pensée de Nicolas de Cues dès la docte ignorance.
3. Du τί au τίς : une métaphysique du visage ?
La catastrophe humaniste dans les derniers dialogues et traités, en particulier le De Icona
35Car le point de contact entre pensée divine et pensée humaine n’est autre, quoad nos, de notre point de vue dirions-nous, que le visage de Dieu. Être absolu et infini, il trouve une image dans la pensée humaine. Tous les autres êtres s’y reflètent comme en un miroir, mais la connaissance de Dieu à laquelle la pensée humaine est capable de s’élever est le visage même de Dieu, ainsi que le Cusain l’écrit dès la docte ignorance :
- 25 « Omnia in Deo sunt, sed ibi rerum exemplaria ; omnia in nostra mente, sed ibi rerum similitudine (...)
Toutes les choses sont en Dieu, mais elles y sont comme étant leurs exemplaires ; toutes les choses sont dans notre esprit, mais elles y sont comme étant leurs ressemblances. De même que Dieu est l’entité absolue, qui est la complication de tous les étants, notre esprit est l’image de cette entité infinie, qui est la complication de toutes les images, comme la première image d’un roi inconnu est l’exemplaire de toutes les autres images qui peuvent être peintes d’après elle. Car la notion ou le visage de Dieu ne descend que dans la nature de l’esprit qui a la vérité pour objet, et non au-delà si ce n’est par l’esprit, en tant que l’esprit est l’image de Dieu et par suite l’exemplaire de toutes les images de Dieu. C’est pourquoi toutes les choses postérieures à l’esprit simple participent d’autant plus de l’esprit, qu’elles participent davantage aussi de l’image de Dieu, en tant que l’esprit est par soi image de Dieu et que tout ce qui est postérieur à l’esprit ne l’est que par l’esprit25.
- 26 « Iam ante dictum est quod veritas rerum a nostro intellectu in ymagine et similitudine concipitu (...)
36La conséquence de cette correspondance des enveloppements divin et humain est que toutes les autres réalités ne trouvent plus d’accès à Dieu que par l’homme, lorsqu’il daigne les penser. Telle serait la catastrophe humaniste. Tout ce qui est inférieur à la pensée humaine tombe hors du champ des remontées vers Dieu si ce n’est par la médiation de celle-ci. Nulle remontée par les causes comme dans les preuves de Maïmonide ou de Thomas, ni même par les effets comme dans le Monologion où l’on remonte de la bonté de tant de réalités bonnes à la bonté par laquelle elles sont bonnes. Le Maximum s’impose plutôt selon l’autre preuve anselmienne. Certes il est aussi le minimum omniprésent à sa Création, mais elle ne peut le savoir que par l’intermédiaire de la pensée humaine, celle des anges oubliant un peu son rôle médiateur. Mais le revers de cette catastrophe humaniste, ou plutôt l’avers de cette médaille, c’est qu’on y peut voir un visage. Ne reste-t-il donc de connaissance que la vision béatifique, face-à-face ? Jean Wenck n’était pas loin de le penser26 qui suggérait même qu’en régime de docte ignorance, toute connaissance, même des créatures, en relève également. Nous ne reviendrons pas sur cette position à l’évidence excessive, cherchant plutôt à approfondir l’avers de la médaille.
37S’ouvre ainsi une école du visage et de sa contemplation à laquelle le Cardinal initie les moines de Tegernsee. Là encore il nous faut aller à l’essentiel en mesurant le tournant anthropologique qui se prend ainsi. On se souvient que le Cardinal leur envoie avec le traité De Icona, une copie de l’omni-voyant de Van der Veyden, et les invite à déambuler devant pour réaliser ainsi qu’il semble suivre chacun des yeux. L’opposition de l’un et du multiple peut ainsi être dépassée dans un exercice de transsomption qui ne part plus des figures du cercle et de sa tangente ou de ses triangles inscrits, voire exinscrits, comme dans la Docte ignorance, mais cette fois de la contemplation d’un visage, d’une face :
- 27 « Quando igitur attendo quornodo facies illa est veritas et mensura adaequatissima omnium facieru (...)
Quand donc je considère comment cette face est la vérité et la mesure la plus adéquate de toutes les faces, je tombe dans la stupeur. Cette face qui est la vérité de toutes les faces ne relève pas en effet de la quantité, c’est pourquoi elle n’est ni plus grande ni plus petite qu’une autre. Et cependant elle n’est égale à aucune, parce qu’elle ne relève pas de la quantité, mais elle est absolue et suréminente. Elle est donc la vérité, qui est l’égalité détachée de toute quantité. Ainsi, je comprends que ton visage, Seigneur, est antérieur à toute face formable, qu’il est l’exemplaire et la vérité de toutes les faces et que toutes les faces sont des images de ta face incontractable et imparticipable. Dès lors, toute face qui peut contempler ta face ne voit rien d’autre ou de différent d’elle-même parce qu’elle voit sa vérité. Car la vérité de l’exemplaire ne peut être autre ou différente de ce qu’il est, mais cela arrive à l’image pour la raison qu’elle n’est pas l’exemplaire27.
38La transsomption remonte ainsi vers ce visage que nous avons vu présenté dès la Docte ignorance comme le modèle de toute vérité. Or une telle remontée est bien humaniste, voire socratique : c’est chaque face qui peut rechercher et atteindre sa propre vérité en un connais-toi toi-même qui la reconduit à la vérité de son modèle divin. Du coup, cette remontée s’avère possible non seulement à partir du portrait de l’omni-voyant qui n’était que le support de l’exercice recommandé aux moines de Tegernsee, mais à partir de la contemplation de tout visage :
- 28 « O facies decora nimis, cuius pulchritudinem admirari non sufficiunt omnia, quibus datur ipsam i (...)
Ô face trop belle, dont la beauté ne saurait être suffisamment admirée dans aucune des choses dans lesquelles elle se donne à voir ! La face des faces apparaît de manière voilée et en énigme dans toutes les faces. Et elle n’apparaît pas dévoilée tant qu’on n’entre pas, par-delà toutes les faces, dans un certain secret et mystérieux silence où il n’y a nulle science, ni concept de face. Cette obscurité, ce brouillard, ces ténèbres ou cette ignorance dans laquelle pénètre celui qui cherche ta face quand il dépasse toute science et tout concept, est ce en deçà de laquelle il ne peut trouver ta face que voilée28.
39Ne nous y trompons pas : nul face-à-face avec le visage divin dans cette remontée qui n’anticipe en rien la vision béatifique. Ainsi l’exercice de transsomption pourra-t-il partir de toute face. Avant Levinas et sans en mesurer les conséquences éthiques que notre contemporain en dévoilera, le Cusain pressent que c’est à partir de toute face humaine que cette remontée vers son unique modèle divin est possible, voire requise. Nous mesurons ici une nouvelle inflexion du tournant anthropologique dans la dernière philosophie de Nicolas de Cues. Mais précisément elle ne s’en tient pas à l’immanence de la présence divine à chaque visage dans sa singularité éthique et personnelle. L’exercice de transsomption consiste précisément à viser la coïncidence des opposés au-delà du mur du paradis et c’est là que réside ce qu’il a de périlleux : ni enfermé dans l’immanence du mur où se referme la logique humaine et son principe de contradiction, ni figé dans l’éternité du face-à-face de la vision béatifique :
- 29 « Unde in ostio coincidentiae oppositorum, quod angelus custodit in ingressu paradisi constitutus (...)
Ainsi, à la porte de la coïncidence des opposés, qu’un ange garde, placé à l’entrée du Paradis, je commence à te voir, Seigneur. Car tu es là où parler, voir, entendre, goûter, toucher, raisonner, savoir et intelliger sont identiques et où voir coïncide avec être vu, entendre avec être entendu, goûter avec être goûté, toucher avec être touché, parler avec être écouté et créer avec parler29.
40Le philosophe Cusain ne prétend pas anticiper sur la vision béatifique, dans une théologie mystique où l’affect tiendrait lieu de face-à-face. Il se tient en deçà du mur du paradis. Pourtant il vise au-delà. Il sait que ce mur est gardé par l’ange où nous proposions naguère de voir le principe même de la rationalité humaine et sa formulation particulière dans le principe de contradiction. Le philosophe humaniste vise un connais-toi toi-même où doit être dépassé le principe de contradiction et l’altérité qui l’accompagne dans une visée de la coïncidence des opposés, et celle-ci ne s’en tient pas à une simple dialectique (ce qui serait retomber en deçà du mur). Mais une telle remontée philosophique vers l’infini divin à partir de toute humanité, la mienne y comprise, n’est-elle pas mission impossible ? Le Cardinal le confesse d’ailleurs lui-même :
- 30 « Non sic, ubi natura humana unitur divinae. Nam humana natura non potest transire in unionem cum (...)
Il n’en est pas ainsi là où la nature humaine est unie à la nature divine. En effet, la nature humaine ne peut passer à l’union essentielle avec la nature divine, de même que le fini ne peut être uni à l’infini de manière infinie ; car il deviendrait identique à l’infini et il cesserait ainsi d’être fini, parce qu’on affirmerait qu’il est en vérité l’infini. C’est pourquoi cette union, par laquelle la nature humaine est unie à la nature divine, n’est autre que l’attraction de la nature humaine vers la nature divine au plus haut degré, de manière telle que la nature humaine elle-même ne peut être attirée plus haut30.
41La nature humaine ne peut ainsi remonter à l’infini par ses propres forces. La double transsomption : mathématique, faisant converger à l’infini le cercle et la droite qui lui est tangente, puis métaphysique en direction de l’essence de toute essence et du Maximum n’est qu’une disposition mentale, comme d’ailleurs la contemplation de l’omni-voyant et de tout visage, à une induction métaphysique et spirituelle qui n’est rendue possible que par la grâce. Or par excellence cette grâce par laquelle Dieu attire l’homme à lui culmine dans l’union hypostatique :
- 31 « Maxima igitur est unio eius naturae humanae ut humanae ad divinam, quia maior esse nequit, sed (...)
L’union de cette nature humaine, en tant qu’humaine, à la nature divine est donc la plus grande, parce qu’elle ne peut être plus grande, mais elle n’est pas absolument la plus grande et infinie comme l’est l’union divine.
Par la bonté de ta grâce, je vois donc, en toi Jésus, Fils de l’homme, le Fils de Dieu, et en toi, Fils de Dieu le Père. En toi, Fils de l’homme, je vois le Fils de Dieu, parce ce que tu es aussi bien Fils de l’homme que Fils de Dieu, et dans la nature finie attirée je vois la nature infinie qui attire. Je vois dans le Fils absolu le Père absolu, car le Fils ne peut être vu en tant que Fils que si l’on voit le Père31.
- 32 Notons au passage que cela est conforme à l’enseignement hénologique de saint Bernard en De Consi (...)
42L’union de la divinité à l’humanité est en effet maximale dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme. La remontée de l’humanité finie vers la divinité infinie n’est donc rendue possible que par la descente de la divinité du Fils dans l’humanité de Jésus Christ qui donne la grâce. En cela l’exercice du philosophe, qui vise, mystice theologisans, la coïncidence des opposés au-delà du mur du paradis, n’est rendu possible que par l’Incarnation du Verbe et devient ainsi philosophie de chrétien. Mais l’Incarnation suffirait-elle à elle seule à laisser entrevoir la divinité infinie ? L’aveuglement des foules, et même des disciples du Christ durant sa vie terrestre, permet de comprendre que la contemplation de l’union hypostatique ouvre ici la voie à celle d’un mystère d’union plus profond encore : celui de la Trinité. La contemplation est ainsi conduite de l’union de l’humanité à la divinité dans la première à celle entre le Fils et son Père éternel dans la seconde. Car l’union entre l’humanité et la divinité dans le Christ n’est pas la forme la plus haute d’enosis. Il y a encore au-delà d’elle celle qui règne entre les Personnes de la Trinité32.
43Or cette philosophie chrétienne du Cusain va plus loin encore en assumant également le mystère de la rédemption. Car la Personne divine du Fils en prenant notre humanité s’est rendue capable d’endurer la mort qui est séparation de l’âme et du corps et de la dépasser dans la résurrection :
- 33 « Eo modo, Ihesu clementissime, intueor absolutam vitam, quae deus est, humano intellectui tuo et (...)
De cette façon, Jésus très clément, je vois que la vie absolue, qui est Dieu, est inséparablement unie à ton intellect humain et, à par lui, à ton corps. Car, cette union est telle qu’il ne peut y en avoir de plus grande. Une union séparable, par conséquent, est très inférieure à l’union qui ne peut être plus grande. […] même s’il est très vrai que ton âme a cessé de donner vie à ton corps, que tu as vraiment subi la mort et que cependant tu n’as jamais été séparé de la vérité de la vie. Si ce prêtre, dont parle Augustin, a eu le pouvoir de soustraire de son corps ce qui le vivifie en l’attirant dans son âme, […] qu’y a-t-il d’étonnant si toi, Jésus, qui es la lumière vivante la plus libre, tu as eu le pouvoir de garder et de quitter l’âme qui donne vie ? Quand tu as voulu la quitter tu as souffert la mort et quand tu as voulu la reprendre tu es ressuscité par ta propre puissance33.
44Si nous rapportons ce que nous lisons ici à l’anthropologie de la mens relevée dans le Profane, nous comprenons que cette âme qui est à la fois forme du corps et intellect complicans, capable de remonter de la multiplicité des créatures à leur source divine, assumée dans l’humanité du Christ par sa Personne divine qui est le Verbe de Vie, a pu revenir de la mort qui la séparait du corps, à la vie par la résurrection. Mais nous comprenons, en outre, que l’acte du philosophe par lequel il vit la coïncidence des opposés et la résorption du multiple dans l’unité procède de la même grâce Christique qui permet à son intelligence finie de remonter vers le Dieu infini. Dans cette catastrophe humaniste, tournant anthropologique de la théologie et avec elle de la philosophie, nous comprenons que cette dernière est devenue, sinon chrétienne, du moins christique.
Conclusion
- 34 Bovelles consacrera à ce thème dionysien un Liber propriae rationis, Paris, J. Badius éd., 1523.
45Notre parcours nous a en effet permis de constater d’abord que le premier tournant anthropologique était pris dès la Docte ignorance, par Nicolas de Cues, refusant l’interprétation affective de la théologie mystique, mais ignorant les subtils distinguos de ses contemporains entre grâce sanctifiante et charismatique. Ce tournant se prend de la lecture originale de Denys par le Cusain, identifiant le mystice theologisare à la docte ignorance socratique. Ce tournant exige l’incarnation pour assurer l’interface entre Maximum réduit et Maximum absolu, dès la Docte ignorance, mais il tend à réduire l’importance des médiations angéliques maintenue par le Pseudo-Denys. Nous avons vu dans un second temps à partir de la lecture du De conjecturis, que si les neuf chœurs des anges sont maintenus au sommet du schéma U, le mouvement de la centripèteuse que nous faisions déjà tourner l’an dernier permet de saisir que l’essentiel se joue dans le medius mundus où l’humanité assure le lien entre les ténèbres de la matière et la lumière divine. Mieux c’est la mens humana, dans sa similitude avec la mens divina qui assure cette interface et nous avons identifié une autre source dionysienne de ce recentrage anthropologique dans le chapitre VII, 2 des noms divins. Le pouvoir de complicatio que Nicolas de Cues à la suite de Denys fait partager à notre pensée vient au départ de la connaissance per ratione propria34 qui permet à la pensée divine de connaître sans altérité les autres réalités comme en leur cause à partir de l’intuition simple de sa propre essence. Nous passons ainsi d’une tino-protologie où dans une scolastique tardive, n’importe quel aliquid pouvait faire l’affaire de la remontée vers le principe divin, à une métaphysique humaniste où c’est la mens humana qui est le ti privilégié parce que tis personnel, aliquis dans l’élan vers la mens divina. Catastrophe humaniste dans laquelle cette même mens se retrouve chez le Cusain à l’épicentre des formes substantielles scolastiques et du cogito cartésien. Restait à voir comment ce tournant anthropologique continuait de s’humaniser dans les derniers dialogues du Cusain. Nous centrant sur le De Icona, nous avons pu constater que le tournant anthropologique s’affinait d’une métaphysique du visage où la docte ignorance socratique reconduit à un connais-toi toi-même capable de remonter à partir de tout visage, y compris le sien propre en direction de la face de toute face, modèle divin de toute humanité. Mais nous avons vu aussi qu’une telle remontée n’était pas possible sans une grâce Christique passant par les principaux mystères de l’Incarnation, de la Trinité et de la Rédemption. Le tournant anthropologique n’est-il pas aussi un tournant théologique ?
Notes
1 Nous reprenons ici la deuxième partie du beau titre de Bruno Pinchard, Fine folie ou la catastrophe humaniste, Paris, Champion, 1995, qui ouvrait la collection des Savoirs de Mantice, en lui donnant une inflexion particulière.
2 C’est l’expression d’O. Boulnois dans Être et représentation. Une Généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (xiiie-xive siècle), Paris, PUF, 1999.
3 Le Sermon De diversis, 5, maintes fois recopié, est augmenté dans un important groupe de manuscrits (en fait la version P, issue des copistes de Morimond et de ses filiations) d’un ajout que l’édition de J. Leclercq (senior) a jugé bon de donner dans l’apparat critique. Voici ce que l’on y trouve : « Un saint priait ainsi : Dieu, disait-il, que je te connaisse (noverim te) et que je me connaisse (noverim me). Une prière (oratio) brève, mais fidèle. Telle est en effet la vraie philosophie (vera est philosophia), et la nécessité pour le dire d’un mot de cette double connaissance (cognitio) orientée au désir du salut (prorsus necessaria ad salutem) : de la première viennent la crainte et l’humilité, de la suivante naissent l’espérance et la charité ». Bernard de Clairvaux, Sermon de diversis 5.5, SBO VI/1, p. 104, SC 496, p. 154 sq.
4 Cf. Richard de Saint Victor, Benjamin Major, P.L. 196, col. 70 B-72 C.
5 Cf. sur ce sujet, notre « Sic in vi affectiva : Note sur le De Theologia Mystica III, 27, sa réception par Vincent d’Aggsbach, son dépassement par Gerson et quelques auteurs ultérieurs », colloque Parameters of Intellectual Change from 1370 to 1500, Leuven, 17-20 juin 2003, dans Bulletin de Philosophie Médiévale, no 45, 2003, p. 167-187, et l’excellent livre de Marc Vial, Jean Gerson théoricien de la théologie mystique, Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale » 90, 2006.
6 « Et licet pene omnes doctissimi dicant caliginem tunc reperiri quando omnia a Deo auferuntur, ut sic pocius nichil quam aliquid occurrat querenti, tamen non est mea opinio illos recte caliginem subintrare, qui solum circa negativam theologiam versantur. Nam, cum negativa auferat et nichil ponat, tunc per illam revelate non videbitur Deus, non enim reperietur Deus esse, sed pocius non esse ; et si affirmative queritur, non reperietur nisi per imitacionem et velate, et nequaquam revelate », Nicolas de Cues, Lettre à Gaspard Aindorffer, du 22 Septembre 1452, E. Vansteenberger éd., Autour de la docte ignorance, une controverse sur la Théologie mystique au xve siècle, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, Band XIV, Heft 2-4, Munster, 1915. (Les documents figurant au dossier constitué par E. Vansteenberghe ont fait l’objet d’une réédition récente dans « Spiritualität heute und gestern », Analecta cartusiana, no 17, Salzburg, direction James Hogg, 1992. Nous continuons toutefois de citer l’édition d’E. Vansteenberghe dont le texte latin n’est pas modifié), p. 114, trad. M. de Gandillac, dans Nicolas de Cues, Lettres aux moines de Tegernsee sur la docte ignorance, Du jeu de la Boule, Paris, OEIL, 1985, p. 27.
7 « Tradidit autem Dyonisius in plerisque locis theologiam per disiunctionem, scilicet quod aut ad Deum accedimus affirmative, aut negative ; sed in hoc libello ubi theologiam misticam et secretam vult manifestare possibili modo, saltat supra disiunctionem usque in copulacionem et coincidenciam, seu unionem simplicissimam que est non lateralis sed directe supra omnem ablacionem et posicionem, ubi ablacio coincidit cum posicione, et negacio cum affirmacione ; et illa est secretissima theologia, ad quam nullus phylosophorum accessit, neque accedere potest stante principio communi tocius phylosophie, scilicet quod duo contradictoria non coincidant », Ibid., p. 114-115, trad. fr., p. 27.
8 « Unde necesse est mistice theolo(g)izantem supra omnem racionem et intelligentiam, eciam se ipsum linquendo, se in caliginem inicere ; et reperiet quomodo id quod racio iudicat impossibile, scilicet esse et non esse simul, est ipsa necessitas, ymmo, nisi videretur tanta caligo impossibilitatis et densitas, non esset summa necessitas que illi impossibilitati non contradicit ; sed impossibilitas est ipsa vera necessitas. », Ibid., p.115, trad. fr., p. 27-28.
9 Cf. Platon, République VI, 509d-511e.
10 « Impossibile est enim affectum moveri nisi per dilectionem, et quicquid diligitur non potes nisi sub ratione boni diligi ; nemo autem bonus nisi Deus, ut ait Veritas. Omne enim quod sub racione boni diligitur seu eligitur, non diligitur sine omni cognitione boni, quoniam sub racione boni diligitur. Inest igitur in omni tali dilectione qua quis vehitur in Deum, cognicio, licet quid sit id quod diligit ignoret. Est igitur coincidencia sciencie et ignorancie, seu docta iguorancia », Nicolas de Cues, Lettre à Gaspard Aindorffer, du 22 septembre 1452, E. Vansteenberger éd., Autour…, op. cit., p. 111-112, trad. M. de Gandillac, dans Nicolas de Cues…, op. cit., p. 23-24.
11 « […] tamen, quantum michi occurrit, et ex textu novissisime translato habetur, Dyonisius non aliud intendebat quam aperire Thymoteo quomodo speculatio illa que versatur circa ascensum racionalis nostri spiritus usque ad unionem Dei et visionem illam que est sine velamine non complebitur quamdiu id quod Deus iudicatur intelligitur, uti in epistola una ad Gayum monachum clare seipsum exponit », Id., Lettre à Gaspard Aindorffer et aux moines de Tegernsee du 14 septembre 1453, ibid., p. 114, trad. fr., p. 26.
12 « Petitis Vercellensem, Linconiensem : etc. supra Dyonisium ; ego vobis illum quem habeo mitto. Libellus non est bene visus, sitis cauciores, nec ego multum studui in eo. Habeo textum Dyonisii proxime optime per quemdam amicissimum meum translatum qui michi sufficit. Misi similiter pro libro greco meo Florenciam, talis est textus Dyonisii in greco, quod non habet opus glosis ; ipse seipsum multipliciter explanat », Ibid., p. 116-117, trad. fr., p. 30 et n. 8, p. 52.
13 « Nolo reprehendere quemquam, sed hoc michi videtur nequaquam Dyonisium voluisse Thymoteum ignote debere consurgere, nisi modo quo predixi, et non modo quo vult cartusiensis, per affectum linquendo intellectum », Id., Lettre à Gaspard Aindorffer, du 14 septembre 1453, ibid., p. 115, trad. M. de Gandillac, p. 28.
14 « Ignote enim consurgere non potest dici nisi de virtute intellectuali, affectus autem non consurgit ignote, quia nec scienter nisi scienciam habeat ex intellectu. Sciencia et ignorancia respiciunt intellectum, non voluntatem, sicut bonum et malum voluntatem, non intellectum », Ibid., trad. M. de Gandillac, p. 29.
15 « Modus autem de quo loquitur cartusiensis non potest nec tradi nec sciri, neque ipse eum, ut scribit, expertus est. Necesse est enim omnem amantem ad unionem amati ignote consurgentem premittere cognicionem qualemcumque, quia penitus ignotum nec amatur nec reperitur, eciamsi reperiretur non apprehenderetur. Ideo via illa ubi quis niteretur consurgere ignote non est nec secura, nec in scriptis tradenda », Ibid., p. 115, trad. M. de Gandillac, p. 28.
16 « Et si quis leg(er)it textum grece et latine, videbit sic Dyonisium meo iudicio intelligendum ; unde dicit quod seipsum calcatis intelligibilibus intendere debeat ignote, quoniam tunc reperiet confusionem in quam consurgit ignote esse certitudinem, et caliginem lucem, atque ignoranciam scienciam », Ibid.
17 « Adverte quoniam deus, qui est unitas, est quasi basis lucis ; basis vero tenebrae est ut nihil. Inter deum autem et nihil coniecturamur omnem cadere creaturam. Unde supremus mundus in luce abundat, uti oculariter conspicis ; non est tamen expers tenebrae, quamvis illa ob sui simplicitatem in luce censeatur absorberi. In infimo vero mundo tenebra regnat, quamvis non sit in ea nihil luminis ; illud tamen in tenebra latitare potius quam eminere figura declarat. In medio vero mundo habitudo etiam exstitit media », Nicolas de Cues, De conjecturis, I, 9, 42, Nicolai de Cusa opera Omnia (désormais NCOO), III, éd. J. Koch, C. Bormann, J.-G. Senger, Hambourg, F. Meiner, 1972, p. 46-47.
18 « Nam dum tu, pater, clarissimis tuis oculis faciem pontificis summi, sanctissimi domini nostri Eugenii papae quarti, coram conspicis, de ipsa positivam assertionem concipis, quam praecisam secundum oculum affirmas. Dum autem ad radicem illam, unde discretio sensus emanat, te convertis – ad rationem dico –, intelligis sensum visus participare vim discretivam in alteritate organice contracta. Ob quam causam defectum casus a praecisione intueris, quoniam faciem ipsam non, uti est, sed in alteritate secundum angulum tui oculi, ab omnibus viventium oculis differentem, contemplaras », Ibid., 57, p. 58, trad. fr., J. Sfez, Les conjectures, Paris, Beauchesne, 2011, p. 60.
19 « Quemadmodum vero sensus in unitate rationis suam alteritatem experitur et assertiones sensibiles ab unitate praecisionis absolvendo coniecturas facit, ita ratio in radicali unitate sua, in ipso scilicet intelligentiae lumine, suam alteritatem et casum a praecisione in coniecturam invenit, sic et intelligentia ipsa, ut propinqua potentia, in unitate divina se suo quidem clarissimo modo gaudet coniectari », Ibid.
20 Satoshi Oide, « Zur Interpretation von “De Conjecturis”, über die Grundlagen der kusanischen Konjecturenlehre », dans MFCG, no 8, 1970, p. 147-178.
21 « Scis, quomodo simplicitas divina omnium rerum est complicativa. Mens est huius complicantis simplicitatis imago. Unde si hanc divinam simplicitatem infinitam mentem vocitaveris, erit ipsa nostrae mentis exemplar. Si mentem divinam universitatem veritatis rerum dixeris, nostram dices universitatem assimilationis rerum, ut sit notionum universitas. Conceptio divinae mentis est rerum productio ; conceptio nostrae mentis est rerum notio. Si mens divina est absoluta entitas, tunc eius conceptio est entium creatio, et nostrae mentis conceptio est entium assimilatio. Quae enim divinae menti ut infinitae conveniunt veritati, nostrae conveniunt menti ut propinquae eius imagini. Si omnia sunt in mente divina ut in sua praecisa et propria veritate, omnia sunt in mente nostra ut in imagine seu similitudine propriae veritatis, hoc est notionaliter ; similitudine enim fit cognitio », Nicolas de Cues, Idiota, de Mente, Ch. III, 72, NCOO, p. 108-111, trad. H. Pasqua, Dialogues de l’Idiot, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2011, p. 123.
22 « Οὐ γὰρ ἐκ τῶν ὄντων τὰ ὄντα μανθάνων οἶδεν ὁ θεῖος νοῦς, ἀλλ’ ἐξ ἑαυτοῦ καὶ ἐν ἑαυτῷ κατ’ αἰτίαν τὴν πάντων εἴδησιν καὶ γνῶσιν καὶ οὐσίαν προέχει καὶ προσυνείληφεν οὐ κατ’ ἰδίαν ἑκάστοις ἐπιβάλλων, ἀλλὰ κατὰ μίαν τῆς αἰτίας περιοχὴν τὰ πάντα εἰδὼς καὶ συνέχων ὥσπερ καὶ τὸ φῶς κατ’αἰτίαν ἐν ἑαυτῷ τὴν εἴδησιν τοῦ σκότους προείληφεν οὐκ ἄλλοθεν εἰδὼς τὸ σκότος ἢ ἀπὸ τοῦ φωτός. », Denys le Pseudo Aréopagite, Noms divins, Ch. VII, § 2, 869 A-B, p. 196-197, trad. M. de Gandillac, Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, Aubier, 1943, p. 143-144.
23 « Διὰ τὴν θείαν σοφίαν καὶ ψυχαὶ τὸ λογικὸν ἔχουσι διεξοδικῶς μὲν καὶ / κύκλῳ περὶ τὴν τῶν ὄντων ἀλήθειαν περιπορευόμεναι καὶ τῷ μεριστῷ / καὶ παντοδαπῷ τῆς ποικιλίας ἀπολειπόμεναι τῶν ἑνιαίων νοῶν, τῇ δὲ / τῶν πολλῶν εἰς τὸ ἓν συνελίξει καὶ τῶν ἰσαγγέλων νοήσεων, ἐφ’ ὅσον / ψυχαῖς οἰκεῖον καὶ ἐφικτόν, ἀξιούμεναι », p. 196, trad. fr. M. de Gandillac, ibid., p. 142.
24 « Mens est viva substantia, quam in nobis interne loqui et iudicare experimur et quae omni vi alia ex omnibus viribus spiritualibus, quas in nobis experimur, infinitae substantiae et absolutae formae plus assimilatur. Cuius officium in hoc corpore est corpus vivificare, et ex hoc “anima” dicitur. Unde mens est forma substantialis sive vis in se omnia suo modo complicans, vim animativam, per quam corpus animat vivificando vita vegetativa et sensitiva, et vim ratiocinativam et intellectualem et intellectibilem complicans », Nicolas de Cues, Idiota de Mente, Ch. V, 80, NCOO, p. 121-122, trad. H. Pasqua, Dialogues de l’Idiot, op. cit., p. 131.
25 « Omnia in Deo sunt, sed ibi rerum exemplaria ; omnia in nostra mente, sed ibi rerum similitudines. Sicut Deus est entitas absoluta, quae est omnium entium complicatio, sic mens nostra est illius entitatis infinitae imago, quae est omnium imaginum complicatio, quasi ignoti regis prima imago est omnium aliarum secundum ipsam depingibilium exemplar. Nam Dei notitia seu facies non nisi in natura mentali, cuius veritas est obiectum, descendit, et non ulterius nisi per mentem, ut mens sit imago Dei et omnium Dei imaginum post ipsum exemplar. Unde quantum omnes res post simplicem mentem de mente participant, tantum et de dei imagine, ut mens sit per se dei imago et omnia post mentem non nisi per mentem », Ibid., Ch. III, 73, p. 110-112, trad. fr., p. 123.
26 « Iam ante dictum est quod veritas rerum a nostro intellectu in ymagine et similitudine concipitur. Intellectus enim possibilis, ex 3° De Anima, locus est specierum intellectualium, et prius dictum est supra quod videre rem in sua puritate sicuti est, non est vie sed patrie. Sed homo ille docte ignorancie vult in eadem docta ignorancia, sequestrata omni similitudine, rem in sua puritate intelligere », J. Wenck, De Ignota litteratura, E. Vansteenberghe éd., Münster, Ascendorff, 1910, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, Band 8, Heft 6, p. 28 ; sur l’opposition via/patria, p. 30.
27 « Quando igitur attendo quornodo facies illa est veritas et mensura adaequatissima omnium facierum, ducor in stuporem. Non est enim facies illa, quae est veritas omnium facierum, quanta, quare nec maior nec minor quacumque facie, ideo aequalis omnibus et singulis, quia nec maior nec minor. Nec tamen est aequalis cuiquam, quia non est quanta, sed absoluta et superexaltata. Est igitur veritas, quae est aequalitas, ab omni quantitate absoluta. Sic igitur deprehendo vultum tuum, Domine, antecedere omnem faciem formabilem et esse exemplar ac veritatem omnium facierum et omnes facies esse imagines faciei tuae incontrahibilis et imparticipabilis. Omnis igitur facies, quae in tuam potest intueri faciem, nihil videt aliud aut diversum a se, qui videt veritatem suam. Veritas autem exemplaris non potest esse alia aut diversa, sed illa accidunt imagini, ex eo, quia non est ipsum exemplar », Id., De Icona, Ch. VI, NCOO, p. 20-21, trad. fr. H. Pasqua, L’Icône ou la vision de Dieu, op. cit., p. 65.
28 « O facies decora nimis, cuius pulchritudinem admirari non sufficiunt omnia, quibus datur ipsam intueri. In omnibus faciebus videtur facies facierum velate et in aenigmate. Revelate autem non videtur, quamdiu super omnes facies non intratur in quoddam secretum et occultum silentium, ubi nihil est de scientia et conceptu faciei. Haec enim caligo, nebula, tenebra seu ignorantia, in quam faciem tuam quaerens subintrat, quando omnem scientiam et conceptum transilit, est, infra quam non potest facies tua nisi velate reperiri. Ipsa autem caligo revelat ibi esse faciem supra omnia velamenta », Ibid., NCOO, p. 22-23, trad. fr., p. 67.
29 « Unde in ostio coincidentiae oppositorum, quod angelus custodit in ingressu paradisi constitutus, te, Domine, videre incipio. Nam ibi es, ubi loqui videre, audire, gustare, tangere, ratiocinari, scire, et intelligere sunt idem et ubi videre coincidit cum videri et audire cum audiri et gustare cum gustari et tangere cum tangi et loqui cum audire et creare cum loqui », Ibid., Ch. X, 40, NCOO, p. 36, trad. fr., p. 86.
30 « Non sic, ubi natura humana unitur divinae. Nam humana natura non potest transire in unionem cum divina essentialem, sicut finitum non potest infinito infinite uniri ; transiret enim in identitatem infiniti et sic desineret esse finitum, quando de eo verificaretur infinitum. Quapropter haec unio, qua natura humana est naturae divinae unita, non est nisi attractio naturae humanae ad divinam in altissimo gradu, ita quod natura ipsa humana ut talis elevatius attrahi nequit », Ibid., Ch. XX, 87, NCOO, p. 69, trad. fr., p. 132-133.
31 « Maxima igitur est unio eius naturae humanae ut humanae ad divinam, quia maior esse nequit, sed non est simpliciter maxima et infinita, ut est unio divina. Video igitur ex benignitate gratiae tuae in te, Ihesu, filio homi nis filium dei et in te filio dei patrem. In te autem filio hominis filium dei video, quia ita es filius hominis quod filius dei, et in natura attracta finita video naturam attrahentem infinitam. Video in filio absoluto patrem absolutum ; filius enim non potest ut filius videri, nisi pater videatur », Ibid., NCOO, trad. fr., p. 132.
32 Notons au passage que cela est conforme à l’enseignement hénologique de saint Bernard en De Consideratione, V, VIII, 18.
33 « Eo modo, Ihesu clementissime, intueor absolutam vitam, quae deus est, humano intellectui tuo et per illum corpori tuo inseparabiliter unitam. Nam unio illa talis est, quod maior esse nequit. Separabilis igitur unio multo inferior est unioni, quae maior esse nequit. […] quamvis verissimum sit animam tuam desisse corpus vivificare et te veraciter mortem subisse et tamen numquam a veritate vitae separatum. Si sacerdos ille, de quo meminit Augustinus, aliqualem habuit potestatem tollere vivificationem de corpore attrahendo eam in animam, […] quid mirum, si tu, Ihesu, potestatem habuisti, cum sis lux viva liberrima, vivificantem animam ponendi et tollendi, et quando tollere voluisti, passus es mortem, et quando ponere voluisti, propria virtute resurrexisti », Ibid., XXIII, 104-105, trad. fr., p. 150.
34 Bovelles consacrera à ce thème dionysien un Liber propriae rationis, Paris, J. Badius éd., 1523.
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Pour citer cet article
Référence papier
Christian Trottman, « Du τί au τίς, tournant anthropologique ou catastrophe humaniste chez Nicolas de Cues, lecteur du Pseudo-Denys ? », Noesis, 26-27 | 2016, 69-97.
Référence électronique
Christian Trottman, « Du τί au τίς, tournant anthropologique ou catastrophe humaniste chez Nicolas de Cues, lecteur du Pseudo-Denys ? », Noesis [En ligne], 26-27 | 2016, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/2598 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.2598
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