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Changement d'ethos : l'émergence du concept esthétique d'authenticité

A Change of Ethos: the Emergence of the Aesthetic Concept of Authenticity
Daniel Dumouchel
p. 15-27

Résumés

L’article se veut l’esquisse d’une généalogie de l’authenticité esthétique et artistique à l’époque des Lumières. L’authenticité expressive qui va investir l’art et la poésie dans la seconde moitié du xviiie siècle résulte d’une transformation des valeurs, qui fait de l’individu lui-même, irréductible à la société où il vit et aux conventions qui le portent, la source et la motivation de l’autorité de l’œuvre artistique et littéraire. Les Conjectures on Original Composition (1759) d’Edward Young permettront d’illustrer cette transformation profonde de l’ethos de l’artiste et de l’écrivain (et peut-être même de l’expérience esthétique en général) que représente l’émergence d’une valeur d’authenticité créatrice.

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Texte intégral

  • 1 Dictionnaire de l’Académie, 9e éd. ; Trésor de la langue française.
  • 2 Le détour par la pensée de Rousseau s’imposerait ici, même si les textes les plus significatifs de (...)

1Je me propose d’esquisser quelques remarques en vue d’une généalogie de l’authenticité esthétique et artistique à l’époque des Lumières, ou plus précisément à l’articulation de ce que l’on appelle généralement les Lumières et le romantisme. L’étymologie du terme authentique et du substantif authenticité nous apprend que l’authenticité a partie liée avec l’autorité. Ainsi, authenticus vient du grec authentikos, « qui consiste en un pouvoir ou une autorité absolus », dérivé de authentes, « qui agit de sa propre autorité »1. À l’âge classique, le concept est donc essentiellement légal ou juridique. Est authentique ce qui est muni de l’autorité légale et publique, et le terme s’applique essentiellement aux actes publics – pièces, documents, contrats, écrits, titres, etc. Il faut attendre la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1835, pour qu’authentique désigne, par extension, ce qui est incontestable, dont la certitude ou l’origine ne peuvent être remises en cause, en parlant de faits, de livres ou d’œuvres, même s’il semble que la langue française ait utilisé le mot dans ce sens depuis longtemps. Les dictionnaires récents confirment que le sens premier du mot est juridique, mais recensent les sens étendus du terme, qui nous sont devenus plus familiers. Sans prétendre catégoriser de manière exhaustive les usages du terme authentique, il me semble qu’on dit authentique (1o) ce dont l’origine ou la provenance sont incontestables (tableaux, objets d’art ancien, artefacts culturels) ; on dit également authentiques (2o) les produits qui sont conformes à une tradition ou à certains standards spécifiques ou dont la pureté n’est pas altérée ; (3o) ce qui est appuyé sur un témoignage incontestable (en parlant de faits, de détails, ou d’une histoire) ; et (4o) enfin – ce qui semble être une acception plus récente –, ce qui, au-delà des apparences ou des conventions, reflète la personnalité réelle et profonde d’un individu. On le voit, dans tous ces cas, « l’autorité » qui accompagnait originairement l’authenticité s’est étendue pour englober la conformité des œuvres et des objets à leur origine, l’adéquation à des normes d’excellence, la véridicité des témoignages et la véracité de l’expression individuelle. Dans ce dernier cas, l’autorité a à voir avec la manière dont la personne elle-même soutient ses énoncés ou ses actions ; ce qui se garantit, c’est l’adéquation avec la personnalité ou les composantes de la personnalité de l’individu expressif. Parler d’authenticité en ce sens présuppose que nos actions ou nos discours ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, ne possèdent pas une validité publique indépendante. L’authenticité relève du registre de la sincérité, mais elle la dépasse nécessairement, puisqu’il ne s’agit pas d’être sincère pour être authentique : il ne suffit pas d’être en accord avec les signes publics de nos intentions et de nos actions, il faut donner des signes, des preuves d’une conformité entre ce qui est manifesté et la personnalité profonde de son auteur2. C’est pourquoi l’authenticité expressive est pour moi de l’ordre de l’éthique, au sens ancien du terme : l’ethos est ce que nous donnons à voir de nos dispositions durables, de notre caractère. L’authenticité expressive qui va investir l’art et la poésie dans la seconde moitié du xviiie siècle résulte d’une transformation des valeurs, qui fait de l’individu lui-même, en tant qu’il est irréductible à la société où il vit et aux conventions qui le portent, la source et la motivation de l’autorité de l’œuvre artistique et littéraire. S’il est permis ici d’emprunter à la rhétorique ancienne le concept d’ethos, on comprendra que cette transformation qui pèse sur la production et l’appréciation esthétiques est à mes yeux essentiellement d’ordre éthique.

2Dans le contexte de l’esthétique actuelle, le concept d’authenticité semble soulever au moins deux types d’enjeux : ontologiques et expressifs – ou éthiques. On peut appeler « ontologiques » les problématiques liées à l’identité des œuvres (des œuvres autographiques, pour aller vite), à la restauration d’œuvres artistiques ou architecturales, et à l’identité des interprétations (dans le cas des œuvres interprétatives, comme la musique écrite). Dans ses implications « expressives », la notion d’authenticité est solidaire d’autres notions qui dépassent la dimension purement esthétique de l’expérience de l’art, comme la sincérité, la véracité expressive ou l’originalité. Historiquement, l’émergence de la valeur esthétique d’authenticité au sens expressif est par ailleurs à peu près contemporaine de l’apparition du vocabulaire de la création dans le domaine artistique, et elle est étroitement liée à la valorisation de l’originalité de l’artiste, que l’on identifie de plus en plus de façon consubstantielle au génie. Les Conjectures on Original Composition (1759) d’Edward Young me permettront d’illustrer cette transformation profonde de l’ethos de l’artiste et de l’écrivain (et peut-être même de l’expérience esthétique en général) que représente l’émergence d’une valeur d’authenticité créatrice. Si l’espace le permettait, il faudrait mettre la pensée de Young en rapport avec l’apparition d’une valeur d’enracinement des œuvres dans une culture, dans une histoire et dans un lieu, telle qu’elle se dessine, par exemple, chez Herder et chez Quatremère de Quincy. En effet, la fin des Lumières a aussi conduit à la redécouverte de la contextualité et de la fidélité à l’environnement global d’une culture dans la compréhension et l’appréciation des œuvres d’art. La transformation « éthique » qui a fait prévaloir l’exigence d’authenticité n’a donc pas eu que des conséquences sur les rapports entre l’artiste et la tradition, mais elle s’est également appliquée aux manifestations collectives de l’art et de la poésie et à l’analyse des conditions de leur conservation et de leur compréhension. L’esthétique contemporaine sépare assez nettement les enjeux expressifs et ontologiques de l’authenticité, mais pour la période qui m’occupe, le registre « éthique » contamine pour ainsi dire les enjeux « ontologiques », dans la mesure où l’insertion des œuvres dans leur culture propre ou dans un contexte historique et géographique leur confère une intensité expressive et signifiante qui ne s’explique pas par la seule motivation esthétique.

  • 3 Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soi : éléments pour une généalogie de la figur (...)
  • 4 Roland Mortier, L’originalité, une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, Genève, Dr (...)
  • 5 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Communications, no 16, 1970, p. 172-229.

3Il convient de marquer la proximité, dans la théorie artistique et poétique du xviiie siècle, entre la question de l’originalité et l’émergence de ce que l’on peut appeler la valeur d’authenticité artistique. C’est vers le milieu du siècle que l’originalité devient un thème dominant dans le questionnement sur la production artistique et littéraire. En fait, l’éclosion de l’originalité comme valeur esthétique s’inscrit dans le contexte d’une double crise, celle de l’invention et celle de l’imitation des Anciens. Il s’agit en fait d’une crise de la normativité de la production artistique et poétique. L’imitation des modèles anciens, c’est-à-dire des chefs-d’œuvre du passé, peut être redéfinie, comme l’a proposé J.-M. Schaeffer3, en termes d’émulation. Or, le rapport d’émulation est parfaitement compatible avec l’idée classique d’une persistance historique des chefs-d’œuvre comme modèles artistiques et des règles de perfection esthétique qui en sont dérivées. Dans ce contexte, l’originalité joue un rôle limité, et l’invention peut être comprise, dans les termes de Roland Mortier qui en a admirablement retracé la généalogie, comme une « esthétique de l’écart »4. Roland Barthes a parlé très justement, à propos de la théorie classique de l’invention, qui s’est imposée depuis l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle, d’une théorie « extractive » de l’invention, par opposition à la conception « créative » qui se développera ensuite5. Cette théorie de l’invention suppose que l’artiste « n’invente » rien au sens fort du terme, mais qu’il se nourrit des inventions des anciens, qu’il a pour tâche de se réapproprier. Ainsi, depuis la Renaissance, l’invention – qui à l’origine était la partie de la rhétorique qui enseignait à trouver les idées et les arguments – s’est progressivement étendue aux trois parties traditionnelles de la rhétorique : l’inventio, la dispositio et l’elocutio, puisque – dans un contexte où l’on se plaît à dire que tout a déjà été inventé par les prédécesseurs – l’acte inventif, si je puis dire, se situe aussi bien dans la réorganisation d’idées préexistantes et dans une expression nouvelle que dans la découverte d’idées neuves.

  • 6 Ou devrait-on plutôt forger le terme de perfectionnabilité, pour éviter la confusion avec le néolog (...)
  • 7 J’emprunte l’expression « régime d’historicité » à François Hartog, Régimes d’historicité : présent (...)
  • 8 Edward Young, Conjectures on Original Composition, in a Letter to the Author of Sir Charles Grandis (...)

4La revendication massive de l’originalité de l’artiste est le symptôme d’un rejet de la doctrine pluriséculaire de l’émulation des modèles anciens. L’originalité comme valeur crée une pression sur la notion classique d’invention, qui était restée d’une remarquable stabilité, de la Renaissance jusqu’au milieu du xviiie siècle. Cette pression modifie ce que j’appelle « l’écologie » de l’invention, c’est-à-dire l’explication des conditions et de « l’environnement » général de la production artistique et littéraire. On me permettra ici trois remarques : (1) Dans la théorie « classique », l’écologie de l’invention s’accommode d’une conception cyclique de l’histoire (même si les modèles d’explication varient). Le modèle cyclique du substrat de l’histoire encadre une conception anhistorique des normes de la perfection « esthétique », sur laquelle sont élaborées des « règles » qui peuvent guider la formation du poète ou de l’artiste – ce que Baumgarten, en 1750, appelait le felix aestheticus. Les querelles des Anciens et Modernes sont venues ébranler un peu ce modèle, mais pas suffisamment pour renverser l’idée d’une permanence des normes de la beauté poétique. Le résultat de la querelle est une sorte d’armistice, dont on peut attribuer l’initiative à Fontenelle, qui a nettement distingué entre perfection artistique et perfectibilité6 des sciences et des arts techniques. (2) La nouvelle esthétique philosophique s’empare de l’invention (comme, d’ailleurs, de l’expérience esthétique en général), mais moins pour la modifier que pour opérer une refondation de ses principes. Dans la première phase de l’esthétique du xviiie siècle, les efforts des philosophes – on peut nommer ici Dubos, Batteux, Diderot, Gerard, Sulzer, etc. – portent vers la naturalisation des phénomènes de création, à travers l’examen des facultés productrices de l’esprit humain. L’originalité est alors pensée en termes de puissance et d’étendue d’imagination, mais la continuité historique des modèles littéraires est rarement contestée, pas plus que n’est revendiquée une cassure au sein de la théorie de l’invention. Il s’agit de savoir comment s’auto-organisent les capacités cognitives des esprits qui peuvent plus que les autres, mais l’originalité du génie est plutôt une affaire de degré dans l’exercice de pouvoirs que tout être humain possède. (3) Il est intéressant de souligner que l’insistance sur l’originalité, sur l’artiste ou le poète original, modifie aussi les modèles d’historicité sous-jacents à la théorie classique. Il semble difficile de se contenter, dans ce contexte, de la cohabitation d’un modèle cyclique et d’une conception statique de la perfection esthétique. Edward Young souhaitait-il délibérément inscrire le « nouveau régime de créativité » qu’il appelle de ses vœux dans un nouveau « régime d’historicité »7, qui correspondrait à la mise en place, à peu près contemporaine, d’un discours unifié et englobant sur l’histoire de l’art ? La pression d’originalité, telle qu’Edward Young la présente dans ses Conjectures on Original Composition8, introduit un sens de la rupture, une anhistoricité d’un autre genre que celle qui résultait de la conception statique de la perfection esthétique, dans la mesure où elle entraîne désormais l’oscillation entre un particularisme sans téléologie (une sorte d’eschatologie individualisée constamment réactualisée) et un modèle linéaire cohérent et unifié qui inscrit la négation anti-traditionaliste dans une logique du dépassement, et donc du « progrès ».

  • 9 Ibid., p. 9 ; 239.

5Il convient de s’arrêter un peu plus longuement sur l’ouvrage d’Edward Young, paru en 1759, qui est devenu l’emblème de la valorisation de l’originalité – même si Young est encore loin de conférer à l’artiste les pouvoirs créateurs qu’il a pu acquérir par la suite au xixe siècle et dans l’art du xxe siècle. Le retentissement considérable de l’ouvrage est dû davantage au ton de l’auteur qu’au caractère réellement innovateur de ses analyses. La force du propos de Young tient en grande partie à la vigueur même de la dichotomie qu’il installe entre imitation et originalité. À la tradition de l’invention qui reconnaissait une distinction entre l’imitation libre des modèles et l’imitation servile, Young oppose le fait qu’il n’y a pas – qu’il ne doit pas y avoir – d’entre-deux ou de médiation entre les écrits originaux et les imitations. Pourtant, Young distingue bien entre les deux sens du mot imitation : celle des auteurs (c’est-à-dire des modèles), que j’ai appelée émulation, et celle de la nature, que Young encourage, en continuité avec toute la tradition occidentale9. La première est réservée aux imitateurs, à qui tout salut est refusé puisqu’ils ne peuvent que copier ce que nous savons déjà et se placer dans une posture de dépendance servile à l’égard des règles et des conventions. La seconde est la source de la véritable originalité – même s’il n’est pas toujours facile de déterminer exactement ce que Young entend par « nature » ; il s’agit tantôt d’une sorte de source productive anhistorique de toute créativité humaine, tantôt de l’effet de cette même nature dans notre individualité concrète et irréductible.

6On peut tenter de dégager les caractéristiques principales de ce que Young entend par originalité. L’intérêt de son texte et la source de son succès viennent essentiellement de sa capacité à déplacer imperceptiblement le registre de l’ « original ». Les dispositifs argumentatifs, plus rhétoriques qu’analytiques, introduisent de nombreux glissements de sens, et on aurait bien du mal à trouver une « progression » réelle de l’argument de Young.

  • 10 Ibid., p. 68 ; 309. En règle générale, la réflexion philosophique a plutôt opposé des « résistances (...)

7(1) Young pense l’originalité dans un cadre anti-traditionaliste, hostile aux règles et aux conventions préexistantes. Il insiste sur l’exigence de nouveauté radicale, sans exemple préalable. Le génie « original » – celui, par exemple, de Shakespeare – est un génie d’emblée adulte, qui se distingue du génie resté dans l’enfance, qui a besoin de la nourrice de la science et de l’érudition – comme ce serait le cas pour Swift. De cette idée proviennent toutes les métaphores de la plante unique, de la comète, de la fleur née sans semence (empruntée à Ovide). L’œuvre originale, c’est-à-dire qui est soutenue par un esprit original, engendre une « perfection nouvelle et sans exemple »10.

  • 11 Pourtant, d’un point de vue strictement esthétique, l’originalité ne peut être une propriété pertin (...)

8(2) Au sens strict, l’originalité est une propriété de l’auteur, et non pas des œuvres. C’est l’auteur qui la confère à ses compositions. Cette conception est typique du déplacement, au milieu du siècle, de la notion de génie vers l’individu lui-même11.

  • 12 L’examen des métaphores « végétales » du poète et de l’artiste, au xviiie siècle, est révélateur de (...)

9(3) La troisième caractéristique est ce que l’on peut appeler l’auto-génétisme, l’auto-engendrement à partir de son propre fonds. L’original est une plante auto-engendrée et singulière12. L’écrivain original s’engendre lui-même. Même s’il peut laisser après lui une lignée d’imitateurs.

  • 13 Ibid., p. 42.
  • 14 Ibid., p. 17.

10(4) Young met en avant un particularisme radical, qui est le résultat de la nature (comprise comme la nature individuelle de chacun) ; sa théorie se déploie dans une conception non sociale de l’individu. Sur ce point, la pensée de Young converge dans une certaine mesure avec le rousseauisme : la nature « individualise », la société « nivelle » : « Nous naissons tous originaux, dit Young ; pourquoi mourons-nous tous copies ? »13 ; « pourquoi y a-t-il si peu d’originaux ? »14. C’est l’esprit d’imitation qui vient effacer les différences. L’imitation est un principe social avant d’être une inclination esthétique, et elle a pour effet d’éroder notre particularité. Les « modèles fameux » s’emparent de notre esprit et nous intimident. Ils portent préjudice à notre jugement en nous prévenant en faveur des Anciens. Le préjugé envers les Anciens n’est pas justifié, car n’ayant pas de modèles, « l’imitation leur était impossible » ; ils ont été des originaux « par accident ». Le plus « originaire » n’a pas de privilège en matière d’originalité.

  • 15 Young paraît soutenir une conception radicalement an-historique qui viendrait appuyer une conceptio (...)
  • 16 Ibid., p. 73 ; 315. À ce sujet, Young soutient deux thèses qui ne se recouvrent pas complètement : (...)

11Young a alors besoin de revendiquer l’égalité radicale de la puissance et de la fécondité de la nature humaine à travers les âges. Il s’agit de « boire à la même source que les Anciens » (c’est-à-dire la nature), et non pas de les « imiter ». Moins nous les copions, plus nous leur ressemblons. L’argument semble alors proche de celui des tenants des « Modernes », mais il importe de voir que Young ne s’en sert pas en vue d’un universalisme, mais d’une sorte de particularisme généralisé. J’ai déjà attiré l’attention sur l’ambivalence profonde du modèle historique mobilisé par les Conjectures. D’une part, chaque individualité singulière trouve sa puissance et sa légitimité inventive dans un rapport direct à la « Nature », dont il est dit par ailleurs qu’elle se manifeste comme une sorte d’inspiration divine15. Dans cette conception radicalement privée de téléologie, la nature est vue comme une spontanéité, comme une puissance d’engendrer constamment des formes sans exemples préalables, qu’on ne peut ramener à aucune loi ni à aucune régularité transhistorique. L’originalité s’identifie à une sorte d’autonomie puisque chaque esprit « original » doit trouver sa loi, et s’y soumettre. L’anti-traditionalisme, l’anti-conventionnalisme servent ici à préserver la « différence » unique de l’esprit original. Si une histoire de ces « expressions originales » est possible, ce ne peut être qu’une histoire radicalement discontinue. On comprend alors que les arts du génie se distinguent des sciences, soustraites à l’originalité véritable, mais susceptibles de progrès. Mais, d’autre part, les passages sont fréquents où Young remet en cause cette conception discontinuiste de l’histoire pour réinscrire les productions originales dans une logique « progressiste », qui laisse entendre que les écrits originaux modernes, dès lors que les modernes peuvent se défaire du carcan des modèles sclérosés, sont en mesure « d’enchérir sur ceux des devanciers ». La « perfection d’un genre nouveau et sans exemple » que vise l’esprit original est alors comprise comme un effort pour surpasser les prédécesseurs. Or, tout surpassement suppose une comparaison, et donc une échelle commune. L’art et la littérature sont alors pensés comme perfectibles, sur le modèle des sciences et des arts techniques, et non plus en opposition à ceux-ci. Young devient alors un défenseur tardif des Modernes dans l’éternelle Querelle des Anciens et des Modernes, allant jusqu’à interpréter la « nouveauté » originale sur le mode d’une nouveauté scientifique ou philosophique16.

12(5) Les Conjectures mettent en avant le caractère « irrationnel » de l’invention originale – identifiée parfois à une source « divine ». « Génie », pour Young, qui cite alors Sénèque, tient plus du genius que de l’ingenium. Ce « dieu » en nous nous « guide sans les règles ».

  • 17 Contrairement à Diderot et Gerard, qui sont en mesure, jusqu’à un certain point, de jeter un éclair (...)

13Pourtant, c’est là une simple métaphore ; il n’y a en nous aucun principe extérieur qui déposséderait l’artiste de sa raison. L’irrationalité de la création originale tient en fait à deux choses. D’une part, l’exigence d’authenticité tirée du fonds de l’artiste est si indéterminée, si réticente à quelque forme de médiation concrète que ce soit, que Young n’est en mesure de fournir aucune analyse des processus mentaux concrets de la production d’images ou de formes radicalement nouvelles17 ; pas plus qu’il n’accepte de considérer les processus sociaux concrets de transmission et d’apprentissage de l’art ou de la littérature. D’autre part, ce fonds original qui soutient la prétention de l’artiste lui est largement opaque : il s’agit de plonger en soi-même pour trouver « l’étranger en soi-même ».

  • 18 Ibid., p. 82 ; 324.
  • 19 Ibid., p. 52 ; 290.
  • 20 Ibid., p. 53 ; 291.
  • 21 Ibid., p. 55 ; 292.

14(6) Enfin, mentionnons le caractère plus « moral » qu’esthétique de la valeur d’originalité. Comme l’a bien vu Roland Mortier, pour Young « imiter, c’est être inauthentique, faux, mensonger »18, c’est perdre le caractère unique que la nature nous a conféré. Être original, c’est être soi-même, tirer sa création de son propre fonds. Le « nouvel art poétique » que propose Young se résume à deux préceptes, qui de son propre aveu sont le résultat d’un transfert de catégories éthiques sur la poésie : « connais-toi toi-même ; respecte-toi »19. Connais-toi toi-même, recommande Young, « plonge profondément en ton sein, sonde sa profondeur, son étendue et ses forces ; familiarise-toi avec l’étranger en toi, rallume et nourris la moindre étincelle de lumière intellectuelle et de chaleur que ta négligence laissait s’éteindre ou s’étouffer sous une masse sombre d’idées communes. Et respecte-toi, ne te défie pas trop de toi-même, ne t’en laisse pas imposer par l’autorité des grands modèles, préfère toujours les productions naturelles de ton esprit aux plus riches trésors empruntés de l’esprit d’autrui »20. On le voit, cette poétique de l’originalité sous forme de maximes morales repose sur deux idées : un expressivisme artistique, d’une part, puisque produire une œuvre originale en tirant de soi son matériau constitue en même temps une découverte de soi-même, et d’autre part une théorie de la « nécessité intérieure » qui doit servir de critère dans la production et l’organisation des pensées. « L’écrivain qui néglige ces deux règles, précise Young, ne sera jamais lui-mêmewill never stand alone »21.

  • 22 Essay on Original Genius, and Its Various Modes of Exertion in Philosophy and the Fine Arts, partic (...)
  • 23 Notamment dans son Shakespeare de 1773 et dans Une autre philosophie de l’histoire, de 1774.
  • 24 Pour étoffer ce tableau, on pourrait ajouter que pour Winckelmann (Histoire de l’art de l’Antiquité(...)

15Chez Edward Young, l’exigence d’authenticité constitue donc l’horizon normatif de l’originalité artistique. En modulant certaines prémisses, on pourrait suivre les déplacements de cette association entre la valeur d’originalité artistique et la revendication d’authenticité chez plusieurs auteurs des Lumières tardives. Ces déplacements trahissent des résistances qui se résolvent par l’intervention de modèles historiques : pour William Duff 22, c’est l’ « origine » qui devient originale, ce qui le conduit à une sorte de « primitivisme » poétique et artistique ; pour Herder23, ce sont les cultures qui sont vraiment originales et qui sont garantes de l’authenticité – elles s’inventent elles-mêmes, sans modèles et sans descendance – ; pour Quatremère de Quincy, les chefs-d’œuvres du passé perdent leur authenticité et leur vitalité artistiques lorsqu’on les arrache à leur écologie historique, sociale et géographique, de sorte que l’exigence d’authenticité fait désormais pression non seulement sur la production des œuvres ou sur leur explication, mais également sur leur appréciation24.

  • 25 Louis Dumont, Homo Æqualis II : L’idéologie allemande. France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard (...)
  • 26 Harold Bloom, The Anxiety of Influence : A Theory of Poetry, New York, Oxford University Press, 197 (...)
  • 27 Thomas McFarland, Originality and Imagination, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Pres (...)
  • 28 Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soi… », art. cit.
  • 29 Roland Mortier, L’originalité…, op. cit.

16Il semble donc que la surenchère causée par la survalorisation de l’originalité achève de déstabiliser le modèle classique de l’invention. L’analyse de la complexité des modèles de créativité qui en ont résulté a souvent été tentée, mais, en revanche, l’interprétation des causes de cette valorisation assez subite est moins facile à faire. Faut-il y voir l’effet de la montée de l’individualisme comme principe constituant des sociétés modernes25 ? Le résultat de l’anxiété créée par l’encombrement de la mémoire et par la pression des modèles hérités du passé26, ou de la tension entre l’individu et la tradition27 ? S’agit-il de l’effet du transfert sur la production artistique du modèle théologique de la création comme révélation d’une intériorité spirituelle28 ? Ou tout simplement le résultat de la pression de l’éthique – sous la forme de l’authenticité, justement – sur l’esthétique, qui fait de la tradition un frein et non plus un stimulant29 ? Tenter de trancher entre ces différentes amorces excède les limites de mon propos. Mais il me semble qu’elles ont toutes cependant des limites. D’abord, parce que le problème peut chaque fois être repoussé plus loin : pourquoi l’individu réclame-t-il cette coupure radicale avec la société, avec la tradition, etc. ? Pourquoi le modèle théologique a-t-il pu s’appliquer avec succès à l’œuvre d’art (ce qui, au demeurant, est plus tardif que le texte que j’ai examiné ci-dessus) ? Pourquoi la morale vient-elle surdéterminer l’esthétique de cette manière-là ? Ensuite, parce que l’examen de la période montre qu’elle n’est pas avare de contradictions ou d’ambivalences : Young, emblème de l’originalité radicale en Europe, est loin de faire partie des forces les plus « avancées » de son époque ; les modèles de légitimation de l’originalité radicale comme valeur esthétique sont loin d’être explicitement théologiques ; on trouve parfois chez un même auteur, comme Herder, une phase d’enthousiasme suivi d’une phase de recul, voire de retour à une conception « classique » ; la présence d’une réflexion sur l’historicité de l’art chez les auteurs est loin de s’accompagner automatiquement d’une valorisation de l’originalité chez les artistes qui leur sont contemporains (on pourrait citer Winckelmann ou Quatremère de Quincy).

17Les remarques qui précèdent auront peut-être permis de voir que l’évolution esthétique des Lumières tardives est plus diversifiée, plus conflictuelle et peut-être plus trouble qu’on ne le pense d’habitude. Je n’ose pas ici m’aventurer plus loin dans la transformation de l’authenticité artistique à partir du xixe siècle. D’autres le feront mieux que moi. Mais j’espère avoir montré que certaines des problématiques apparues dans le sillage de la pensée de l’originalité, au xviiie siècle, restent encore les nôtres, sous des visages parfois différents.

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Notes

1 Dictionnaire de l’Académie, 9e éd. ; Trésor de la langue française.

2 Le détour par la pensée de Rousseau s’imposerait ici, même si les textes les plus significatifs de Rousseau – les Rêveries, notamment – sont plus tardifs, ou au moins parallèles aux auteurs dont je traite ici. Mais les attaques vigoureuses de Rousseau contre la dissimulation, l’hypocrisie, la vanité, dans les deux premiers Discours et dans la Lettre à d’Alembert, ont pu leur être familières.

3 Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soi : éléments pour une généalogie de la figure moderne de l’artiste » (1997), dans Nathalie Heinich et Jean-Marie Schaeffer, Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2004.

4 Roland Mortier, L’originalité, une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1982.

5 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Communications, no 16, 1970, p. 172-229.

6 Ou devrait-on plutôt forger le terme de perfectionnabilité, pour éviter la confusion avec le néologisme perfectibilité proposé par Rousseau en 1755 dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qui connaîtra la fortune que l’on sait dans la philosophie de l’histoire de Condorcet et de Mme de Staël à la fin du siècle ? Le texte de Fontenelle auquel je pense ici est la Digression sur les Anciens et les Modernes.

7 J’emprunte l’expression « régime d’historicité » à François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

8 Edward Young, Conjectures on Original Composition, in a Letter to the Author of Sir Charles Grandison, Londres, Millar et Dodsley, 1759. Je cite, sauf indication contraire, la traduction française de M. Le Tourneur : Œuvres diverses du docteur Young, t. III, Paris, Le Jay, 1770. J’indique d’abord la pagination de l’édition anglaise, puis celle de la traduction.

9 Ibid., p. 9 ; 239.

10 Ibid., p. 68 ; 309. En règle générale, la réflexion philosophique a plutôt opposé des « résistances » à l’intégration du discours, fortement idéologique et rhétorique, sur l’originalité radicale. L’esthétique philosophique semble avoir considéré que la valeur d’originalité radicale est théoriquement et pratiquement intenable. Théoriquement, parce que l’originalité pose des difficultés immenses, tant au plan de sa justification (elle semble poser l’importance de cela même qu’elle nie, i. e. le contexte réel de la coupure que l’artiste souhaite faire) que de ses critères d’identification (comment reconnaître l’originalité ? En quoi s’agit-il d’une propriété pertinente des œuvres littéraires ?) ; pratiquement, parce qu’elle semble contraire à la pratique concrète de la majeure partie de l’institution artistique et littéraire. Je risquerais la chose suivante : devant le caractère à la fois inévitable et intenable de l’exigence d’originalité radicale, l’esthétique des Lumières tardives réagit de cinq façons possibles : (i) en la problématisant par l’analyse concrète des « degrés » de productivité (chez Sulzer, Gerard, ou Diderot) ; (ii) en la déplaçant historiquement, soit vers un moment de perfection unique, parfaitement « original » et parfaitement impossible à répéter (Winckelmann), soit vers l’origine « primitive » des sociétés non policées (Duff), soit vers les individualités culturelles, qui sont seules véritablement « originales » (Herder) ; (iii) en l’ignorant par le maintien quasi intégral du schème classique de l’invention (Marmontel) ; (iv) en replaçant la vitalité artistique dans une écologie historique, sociale et physique des œuvres d’art (Quatremère de Quincy, qui produit un modèle « hybride » extrêmement riche : à la fois néo-classique et inventeur d’une conception de l’invention radicalement incarnée dans un lieu) ; (v) en la neutralisant en montrant sa compatibilité complète avec la théorie classique et le modèle historique statique qu’elle sous-tend (Kant).

11 Pourtant, d’un point de vue strictement esthétique, l’originalité ne peut être une propriété pertinente que lorsqu’elle concerne l’œuvre, et non pas l’auteur, et lorsque cette œuvre est inscrite dans un environnement comparatif. Pour qu’il y ait de l’original, et qu’on en jouisse, il faut que l’œuvre puisse se détacher sur le fond d’un environnement « moins original ».

12 L’examen des métaphores « végétales » du poète et de l’artiste, au xviiie siècle, est révélateur des conceptions que les auteurs se font du génie. À titre d’exemple, si Young met l’accent sur la dimension d’auto-engendrement des productions originales pour ainsi dire sui generis, les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) de l’abbé Du Bos soulignent plutôt le terreau « climatique » et moral favorable dans lequel se développe le génie et l’Essay on Genius (1774) d’Alexander Gerard insiste sur l’auto-organisation de l’imagination dans l’invention originale. La métaphore végétale de l’auto-engendrement, dans les Conjectures, enveloppe également des échos théologiques – Young parle des « canaux limoneux » qui conduisent, par l’imitation, de l’Antiquité jusqu’à nous, tandis que les beautés originales sont semblables aux fleurs dont le Créateur peupla le jardin d’Éden, qui sont non seulement sans précédent, mais également non souillées – et économiques – par la communication mimétique, les idées et les mots se dévaluent, se déprécient.

13 Ibid., p. 42.

14 Ibid., p. 17.

15 Young paraît soutenir une conception radicalement an-historique qui viendrait appuyer une conception que Louis Dumont, en référence surtout aux théories de la Bildung allemande, a appelée incomparabiliste.

16 Ibid., p. 73 ; 315. À ce sujet, Young soutient deux thèses qui ne se recouvrent pas complètement : d’une part, le poète original innove et accroît le champ de la poésie, de l’autre, il invente à partir de vérités nouvelles découvertes par la science et les arts modernes. Pour paraphraser Chénier, on pourrait dire que « sur des pensers nouveaux, il fait des vers nouveaux ».

17 Contrairement à Diderot et Gerard, qui sont en mesure, jusqu’à un certain point, de jeter un éclairage sur le fonctionnement de l’esprit lors de la production d’associations imaginatives inusitées.

18 Ibid., p. 82 ; 324.

19 Ibid., p. 52 ; 290.

20 Ibid., p. 53 ; 291.

21 Ibid., p. 55 ; 292.

22 Essay on Original Genius, and Its Various Modes of Exertion in Philosophy and the Fine Arts, particularly in Poetry, anonyme, 1767.

23 Notamment dans son Shakespeare de 1773 et dans Une autre philosophie de l’histoire, de 1774.

24 Pour étoffer ce tableau, on pourrait ajouter que pour Winckelmann (Histoire de l’art de l’Antiquité, 1764), l’invention s’est épuisée dans l’originalité unique et irremplaçable des Grecs ; tandis qu’a contrario, pour Kant, à travers l’analyse du génie comme condition de possibilité des œuvres d’art véritables, l’originalité est conçue comme à la fois radicale et sans histoire.

25 Louis Dumont, Homo Æqualis II : L’idéologie allemande. France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1991.

26 Harold Bloom, The Anxiety of Influence : A Theory of Poetry, New York, Oxford University Press, 1973.

27 Thomas McFarland, Originality and Imagination, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, 1985.

28 Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soi… », art. cit.

29 Roland Mortier, L’originalité…, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Dumouchel, « Changement d'ethos : l'émergence du concept esthétique d'authenticité »Noesis, 22-23 | 2014, 15-27.

Référence électronique

Daniel Dumouchel, « Changement d'ethos : l'émergence du concept esthétique d'authenticité »Noesis [En ligne], 22-23 | 2014, mis en ligne le 15 juin 2016, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1882 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1882

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Auteur

Daniel Dumouchel

Daniel Dumouchel est professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal depuis 1993. Il enseigne l’histoire de la philosophie moderne et l’esthétique. Ses recherches portent sur l’histoire de l’esthétique philosophique et sur la philosophie des passions. Il est l’auteur de Kant et la genèse de la subjectivité esthétique (Paris, Vrin, 1999) et il a récemment codirigé (avec Bertrand Binoche) Passages par la fiction. Expériences de pensée et autres dispositifs fictionnels de Descartes à Madame de Staël, (Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2013).

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