Navigation – Plan du site

AccueilNuméros26-27Nicolas de Cues et la question né...

Résumé

La transmission du néoplatonisme grec au Moyen-âge s’est faite au prix de l’oubli des principales opérations qui ont fait la spécificité de cette doctrine par rapport non seulement aux autres courants de la philosophie antique, mais même des autres écoles platoniciennes : la validité de la première hypothèse du Parménide, la différence radicale entre l’être et l’un, le principe comme au-delà non seulement de l’être mais aussi de l’intellect (épékeina toû noû). Il revient à Cues, bien plus encore qu’à Marsile Ficin, de revenir à une compréhension plus juste du néoplatonisme originaire. En effet, l’étude ici présentée cherche à montrer que Nicolas de Cues, par sa remise en cause du principe d’identité et du principe de causalité, ouvre la voie à une pensée de la disjonction susceptible de rendre à nouveau opératoire la différence hénologique.

Haut de page

Texte intégral

1Dans le cadre de cette singulière Renaissance du néoplatonisme que connaît la seconde moitié du Quattrocento, Nicolas de Cues est certainement le penseur le plus sensible à la spécificité de cette tradition philosophique, le plus proche de son originalité proprement hellénique.

2On connaît certes l’importance de la tradition néoplatonicienne dans la constitution de la philosophie médiévale aussi bien arabe que latine, par la médiation du Pseudo-Denys ou du Liber de causis, mais on sait aussi que cette transmission s’est faite au prix de l’oubli des principales opérations de pensée qui font la spécificité du néoplatonisme originaire, et en particulier au prix de l’oubli de la différence hénologique (épekeina tês ousias, épekeina tou nou), de l’inconvertibilité de l’être et de l’un thématisée par la première hypothèse du Parménide de Platon (l’un n’est pas), et qui est à mon sens le nœud de néoplatonisme, son marqueur fondamental. L’hénologie néoplatonicienne noue un dialogue très serré avec la Métaphysique d’Aristote, et en particulier avec le livre Lambda, sur le principe considéré comme substance immobile séparée. Plus on s’attache à ce dialogue, à la singularité de sa signification et de ses implications, plus la transmission médiévale du néoplatonisme apparaît comme un coup de force herméneutique qui ramène au premier plan ce contre quoi précisément le néoplatonisme s’est opposé : le créationnisme, l’efficience, la toute-puissance.

3On est aussi en droit de se demander ce que signifie le retour à la Renaissance du néoplatonisme original qui se lit chez Nicolas de Cues aussi bien que chez Marsile Ficin. Ce retour n’est jamais intégral ni chez l’un ni chez l’autre : l’oubli jamais totalement réparé. La différence hénologique reste tue et ignorée. Il reste néanmoins vrai que le rapport au néoplatonisme original n’est pas le même chez Cues ou chez Ficin.

4Le néoplatonisme intéresse Ficin pour son rapport à la puissance, à sa dispensation, à sa communication universelle, à sa diffusion au service d’une philosophie de la vie. Ficin est à l’origine de ce nouveau platonisme (plutôt que néoplatonisme) qui met en exergue le thème du conamen universale auquel Tommaso Campanella, près d’un siècle et demi plus tard, donnera ses lettres de noblesse. Ficin comprend ainsi la différence entre l’un et l’être, comme différence entre la puissance et les formes ou les essences. La différence sert non pas une hénologie, mais une sorte de surontologie, de surêtre que l’idéalisme allemand et ses avatars porteront à son sommet. La dimension disjonctive de la métaphysique néoplatonicienne est ici perdue. Ficin propose une autre compréhension du néoplatonisme que dans la scolastique, mais, d’une certaine façon, l’oubli de l’un ne s’en trouve que plus accentué, en une sorte de dépassement de l’être par l’être qui rendrait toute pensée de l’un, de l’inconvertibilité et de la disjonction inutile. On retrouve cette même quête surontologique chez Pic, mais ici, en opposition ouverte avec le néoplatonisme, par la proclamation quasi militante, dans le De ente et uno, de la convertibilité de l’être et de l’un, ce qui au demeurant apparaît plus cohérent en matière de surontologie, et ce qui explique certainement en quoi la revendication surontologique est chez Pic plus nettement affirmée encore que chez Ficin.

5La position de Cues est autre : si la différence hénologique reste non moins oubliée, Cues, par sa remise en cause du principe d’identité et du principe de causalité, ouvre la voie à une pensée de la disjonction qui rend à nouveau pensable, sinon pensée, la différence hénologique.

6Pour rendre pensable la différence hénologique et l’inconvertibilité de l’être et de l’un, il faut en effet assumer une triple position métaphysique :

71) Il faut une ontologie diminuée, imparfaite, incomplète, relative ou approximative. Si l’ontologie est pleine, entière, parfaite, l’être se suffit à lui-même de sorte que l’adjonction d’un autre principe complémentaire apparaît superflue et inutile. Il ne peut y avoir de l’un et de la différence entre l’un et l’être que si l’être ne peut assurer par lui-même sa tenue, son maintien, sa conservation.

82) Il faut un suspens de la causalité aussi bien finale qu’efficiente. La différence hénologique s’instaure dans le suspens de la causalité et dans le vide que ménage ce suspens. La causalité est compatible avec la distinction des principes, mais non avec leur différenciation radicale qui conditionne la différence hénologique.

93) Il faut enfin qu’il y ait de l’altérité, et plus encore de la disproportion voire de la disjonction.

10Une fois ces trois éléments posés, leur relation implique nécessairement la différence hénologique. Or, il me semble que ces trois éléments sont non seulement présents chez Cues mais mieux encore qu’ils jouent un rôle fondamental dans sa métaphysique, même si Cues n’en a jamais déduit la nécessité de la différence hénologique stricto sensu.

  • 1 Sur la phroura, cf. Proclus, Théologie platonicienne, I, 28, p. 69, éd. et trad. fr. H. D. Saffre (...)

11L’ontologie diminuée : L’interprétation contemporaine insiste beaucoup sur la dimension gnoséologique de la philosophie cusaine : les conjectures, la connaissance par approximation, la coïncidence des opposés comme critique du principe de non-contradiction apparaissent annoncer les théories modernes de la connaissance. Mais cette dimension gnoséologique repose sur une position ontologique et métaphysique que résume la notion de contraction, de limitation et d’amoindrissement d’être qui accompagne l’explicatio. La contraction cusaine rappelle le thème néoplatonicien de dégradation ou d’épuisement de l’être à mesure que procède l’être du principe jusqu’aux corps puis à la matière. Ce que le néoplatonisme appelle aussi la skêdasis, qui signifie à la fois la dispersion, la perte de l’unité et la mort. Je rappelle combien le néoplatonisme se construit dans son dialogue avec la Métaphysique d’Aristote. La métaphysique d’Aristote est une métaphysique du perfectionnement et de l’accomplissement par passage de la puissance à l’acte sous l’attraction du premier moteur comme acte pur. Si le néoplatonisme se trouve conduit à en appeler à une autre instance que l’être et l’intellect, à une instance radicalement séparée et distincte, au-delà de l’être c’est-à-dire au-delà de l’intellect, à savoir l’un, c’est qu’il juge que l’être n’est pas suffisamment fort et autonome pour se soutenir et moins encore pour se déployer par lui-même, et qu’il est affecté d’entropie que seul un renversement de l’approche métaphysique – l’hénologie – est en mesure de conjurer. On retrouve en partie ce schéma chez Cues, mais sans qu’il y ait véritablement relève de l’Un. L’Un est présent chez Cues, mais il a une fonction essentiellement productive et non pas une fonction de maintien et de tenue de l’être, ce que le néoplatonisme appelle le sunekticon ou la phroura 1, et qui relève de ce que l’on peut appeler la sôtéria de l’être. Ce qui conjure la contraction chez Cues c’est non pas le principe premier comme dans le néoplatonisme, mais la mens humaine qui assimile ce que le principe essencifie, et c’est en quoi la philosophie cusaine est un humanisme.

12Le suspens de la causalité : Il n’a pas été nécessaire d’attendre Heidegger pour conduire une critique du principe de causalité, comme degré zéro de la métaphysique, ce qui entrave son développement et sa complexification, ce qui empêche de penser ce que peut la métaphysique. Il est vrai qu’à travers le De causis, le principe de causalité domine la philosophie médiévale dont Cues hérite. C’est que ce principe s’exprime surtout à travers la cause efficiente qui convient bien au dieu de la création et à sa démiurgie, comme si nous étions condamnés à l’alternative théologique entre le deus ut causa de la métaphysique et le deus ut deus de la théologie voire de la mystique. La philosophie cusaine réussit à concevoir moins une théologie qu’une métaphysique du deus ut deus, en minimisant les fonctions de la causalité. Si le monde relevait du principe de causalité chez Cues, il suffirait de la preuve physico-théologique pour démontrer l’existence de Dieu ; il ne serait pas nécessaire d’en passer par les conjectures, à moins de postuler en amont de cette causalité un principe de toute-puissance absolue qui écraserait l’effet sous la cause au point de le rendre méconnaissable autrement que par la voie des conjectures.

13De fait, il est un certain nombre de traits de la philosophie cusaine qui apparaissent éloignés du principe de causalité, à commencer par l’identification de la création à une explication qui relève moins d’une démiurgie, d’une fabrication que du dépliement d’une puissance en acte, de ce que Cues appelle le Possest. À travers le possest l’ontologie remplace la causalité, autrement dit la conjonction de l’acte et de la puissance se substitue aux quatre causes canoniques, aussi bien à l’efficience et à la fin qu’à la forme ou à la matière. Certes, l’ontologie n’est évidemment pas exclusive de la causalité, et c’est pourquoi le vocabulaire de la causalité est toujours présent chez Cues : la causalité reste une façon de dire le travail de l’être, mais une façon assez pauvre et naïve, incapable d’en saisir toutes les potentialités.

14L’ontologie assume donc les fonctions de la causalité, mais sans se soumettre nécessairement à la contrainte du principe d’identité qu’implique le rapport de la cause et de l’effet. C’est pourquoi l’articulation des niveaux se fait chez Cues par analogie de proportionnalité et non par analogie d’attribution. Deux remarques s’imposent ici :

151) La tâche de l’un consiste précisément à faire tenir l’analogie de proportionnalité. Le grand X, le référent absent propre à l’analogie de proportionnalité, c’est l’un, et ne peut être que l’un ; si le grand X était l’être, alors l’analogie de proportionnalité retomberait immédiatement à l’état de l’analogie d’attribution.

  • 2 Proclus, The Elements of Theology, § 84, éd. E. R. Dodds, Clarendon, 1963, p. 78.

162) Il peut sembler étrange de rapporter le suspens de la causalité au néoplatonisme. Ce n’est pas ainsi que l’histoire traditionnelle de la philosophie voit les choses. S’il est vrai que le De causis transmet à la postérité arabe et latine les Éléments de théologie de Proclus, on néglige habituellement de préciser qu’il s’agit de rendre raison essentiellement de l’action démiurgique de la deuxième hypostase, de l’intellect mais non pas de l’un. Ainsi, quand Proclus parle de la puissance infinie du principe, il ne s’agit pas comme chez Plotin de la dunamis pantôn de l’un, mais de l’apeirodunamon du noûs 2.

  • 3 Plotin « Ennéades V, 6 [Traité 24] », § 6, 3 dans Plotini Opera, P. Henry et H. R. Schwyzer (éd.) (...)
  • 4 « C’est sans agir que le Bien fait exister en acte tous les êtres, ni en ayant besoin de puissanc (...)

17Proclus est bien en réalité un penseur de la différence hénologique radicale, il en est même le « gardien », le gardien de la condition même de toute garde. Les complexes médiations métaphysiques qu’il met en place pour gérer le passage entre l’Un et l’Être ont essentiellement pour tâche de maintenir cette différence, de la signifier sans ambiguïté. Or le maintien de la différence passe nécessairement par le suspens de la causalité : causalité matérielle cela va de soi, d’autant que la matière dans le néoplatonisme, plus encore que dans le platonisme, est totalement inerte et inactive ; mais aussi suspens de la causalité formelle par l’un qui est proprement sans forme : amorphos, aneidos ; plus étrange encore, le suspens de la causalité efficiente d’un principe qui est, comme le dit Plotin, « anénergéton »3 ou encore, comme le dit Proclus, sans acte ni puissance4 ; voire, plus radicalement encore, suspens de la cause finale, en ce sens du moins que, dans le néoplatonisme original, l’un structure les substances moins par un effet d’attraction qui les ferait passer de l’en-puissance à l’acte selon le modèle aristotélicien, que par le processus de stabilisation (hupostasis) que permet la préexistence en chaque être d’une relation originelle et constitutive à l’un (ce que Proclus ou Damascius appellent l’huparxis).

  • 5 Nicolas de Cues, Les conjectures / De conjecturis, prologue, 3, trad. fr. J.-M. Counet, Paris, Le (...)

18La disjonction : Il existe enfin un troisième trait dans la philosophie de Cues qui justifie une métaphysique de l’un : c’est la discontinuité du réel. Il est vrai que se fait jour une forte part d’immanence dans la philosophie cusaine, mais en général les philosophies de l’immanence sont nécessairement continues. Ce n’est pas le cas ici : Cues opère une singulière rencontre entre immanence et discontinuité. L’altérité produit de la discontinuité. C’est précisément parce que le réel est faillé, discontinu, qu’il en appelle à cette gnoséologie de la conjecture et de l’approximation, et c’est aussi parce qu’il est discontinu qu’il est nécessaire de concevoir un principe qui en assure sinon la continuité du moins la tenue et le maintien : ce principe, c’est l’un. Cette discontinuité, Cues la signifie par la notion d’improportion : une improportion générale, qui concerne non seulement notre rapport à l’absolu, comme Cues l’affirme au tout début de la Docte ignorance : « Il n’y a pas de proportion du fini à l’infini » (ce qui est somme toute une affirmation assez commune de la métaphysique), mais plus encore et de façon plus singulière une improportion qui concerne notre rapport à l’immanence, à un niveau donc non plus vertical mais horizontal : il n’y a pas de proportion entre les diverses monades du réel : « Les diverses conjectures des divers hommes qui sont des degrés du même vrai insaisissable sont pourtant sans proportion les unes aux autres (improportionabiles). Personne ne peut jamais concevoir parfaitement la compréhension d’autrui »5. Il n’y a pas chez Cues d’harmonie préétablie. Dans la fameuse formule de la concordia discors, c’est le discors de la multiplicité et de la diversité qui prime.

19C’est pourquoi chez Cues la pensée procède par saut, que ce soit de façon verticale par transsumptio, une transsumptio qui est double, non seulement du fini à l’infini, mais aussi de l’infini au Dieu absolu, inconnaissable car sans forme, ou encore de façon horizontale par conjectures qui opèrent à la façon d’un pontonnier reliant et unifiant, par une sorte de solertia, de velox conjecturatio mediorum, divers points dans l’infinie multiplicité et diversité du réel, points ainsi colligés pour former un point focal, une perspective.

  • 6 Nicolai de Cusa, « De visione Dei », Praefatio, dans Opera Omnia VI, Hamburg, F. Meiner, 2000, p. (...)

20C’est ici que prend sens la magnifique image du Christ omnivoyant du De Icona 6, qui focalise tous les regards pour à son tour couvrir tous les regards. Chaque regard est une perspective, et toute perspective une réduction du réel, que le regard du Christ à son tour réduit à l’Un (reductio reductionum) pour, par cette voie, la reconduire à la totalité dont elle s’est extraite.

21À cet égard, Cues est beaucoup plus audacieux que le néoplatonisme. Proclus est tétanisé par la crainte de l’entropie qu’implique nécessairement le caractère imparticipable de ce qui est censé pourtant être participé, et c’est pourquoi Proclus multiplie les intermédiaires pour parer tout risque de hiatus entre les divers niveaux de la réalité, en ménageant toujours une identité entre le degré le plus bas de la stase supérieure et le degré le plus haut de la stase inférieure. De sorte que dans le néoplatonisme l’ontologie donne souvent l’impression d’être totalement suffisante, capable de se porter elle-même, aut’hupostaton, auto-posée, auto-stabilisée, sans qu’il soit nécessaire de requérir quelque autre principe pour la garantir, au point de rendre apparemment superflue et redondante l’hénologie. Ce n’est évidemment qu’apparence. Une telle hiérarchie scalaire du réel n’existe plus aussi rigoureusement chez Cues comme en témoigne bien sa cosmologie relativiste. Cues assume avec beaucoup plus de sérénité que le néoplatonisme la multiplicité : elle-même renvoie à la diversité, et la diversité à son tour à la discontinuité. De la multiplicité à la diversité, et de la diversité à la discontinuité : telle est la logique de l’altérité en œuvre chez Cues. Sous cette forme, l’ontologie est libérée de la crainte de l’entropie. Et c’est en quoi évidemment la philosophie de Cues inaugure la modernité, modernité que confirmera la révolution scientifique galiléenne puis cartésienne.

22Ontologie relativiste ou perspectiviste, suspens de la causalité, improportion : il n’est aucun philosophe médiéval ou renaissant, et surtout pas Ficin, à avoir eu ce genre d’audace, à avoir à ce point « osé », pour reprendre un terme cher à Plotin. Tout est en place chez Cues pour une hénologie radicale, à la hauteur de la première hypothèse du Parménide : l’Un n’est pas.

23Et pourtant l’audace de Cues ne se porte pas jusqu’à ce point. Et il importe de comprendre pourquoi en définitive Cues ne va pas jusqu’au bout de l’hénologie et de son inconvertibilité entre l’être et l’un.

  • 7 Nicolai de Cusa, De docta ignorantia / Die belehrte Unwissenheit, I, 8, éd. E. Hoffmann et P. Wil (...)
  • 8 Selon la leçon de Paolo Rotta dans Nicolo Cusano, Della dotta ignoranza, I, 8, éd. P. Rotta, Bari (...)
  • 9 Procli In Platonis Parmenidem Commentaria VI, 1107, 25-26, éd. C. Steel, t. III, Oxford, Clarendo (...)

24L’absolu, le Dieu de Cues, reste pour Cues l’entitas ; dans la Docte ignorance, il rapproche étymologiquement l’hen de l’ôn 7, l’un de l’être, l’unitas de l’ontitas 8, l’unité de l’ontité qui à son tour devient entitas. Quand Cues parle de l’Un, il ne parle pas de l’un simple, imparticipable (amétablepon), incoordonné (asuntakton), mais d’un état postérieur de l’Un, l’Un-tout, première hénade ou manifestation du principe, qui contient en puissance tout le réel appelé à se développer, même s’il est vrai que chez Cues comme chez Damascius l’un-tout est antérieur à la multiplicité du tout-un, et exprime l’unitotalité d’avant toute procession ou explication. Dieu est l’un qui comprend tout, mais qui comprend tout dans la plus extrême unité et indistinction, la complicatio. C’est le maximum qui par son indistinction radicale est aussi le minimum. L’unité du divers au-delà du divers, l’unitotalité sans pluralité, l’unité absolue qui comprend tout au-delà de toute opposition, et par conséquent l’expression absolue et parfaite de la convertibilité de l’être et de l’un. Ce que Proclus distingue très clairement dans son Commentaire au Parménide de l’un pur et premier qui pour sa part reste étranger à tout type de totalisation, quand bien même ce premier tout serait purement indistinct et compliqué. Car, précise Proclus, « l’un en soi dépasse et surpasse toute espèce de totalité »9.

25Il en est ainsi parce que, dans l’hénologie cusaine, la fonction productrice de l’un est bien plus importante que la fonction conservatrice, alors que le néoplatonisme original privilégie la conservation et la stabilisation sur la production et la procession. Il en va ainsi non seulement parce que Cues est un philosophe chrétien, attaché à la notion de création ad extra, mais surtout parce que le monde qu’il conçoit a moins besoin de salut, de sôteria. La fameuse notion platonicienne de sôtéria qui, dans le néoplatonisme, prend une dimension essentiellement métaphysique et non pas politique, est absente chez Cues. Et elle est absente, parce que le monde de Cues est plus souple, plus labile, moins hiérarchique, réglé plus par ses variations (dont le facteur est l’homme) que pas ses stabilisations (dont le facteur est l’un), de sorte que ce monde semble naturellement moins menacé par l’entropie. C’est pourquoi Cues défend une hénologie de l’un-tout, de la complicatio-explicatio, en tant que l’en-pan est principe de production, sans recourir à l’un simple, pur et premier dont la fonction consiste à assurer la cohérence, la stabilisation, la tenue et le maintien du réel.

  • 10 Nicolai de Cusa, De docta ignorantia / Die belehrte Unwissenheit, I, 3, op. cit., p. 14 ; trad. f (...)

26Le monde cusain ne relève plus d’une sôteria, parce qu’il n’est plus entropique, et il n’est plus entropique parce que son rapport un/multiple se place désormais sous le signe de la symétrie. À travers le De Conjecturis, émerge chez Cues une idée forte de la modernité métaphysique : « Plus il y a de multiplicité, plus il y a d’unité », plus on multiplie les conjectures plus on se rapproche de la vérité de l’un-tout, comme l’exprime bien au demeurant les recherches incessantes de Cues sur la quadrature du cercle : plus on multiplie les angles, plus on se rapproche de la perfection du cercle10. C’est moins la dimension probabiliste qui est moderne dans le De conjecturis, que le fait qu’à travers les conjectures les multiples contribuent à faire l’un. La multiplicité et son expansion deviennent une force, une richesse, et non plus l’expression de la déchéance de l’être, de sa dégradation et de sa skêdasis. Cette intuition philosophique dépasse la simple question gnoséologique pour aborder le rapport fondamental dans le néoplatonisme entre l’unité et la multiplicité, rapport qui est à l’hénologie ce que le rapport être/non-être est à l’ontologie.

  • 11 Procli In Platonis Parmenidem Commentaria II, 723, 8-9, éd. C. Steel, t. I, Oxford, Clarendon, 20 (...)
  • 12 Ibid., IV, 914, 1-2, éd. C. Steel, t. II, Oxford, Clarendon, 2008, p. 101.
  • 13 Nicolas de Cues, Les conjectures / De conjecturis, I, IX, 41.

27S’il en est bien ainsi, alors Cues a définitivement quitté le champ du néoplatonisme, en ce sens que, si le néoplatonisme fait bien de l’Un la condition de possibilité de la multiplicité, il ne fait jamais de la multiplicité la condition de possibilité de l’Un et de l’expérience qu’on peut en faire : « Si la pluralité à besoin de l’un, l’un n’a pas besoin de la pluralité »11. Mieux encore et de façon plus radicalement affirmée : « Il n’est pas permis par la justice des choses (Thémis) que le conséquent donne quelque chose à l’antécédent, ni que l’antécédent reçoive quelque chose des conséquents »12. Le système est asymétrique dans le néoplatonisme, symétrique chez Cues comme le montre bien la fameuse figure P (P pour paradigmatique, précise Cues) qui articule le monde humain et le monde divin13 :

28Autrement dit, chez Cues, la relation du multiple à l’un, de l’homme au principe, est aussi réelle ou presque que la relation de l’un au multiple, du principe au monde, autrement dit le système cusain tend à réduire l’écart entre l’adsimilat de la mens humana et l’essentiat de la mens divina. Il n’est pas impossible que Cues eût souhaité disposer la figure P à la verticale, mais la position horizontale, qu’elle soit due à des problèmes de mise en page ou pour quelque autre raison, symbolise en soi-même la révolution métaphysique que Cues est en train d’opérer par rapport au néoplatonisme original.

29Dans ces conditions, si la multiplicité et sa diversification contribuent à l’unité, la différence hénologique est nécessairement abolie, en ce sens qu’on ne peut plus définir l’un par ses attributs fondamentaux que sont l’imparticipabilité et l’incoordination, attributs qui précisément fondent dans le néoplatonisme la différence hénologique. En effet, l’un n’est plus imparticipable puisqu’il participe de ses propres participants, puisque ses participants à leur tour influent sur lui ; l’un devient le principié de ce qu’il principie. Il n’est plus autarcique, mais dépend de son autre. L’unité n’est donc plus dans une position suréminente par rapport à l’altérité. Altérité et unité se trouvent au contraire chez Cues en position d’équivalence. Et c’est en quoi il y a chez lui un permanent processus d’immanentisation du réel. La disjonction est suturée, de sorte que je serais aisément amené à définir au bout du compte la métaphysique cusaine comme suture de la disjonction. Là réside l’éminente modernité de la philosophie cusaine qui s’affirme comme la genèse des approches systémiques du réel, articulant de façon dynamique et symétrique le monde, le principe et l’homme considéré comme copule.

30On objectera : mais il y a aussi du retour, de la réciprocité dans le néoplatonisme, sous la forme de l’épistrophé, de la redditio ad unum, mais en réalité cette relation n’est ici ni symétrique ni systématique. Elle n’est pas symétrique, car, dans le néoplatonisme, le retour se fait non pas à partir des multiples en tant que tels, mais de l’un qui est présent dans toute multiplicité. Elle ne fait pas système, car ce retour ne modifie pas le principe qui reste inaltérable et immuable, dans la plus parfaite simplicité et autarcie de sa principialité. L’épistrophé se contente de restituer le réel à son état primordial et inchangé de l’unité, de le référer à sa constante, et non de modifier ou d’intensifier cette dernière.

31Penser la différence hénologique requiert une ontologie faible, un suspens de la causalité et de la disjonction. Et d’une certaine façon, ces trois traits sont plus marqués chez Cues que dans le néoplatonisme original. Mais Cues n’en a pas pour autant déduit la différence hénologique. Dans le néoplatonisme, la différence hénologique peut parfois apparaître superflue tant la métaphysique de l’ousia, de la substance et de sa demeurance (monê) reste finalement forte. Chez Cues, elle n’est pas superflue mais au contraire elle manque et fait défaut à ce qui la réclame. Tel est le paradoxe qui articule Cues à sa tradition néoplatonicienne. Faute de différence hénologique, Cues met en place, à partir de ces trois caractères, une tout autre philosophie qui annonce non seulement les philosophies de la substance des xvie et xviie siècles, mais mieux encore les philosophies du système qui leur succèdent.

Haut de page

Notes

1 Sur la phroura, cf. Proclus, Théologie platonicienne, I, 28, p. 69, éd. et trad. fr. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Paris, CUF, 1968, p. 123. Sur l’importance de la notion de sôtéria, à la fois salut et conservation, chez Platon cf. Ernst Sandvoss, Soteria : Philosophische Grundlagen der platonischen Gesetzgebung…, Göttingen, Musterschmidt, 1971.

2 Proclus, The Elements of Theology, § 84, éd. E. R. Dodds, Clarendon, 1963, p. 78.

3 Plotin « Ennéades V, 6 [Traité 24] », § 6, 3 dans Plotini Opera, P. Henry et H. R. Schwyzer (éd.), Oxford, Oxford University Press, 1977, p. 261.

4 « C’est sans agir que le Bien fait exister en acte tous les êtres, ni en ayant besoin de puissance qu’il remplit tous les êtres de puissance. » (Proclus, Théologie platonicienne, II, 7, éd. et trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 50-51).

5 Nicolas de Cues, Les conjectures / De conjecturis, prologue, 3, trad. fr. J.-M. Counet, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 4-5.

6 Nicolai de Cusa, « De visione Dei », Praefatio, dans Opera Omnia VI, Hamburg, F. Meiner, 2000, p. 5-7 ; trad. fr. H. Pasqua, L’Icône ou la vision de Dieu, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2016, p. 48-51.

7 Nicolai de Cusa, De docta ignorantia / Die belehrte Unwissenheit, I, 8, éd. E. Hoffmann et P. Wilpert, Hamburg, Felix Meiner, 1964, p. 30.

8 Selon la leçon de Paolo Rotta dans Nicolo Cusano, Della dotta ignoranza, I, 8, éd. P. Rotta, Bari, Laterza, 1913 ; trad. fr. P. Caye, P. Magnard, D. Larre et F. Vengeon dans Nicolas de Cues, La docte ignorance, Paris, Flammarion, 2013, p. 56.

9 Procli In Platonis Parmenidem Commentaria VI, 1107, 25-26, éd. C. Steel, t. III, Oxford, Clarendon, 2009, p. 88.

10 Nicolai de Cusa, De docta ignorantia / Die belehrte Unwissenheit, I, 3, op. cit., p. 14 ; trad. fr., op. cit., p. 47-48.

11 Procli In Platonis Parmenidem Commentaria II, 723, 8-9, éd. C. Steel, t. I, Oxford, Clarendon, 2007, p. 124.

12 Ibid., IV, 914, 1-2, éd. C. Steel, t. II, Oxford, Clarendon, 2008, p. 101.

13 Nicolas de Cues, Les conjectures / De conjecturis, I, IX, 41.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Caye, « Nicolas de Cues et la question néoplatonicienne »Noesis, 26-27 | 2016, 33-43.

Référence électronique

Pierre Caye, « Nicolas de Cues et la question néoplatonicienne »Noesis [En ligne], 26-27 | 2016, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/2581 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.2581

Haut de page

Auteur

Pierre Caye

Pierre Caye, directeur de recherche au CNRS, directeur du centre Jean Pépin (UMR 8230 ENS de la rue d’Ulm - Centre Jean Pépin), a consacré une part importante de ses recherches à Vitruve et au vitruvianisme à la Renaissance et à l’âge classique. A publié Le savoir de Palladio : Architecture, métaphysique et politique dans la Venise du cinquecento (Klincksieck, 1995, Prix Eugène Carrière de l’Académie française), puis Empire et décor : le vitruvianisme et la question de la technique à l’âge humaniste et classique (Vrin, 1999), et a proposé, en collaboration avec Françoise Choay, une nouvelle traduction française du De re aedificatoria de Leon Battista Alberti aux éditions du Seuil (2004). À travers la question de la technique, Pierre Caye propose une réflexion inédite sur la praxis qui a donné lieu à un ouvrage de philosophie morale : Morale et chaos, principes d’un agir sans fondement (Le Cerf, 2008, Prix Gegner de l’Académie des sciences morales et politiques). Il a aussi traduit et commenté avec Pierre Magnard, David Larre et Frédéric Vengeon le De Possest (Vrin, 2007) et la Docte ignorance (GF, 2013) de Nicolas de Cues.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search