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De l’œuvre à la démarche artistique : Le prix de l’authenticité

From the Work to the Artistic Process: the cost of authenticity
Nathalie Moureau
p. 237-247

Résumés

L’authenticité est peu étudiée par les économistes, quand est abordée, c’est à travers les liens qu’elle entretient avec la qualité. Nous montrons que tant qu’il était possible d’établir la qualité artistique de l’œuvre à partir d’un étalon prédéterminé (e.g. sous l’académie), la question de l’authenticité se réduisait à celle d’attribution : comment les faux, les copies perturbent-ils le déroulement normal des échanges. Nous montrons l’apparition de la convention d’originalité au milieu du xixe siècle a conduit a opacifier la notion d’authenticité a été opacifiée. Son registre n’est plus celui de la simple attribution mais également celui de la sincérité d’une démarche. Par ailleurs elle n’intervient plus seulement en aval mais participe à la définition même de la qualité. Pour être reconnue comme artistique, l’originalité produite ne doit pas être fortuite, mais refléter la sincérité de l’artiste.

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Texte intégral

1Si les termes de qualité, de prix, d’information font partie du vocabulaire quotidien de l’économiste, l’authenticité fait en revanche figure d’intruse. Elle n’est pourtant jamais bien loin et se profile en filigrane. Comme nous allons tenter de le montrer, c’est dans les liens qu’elle entretient avec la qualité que l’authenticité est saisie par l’économiste.

2Les critères d’évaluation de la qualité artistique ont connu de forts bouleversements au milieu du xixe siècle, qui ont induit un déplacement du centre de gravité au sein du marché. Alors que jusqu’à cette période l’œuvre était évaluée sans qu’il soit nécessairement utile de faire référence à son auteur, par la suite c’est la démarche de l’artiste qui prédomine. Ce passage est dû à l’avènement de la convention d’originalité selon laquelle la qualité se mesure à l’aune du caractère innovant de la démarche de l’artiste, alors qu’auparavant ce qui importait était la conformité de l’œuvre à des canons préétablis par l’Académie.

3Nous commencerons par rappeler rapidement ce glissement pour ensuite montrer que, tant qu’il est possible d’établir la qualité de l’œuvre à partir d’un étalon prédéterminé, la question d’authenticité se réduit pour l’économiste à celle de l’attribution. Il s’agit alors d’étudier dans quelle mesure l’existence de faux, de copies perturbe le déroulement normal des échanges et la fixation des prix, et comment ces dysfonctionnements peuvent être résolus. Nous montrerons ensuite la complexification de la notion d’authenticité sur le marché avec l’apparition de la convention d’originalité. Son registre n’est plus celui de la simple attribution – s’agit-il d’une copie ou d’un véritable Warhol ? – mais également celui de la sincérité d’une démarche artistique. Pour être reconnue comme artistique, l’originalité produite ne doit pas être fortuite, mais au contraire refléter la sincérité de l’artiste.

Conventions de qualité artistique et authenticité : des rapports complexes

  • 1 Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1992 ; Nathalie Moureau et Dominique Sago (...)

4Définir la qualité d’une œuvre d’art est une entreprise qui s’avère bien plus problématique que celle de définir la qualité de biens usuels. Il n’est pas possible de procéder comme on le fait pour la plupart des biens de consommation courante en s’appuyant sur des paramètres fonctionnels. Ainsi, si la qualité d’un aspirateur est corrélée à la puissance restituée, d’aucuns s’accorderont à reconnaître que la qualité artistique des emblématiques New Hoover Deluxe Shampoo Polishers de Jeff Koons n’est en aucune façon liée à la puissance de motorisation des machines utilisées pour créer l’œuvre. Nous suivrons ici les approches sociologiques et économiques qui considèrent que la référence à l’aune de laquelle est appréciée la qualité artistique est définie de façon conventionnelle et émane d’une représentation collective qui fonde les anticipations individuelles1. Les conventions régissant l’évaluation de la qualité sur le marché de l’art ont varié selon les périodes, conduisant à des acceptions distinctes de l’authenticité comme nous allons le montrer.

Convention académique et « authenticité d’œuvre »

  • 2 Harrison et Cyntia White, Canvases and Careers, Chicago, University of Chicago Press, 1993.
  • 3 « Mais j’avertis que pour critiquer judicieusement il faut avoir une parfaite connaissance de toute (...)

5Au xviiie siècle, les règles de création étaient fixées par l’Académie, une hiérarchie des genres prévalait ainsi que des règles de création strictes (par exemple la représentation de la figure humaine se restreignait à un nombre limité de postures et de gestes expressifs nobles empruntés au classicisme et à la Haute Renaissance2). L’existence d’un étalon artistique clairement défini permettait d’évaluer la qualité d’un tableau comme on le fait pour une machine, en mettant en évidence les rouages élémentaires et leur articulation et en évaluant chaque pièce. Roger de Piles (1708)3 avait ainsi proposé une grille permettant d’évaluer une œuvre. Pour ce faire, il préconisait de retenir quatre éléments pour juger la qualité d’une œuvre : la couleur, la composition, le coloris et l’expression. L’agrégation des qualités élémentaires ainsi obtenues lui permettait ensuite de conclure quant à la qualité globale du tableau. Si ce procédé peut surprendre, il rejoint d’une certaine façon les règles d’évaluation usuellement employées dans le système scolaire et les concours, l’évaluation des impétrants étant fonction d’un barème préétabli.

Exemple de notation de quelques artistes selon la méthode Roger de Piles, 1708

Composition

Coloris

Dessin

Expression

Bourdon

10

8

8

4

Le Brun

16

16

8

16

Le Dominiquin

15

17

9

17

Pourbus

4

15

6

6

Source : d’après Roger de Piles (1708), Cours de peinture par principes, Paris, Gallimard, 1989, p. 239-241.

6Bien sûr, au-delà de ces critères qualitatifs permettant d’évaluer les œuvres, d’autres facteurs entraient en jeu, telle que la capacité de certains artistes à transcender une œuvre, à proposer un regard plus singulier, tout en appliquant les règles en usage.

7Dans un tel système de définition de la qualité, l’authenticité est intimement liée à l’origine de l’œuvre, elle intervient en aval de la convention de qualité pour attester qu’il n’y a pas tromperie entre l’artiste qui a réalisé manuellement l’œuvre et celui qui est annoncé comme étant l’auteur dans la transaction marchande. Autrement dit, s’agit-il d’un vrai David, d’un faux ou encore d’une copie non réalisée par David lui-même ?

Convention d’originalité et « authenticité de démarche artistique »

  • 4 Voir N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux, « Les conventions de qualité… », art. cit., ainsi que, des m (...)
  • 5 Source : Gérard Monnier, Des beaux-arts aux arts plastiques, Besançon, La Manufacture, 1991.
  • 6 Cité par Tom Wolfe, Le mot peint, Paris, Gallimard, 1975, p. 13.
  • 7 Pour une présentation détaillée des raisons de l’émergence de cette convention, voir N. Moureau et (...)

8Pour les créations contemporaines, il en va différemment, tant pour ce qui concerne l’évaluation de la qualité que la conception de l’authenticité. Aucun étalon formel n’est à même de fournir des repères permettant d’évaluer tant la qualité d’une œuvre de Damien Hirst constituée d’une vache coupée en deux plongée dans du formol et conservée dans un parallélépipède en plexiglas que les peintures figuratives de Xiaogang qui donnent à voir des portraits traditionnels de famille chinoise. Plutôt que sur des repères formels, la convention de qualité en vigueur depuis le début du xxe siècle se réfère au caractère original de l’œuvre4. En accord avec cette dernière approche, pour accéder au statut d’œuvre d’art, une œuvre doit être nécessairement originale, c’est-à-dire unique, innovante et relever d’une démarche authentique. Reprenons chacun de ces trois éléments, à commencer par l’unicité, ou tout au moins la rareté. Jusqu’au milieu du xixe, une œuvre pouvait être reproduite en de multiples exemplaires sans que sa valeur artistique et marchande ne soit altérée. Par exemple, le peintre Landelle avait effectué trente-deux répliques, reproductions ou variantes d’une de ses œuvres qui avait été primée au Salon, La femme fellah, vendues chacune entre huit cents et dix mille francs, tandis que l’original avait été acheté cinq mille francs par l’empereur5. Avec l’avènement de la nouvelle convention, le tableau devient désiré, non pour l’image qu’il reproduit, mais parce qu’il est fait de la main de l’artiste, selon un processus unique. Ce critère d’unicité sera ensuite assoupli avec le principe de tirage limité et de numérotation pour les photographies et les sculptures. Venons-en au second élément constitutif de la convention d’originalité, l’innovation. Initialement destinée à enseigner sous le quattrocento, puis à reproduire une réalité sous l’Académie, la peinture devient création pure au tournant du xxe siècle. L’innovation picturale devient l’élément moteur de la création, le peintre cherchant ce qu’il peut apporter de nouveau à l’art antérieur. Georges Braque définit ainsi son travail : « Le peintre pense en formes et en couleurs. Son but n’est pas de reconstituer un fait anecdotique mais de constituer un fait pictural »6. Enfin, le dernier pilier de la convention d’originalité est l’authenticité. Pour être crédible, l’innovation produite ne doit pas être liée à une seule œuvre car dans ce cas cela pourrait relever du hasard, mais elle doit être liée à l’ensemble de la production de l’artiste, à sa démarche7. Seule une démarche sincère, autrement dit authentique, peut être véritablement novatrice. Désormais, l’authenticité de la démarche devient la clé de voûte du nouveau système. Et tandis que sous l’Académie il existait un étalon préétabli à l’aune duquel une œuvre pouvait être évaluée sans que soit nécessairement fait référence à son auteur (il suffisait de comparer les caractéristiques de l’œuvre aux préconisations des traités esthétiques), désormais le jugement de la qualité ne peut s’effectuer indépendamment de la connaissance de l’ensemble de la démarche d’un artiste, et de son authenticité, qui constitue un préalable indispensable à l’établissement de la valeur artistique et à la reconnaissance de l’artiste tant au sein du monde de l’art que sur le marché.

  • 8 Originalité : unicité, innovation, authenticité.
  • 9 L’origine de l’œuvre dont la qualité est définie par la convention académique est-elle certifiée ou (...)

9Avec ce nouveau système d’évaluation de la qualité qui met en avant l’originalité, l’authenticité revêt de nouveaux atours. Elle ne certifie plus seulement l’origine de l’œuvre produite de la main de l’artiste mais atteste également de la sincérité d’une démarche. La façon dont elle intervient évolue en parallèle, désormais c’est au niveau même de la définition de la convention de qualité8, et non pas en aval9, qu’elle se manifeste. Ces divers glissements opacifient très largement les façons d’apprécier l’authenticité.

L’économiste en proie aux authenticités

10Les problématiques économiques associées à l’authenticité varient considérablement selon que celle-ci n’intervienne qu’en aval pour attester de l’origine et de la singularité d’une œuvre ou qu’elle soit partie prenante de la convention en vigueur. Tandis que dans le premier cas ce sont les mécanismes marchands et les dysfonctionnements de marché qui sont étudiés, dans le second, c’est la construction sociale du marché et les règles qui encadrent les échanges qui sont affectés. Au final, dans tous les cas les effets se traduisent sur les prix.

La question des asymétries d’information

  • 10 George A. Akerlof, « The Market for “Lemons” : Quality Uncertainty and the Market Mechanism », Quar (...)

11Les conséquences économiques de la valorisation de l’authenticité, lorsque celle-ci s’entend comme « origine certaine », sont loin d’être anodines. Cette question renvoie en effet aux problèmes d’asymétries d’information qui peuvent survenir dans l’échange et à leurs conséquences potentiellement dévastatrices pour le marché. Akerlof (1970) a ainsi montré dans un célèbre article10 que lorsqu’il existe des « asymétries d’information » qui ne peuvent pas être levées quant à certaines caractéristiques d’un bien (i.e. dans notre cas le vendeur connaît le caractère authentique d’un bien et non l’acheteur) des dysfonctionnements conséquents apparaissent et seuls les biens dont l’authenticité est douteuse sont proposés à la vente. Le raisonnement est le suivant : quand ils n’ont aucun moyen de discerner si le bien proposé est authentique ou non (faux ou copie), les acheteurs refusent de débourser une somme élevée par crainte de tomber sur un faux. De leur côté, les détenteurs d’œuvres originales refusent de céder leurs œuvres authentiques à un faible prix. Dans l’hypothèse où aucun moyen ne permet de lever cette asymétrie d’information quant à l’authenticité de l’œuvre, il n’y a donc pas d’intersection marchande possible entre acheteurs et vendeurs. Les vendeurs d’œuvres authentiques, refusant de brader leurs biens, vont donc « sortir » du marché, attendant une période plus propice au cours de laquelle le doute quant au caractère authentique de leur œuvre ne planera plus. On a là un effet d’éviction provoqué par l’impossibilité de prouver le caractère authentique de l’œuvre, « les mauvaises œuvres chassant les bonnes du marché ».

12D’aucuns rétorqueront qu’il ne s’agit que de projections théoriques et que dans la réalité ces cas ne se présentent guère, les offreurs disposant de plusieurs moyens pour signaler l’authenticité des œuvres qu’ils offrent à la vente, comme les catalogues raisonnés ou le certificat d’expertise.

  • 11 Source : François Duret-Robert, Droit du marché de l’art, Paris, Dalloz, 2007.
  • 12 Source : Le Monde, 8 avril 1998.

13Toutefois, à bien y regarder, ces instruments ne sont pas sans failles. Ainsi, les catalogues raisonnés peuvent ne pas être exhaustifs, dans bien des cas les multiples n’y sont pas répertoriés, dans d’autres cas ce sont les changements de propriétaire intervenus en toute discrétion qui ne sont pas mentionnés. Par ailleurs la fiabilité des catalogues n’est pas toujours assurée comme par exemple celui de Dora Vallier pour le Douanier Rousseau11. Les certificats d’expertise ne sont pas non plus infaillibles. Divers exemples notoires montrent comment de brillants faussaires, tel van Meegeren (faussaire de Vermer), sont susceptibles d’induire en erreur les experts les plus fameux. Le cas s’avère encore plus complexe quand on a affaire aux œuvres reproductibles, citons le célèbre exemple des faux Man Ray pour la photographie. Les meilleurs experts de Man Ray, Gérard Levy et Virginia Zabrieski, n’avaient pu voir la non-authenticité des photos. Les œuvres qui avaient été présentées à la vente comme des vintages et qui s’étaient avérées être « des faux », avaient été acquises auprès de Benjamin Walter qui prétendait être un ami de Man Ray. Celui-ci était en réalité l’amant d’Helen Béguier, la femme de Serge Béguier, i.e. le propriétaire du laboratoire chez lequel Man Ray tirait ses photos à la fin de sa vie12.

  • 13 L’œuvre avait été proposée aux enchères à Versailles en juin 1973. Source : François Duret-Robert, (...)

14Ces exemples montrent que plus encore que la possibilité d’erreurs, ce sont les situations « d’aléa moral » qui posent un problème épineux pour les transactions. Ce néologisme est utilisé par les économistes pour évoquer les situations contractuelles où l’un des deux protagonistes ne remplit pas ses engagements et prend des décisions contraires à l’intérêt de l’autre partie sans que l’on ne puisse détecter son comportement opportuniste. Les services d’experts sont concernés par ce problème, ils disposent en effet d’une information privée dont ils peuvent chercher à tirer avantage. S’agissant du marché de l’art, l’aléa moral renvoie aux situations où l’expert délivre un certificat erroné simplement parce que cela sert ses intérêts. C’est ainsi que Claude Renoir avait délivré un certificat d’expertise pour une œuvre intitulée « Paysage Provençal » attestant qu’elle était de la main de son aïeul, toutefois François Daulte et Claude Marumo, experts reconnus, n’ont pas accepté de confirmer cette authenticité13.

  • 14 Si l’on s’en réfère à l’abondante et complexe jurisprudence qui traite de cette question.

15La spécificité du marché de l’art réside dans le fait qu’en cherchant à résoudre un problème d’asymétrie d’information, on génère une situation potentielle d’aléa moral. En effet, les différentes solutions qui s’offrent aux contractualistes pour certifier s’il s’agit d’un faux ou d’une œuvre authentique que nous venons d’évoquer – certificat, catalogue – requièrent l’intervention d’un expert et, ce faisant, sont susceptibles d’ouvrir sur un problème d’aléa moral. Ici encore, différents moyens permettent de contenir ces mécanismes sans que toutefois aucun d’entre eux ne soit pleinement satisfaisant. Ce sont sans nul doute les mécanismes de réputation qui sécurisent le système, l’expert ayant peu intérêt à adopter des comportements opportunistes sous peine de perdre en crédibilité sur le long terme. Les parties de l’échange n’étant pas à même d’assurer eux-même la sécurisation des échanges, cela va être une tierce partie – via le système juridique – qui va jouer ce rôle, à travers le mécanisme de la responsabilité de l’expert et l’obligation de moyens – et parfois de résultats –14 qui lui est attachée.

  • 15 Le montant indiqué est en équivalent 1991 de façon à tenir compte de l’inflation et à permettre la (...)
  • 16 Source : François Duret-Robert, Marchands d’art faiseurs d’or, Paris, Belfond, 1991.

16Au final, bien que dans ce système la qualité artistique d’une œuvre soit attachée à ses caractéristiques formelles, le prix de marché va prendre également en compte le caractère authentique ou non de l’œuvre. Dès que le doute s’instaure, les prix en pâtissent. Tel est le cas pour Le portrait d’un homme barbu de Rembrandt qui avait été reconnu comme authentique par de nombreux experts tels que Bredius, Gerson ou Rosenbaum et qui avait séjourné dans la collection Thyssen Bornemisza, mais dont l’authenticité a été mise en doute par le professeur Bruyn en 1987. Ce dernier a en effet déclaré que le tableau était certes issu de l’atelier de Rembrandt, mais qu’il n’avait pas été réalisé par le maître. En dépit de tous les autres avis éclairés, cette simple déclaration a contribué à faire baisser de moitié le prix de l’œuvre : alors que le tableau avait été adjugé le 25 juin 1971 chez Christie’s pour « l’équivalent de 9 825 000 francs 1991 »15, son prix n’a atteint que 4 870 000 francs le 14 janvier 1988 chez Sotheby’s16.

Les problèmes de construction sociale du marché

17L’avènement de la convention d’originalité vient encore complexifier les mécanismes en jeu. La difficulté de contourner les potentiels problèmes induits par des asymétries d’informations s’enrichit de deux éléments supplémentaires.

18En premier lieu, les caractéristiques à prendre en considération pour établir l’origine, la paternité de l’œuvre sont désormais plus nombreuses. Il ne s’agit plus simplement de vérifier que l’artiste a bien réalisé l’œuvre en propre, la convention d’originalité ayant introduit de nouvelles contraintes qui codifient les relations de paternité entre l’artiste et son œuvre. Notamment, pour les œuvres multiples, c’est au travers diverses règles que sont établies rareté et paternité. Par exemple, sur le marché de la sculpture sont apparues différentes restrictions quant à la limitation et numérotation du nombre d’exemplaires fondus (bronzes). Ce précepte ne s’est imposé qu’au cours du xxe avec une loi datant de mars 1981 (8 exemplaires plus 4 épreuves d’artistes), auparavant ces quotas n’avaient pas de sens et toutes les œuvres produites étaient considérées comme authentiques. Pour la photographie, dont le marché s’est constitué dans les années 1980, la production limitée et numérotée de tirages a été validée institutionnellement par un décret de 1991 posant que :

  • 17 Décret no 91-1326 du 23 décembre 1991 relatif à la définition des œuvres d’art originales visées à (...)

Sont considérées comme œuvres d’art les photographies dont les épreuves sont exécutées soit par l’artiste, soit sous son contrôle ou celui de ses ayants droit et sont signées par l’artiste ou authentifiées par lui-même ou ses ayant droit, et numérotées dans la limite de trente exemplaires tous formats et supports confondus. Toute épreuve posthume doit être indiquée comme telle au dos de façon lisible17.

  • 18 Source : Claire Guillo, « Numéros gagnants », Le Monde Culture et Idées, 15/11/2012.
  • 19 155,2 x 122 cm, tirage argentique, tiré en 1997. Montant frais inclus. Source : Artvalue.
  • 20 60,4 x 49,4 cm, tirage argentique, monté sur lin, tiré en 1981. Montant frais inclus. Source : Artv (...)

19Ces règles ne vont pas sans poser questions. S’agissant de sculptures, la célèbre danseuse de Degas a été réalisée en 24 exemplaires. La série des danseuses a commencé à être coulée après le décès de l’artiste en 1924 pour se terminer an 1960, avant la promulgation de la loi. De même, Rodin ne limitait pas ses tirages. Symétriquement, cette règle permet qu’un bronze réalisé après le décès de l’artiste puisse être considéré comme authentique si la limite instaurée par la loi demeure respectée. L’instauration de quotas dans le domaine de la photographie soulève d’égales interrogations. Ainsi, certains photographes de renom tels que Man Ray (années 1930) ou Lee Friedlander (années 1960) ne limitaient pas leurs tirages au début du siècle et de ce fait ne peuvent être théoriquement reconnus comme des artistes selon la loi. Il en va de même pour William Klein18, sans parler de Cartier Bresson ou de Gustave le Gray, alors que ce dernier est l’un des artistes les plus fameux du xixe siècle. Selon cette logique de numérotation, lors de la vente chez Chritie’s le 20 novembre 2010, certaines œuvres de Richard Avedon étaient considérées comme des œuvres d’art, d’autres non avec bien évidemment les conséquences que cela entraîne sur les prix d’adjudication (par exemple Stéphanie Seymour19 numérotée 3/5 a été adjugée 265 000 euros tandis Veruschka20 numérotée 17/50 pour 17 500 euros).

20Un brouillage encore plus important de la notion d’authenticité a été induit avec la mise en avant de la sincérité de la démarche comme caractère essentiel pour la définition de la qualité de l’œuvre. Comme il a été mentionné dans la première section, avec la convention d’originalité, la démarche prime sur la réalisation, l’œuvre authentique n’est plus nécessairement de la main de l’artiste, mais plutôt imaginée par l’artiste. Ainsi, la valeur artistique d’une céramique Puppy signée par Jeff Koons ne dépend pas de ses qualités formelles mais de son inscription dans la démarche artistique de Jeff Koons. Le poids de la démarche est tel qu’importe peu au final qui a réalisé en propre l’œuvre. Ainsi, tandis que Jeff Koons emploie plus d’une centaine d’assistants dans son atelier de Chelsea, Ai Wei Wei a eu recours a plus de 1 600 personnes de la ville de Jingdezhen pour produire 150 tonnes de graines de tournesol en porcelaine dans le cadre de son installation Sunflowers Seeds proposée à la Tate modern. Récemment, une tonne de graines issue de l’installation a été adjugée pour 782 500 US dollars aux enchères chez Sotheby’s.

épilogue

21Lorsque Parcia Fuqua a acquis en 2009 pour 7 dollars une copie de Renoir, Paysages bords de Seine, au marché aux puces d’Harpers Ferry en Virginie occidentale, elle était loin de s’imaginer qu’il s’agissait d’un authentique Renoir qui avait été volé quelques années plus tôt au musée de Baltimore.

  • 21 Notons que le 2 mai 2013, une Marilyn d’Andy Wharhol (estampe 91,5 x 91,5 cm) avait été adjugée che (...)
  • 22 Stéphanie Moisdon à l’occasion de l’exposition en 2008 de Sturtevant au Consortium Dijon. http://le (...)

22Lorsque le 15 mai 2013, le marteau est tombé, adjugeant une Marylin pour 483 750 US dollars, l’acheteur savait parfaitement qu’il s’agissait d’une copie d’une œuvre de Warhol21. Les raisons d’un tel prix ? Bien qu’il s’agisse d’une copie d’une œuvre de Wharol, l’œuvre est authentique. Elle a été réalisée par Elaine Strutevant qui a obtenu en 2011 le grand prix de la biennale de Venise. L’artiste qui « refait » (pour ne pas dire copie, terme qu’elle récuse) des œuvres d’artistes célèbres tels Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Anselm Kiefer, Robert Gober, Jasper Johns, Joseph Beuys, etc. est valorisée sur la scène artistique en raison non pas de la qualité des copies qu’elle effectue mais pour l’authenticité de sa démarche novatrice. La critique Stéphanie Moisdon souligne ainsi à son propos comment « son œuvre se développe en parallèle du mouvement de la pensée historienne de Foucault et de la philosophie deleuzienne. Elle se concentre ainsi depuis plusieurs décennies sur le pouvoir de l’art et des images, sur les principes de clonage et préfigure de manière visionnaire l’impact de la cybernétique et de la révolution digitale »22.

23Au final, comme le disait le renard de Saint Exupéry : « L’essentiel est invisible pour les yeux ».

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Notes

1 Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1992 ; Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, « Les conventions de qualité sur le marché de l’art d’un académisme à l’autre », Esprit, octobre 1992, p. 43-54.

2 Harrison et Cyntia White, Canvases and Careers, Chicago, University of Chicago Press, 1993.

3 « Mais j’avertis que pour critiquer judicieusement il faut avoir une parfaite connaissance de toutes les parties qui composent l’ouvrage et des raisons qui en font un tout. Car plusieurs jugent d’un tableau pour la partie seulement qu’ils aiment, et comptent pour rien celle qu’ils ne connaissent ou qu’ils n’aiment pas », Roger de Piles, Cours de peinture par principes (1708), Paris, Gallimard, 1989, p. 238-239.

4 Voir N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux, « Les conventions de qualité… », art. cit., ainsi que, des mêmes auteurs, Le marché de l’art contemporain, Paris, La Découverte, 2006.

5 Source : Gérard Monnier, Des beaux-arts aux arts plastiques, Besançon, La Manufacture, 1991.

6 Cité par Tom Wolfe, Le mot peint, Paris, Gallimard, 1975, p. 13.

7 Pour une présentation détaillée des raisons de l’émergence de cette convention, voir N. Moureau et D. Sagot Duvauroux, « Les conventions de qualité… », art. cit.

8 Originalité : unicité, innovation, authenticité.

9 L’origine de l’œuvre dont la qualité est définie par la convention académique est-elle certifiée ou non ?

10 George A. Akerlof, « The Market for “Lemons” : Quality Uncertainty and the Market Mechanism », Quarterly Journal of Economics, vol. 84, no 3, 1970, p. 488-500.

11 Source : François Duret-Robert, Droit du marché de l’art, Paris, Dalloz, 2007.

12 Source : Le Monde, 8 avril 1998.

13 L’œuvre avait été proposée aux enchères à Versailles en juin 1973. Source : François Duret-Robert, Ventes d’œuvres d’art, Paris, Dalloz, 2001.

14 Si l’on s’en réfère à l’abondante et complexe jurisprudence qui traite de cette question.

15 Le montant indiqué est en équivalent 1991 de façon à tenir compte de l’inflation et à permettre la comparaison avec la revente de 1991.

16 Source : François Duret-Robert, Marchands d’art faiseurs d’or, Paris, Belfond, 1991.

17 Décret no 91-1326 du 23 décembre 1991 relatif à la définition des œuvres d’art originales visées à l’article 291 du code général des impôts.

18 Source : Claire Guillo, « Numéros gagnants », Le Monde Culture et Idées, 15/11/2012.

19 155,2 x 122 cm, tirage argentique, tiré en 1997. Montant frais inclus. Source : Artvalue.

20 60,4 x 49,4 cm, tirage argentique, monté sur lin, tiré en 1981. Montant frais inclus. Source : Artvalue.

21 Notons que le 2 mai 2013, une Marilyn d’Andy Wharhol (estampe 91,5 x 91,5 cm) avait été adjugée chez Christie’s pour 209 000 dollars frais inclus. Source : Artvalue.

22 Stéphanie Moisdon à l’occasion de l’exposition en 2008 de Sturtevant au Consortium Dijon. http://leconsortium.fr/expositions-exhibitions/sturtevant/.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Moureau, « De l’œuvre à la démarche artistique : Le prix de l’authenticité »Noesis, 22-23 | 2014, 237-247.

Référence électronique

Nathalie Moureau, « De l’œuvre à la démarche artistique : Le prix de l’authenticité »Noesis [En ligne], 22-23 | 2014, mis en ligne le 15 juin 2016, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1905 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1905

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Auteur

Nathalie Moureau

Nathalie Moureau est maître de conférences en sciences économiques et membre du LAMETA (Université Montpellier 1). Elle est spécialiste d’économie de la culture et plus particulièrement du marché de l’art. Elle a conduit plusieurs recherches pour le DEPS ministère de la Culture et a publié divers articles et ouvrages sur cette question, notamment Le marché de l’art contemporain aux éditions La Découverte en collaboration avec Dominique Sagot-Duvauroux.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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