Authenticité et affirmation du singulier en architecture
Résumés
De manière évidente l’architecture « est ». Par sa matérialité et sa présence, elle s’impose dans l’espace de nos vies. Mais son authenticité n’est pas technique, historique ou matérielle. Elle est symbolique et culturelle. Car au delà de son « apparence », l’architecture n’existe que par ses usages, par ses incessantes modifications ou même par son souvenir. Il n’existe aucun moment de l’histoire d’une architecture qui serait plus « authentique » qu’un autre. L’authenticité relève d’une vision doctrinaire de l’architecture qui considérerait l’excellence d’un moment unique, face à l’infini d’une histoire toujours renouvelée. Or, dans un monde qui se caractérise par la quête perpétuelle (et bien illusoire) du singulier, l’architecture qui, par essence, est in-définie et plurielle, risque de se transformer en signe, « authentique » mais dépourvu de sens.
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- 1 Voir Thierry Verdier, La mémoire de l’architecte, essai sur quelques lieux du souvenir, Lecques, Th (...)
1L’architecture a toujours entretenu avec la mémoire une relation étroite1. Elle est ce qui demeure des grandes civilisations et qui raconte le temps, le passé, la gloire et les rêves des civilisations. Son histoire est une quête d’excellence dans laquelle le sujet est absent au profit d’une forme, d’un volume ou d’une installation. S’interroger sur la question de son authenticité revient à convoquer l’évidence d’une preuve matérialisée dans la pierre, le bois, le béton ou les matériaux composites. L’architecture est, car elle s’impose au regard et elle écrit sa vérité dans une sorte de déjà là tout aussi péremptoire qu’anachronique.
2La pyramide dit la civilisation égyptienne sans la faire exister. La cathédrale gothique raconte la foi des hommes du Moyen âge sans en avoir conservé la fragilité, l’angoisse ou même la chair. Le Seagram building expose Manhattan sans énoncer le sensible d’une société métropolitaine. Pourtant ce sont là des architectures, des monuments même, au sens étymologique d’un mot qui pose l’œuvre architecturale dans sa relation au souvenir.
3Mais si l’architecture représente cette forme de l’expression humaine qui s’installe dans la durée, elle n’en demeure pas moins fragile, malléable, instable même, au point d’être entretenue, restaurée, transformée, détruite aussi parfois. Bien vite se pose la question de son authenticité, de cette existence qui dépasse la question de la vérité pour atteindre une sorte d’excellence du Vrai.
- 2 Daniel Payot, Le philosophe et l’architecte, Paris, Aubier Montaigne, 1992, p. 12-21.
- 3 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1960 (rééd. Paris, Gallimard folio, 198 (...)
4Les philosophes promènent peu leurs propos chez l’architecte2. À la différence de la peinture ou de la sculpture qui depuis l’invention de la critique moderne (disons avec Diderot pour faire simple) attisent les discours et les interrogations, l’architecture est rarement l’objet d’un questionnement phénoménologique voire même ontologique. Le retour vers cette œuvre même, pour plagier la formule de Maurice Merleau-Ponty, achoppe sur les particularismes d’une œuvre qui dépasse sa simple image ou son simple cadre limité3.
5« L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » nous dit Le Corbusier. Elle n’est pas une illusion formelle comme une peinture, une figure du temps comme au cinéma, ou une tentative volumétrique pour arrêter le mouvement et l’émotion comme une sculpture. Elle échappe aux règles de l’illusion pour s’inventer une autre langue sur laquelle il nous faudra revenir.
- 4 Benoît Goets, Chris Younès et Philippe Madec, L’indéfinition de l’architecture, Paris, éditions de (...)
- 5 Michel-Ange, Poèmes (traduction Franc Ducros), Nîmes, Lucie éditions, 2008.
6L’architecture est in-définie, non-finie4, nécessairement inachevée comme le pensait il y a si longtemps Michel Ange5. Quant à son authenticité, celle-ci relève si souvent d’un jugement de valeur qu’il semble impossible de la confronter à la force du temps et de l’histoire.
7Découvrir l’authenticité en architecture s’apparente à une quête de l’impossible qui voudrait saisir l’imprévisible transformation inhérente à toute architecture sans savoir quel moment de l’œuvre choisir pour poser un discours de vérité.
8Prenons trois courtes anecdotes pour souligner cette difficulté de l’énonciation « authentique ».
- 6 Richard Bösel et Christoph L. Frommel (dir.), Borromini e l’universo barocco (catalogue d’expositio (...)
9Le 2 août 1667, Francesco Borromini mettait un terme à sa vie en s’enfonçant une épée à travers le corps. Par ce geste irréversible, il brisait à jamais les chaînes qui l’enracinaient dans les complexités d’une œuvre qui le submergeait. Revenons aux circonstances de cet événement. Choisissant la nuit, préférant disparaître qu’affronter ses contradicteurs, il laissait pour seul testament des œuvres inachevées, des factures en attente et des épures géométriques irrésolues. La tradition romantique veut qu’il soit mort d’un tourment quasi mystique. Sur le chantier de Saint-Jean-de-Latran, il imposait aux ouvriers des astreintes terribles, des rythmes de travail inconstants et exténuants6. L’idée qu’il se faisait du décor intérieur de la grande basilique était si complète, si intime que personne ne pouvait la comprendre. Il souhaitait par exemple que l’on laisse apparaître à travers certains cadres ornementaux du parement, les vieux murs de brique de la basilique constantinienne. Dans cette œuvre somptueuse, dans ses ors, ses travertins et ses marbres, Borromini souhaitait conserver la trace historique des premiers temps de la chrétienté. Personne ne comprenait le sens de ce geste. Un ouvrier maladroit, simple tâcheron sur un chantier grandiose, commit l’irréparable de masquer ces vieilles briques disjointes et rompues. L’architecte ne sut retenir son énervement devant un tel outrage à son œuvre. Il convoqua l’ouvrier, l’insulta et le fit fouetter par les milices pontificales. Durant la nuit, cet homme mourut de ces coups. Au nom de l’architecture, au nom d’une création qui entendait raconter le présent de la foi dans la longue durée de l’église, Borromini avait fait de cet homme un martyr.
10Si Borromini se suicida nous dit-on, et par-delà son tempérament perpétuellement dépressif, ce fut pour fuir l’incomplétude des hommes incapables de comprendre la grandeur de l’idée architecturale.
- 7 Francesco Borromini, Opus architectonicum, Milan, Il Polifilo, 1998 (voir l’introduction par J. Con (...)
11Cette histoire est vraie autant qu’elle est fausse7, et personne ne croit vraiment aux circonstances extrêmes de la décision du grand architecte romain. Il n’empêche, cette histoire porte malgré elle une part de la définition de ce que serait une architecture authentique.
12Une architecture serait authentique lorsque son édification serait l’exacte expression de l’idée. Quiconque viendrait contrarier la linéarité de cette voie qui mène de l’idée à l’œuvre serait un mécréant, un homme digne de la pire des sanctions. L’authenticité en architecture serait alors synonyme de perfection, mais d’une perfection dans l’exclusive de la pensée, dans l’impénétrable d’un processus de conception profondément unique, personnel et difficilement transmissible. On verra plus loin ce qu’il faut retenir de cette authenticité en architecture qui déborde largement la question de la signature pour pénétrer dans l’insondable d’une structure anthropologique.
13Une seconde anecdote. Elle se situe sous l’occupation et concerne le plus célèbre des architectes du xxe siècle, Le Corbusier. À l’invitation des étudiants en architecture de l’école des Beaux-Arts de Paris, Le Corbusier avait accepté, lui qui ne fut jamais professeur mais qui eut sans doute le plus grand nombre d’élèves de tous les temps, de venir « parler architecture » avec les futurs créateurs de demain. Par-delà les questions d’usage sur l’habitat, l’homme dans la ville et sur l’avenir des établissements humains, lui vint cette remarque perfide d’un jeune grouillot : « Lorsque vous voyez aujourd’hui ce que devient la cité Frugès, que vous vient-il à l’esprit, maître ? ».
- 8 Marylène Ferrand, Jean-Pierre Feugas, Bernard Le Roy et Jean-Luc Veyret, Le Corbusier : Les Quartie (...)
14Un petit rappel s’impose. La cité Frugès à Pessac avait été une commande passée par un industriel, Henry Frugès, à Le Corbusier en 1924, visant à offrir à ses employés, ses cadres, ses ingénieurs et lui-même un ensemble d’habitations « modernes » sous la forme d’une sorte de cité-jardin dans laquelle se retrouvaient toutes les expressions du mouvement moderne8 : usage du béton, fenêtres en longueur, toits terrasses, simplicité des volumes, etc. Avec le temps, les habitants avaient modifié radicalement la perfection « puriste » de ces logements pour en faire des maisons de lotissements avec pergolas, décorations néo-régionales, cuisines d’été, garages couverts, fenêtres à l’italienne. L’architecture du maître semblait ployer sous les gestes appliqués des bricoleurs du dimanche et des amoureux des « villas mon rêve ».
15Le Corbusier prodigua alors l’une de ces formules phares qui marquent à jamais l’imaginaire des temps modernes :
Si les maisons de Pessac sont désormais telles que vous les décrivez, cela est la conséquence très simple de leur occupation. Je ne vous dirais qu’une chose : entre l’architecture et la vie, je choisirai toujours la vie.
- 9 Alain Guiheux, Architecture dispositif, Marseille, Parenthèses, 2013, p. 28-32.
16Pour magnifique qu’elle soit, cette formule nous oblige à interroger une seconde conception de l’authenticité en architecture. Car en effet, Le Corbusier opposait frontalement l’Architecture avec un A majuscule à la vie avec tout ce qu’elle a de simple, de beau, de banal, d’ordinaire ou peut-être même de vulgaire. L’authenticité architecturale serait donc encore une sorte d’abstraction (peut-être invivable) mais cette fois basée sur des concepts, des idéaux, des doctrines. Or, on le sait, personne ne vit dans un concept9.
- 10 Bernard Salignon, La cité n’appartient à personne, Lecques, Théétète éditions, 1997, p. 56-108.
17À la différence d’un Borromini mourant d’incompréhension pour son œuvre, Le Corbusier faisait le choix de la dépossession10. Pour lui, l’architecture n’avait de valeur que dans l’appropriation qu’elle permettait.
18Aujourd’hui, la cité Frugès est restaurée. Ses habitants sont pour la plupart des happy few du mouvement moderne. Elle retrouve l’image que lui avait donnée Le Corbusier à l’origine. Est-elle pour autant plus authentique qu’à l’époque où elle était habitée par ceux pour qui elle avait été dessinée ?
19Une troisième anecdote enfin pour tenter de cerner cette authenticité qui nous échappe de plus en plus.
- 11 Aldo Rossi, L’architettura della città, Padoue, Marsilio, 1966 (trad. Paris, L’équerre, 1981), p. 1 (...)
- 12 Cyrille Simonnet, L’architecture ou la fiction constructive, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 32.
20Cette histoire se situe dans la Venise des années 60. Un architecte au talent exceptionnel, Aldo Rossi, était alors directeur de l’école d’architecture. Il « construisait » tout un enseignement sur la place des théories de l’architecture dans l’évolution des doctrines contemporaines. Il publiait alors (1966) une sorte d’ouvrage manifeste, intitulé en français L’architecture de la ville 11. Par ce texte, il entendait interroger la ville comme une architecture, le temps comme un impondérable de la création. Il ouvrait la voie à plus de trente années de recherche sur l’histoire urbaine en défendant une position magnifique dans sa remise en cause des histoires ornementales ou décoratives qui encombraient encore bon nombre d’étagères d’architectes. Cette position, il la résuma d’une formule : « l’histoire est un matériau pour l’architecte ». Au même titre que le béton, la culture constructive, le bois, le calcul ou le verre, l’histoire était un matériau de l’architecture. Un matériau n’est pas une image, mais une matière vivante et contraignante12. L’authenticité en architecture signifierait, dès lors, abandonner le plagiat qui n’est que le collage d’une forme sur un programme architectural sans prendre en compte le sens même de cette forme et son inscription dans le temps. Le plagiat n’étant qu’un signe dépourvu de sens.
21Pour un architecte, être authentique serait ainsi cette capacité à concevoir, dans l’interrogation des questions laissées ouvertes par l’histoire, une architecture dont le signe ferait sens et dont l’édification serait l’expression la plus aboutie d’une démarche programmatique.
22À la différence de Le Corbusier ou de Borromini, cette position théorique entendait réconcilier la culture de l’architecte avec les aspirations d’une société saisie dans la longue durée des civilisations. En un mot : retrouver le sens de l’œuvre pour éviter d’être submergé dans l’éblouissement des signaux qui parasite de réel.
23L’architecture ne serait donc plus une sorte d’absolu créatif (comme le souhaitait Borromini) et d’inconsidération conceptuelle (comme s’en défendait Le Corbusier), mais au contraire une œuvre inscrite dans l’évolution des idées, des sociétés et des modes de vie.
- 13 Bernard Salignon, Où, l’art, l’instant, le lieu, Paris, éditions du Cerf, 2008, p. 44-45.
24On l’aura compris, la question de l’authenticité de l’architecture bouscule quelque peu les cadres d’une lecture qui se fonderait sur la seule « apparence » de l’œuvre. On est bien loin ici des postures critiques que la philosophie applique aux créations artistiques. Pour forcer un petit peu le trait, il faudrait presque admettre que l’architecture se situe davantage dans une pensée de l’à-paraître que dans une analyse du visible13.
- 14 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Paris, éditions de Minuit, 1988, p. 51.
25Première évidence, l’architecture impose le déplacement. Toute architecture oblige au parcours. L’architecture est un vide enfermé entre des parois. Ces parois sont les « plis du dedans » pour reprendre la formule de Deleuze à propos du baroque de Leibniz14. La façade n’est pas une forme parmi d’autres, et seuls les tenants de l’historicisme formel des années 80 ont cru que l’emballage avait une valeur démonstrative. Il fut un temps où les historiens de l’architecture ne s’intéressaient qu’à l’histoire de ces emballages que l’on nomme des élévations, mais cela n’a plus cours. Le déplacement superpose l’espace au temps en une sorte de « revenir » deleuzien qui fait de l’architecture le réceptacle d’une histoire. Le corps, par son déplacement, « architecture » l’espace, et toute la question du rythme en art se trouve exprimée par cette recomposition dans la durée de l’œuvre.
26En effet, l’architecture est la seule discipline artistique dont la compréhension se tisse avec le temps. Il faut parcourir une architecture pour la « posséder », pour faire soi ce réseau de formes, de matériaux, d’ambiances, de cheminements, d’ouvertures, d’espaces, de bruits et de couleurs convoqués en un même lieu. Si l’architecture est impossible à définir, et nous l’avons déjà dit, peut-être acquiert-elle son authenticité lorsque la « promenade architecturale » (nous reprenons la formule de Le Corbusier) nous imprègne d’une sorte de vertige de l’insaisissable ?
- 15 Bruno Queysanne, « Philosophie et/de l’architecture », dans Cahiers de pensée et d’histoire de l’ar (...)
27Cette émotion que l’on peut avoir en pénétrant dans la Philharmonie de Berlin, dans l’église du couvent de la Tourette, dans la nef de l’abbaye du Thoronet ou dans la loggia de la villa Tugendhat, il est difficile de l’imaginer au cœur d’un lotissement standardisé, d’un multiplex enkysté au cœur d’une zone commerciale, ou d’un building administratif purement fonctionnel. Pourtant cette émotion existe et, lorsqu’elle se fait entendre, on peut croire comme l’écrit Bruno Queysanne que « là, il y a architecture »15. Difficile à définir, insaisissable dans son immatérialité pourtant au cœur de la matière de l’œuvre, il existe une certaine volupté, un sortilège écrivait-on naguère, qui inonde l’être sans même que l’on y porte attention. Il faut donc apprendre à « entendre » cette langue de l’architecture. La formule commune voudrait d’ailleurs qu’une architecture parle d’elle-même. Tout le monde se souvient de la formule de Paul Valéry dans Eupalinos :
Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l’architecture),
n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville,
que d’entre les édifices dont elle est peuplée,
les uns sont muets ; les autres parlent ;
et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ?
28Au-delà de nous-mêmes, il existerait donc une authenticité architecturale qui s’exprimerait lorsque celle-ci se met à nous « parler », à nous « chanter ». Combien sommes-nous à être bouleversés face aux œuvres de Le Corbusier et à rejeter de dégoût toutes ces architectures du Mouvement moderne qui ont inondé la planète au point de tuer tout contexte ? Pourtant la démarche conceptuelle se voulait la même, les invariants plastiques en œuvre étaient de même nature. Alors qu’est-ce qui distingue une architecture authentique d’une construction banale et sans affect ?
29Le temps de l’œuvre peut-être ?
30Mais ce temps de l’œuvre qui, par bien des aspects, se retrouverait dans ces autres créations qui ont toujours flirté avec les lois harmoniques de Pythagore, à savoir la musique, doit aussi se lire dans une gamme beaucoup plus mineure. Le chef-d’œuvre nous saisit par sa dimension à la fois spectaculaire et presque vibratoire, c’est un fait. Mais l’architecture n’est pas que chefs-d’œuvre. Les qualités domestiques d’un lieu entrent aussi en résonance avec ce que l’on nomme l’architecture. De même qu’il existe une philosophie de l’ameublement (pour reprendre Mario Praz), il existe une appropriation affective des lieux et des espaces fondée sur la possibilité de faire sienne une création autre.
- 16 Kenneth Frampton, Modern Architecture : A Critical History, Oxford, Oxford University Press, 1980 ( (...)
31L’histoire nous a laissé des montagnes de monuments, des tombereaux de dessins et de projets, des édifications techniques de toute nature. Mais l’œuvre authentique, à en croire Paul Valéry, à suivre aussi les théoriciens de l’architecture depuis Vitruve, jusqu’à Vignole, Le Corbusier ou Kenneth Frampton16, se doit de parler à notre esprit. Une dimension quasi mystique l’anime et nous force à faire nôtre la formule de Pierre Le Dantec, « enfin, l’architecture… ». Marcher et regarder, entendre et se laisser porter, tisser un lien fragile entre une musique muette et le plus profond de notre ressentiment, tels seraient les ingrédients qui nous amèneraient à élever certaines créations construites au rang d’architecture.
32Cet « enfin, l’architecture… », lâché par un homme perdu dans les délaissés urbains du monde contemporain, était une sorte de cri de détresse. On connaît l’histoire immédiate de l’architecture. On sait ce qu’il en fut du retour de l’interrogation « déconstruite » des programmes et des commandes. Et l’on sait, enfin, ce que l’architecture contemporaine doit à ce sursaut conceptuel. Les histoires de l’architecture se terminaient toutes dans l’éloge distant du Mouvement moderne. L’architecture internationale avait banalisé les formes, les projets et les postures. Une architecture « générique », pour citer la formule de Rem Koolhaas, se répandait en tous points de la planète. L’architecture devenait une simple juxtaposition de signaux formalisés dans l’usage, plus ou moins harmonieux, du béton ou des matériaux composites.
- 17 Beaucoup furent liés à la lecture du livre de Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1955, (...)
- 18 Kenneth Frampton, « Towards a Critical Regionalism : Six Points for an Architecture of Resistance » (...)
- 19 Thomas Schumacher, « Contextualism : urban ideals and deformation », Casabella, no 359-360, 1971, p (...)
- 20 Vittori Gregotti, « Territory and architecture », dans Kate Nesbitt (éd.), Theorizing a New Agenda (...)
- 21 Panos Mantziaras, La ville-paysage, Rudolf Schwarz et la dissolution des villes, Genève, Métispress (...)
- 22 Bernardo Secchi et Paola Viganò, La ville poreuse. Un projet pour le grand Paris et la métropole de (...)
- 23 Paolo Portoghesi, Le post-moderne : l’architecture dans la société post-industrielle, Paris, Electa (...)
- 24 Jesús Rábago, Le sens de bâtir, architecture et philosophie, Lecques, Théétète éditions, 2000, p. 1 (...)
- 25 Daniel Payot, Des villes-refuges, témoignage et espacement, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1 (...)
- 26 Philippe Boudon, Introduction à l’architecturologie, Paris, Bordas, 1993, p. 54.
33La presse spécialisée, à partir des années 80, s’empara de cette sanction portée contre la production internationale. Des textes critiques parurent dans toutes les langues. Des concepts nouveaux se firent jour pour tenter de définir l’authenticité architecturale immédiate17 : le régionalisme critique18, le contextualisme19, l’hyper territorialité20, la ville paysage21, l’architecture de la grande échelle22, le postmodernisme en architecture23, le sens du bâtir24, la ville-refuge25, l’architecturologie26… et j’en passe.
- 27 Jacques Derrida, Psyché, Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, t. 1, p. 203-236 : « Des tour (...)
34Jacques Derrida, avec Psyché 27, s’intéressa à la production du sens architectural dans une logique de la « déconstruction » qui, pour la première fois, posait le discours sur l’œuvre non dans son accomplissement formel, mais dans ses processus de conception. Avec un retrait logique vis-à-vis d’une grammatologie complexe et parfois peu appréhendable dans l’obligation de résultat qu’impose le métier, l’architecture bascula de l’interrogation des savoir-faire à l’interrogation du « faire » comme savoir.
35La production architecturale se transforma. Revues, magazines et ouvrages savants s’en firent l’écho. Apparaissaient alors comme d’authentiques architectures celles qui s’élevaient au rang d’œuvres pensées, « déconstruites » et non formalistes. Avec ce postulat, qui n’est pas en soi d’une innovation bouleversante, il apparut que l’authenticité architecturale était intimement liée à la caution de l’édition. Une architecture authentique était celle qui bénéficiait des louanges (ou des critiques) de la presse spécialisée, de l’adhésion du public (parfois de son rejet) et qui par conséquent échappait à la masse des constructions, en suscitant amour et haine. Certaines architectures devenaient « authentiques » car elles faisaient l’histoire. Même l’immédiateté avait valeur historique. Il n’était plus nécessaire d’attendre la consécration du temps pour recueillir les fruits d’une démarche projectuelle.
36Ce déplacement du curseur historique n’était pas en rupture totale avec les fabrications de l’événement qui se rencontraient dans le passé. La Rome baroque, la France de Louis XIV ou l’éclectisme défendu par César Daly au xixe siècle avaient déjà entretenu avec la création le même rapport de reconnaissance. Mais ce qui apparaissait alors comme nouveau, ce fut d’admettre la dimension critique d’une architecture. L’architecture devenait une posture (parfois malheureusement un simple déguisement) et entendait maîtriser cette langue que nous évoquions plus haut avec les attentes d’une société à la conquête d’un spectaculaire de l’invention technologique, d’un situationnisme militant et bien évidemment d’une distance entre l’attendu d’un programme et l’édification d’une situation de vie.
- 28 Hubert Damisch, Skyline, la ville Narcisse, Paris, éditions du Seuil, 1996, p. 64.
- 29 Peter Eisenman, « Lire la MimESis : cela ne veut rien DIRE », dans Ludwig Mies van der Rohe, catalo (...)
- 30 Chris Younès et Thierry Paquot, Le territoire des philosophes, Lieu et espace dans la pensée au xxe(...)
- 31 Jean Baudrillard, Les objets singuliers, Architecture et philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. (...)
- 32 Colin Rowe et Fred Koetter, Collage city, Cambridge - Londres, MIT Press, 1978, p. 66-72.
37Si cette démarche permit « enfin » de rapprocher l’architecture de l’univers des philosophes – que l’on songe au philosophe chez l’architecte de Daniel Payot, au Skyline d’Hubert Damisch28, aux Manhattan transcripts de Bernard Tschumi, au « Lire la mimesis ne veut rien dire » de Peter Eisenman29, à l’architecture résiliente de Chris Younès30, aux objets singuliers de Jean Baudrillard31, au Collage city de Colin Rowe32… –, elle laissait en jachère une autre grande évidence s’appliquant à l’objet architecture : le déjà là.
38On le sait fort bien, la plus grande partie de la création architecturale compose avec l’existant. Or l’existant n’est pas le patrimoine. Il représente ce qui était là avant, et qu’importe si cet avant s’exprimait dans la langue magnifique d’un chef-d’œuvre ou dans la pauvreté banale de l’utile. Les notions de patrimoine et de monument historique ont artificiellement sur-affecté la valeur de la tradition. Elles ont entraîné l’architecture vers l’évaluation qualitative de l’ancien et de l’histoire.
- 33 Roger Pouivet, L’ontologie de l’œuvre d’art, une introduction, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, (...)
39Préserver le patrimoine architectural consiste à conserver l’architecture dans une sorte d’authenticité historique fort difficile à soutenir avec les arguments de la preuve ontologique33. La chambre du roi à Versailles est-elle celle de 1701 que les touristes regardent avec l’admiration béate que l’on porte à la cage d’un animal énigmatique, ou est-elle, au contraire, cet ancien cabinet des filigranes où le monarque connut ses plus belles étreintes ?
40Mais ne sombrons pas dans l’anecdote. Puisque tous les lieux habités sont amenés un jour à se transformer, ou à disparaître, il est pratiquement impossible de décerner la palme de l’authenticité à un état privilégié. Dans le même esprit, restaurer une œuvre revient souvent à la dé-naturer. Toutes ces accumulations qui forment la « crasse » (dont l’étymologie renvoie d’ailleurs à l’épaisseur) d’une architecture ne sont pas les oripeaux de son manque d’entretien, mais bien au contraire l’expression même de sa vie. Ce discours qui s’applique à l’architecture pourrait parfaitement être produit pour les grandes opérations de restaurations picturales. Loin de moi l’idée de dénoncer les restaurateurs qui sauvent bon nombre de chefs-d’œuvre. Mais, on le sait, une restauration, même réversible, efface à jamais l’usure du temps, le vieillissement logique des créations humaines. Lorsque l’on décida d’enlever l’épaisseur de suie des fumées qui couvrait le plafond de la Sixtine, on s’extasia devant la puissance du chromatisme acidulé de la palette de Michel Ange. On admit même que tous les discours anciens sur la terribilità du maître florentin seraient désormais à ranger au titre des accessoires. Mais c’était oublier deux choses : d’une part que la voûte de la Sixtine, dans son obscurité apparente, avait malgré tout fabriqué le regard de très nombreux peintres (à commencer par les artistes baroques et romantiques), et d’autre part que cette restauration, en gommant les embus de fumée, avait aussi fait disparaître les demi-teintes qui, pour Michel Ange, exprimaient tout le modelé d’un corps puissant (mais quelque part évanescent). Il n’existe aucune preuve capable de nous certifier que Michel Ange s’opposait à la carbonation naturelle des pigments qui, en séchant, perdaient en intensité. Renouer avec un état de la peinture qui peut-être ne dura même pas du vivant de l’artiste, est-ce rendre l’œuvre plus authentique ? Le même discours se pose en architecture.
41L’état authentique d’une architecture revient souvent à croire en l’existence d’un moment idéal dans l’histoire d’une œuvre. Rien n’est moins sûr. Peut-être vaut-il mieux adhérer à l’esthétique d’un Viollet-le-Duc qui considérait qu’une restauration était, par essence, une création. Personne ne nie aujourd’hui que Pierrefonds est un authentique château de Viollet-le-Duc et qu’il ne revisite pas le Moyen âge mais raconte les rêves d’un architecte troubadour. En poussant un tout petit peu cette contradiction, on pourrait tout à fait admettre pour juste la formule volontairement sardonique de Massimiliano Fuksas déclarant « qu’il construisait de grandes et authentiques architectures dans l’espoir qu’elles deviennent de belles ruines ». Car, en y regardant de près, une ruine architecturale a sans doute plus d’authenticité qu’une construction pesante d’aujourd’hui. Tout le paradoxe de la modernité, ceci dit sans nécessairement suivre pas à pas Antoine Compagnon, tient peut-être dans la croyance que l’authenticité en architecture se présente sous la forme d’une pensée de l’inactuel.
- 34 Françoise Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », dans La ville. Art et architectur (...)
42Or si l’architecture, du déjà-là, fascine par sa présence presque naturelle, son inscription territoriale fut toujours une violence. Plus personne aujourd’hui ne doute de l’agression que représente le geste architectural. Construire c’est faire disparaître un autre déjà-là. C’est sans doute très bien ainsi. Il est commun de dire que la ville est palimpseste. Mais la puissance de la ville est précisément d’avoir résisté au règne contemporain de l’urbain. L’urbain – et je suis ici François Choay34 – qui, par sa réglementation tracassière et son assurance doctrinaire distinguant la bonne et la mauvaise architecture, finit par détruire l’idée de ville, ou plus exactement la ville comme idée. Mais au nom de quel principe supérieur peut-on admettre que la violence architecturale doit s’effacer devant la perversion administrative ?
- 35 Benoît Goetz, Théorie des maisons : l’habitation, la surprise, Lagrasse, éditions Verdier, 2011, p. (...)
- 36 Hugues Fontenas, Architectures inhumaines. étude sur les disjonctions entre corps, projet et objet (...)
- 37 Germain Viatte, Shûji Takashina et al., Japon des avant-gardes, 1910-1970, catalogue d’exposition, (...)
- 38 Adolf Loos, Ornament und Verbrechen, Vienne, 1908 (trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Ornem (...)
43Bien évidemment, on pourra rétorquer à cette remarque que l’objet architecture n’est jamais aussi beau que lorsqu’il est sans êtres humains (depuis Piero della Francesca avec ses vues de villes idéales jusqu’aux images contemporaines, et aseptisées, des revues et des magazines spécialisés). On sait d’ailleurs que certains photographes se sont spécialisés dans la photographie d’architecture au point de transformer tous les édifices en lieux désincarnés et magnifiés par l’ombre, la lumière ou l’éclairage artificiel. Mais, comme le dit Benoït Goetz dans sa Théorie des maisons, l’architecture n’est pas l’habité. « On peut même habiter avec très peu d’architecture »35. Pourtant toute architecture se doit d’être habitée (sans être un habitat). Même les architectures inhabitées (les châteaux d’eau par exemple) qui ne sont pas des monuments développent une sorte d’authenticité plastique et expressive qui les distingue de leur seule valeur d’usage36. Contrairement à ce que pensaient les apôtres du fonctionnalisme, la fonction ne crée pas la forme. Aucun architecte n’est réellement parvenu à réduire l’objet architecture à sa seule utilité. La lente querelle qui opposa dans les années 60 les architectes japonais sous le diptyque yayoi / yomon (c’est-à-dire un style orné versus un style élaboré uniquement par l’usage) n’a jamais produit l’objet architectural idéal37. En effet, trouver la forme minimale et parfaite d’une architecture signifierait la mort de la création. L’architecture authentique serait alors celle qui, par sa perfection formelle, raconterait exactement sa fonction. À la manière de l’icône byzantine qui serait l’image arrêtée de la foi par contrition formelle, la quête d’une architecture minimale (celle qui considérerait comme le pensait Adolf Loos que l’ornement est un crime 38) mènerait à l’unique architectural, à l’authenticité absolue. Il suffirait alors de reproduire la forme parfaite pour faire de l’architecture.
- 39 Michele De Mattio, Orazio Basso et Caterina Frisone, Il non finito in Architettura. A design excerc (...)
44Or le réel résiste à l’injonction. Le principe même de l’architecture tient en son inachèvement. Non qu’une architecture ne soit pas finie au moment de sa livraison au commanditaire ou au maître d’ouvrage, mais plus simplement parce que l’architecture n’existe que par le temps qui la transforme39. Son imperfection (limitée et bien involontaire) est l’assurance même de sa survie. Transformer, amalgamer, greffer, rompre, étendre, prolonger, démembrer… sont autant de verbes qui s’appliquent à l’histoire d’une architecture. Apposer les mêmes termes au monde de la peinture ou de la sculpture serait sacrilège. Mais multiplier les ornements autour d’une mélodie de Rameau ou de Couperin participe de l’appropriation même de l’œuvre. On l’aura compris, une architecture authentique est celle qui survit à son auteur, mais qui doit être saisie dans toutes les contemporanéités. De même que la musique de Bach est une musique toujours contemporaine, une architecture se doit d’être le support de nos rêves, de nos doutes comme de notre quotidien.
- 40 Benoît Goetz, Théorie des maisons…, op. cit., p. 29.
45Notre quotidien c’est avant tout « l’habiter ». La question de « l’habiter » se pose, et ce à travers toutes les époques, comme une sorte d’évidence quand la « possibilité même d’une habitation authentique […] semble sinon perdue, du moins devenue au plus haut point problématique »40.
46Ce que l’on nomme une « maison d’architecte » a elle seule souligne cette problématique. Nécessairement compliquée, différente, labellisée architecture authentique, elle existe dans sa différence d’avec le commun et dans sa capacité à suggérer d’autres modes de l’habité. Elle est authentique parce qu’elle tranche dans le quotidien des établissements humains. Mais demeure un objet et presque pas une architecture. Pourtant, parmi les nombreuses réalisations qui bénéficient désormais du label « patrimoine xxe » (le monument historique au présent a-t-on pu écrire), nombreuses sont ces maisons d’architectes authentiquement magnifiques et authentiquement inhabitées. Pourquoi ? Peut-être tout simplement pour n’avoir jamais réduit l’Autre à soi, et avoir revendiqué que l’Autre n’était jamais qu’ un autre nous-même ?
47Paradoxalement à ces exemples magnifiques, pour Walter Benjamin l’architecture est faite pour être abordée collectivement et presque par inadvertance. À la différence des autres arts qui demandent retenue, complexion, culture, sens du sacré, l’architecture est d’abord un usage. Dès lors se pose la question de l’authenticité de l’architecture face à la question du temps.
- 41 Abbé Marc Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, Duchesne, 1753, p. 12 : « L’homme veut (...)
- 42 Jean Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au xviiie siècle, Paris, Vrin, 1979, p. 59-64 (...)
48L’histoire architecturale s’appuie sur certains poncifs théoriques qui sont tous contenus dans l’étymologie même du mot. Architectus, le maître charpentier, celui qui sait protéger les autres en leur offrant un toit. Son histoire, selon l’abbé Laugier, débute avec la cabane primitive dont les branchages assemblés lui permirent de quitter la caverne primitive pour s’établir dans les territoires41. Après des siècles de travaux empiriques et de luttes contre les éléments, vint la sédentarisation, l’occupation d’un sol. Le grand vainqueur de ces temps incertains serait sans conteste la technique. Par le sacré et la projection hors du réel vint le souci de la distinction, la quête du dépassement, la force de la différence et peut-être une certaine grâce. L’architecture authentique et puissante naissait dans l’aube des civilisations. Peu de personnes voient dans les écrits de l’abbé et dans les dessins qu’il produisit alors autre chose que la manifestation naïve d’une conception linéaire de l’histoire. Mais après tout qu’importe, il signifiait une chose importante pour toute l’histoire de l’architecture : la quête de l’authenticité en architecture. Car, en y regardant de près, on relève dans les écrits du siècle des Lumières la sûreté d’une croyance dans l’idéal architectural pour élever les êtres à la Vertu (au sens que l’on donnait alors à ce mot). Ce fut à ce moment précis que s’inventa le terme d’architecture parlante42.
- 43 Romi Khosla, « The Conscience of Architecture », dans Cynthia C. Davidson (éd.), Legacies for the F (...)
- 44 Ruth Fiori, L’invention du vieux Paris : naissance d’une conscience patrimoniale dans la capitale, (...)
- 45 Gilles Jeannot, « Le Corbusier et Paris », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, no 17, 1988, p. 109- (...)
49Une architecture authentique était celle qui s’adressait immédiatement à la conscience43. L’ambition était magnifique, mais on sait tous que l’ambition révolutionnaire nivela tout cela au profit de l’expressionnisme formel. Plus tard, le siècle de l’industrie aplanit les écarts pour finalement produire des modèles types chargés de répondre, en conscience, à tous les programmes républicains. La puissance avait laissé la place au modèle, et les petites écoles de l’Ancien Régime, ces manécanteries où l’on apprenait ce que l’on pouvait, laissaient la place à des écoles qui revendiquaient dans leur puissance volumétrique toute la force d’une institution chargée d’éduquer les enfants de la république. L’institution triomphait quand l’architecture se rabaissait au rang de modèle. Par une ironie du sort dont l’histoire est friande, ce sont ces mêmes architectures institutionnelles du xixe siècle et du début du xxe siècle qui sont aujourd’hui regardées comme d’authentiques architectures de la Troisième République et que l’on s’empresse de protéger dans la nostalgie d’un bon vieux temps, pourtant bien peu réaliste44. Le Corbusier l’avait écrit comme un viatique : « Le respect de la tradition, c’est de savoir innover ». Reconnaître la majesté du temps, dans son inéluctable glissement, revenait pour lui à accepter uniquement quelques architectures comme « authentiques ». Dans le plan Voisin pour Paris45 (dessiné entre 1922 et 1925) que fit-il, sinon choisir parmi les monuments de Paris ceux qui, pour lui, racontaient non pas l’éternel parisien, mais bien ce moment de tension où l’innovation avait affronté, avec déférence, la tradition ?
- 46 Marcel Guicheteau, « L’art, l’illusion et l’imitation chez Platon », Revue philosophique de Louvain(...)
50Ainsi, l’authenticité en architecture ne fait pas l’économie du déploiement de l’œuvre construite dans le temps et l’espace. Elle se constitue sur l’idée d’une évidente singularité disciplinaire qui, comme le souhaitait Platon, la situe au-delà des arts de l’imitation46. Son immanence dans l’espace de la ville et dans l’infini des territoires la confronte à la question de l’histoire. Une architecture authentique serait, presque de manière naturelle, validée par le temps en lui conférant une dimension monumentale et quasi an-historique. Anti destin immémorial, l’architecture se poserait dans l’univers des sociétés humaines dans l’excellence de sa perfection, en échappant aux contingences du faire pour s’épanouir dans l’intemporel de l’objet idéal. Toute l’histoire de l’architecture s’est d’ailleurs constituée dans cette quête d’exemplarité en extrayant des contextes sociaux, culturels et techniques, les œuvres dignes d’admiration. On sait ce que cette démarche a de superficiel et ce qu’elle sous-entend de croyance en l’idéal d’un progrès linéaire. Mais l’histoire a besoin de construire son corpus de références indiscutables pour exister, et c’est par l’analyse de ces grands moments d’édification qu’une critique architecturale a pu se mettre en place.
- 47 Marie-Josèphe Vallée, Rem Koolhaas, abstraction/figuration, stratégies conceptuelles, Dudweiler, éd (...)
51Pourtant, nul ne saurait se satisfaire de cette espèce de Panthéon d’œuvres excellentes pour dire l’architecture. Certes, l’architecture se construit avec ce « matériau histoire » que nous évoquions plus tôt, mais entre une architecture authentique (un objet singulier faisant abstraction de toute contingence immédiate) et une copie de qualité, un plagiat, un détournement, ou un cadavre exquis, la brèche est étroite. Une architecture est souvent l’expression de sa propre réitération. Rem Koolhaas voyait dans la villa dall’Ava un paradigme de la modernité. Déconstruisant tous les poncifs du mouvement moderne, il fit de cette maison particulière l’interrogation de l’habiter contemporain. Les formes génériques en usage dans son dispositif créatif transformèrent cette demeure en une question. En posant autrement la question de l’architecture domestique moderne, il entendait prouver que les stratagèmes formels mis en œuvre depuis les années 30 n’avaient pas « achevé » la pensée de l’œuvre, mais au contraire témoignaient de l’inachèvement consubstantiel de la création architecturale47. L’architecture authentique devenait alors le questionnement sur la fabrication dont toutes les réponses s’équivalaient en termes de chantier, mais s’ouvraient à l’infini en termes de réflexion. L’œuvre rêvée n’étant qu’une expression de l’œuvre créée.
52Interroger l’authenticité de l’architecture revenait en somme à considérer la création architecturale comme une réponse circonstanciée à une question logiquement irrésolue car sans cesse renouvelée.
53Cette démarche supprime du vocabulaire de l’authentique toutes ces architectures du signe qui pillent les livres d’histoire en plaquant de manière hasardeuse des modèles formels arrachés aux pages de l’histoire. Est-elle pour autant acceptable, ou tout au moins dicible ?
54Certainement pas, et on l’a vu. Si la pensée architecturale est à la base de toute réalisation singulière qui s’éloigne de la masse produite des constructions qui ne sont pas des architectures, pour beaucoup la production d’une œuvre construite participe de l’architecture.
- 48 Eugène-Emmanuel Viollet-Le-Duc, Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, Paris, Hetzel 187 (...)
55Viollet-le-Duc voyait dans la cathédrale gothique l’exemple d’une architecture authentique car elle exprimait avec grâce et pensée technique le plus haut degré de l’intelligence constructive mise au service d’une société portée vers le salut ou la transcendance48. Or qu’en est-il de la signature de ces temples de la foi chrétienne ? Les noms des maîtres d’œuvre se sont perdus. Les débats théoriques sur l’usage des savoir-faire ont à jamais disparu. La cathédrale pourrait même apparaître comme l’expression la plus aboutie de la superposition entre une forme et un schéma statique. Pourtant, la cathédrale (au sens que donnaient à ce mot Michelet ou Hugo) est une architecture on ne peut plus authentique. Elle est même l’authenticité d’une foi établie dans l’universel de l’intemporel.
56Pour reprendre ces affirmations, il serait aisé de conclure que l’authenticité en architecture ne s’applique qu’à des objets singuliers, consacrés par le temps et portés par une pensée spéculative. Mais cette définition achopperait bien vite sur l’effet de réalité. Car l’architecture évolue, se transforme, change parfois même radicalement de destination, et pourtant elle demeure dans sa puissance. Un palmarès d’œuvres exceptionnelles aurait peut-être sa place dans un florilège de collectionneur, mais méconnaîtrait totalement la véritable dimension de l’architecture qui est de s’ouvrir à toutes les appropriations, et de ne jamais limiter le sentiment à une unique émotion. Les questionnements contemporains sur la mutabilité des espaces construits traduisent d’ailleurs assez bien cette prise en considération de la variabilité des usages. Les architectes du présent savent parfaitement qu’une construction ne deviendra jamais l’objet d’un usage singulier, mais qu’elle sera le singulier d’usages indéterminés dans la longue durée des hommes et des civilisations.
57L’authenticité en architecture se mesurera dès lors dans une capacité à affirmer non plus le singulier et l’unique, mais vraisemblablement le pluriel et l’inachèvement. C’est vers ce nouveau paradigme que se dirige l’architecture contemporaine, mais celui-ci reste encore à écrire, ou peut-être à construire.
Notes
1 Voir Thierry Verdier, La mémoire de l’architecte, essai sur quelques lieux du souvenir, Lecques, Théétête, 2001 (rééd. Nîmes, Lucie éditions, 2010).
2 Daniel Payot, Le philosophe et l’architecte, Paris, Aubier Montaigne, 1992, p. 12-21.
3 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1960 (rééd. Paris, Gallimard folio, 1985), p. 22-40.
4 Benoît Goets, Chris Younès et Philippe Madec, L’indéfinition de l’architecture, Paris, éditions de La Villette, 2009, p. 17.
5 Michel-Ange, Poèmes (traduction Franc Ducros), Nîmes, Lucie éditions, 2008.
6 Richard Bösel et Christoph L. Frommel (dir.), Borromini e l’universo barocco (catalogue d’exposition, Rome, Palazzo delle Esposizioni, déc. 1999 - fév. 2000), Milan, Electa, 1999, p. 56-91.
7 Francesco Borromini, Opus architectonicum, Milan, Il Polifilo, 1998 (voir l’introduction par J. Connors).
8 Marylène Ferrand, Jean-Pierre Feugas, Bernard Le Roy et Jean-Luc Veyret, Le Corbusier : Les Quartiers Modernes Frugès, Berlin, Fondation Le Corbusier / Birkhauser Verlag AG, 1998 ; Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier, Paris, Dunod, 1969.
9 Alain Guiheux, Architecture dispositif, Marseille, Parenthèses, 2013, p. 28-32.
10 Bernard Salignon, La cité n’appartient à personne, Lecques, Théétète éditions, 1997, p. 56-108.
11 Aldo Rossi, L’architettura della città, Padoue, Marsilio, 1966 (trad. Paris, L’équerre, 1981), p. 12-14.
12 Cyrille Simonnet, L’architecture ou la fiction constructive, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 32.
13 Bernard Salignon, Où, l’art, l’instant, le lieu, Paris, éditions du Cerf, 2008, p. 44-45.
14 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Paris, éditions de Minuit, 1988, p. 51.
15 Bruno Queysanne, « Philosophie et/de l’architecture », dans Cahiers de pensée et d’histoire de l’architecture, école d’architecture de Grenoble, 1982 (rééd. Paris, éditions de la Villette, 2005), p. 8-42.
16 Kenneth Frampton, Modern Architecture : A Critical History, Oxford, Oxford University Press, 1980 (4e réed. Londres, Thames & Hudson, 2007).
17 Beaucoup furent liés à la lecture du livre de Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1955, principalement après la nomination de Ricoeur à l’université de Chicago (1970).
18 Kenneth Frampton, « Towards a Critical Regionalism : Six Points for an Architecture of Resistance », dans Hal Foster (éd.), The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Port Townsend, Washington Bay Press, 1983.
19 Thomas Schumacher, « Contextualism : urban ideals and deformation », Casabella, no 359-360, 1971, p. 79-86.
20 Vittori Gregotti, « Territory and architecture », dans Kate Nesbitt (éd.), Theorizing a New Agenda for Architecture : An Anthology of Architectural Theory, 1965-1995, New York, Princeton Architectural Press, 1996, p. 340-347.
21 Panos Mantziaras, La ville-paysage, Rudolf Schwarz et la dissolution des villes, Genève, Métispresses, 2008, p. 108.
22 Bernardo Secchi et Paola Viganò, La ville poreuse. Un projet pour le grand Paris et la métropole de l’après-Kyoto, Genève, Métispresses, 2011, p. 33.
23 Paolo Portoghesi, Le post-moderne : l’architecture dans la société post-industrielle, Paris, Electa Moniteur, 1983 ; Charles Jencks, What is Post-Modernism ?, Londres - New York, Academy Editions, 1986, p. 7.
24 Jesús Rábago, Le sens de bâtir, architecture et philosophie, Lecques, Théétète éditions, 2000, p. 142.
25 Daniel Payot, Des villes-refuges, témoignage et espacement, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1998, p. 22-33.
26 Philippe Boudon, Introduction à l’architecturologie, Paris, Bordas, 1993, p. 54.
27 Jacques Derrida, Psyché, Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, t. 1, p. 203-236 : « Des tours de Babel ».
28 Hubert Damisch, Skyline, la ville Narcisse, Paris, éditions du Seuil, 1996, p. 64.
29 Peter Eisenman, « Lire la MimESis : cela ne veut rien DIRE », dans Ludwig Mies van der Rohe, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 92-104.
30 Chris Younès et Thierry Paquot, Le territoire des philosophes, Lieu et espace dans la pensée au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 7-14.
31 Jean Baudrillard, Les objets singuliers, Architecture et philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 32.
32 Colin Rowe et Fred Koetter, Collage city, Cambridge - Londres, MIT Press, 1978, p. 66-72.
33 Roger Pouivet, L’ontologie de l’œuvre d’art, une introduction, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 2000, (rééd. Paris, Vrin, 2010), p. 143.
34 Françoise Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », dans La ville. Art et architecture en Europe. 1870-1993, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 26-35.
35 Benoît Goetz, Théorie des maisons : l’habitation, la surprise, Lagrasse, éditions Verdier, 2011, p. 11.
36 Hugues Fontenas, Architectures inhumaines. étude sur les disjonctions entre corps, projet et objet en architecture, thèse de doctorat sous la direction de Jean-Claude Lebensztejn, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1994.
37 Germain Viatte, Shûji Takashina et al., Japon des avant-gardes, 1910-1970, catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, p. 178.
38 Adolf Loos, Ornament und Verbrechen, Vienne, 1908 (trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Ornement et Crime, et autres textes, Paris, Payot et Rivages, 2003).
39 Michele De Mattio, Orazio Basso et Caterina Frisone, Il non finito in Architettura. A design excercise held by Francesco Venezia, Pordenone, Deirossi Ed., 2006, p. 33.
40 Benoît Goetz, Théorie des maisons…, op. cit., p. 29.
41 Abbé Marc Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, Duchesne, 1753, p. 12 : « L’homme veut se faire un logement qui le couvre sans l’ensevelir. Quelques branches abbatues dans la forêt sont les matériaux propres à son dessein. Il en choisit quatre des plus fortes qu’il élève perpendiculairement & qu’il dispose en quarré. Au-dessus, il en met quatre autres en travers, & sur celles-ci il en élève qui s’inclinent, & qui se réunissent en pointe de deux côtés. Cette espece de toit est couvert de feuilles assez serrées pour que ni le soleil, ni la pluie, ne puissent y pénétrer ; & voilà l’homme logé […]. Telle est la marche de la simple nature… ».
42 Jean Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au xviiie siècle, Paris, Vrin, 1979, p. 59-64. Nicolas Molok, « L’architecture parlante, ou Ledoux vu par les romantiques », Romantisme, vol. 26, no 92, 1996, p. 43-53.
43 Romi Khosla, « The Conscience of Architecture », dans Cynthia C. Davidson (éd.), Legacies for the Future : Contemporary Architecture in Islamic Societies, Londres, Thames and Hudson, 1998, p. 12-17.
44 Ruth Fiori, L’invention du vieux Paris : naissance d’une conscience patrimoniale dans la capitale, Bruxelles, Mardaga, 2012, p. 123.
45 Gilles Jeannot, « Le Corbusier et Paris », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, no 17, 1988, p. 109-110, note sur l’exposition Le Corbusier et Paris, Pierre Joly (éd.), Lyon, La Manufacture, 1987.
46 Marcel Guicheteau, « L’art, l’illusion et l’imitation chez Platon », Revue philosophique de Louvain, 3e série, t. 54, no 42, 1956, p. 219-227.
47 Marie-Josèphe Vallée, Rem Koolhaas, abstraction/figuration, stratégies conceptuelles, Dudweiler, éditions universitaires européeenes, 2010, p. 75.
48 Eugène-Emmanuel Viollet-Le-Duc, Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, Paris, Hetzel 1878, p. 44.
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Référence papier
Thierry Verdier, « Authenticité et affirmation du singulier en architecture », Noesis, 22-23 | 2014, 185-202.
Référence électronique
Thierry Verdier, « Authenticité et affirmation du singulier en architecture », Noesis [En ligne], 22-23 | 2014, mis en ligne le 15 juin 2016, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1900 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1900
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