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Texte intégral

Que savons-nous de l’homme, notre spectre, sous sa cape de laine et son grand feutre d’étranger1 ?

1Cette question de la suite III de Chronique fait écho au testament pictural qu’avait laissé Gauguin, la grande toile peinte à Tahiti, qui est maintenant au Museum of Fine Arts de Boston, D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?. C’est là en fait la question que l’on trouve à l’origine de toute création artistique. Question du grand âge aussi, dont la réponse aura été incessamment différée. Question sans autre réponse que celle de l’œuvre faite. Qu’elle soit littéraire, plastique ou musicale, l’œuvre d’art constitue en effet en elle-même une conquête de la connaissance. C’est donc elle qu’il nous faut interroger pour définir le mode d’être-au-monde du poète et la pratique qu’il y exerce pour le connaître.

2Or cette pratique recouvre ce qu’il est convenu d’appeler une poétique dans sa plus large acception de « faire artistique », comme le dit Saint-John Perse dans son Discours de Florence pour la célébration du septième centenaire de Dante, en 1965 : « Poésie, science de l’être ! Car toute poétique est une ontologie2 » ; et déjà dans son Discours de Stockholm : « Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien ; et c’est la poésie alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie “fille de l’étonnement” selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut la plus suspecte. [...] Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, “le réel absolu”, elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même3. »

3L’hypothèse qu’implique ma lecture de Saint-John Perse, comme celles que j’ai proposées de Mallarmé, d’Apollinaire, d’Éluard, de Char, de Glissant ou de Bonnefoy, est que la pratique poétique recouvre, dans les techniques qu’elle met en oeuvre, l’action que le poète exerce sur le monde pour le connaître.

4« Étranger... Voyageur... Poète nostalgique non d’un passé mais d’un ailleurs... », ces titres que Perse donnait à Valéry Larbaud pourraient être les siens. Et la marche continue vers les lointains, à la recherche d’une réponse, rythme sa présence au monde sur les deux temps, faible et fort, du mètre iambique cher à Claudel. Le temps faible pour la réduction et l’équivalence, le temps fort pour l’inflation lyrique qui porte le poète à l’excès ou à l’aberration dans l’éclair de l’instant.

5Voilà tracée la figure d’une spirale4, dans cette alternance d’une neutralité linéaire et d’une inflation qui soulève le monde en larges mouvements réguliers, comme dans la suite III d’Exil :

Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant

Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible5.

6Or il importe peu qu’elle soit à jamais réductible à un sens certain cette seule et longue phrase sans césure. Ce qui est remarquable chez Saint- John Perse, c’est que le texte du poème soit chaque fois pris dans le rythme de son objet, et que le rythme lui-même y fasse sens, que cette continuité d’une même dynamique dans le devenir du monde et dans le cours du poème soit marquée par tout un jeu de récurrences phonétiques et qu’une même cellule rythmique, reprise sur le mode répétition/variation, assure la dynamique du poème sans solution de continuité. Comme elle assure aussi la continuité de l’» œuvre en marche » puisqu’on peut la retrouver d’un poème à l’autre (du moins depuis Anabase), liée ou non à d’autres cellules rythmiques.

7Or, qu’est-ce que le rythme en poésie ? À la question posée, trois réponses au moins :

81) Pour le poète, dans le langage, une mémoire du corps au monde : souffle, sang et muscle6.

92) Pour le lecteur, l’auditeur ou le critique, ce qui permet de retrouver, dans un texte poétique, des modules métriques, syllabiques, accentuels ou phonétiques dont la succession, les récurrences et la proximité, bref la répartition dans le poème, sont perçues par l’oreille (« oreille interne » comme le dit le poète, ou oreille tout court pour les autres) et permettent de définir une périodicité plus ou moins régulière. C’est aussi ce qui, dans le présent, fait sentir à la fois le passé et le futur du texte. Quels que soient ses variations, ses effets de rupture ou ses irrégularités, le rythme constitue donc un élément de stabilité dans l’aberration des images du texte parfois surprenantes, si ce n’est subversives.

103) Dans le texte lui-même, le rythme est l’aventure du discours où se réalise la fusion du sujet dans l’acte d’énonciation, de l’objet qu’il mime (terre, mer, vent, etc.) et du poème qu’il construit. Processus qui relève de cette loi d’équivalence dont Perse parle si souvent7. Chez Saint-John Perse, le rythme figure physiquement le thème : il a donc une valeur iconique. Le rythme n’a pas de sens, mais il fait sens. Il n’est peut-être pas extérieur au sens comme il l’aurait été pour « Le Cimetière marin », aux dires de Valéry, mais il est consubstantiel au sens. Dans les poèmes de Saint-John Perse, le rythme participe donc étroitement de la connaissance poétique. Or tous les savoirs convoqués sont exploités en fonction des impératifs rythmiques que s’est donnés le poète. Car Saint-John Perse est de « ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir8 ».

La connaissance poétique ou quand le rythme fait sens

11Cette articulation d’un savoir pourvu d’une terminologie spécifique, scientifique ou technique, et de la connaissance poétique se fait généralement sous la forme du détournement et, comme on s’y attend chez un poète, par la poétisation ou la métaphorisation du langage scientifique ou technique. Et c’est souvent par une véritable subversion, car le détournement des savoirs s’opère dans le secret de l’acte poétique, et il se fait si discrètement qu’il n’est pas toujours perceptible à la première lecture.

12Je n’en développerai ici qu’un exemple, mais il me semble significatif de l’exploitation que le poète fait du langage juridique. Saint-John Perse emprunte en effet assez souvent au langage technique que s’est donné la science juridique. C’est-à-dire le langage le plus précis, le plus exact, et celui dans lequel semble se réaliser, avec la plus grande justesse possible, l’adéquation du nom avec le concept auquel il renvoie ou avec l’objet qu’il désigne. Ainsi lorsque parfois il inclut une expression juridique dans une matrice rythmique, il lui fait subir une dénaturation partielle9, ou même totale si elle est toute proche d’une expression de sens différent ou opposé, comme dans l’exemple suivant, extrait de l’Invocation d’Amers :

[...] la Mer, immense et verte comme une aube à l’orient des hommes,

La Mer en fête sur ses marches comme une ode de pierre : vigile et fête à nos frontières, murmure et fête à hauteur d’hommes – la Mer elle-même notre veille, comme une promulgation divine...

[...] J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée, la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête,

Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme domaine de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d’herbe folle et qui fut jouée aux dés...10

13Soient ici les deux comparaisons successives, comme domaine de franchise et comme terre de mainmorte, toutes deux empruntées au vocabulaire juridique, mais de sens opposé : un domaine de franchise est affranchi de toute taxe, alors qu’une terre de mainmorte est assujettie au droit de mainmorte. La construction syntaxique les met en parallèle alors que leurs sèmes devraient les opposer. Mais, à l’évidence, ce qui motive leur rapprochement, c’est que les mots qui les composent présentent des récurrences phoniques internes m/r domaine de franchise/terre de mainmorte ; et des récurrences phoniques externes avec le contexte f/fr m/r, er/or mer/mor puisqu’elles sont inscrites à l’intérieur d’un ensemble où dominent les sèmes mer, immense, fête, verte dont les signifiants contiennent ces phonèmes.

14Par ailleurs elles constituent l’une et l’autre un groupe de huit syllabes comme ceux du verset précédent qui contenait aussi ces phonèmes :

la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête.

15Enfin, la comparaison qui suit, comme province d’herbe folle, et qui, dans un même groupe de huit syllabes, contient encore ces phonèmes, consomme avec le sème de la folie la disparition de la logique rationnelle. La mer immense et verte est le domaine de la liberté absolue qui se danse sans se dire sur les variations d’un rythme à base octosyllabique. C’est ainsi que le poème subvertit un langage scientifique, en l’occurrence celui du droit, et donne à sentir la joie de la liberté, mais en évitant l’usage du concept puisqu’elle emporte sur un rythme spécifique les images qui suffisent à l’évoquer.

16Les mêmes remarques pourraient être faites à propos d’autre langages :

  •  langage technique comme celui de la marine, par exemple, qui fonctionne surtout au niveau du signifié puisqu’il fournit abondamment au poème tout un vivier de vocables ou d’expressions qui appartiennent à la thématique de la connaissance et de la création :

Secret du monde, va devant ! Et l’heure vienne où la barre

Nous soit enfin prise des mains !... J’ai vu glisser dans l’huile sainte les grandes oboles ruisselantes de l’horlogerie céleste,

De grandes paumes avenantes m’ouvrent les voies du songe insatiable,

Et je n’ai pas pris peur de ma vision, mais m’assurant avec aisance dans le saisissement, je tiens mon oeil ouvert à la faveur immense, et dans l’adulation.

Seuil de la connaissance ! avant-seuil de l’éclat !... Fumées d’un vin qui m’a vu naître et ne fut point ici foulé.

La mer elle-même comme une ovation soudaine ! Conciliatrice, ô Mer, et seule intercession !... Un cri d’oiseau sur les récifs, la brise en course à son office,

Et l’ombre passe d’une voile aux lisières du songe...

Je dis qu’un astre rompt sa chaîne aux étables du Ciel. Et l’étoile apatride chemine dans les hauteurs du Siècle vert... Ils m’ont appelé l’Obscur et mon propos était de mer.

*

Révérence à ton dire, Pilote. Ceci n’est point pour l’œil de chair,

Ni pour l’œil blanc cilié de rouge que l’on peint au plat-bord des vaisseaux11.

  •  ou langage scientifique, comme celui de l’ornithologie.

17Le vocabulaire de l’ornithologie concerne aussi le signifié de l’œuvre. Car l’oiseau y est une des images thématiques importantes, même s’il n’est pas le support d’images longuement développées (exception faite pour certains éléments de son corps : l’aile ou la plume principalement). Bien souvent Saint-John Perse se contente de nommer l’oiseau, comme on donne un titre. Ce choix d’une référence limitée à une catégorie manifeste déjà une sélection du général, de ce qui est modélisable, qui caractérise l’acte de connaissance.

18Mais nommer ne suffit pas, même si, du fait de l’illusion cratyléenne, la nomination permet de prendre possession du réel et d’en opérer l’avènement poétique. En nommant l’oiseau, Saint-John Perse fait résonner toutes les harmoniques de son image thématique. Or cette image traverse toute la profondeur de l’œuvre et se retrouve principalement dans les deux champs de la conquête de la connaissance et de la création poétique.

19Nommer l’oiseau, c’est l’essentialiser dans l’une des deux significations qu’il prend pour le poète:

20a) dans le poème qui leur est consacré, les oiseaux désignent souvent les mots dans leur migration. C’est ainsi que les mots du langage commun ou des langages techniques deviennent mots poétiques:

Dans la maturité d’un texte immense en voie toujours de formation, ils ont mûri comme des fruits, ou mieux comme des mots : à même la sève et la substance originelle. Et bien sont-ils comme des mots sous leur charge magique : noyaux de force et d’action, foyers d’éclairs et d’émissions, portant au loin l’initiative et la prémonition.

[...]

Ils sont, comme les mots, portés du rythme universel ; ils s’inscrivent d’eux-mêmes, et comme d’affinité dans la plus large strophe errante que l’on ait vue jamais se dérouler au monde12.

21b) et l’oiseau (principalement l’oiseau de proie dont les récurrences sont si nombreuses) désigne surtout le poète lui-même qui épie le mot pur: « la pure amorce de ce chant »

22Exploités à l’un ou l’autre niveau (du signifiant ou du signifié), les savoirs convoqués contribuent à l’illustration et au développement des deux thèmes conjoints de la connaissance et de la création qui constituent le signifié principal de l’œuvre de Saint-John Perse et en font la modernité, si l’on admet que l’inscription dans le poème de réflexions sur le poème en cours constitue bien l’un des indices de cette modernité. Mais Saint-John Perse pratique aussi une subversion joyeuse de tous les savoirs pour l’avènement d’une connaissance poétique incessamment reconduite, d’une vérité dévoilée à mesure que sont démystifiées toutes les certitudes, même celle d’une connaissance poétique puisqu’il semble impossible de parvenir jamais au songe de Dieu, comme le donne à entendre le dernier verset qu’il ait écrit :

Singe de Dieu, trêve à tes ruses13 !

23Quelle que soit la réponse à la question de « Sécheresse » : « Ô temps de Dieu, nous seras-tu enfin complice14 ? », c’est assurément le rythme dans lequel sont prises les images du texte qui en porte aussi le sens. C’est le rythme qui impose une présence autre, qui est aussi présence de l’être. Et la poésie, alors, est dite « science de l’être ».

24Ne serait-ce là qu’une métaphore de poète ? Ce sera aux philosophes qui ne « désertent [pas] le seuil métaphysique » d’en décider !

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Notes

1 « Chronique », dans Œuvres complètes [OC], Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 394.
2 OC, p. 453.
3 OC, p. 444.
4 Pour l’analyse de cette figure, cf. Éveline Caduc, Saint-John Perse, Connaissance et Création, José Corti, 1977, voir chap. « Les opérations de la connaissance », p. 106- 143.
5 Exil, OC, p. l26.
6 Cf. André Spire, Plaisir poétique, plaisir musculaire. José Corti, 1949, rééd. 1986.
7 Cf. « Lettre à la Berkeley Review », dans OC, p. 566 : « Faisant plus que témoigner ou figurer, [la poésie] devient la chose même qu’elle appréhende, qu’elle évoque ou suscite; faisant plus que mimer, elle est finalement, cette chose elle-même, dans son mouvement et sa durée ; elle la vit et l’agit unanimement, et se doit donc, fidèlement, de la suivre, avec diversité, dans sa mesure propre et dans son rythme propre. »
8 Amers, OC, p. 268.
9 Dans une communication au colloque de 1979 du Centre Saint-John Perse d’Aix-en-Provence, intitulée « Le droit dans l’oeuvre de Saint-John Perse », Patrick Wachsmann en avait fait la démonstration à partir de l’expression d’Amers « la mer imprescriptible » : « Qualifier la mer d’imprescriptible, par exemple, c’est exploiter les ressources phonétiques de l’adjectif et la précision du terme juridique pour l’appliquer à une réalité qui n’en est, évidemment, nullement justiciable dans l’ordre du juridique (dire que la mer n’est pas susceptible d’appropriation par prescription n’a pas grand sens en droit) : il y a utilisation d’un concept précis à des fins purement poétiques, consistant à rapprocher un substantif et un adjectif qui semblaient ne jamais devoir se rencontrer, pour produire un effet inattendu concourant à magnifier la mer et le principe de liberté qui est en elle. » (Espaces de Saint-John Perse 1-2, Publications de l’université de Provence, 1979)
10 « Invocation », dans Amers, OC, p. 259.
11 « Strophe 2 », dans Amers, OC, p. 282.
12 Oiseaux, OC, p. 417-418. 13. « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard, 1975, p. 16 14. Ibid., p. 15.
13 « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard, 1975, p. 16
14 Ibid., p. 15.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Éveline Caduc, « Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique »Noesis [En ligne], 7 | 2004, mis en ligne le 15 mai 2005, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/23 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.23

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Auteur

Éveline Caduc

Spécialiste de Saint-John Perse, enseigne la littérature française contemporaine à l’Université de Nice

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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