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Imaginaire et impensé de l’économie

La problématique de l’aliénation objective peut-elle encore éclairer la réalité historique du capitalisme ?

Stéphane Haber
p. 205-226

Résumés

Quelle est l’ontologie sociale que réclame l’interprétation du capitalisme en général et du néocapitalisme en particulier ? Cet article défend l’hypothèse selon laquelle cette ontologie doit suivre le fil conducteur de « l’aliénation objective ». Comprendre le capitalisme, c’est pour une large part comprendre comment des puissances détachées, expressions autonomisées de nos pouvoirs et de nos actions, en viennent à faire l’histoire sans nous et souvent contre nous, sous la pression de la tendance expansionniste qui les anime. L’article explicite cette hypothèse, en souligne certaines difficultés, et, enfin, montre comment elle se rattache au propos de Marx au début du Capital.

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Texte intégral

1La tradition hégéliano-marxienne a conféré une grande importance à la problématique de l’« aliénation objective ». Celle-ci a pour originalité d’aborder la réalité sociale en privilégiant un statut ontologique particulier : celui de l’objectivité détachée, de la puissance aliénée et incontrôlée. Quelque chose nous ferait face comme le résultat extériorisé, devenu indocile, de nos actions ou comme la manifestation autonomisée de nos pouvoirs. Cette problématique conserve-t-elle un quelconque pouvoir d’éclaircissement ?

Aborder « le capitalisme » à travers la problématique de l’aliénation objective

2Confrontée au champ d’objets liés à l’organisation économique moderne – où elle eut historiquement l’un de ses terrains d’élection et trouve encore les moyens de sa rationalisation théorique –, elle se reconnaît en tout cas facilement. On la repère au fait qu’elle relie rapidement ce que l’on nomme « capitalisme » à l’idée intuitive de quelque chose – une objectivité pleine et articulée : une logique, un système, une puissance – s’effectuant hors de, à l’encontre de, aux dépens de quelque chose d’autre à quoi nous avons des raisons d’accorder une importance et un intérêt propres. Et au fait qu’elle favorise les cas où (c’est ce qu’ajoute le thème du sujet) cette objectivation s’effectue d’une façon à peu près continue, cohérente, rationnelle, dans le temps.

  • 1 Naturellement, le fait de se donner comme objet le « mode de production capitaliste » ne favorise p (...)
  • 2 Nous sommes conscients du caractère vague de la notion de marché. D’elle-même, elle ne désigne pas (...)
  • 3 Cela dit de façon idéale-typique. Car l’histoire économique fait apparaître de nombreux modèles dév (...)

3On supposera ici une conception large, mais pas indéterminée, de ce qu’il faut entendre par « capitalisme ». Sont visés, par là, les caractères généraux d’une forme d’organisation économique que l’on peut opposer, en regardant de très haut, aux formes féodales, esclavagistes, socialistes, à « l’économie de subsistance », etc. Vue de plus près, cette forme d’organisation se distingue par la prédominance de deux institutions, le « marché » et l’« entreprise », auxquelles, au passage, Le Capital de Marx n’accorde pas de rôle fondamental en tant que telles1. Le marché constitue un mode de coordination qui repose sur la mise en œuvre de certaines techniques relativement souples et originales d’allocation des ressources (le travail, les biens, les services) et d’échange dans lesquelles la médiation monétaire joue un rôle central2. L’entreprise se présente comme une organisation qui se définit par la recherche systématique et nécessaire de « profit »3. Plus précisément, c’est une institution de production qui s’intègre, à titre de chaînon principal, à d’amples circuits monétaires orientés par la poursuite du profit.

  • 4 Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

4Historiquement, le marché et l’entreprise ont revêtu différentes formes. Et ils ont exercé différentes sortes d’effets sur l’économie et sur la vie sociale, en particulier des polarisations de classes, qui ont pu prendre des aspects divers. Mais s’il y a bien eu des « marchés » et des « entreprises » dans de nombreux contextes historiques – par exemple dans la Rome ancienne, dans la Chine impériale, en URSS –, il n’est pourtant pas faux de dire que les économies non-capitalistes reposent sur des manières d’allouer des ressources qui, en gros, ne sont pas marchandes, à cause du rôle important qu’y jouent l’autoproduction, le prélèvement contraignant, l’extorsion directe, les flux d’échange enchâssés dans des rapports sociaux préexistants, les échanges non-monétaires4 ; quant à la production de biens et de services, elle n’est pas, dans les sociétés non-capitalistes, majoritairement ou hégémoniquement assurée par des organisations qui sont conçues en fonction de la recherche du profit, c’est-à-dire de l’anticipation de futurs investissements productifs. Globalement, une économie devient capitaliste lorsque, un seuil critique ayant été franchi, les logiques, les possibilités d’action et les contraintes inhérentes au marché et à l’entreprise commencent à peser d’un poids déterminant sur la production et, à partir de là, sur l’organisation sociale. À partir de ce seuil critique, des phénomènes de diffusion, d’élargissement, d’escalade concurrentielle, etc., se produisent dont l’influence devient marquante.

  • 5 Ainsi, les expériences du socialisme d’État qui ont marqué le xxe siècle ont-elles assez montré ce (...)

5Si l’on suit les suggestions présentes dans la thématique de l’aliénation objective, l’analyse du capitalisme suit une voie particulière. Il n’y sera pas d’abord question de liberté individuelle, d’efficacité, d’enrichissement, de marchés, d’investissements, de profits, de rapports de classe, de domination, d’exploitation, de propriété privée des moyens de production ou d’autres choses semblables. Critiquer le capitalisme, ce sera faire autre chose que critiquer des injustices : il faudra creuser plus profond. Dit positivement : comprendre le capitalisme en fonction du thème de l’aliénation objective (il a assurément d’autres facettes), ce sera, en premier lieu, comprendre comment certains processus sociaux importants liés au marché et à l’entreprise (pas toujours les mêmes), ayant échappé aux hommes, se cristallisent dans des produits qui fonctionnent « tout seuls », sans nous et contre nous, comment ceux-ci forment alors une force extérieure et transcendante par rapport à la vie sociale prise dans sa globalité, comment ils se trouvent désormais pris en charge par des mécanismes anonymes hautement désagréables en raison de leur obstination et de leur aveuglement. Parmi ces dommages, on trouverait, par exemple, une série de déformations, de paralysies, de pathologies diverses, d’assujettissements et d’embrigadements aux formes multiples. Dans l’histoire de la conscience critique du capitalisme, ce motif semble l’un des plus fréquents. Que l’on s’inquiète de l’autodéploiement de la science et de la technique, des progrès inexorables de la marchandisation et de la salarisation (c’est-à-dire de l’argent), de la soumission progressive de la vie sociale aux impératifs fonctionnels de la reproduction du système économique, des contraintes organisationnelles induites par la diffusion du modèle de l’entreprise, de l’autonomisation de la finance, que, même, l’on voit, au-delà de ces phénomènes particuliers, le capitalisme comme une grande machine statique, c’est la même intuition qui est à l’œuvre. L’idée générale est que si l’aliénation objective n’est pas tout le capitalisme (et inversement5), celui-ci, en revanche, induit systématiquement des phénomènes (nombreux, relativement cohérents entre eux même s’ils présentent des différences, influents, originaux historiquement) relevant de l’aliénation objective. Il densifie et radicalise le principe de l’aliénation objective qui a certes de nombreuses manifestations commençantes ou anodines en dehors de lui, quels que soient les contextes historiques. Ou encore : dans une société où les marchés et les entreprises occupent des fonctions importantes, certaines tendances (pas toujours identiques, pas nécessairement toutes présentes simultanément) apparaissent qui, sur la persistance de la longue durée, induisent des phénomènes relevant de l’aliénation objective. Et, à l’extérieur du champ spécifiquement économique, certaines des forces qui grandissent de façon inopportune ou irrationnelle – une puissance politique, par exemple – peuvent alors rejoindre ces tendances de manière opportuniste.

Vraisemblance du modèle de l’aliénation objective

6La perspective d’une appréhension du capitalisme et du néocapitalisme qui s’effectuerait dans le cadre d’une théorie de l’aliénation objective apparaît défendable en principe. Mais il faut bien se demander dans quelle mesure ce schéma de l’aliénation objective, au-delà de la vague séduction qu’il peut exercer de prime abord, est réellement opératoire. Peut-il vraiment, c’est-à-dire sérieusement, commencer à animer les investigations empiriques qui portent sur le capitalisme et le néocapitalisme, ou du moins les éclairer, leur servir de point de départ ou de point de référence ?

  • 6 Le Capital, Paris, Éditions sociales, 1977, L. III, chap. 24. Sous sa forme capitaliste, l’intérêt (...)
  • 7 G. Duménil et D. Lévy, The crisis of neoliberalism, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

7À première vue, une réponse positive semble s’imposer. Récemment, toutes les philosophies les plus intéressantes qui ont pris le capitalisme contemporain comme thème privilégié ont d’ailleurs gravité autour de ce motif, le popularisant, proposant d’infinies variations et improvisations à partir de lui. Dans ces philosophies, on s’approche même souvent de l’idée selon laquelle le propre du néocapitalisme aura été d’accentuer la dimension « objectivement aliénante » des phénomènes socioéconomiques que le terme « capitalisme » résume, comme si s’exprimait en lui sa vérité, jusque là moins sensible. Ainsi, à l’époque actuelle, la critique de la financiarisation – cible facile depuis le déclenchement de la crise mondiale en 2007 –, en particulier lorsqu’elle recourt à l’opposition catégoriale du « réel » (au sens de l’« économie réelle ») et du « fictif », semble bien constituer une application paradigmatique de ce modèle de l’aliénation objective6. Bien entendu, une compréhension trop pauvre de ce qu’est une fiction (comme simple illusion inconsistante et inefficace, par exemple) ne fait pas l’affaire dans ce contexte. La finance n’est pas que parasitisme et perturbation ; elle induit positivement des formes originales d’enrichissement et d’« accumulation par dépossession » (Harvey) ; son importance croissante accompagne les processus globaux de réorganisation des rapports de force entre classes ou entre nations. Mais il n’est pas injuste que l’autonomisation de la finance et le renforcement de sa capacité de nuisance, devenues si manifestes dans la première décennie du xxie siècle7, aient redonné une vigueur nouvelle au mythe éternel du monstre artificiellement conçu qui finit par échapper au contrôle de son créateur et par se retourner contre lui – un mythe qui, après tout, présente une version populaire crédible de ce que veut dire plus abstraitement le modèle de l’aliénation objective. L’alliance, scellée au xixe siècle, entre la contestation du capitalisme et l’ontologisation exaltée du travail (envers typique de la critique de l’exploitation) semble avoir définitivement cédé la place à la critique de l’aliénation objective comme telle, comme phénomène général. Il est même bien possible que les traits propres de la financiarisation actuelle – l’exceptionnelle inventivité de ses techniques (dont la titrisation représente le cœur), sa capacité à générer des effets d’escalade vertigineux et instantanés, sa force d’auto-alimentation et d’autopropulsion perpétuelle, son aptitude à parasiter les processus productifs et les biens collectifs presque à tous les niveaux, avec les immenses contraintes qui en résultent, la complexité des formes de dépossession qu’elle génère, l’implication des masses dont elle est solidaire grâce aux fonds de pension et à l’endettement privé et public – puissent servir de paradigme pour concevoir ce qu’est une aliénation postmoderne. À titre de paradigme pour l’analyse des formes de l’aliénation objective dans le capitalisme, l’aliénation financière semble en tout cas pouvoir s’ajouter à l’aliénation salariale, si structurante pour la théorie sociale des deux derniers siècles, et même à l’aliénation consumériste analysée à l’époque de la grande croissance de l’après 1945.

8L’anticapitalisme philosophique d’aujourd’hui semble donc trouver tout naturellement son centre de gravité dans la critique des puissances objectives détachées.

  • 8 M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
  • 9 J. Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepse, 2008.

9Ainsi, dans Empire8, ouvrage décisif historiquement parce qu’il a marqué le renouveau d’une philosophie sociale centrée sur le néocapitalisme, Michael Hardt et Antonio Negri filent la métaphore impérialiste pour décrire une situation dans laquelle la victoire planétaire du capitalisme revêt la forme d’une subordination systématique, écrasante, des forces incarnant la liberté, la vitalité et la créativité. Investissant des motifs issus de Fichte, de Sartre et de Lukács, John Holloway comprend, quant à lui, le capitalisme, dont les traits apparaissent exacerbés jusqu’à la caricature par les évolutions contemporaines, comme une sorte de condensé de tous les phénomènes par lesquelles l’action humaine subit le destin d’une retombée objectivante, réifiante9. Le capitalisme, c’est donc, pour Holloway, le résumé et l’amplification démesurée de tout ce qui rend, en général, désagréable le fait que l’action humaine se traduise par une production d’objets qui, une fois faits, sont, hélas, voués à vivre de leur vie propre et donc à pouvoir se retourner contre leurs auteurs (ou au moins à ne plus pouvoir être reconnus par ceux qui les ont faits). L’altérité inhérente à l’action s’y fige en inquiétante étrangeté, au pire en grand méchant système, réclamant une insurrection universelle contre la facticité. Cette insurrection, chez Holloway, s’identifie purement et simplement au renversement du capitalisme comme mode de production.

Difficultés du modèle de l’aliénation objective

10Pourtant, malgré ces deux modèles influents dans la discussion contemporaine, une réflexion alimentée par certaines traditions de la théorie sociale invite à la prudence, pour ne pas dire qu’elle conduit au scepticisme. Car, même en admettant la validité (et même le primat) du point de vue critique, le capitalisme présente bien d’autres visages, pour la théorie sociale, que celui d’une hypostase illégitime, d’une machine folle ou d’un monstre vorace – bref d’une sorte de sujet hyperbolique. Il existe des aspects importants de cette organisation économique que le modèle de l’aliénation rend invisibles ou difficilement pensables. Nous distinguerons quatre objections possibles qui peuvent être adressées au modèle de l’aliénation objective appliqué à l’interprétation du capitalisme – des objections qui, bien entendu, ouvrent implicitement la possibilité d’interprétations alternatives des phénomènes.

  • 10 Même si elles ne consistaient pas à proprement parler en « théories sociales du capitalisme » en ra (...)
  • 11 M. Weber, L’éthique protestante et l’éthique du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004, p. 251.
  • 12 J. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, Paris, Dalloz, 1999. Dans les discussions contemp (...)
  • 13 A. Faure et J. Rancière, La parole ouvrière, Paris, La Fabrique, 2007.

11(a) Il a toujours existé des traditions, au sein des théories sociales du capitalisme, qui ont offert une certaine résistance à l’idée fataliste d’un appareil froid et écrasant, et sont donc restées sensibles au rôle qu’y jouent l’initiative, la motivation, l’activité10. Deux lignes de raisonnement peuvent se distinguer. D’un côté, on a mis l’accent sur le fait, pas aussi trivial qu’il en a l’air, que le capitalisme a besoin de capitalistes. Ainsi, contrairement à l’idée de Weber selon laquelle le capitalisme, autrefois issu d’engagements individuels puissants, aurait progressivement adopté la forme d’une sorte de gigantesque machine qui poursuivrait infiniment sur sa lancée11, Schumpeter insiste sur la fonction indispensable de l’entrepreneur, seul capable, d’après lui, d’impulser ces ruptures avec les routines, ces innovations techniques et organisationnelles, que réclame le capitalisme pour ne pas tomber dans la stagnation12. De l’autre côté, on trouve le motif, d’inspiration socialiste au début, selon lequel les formes de vie sociales engendrées par la soumission du travail au capital libèrent chez les classes dominées un potentiel inédit de résistance et de création qui contribue, finalement, à définir l’historicité du capitalisme13. Dans les deux cas, l’image de l’aliénation objective se trouve drastiquement limitée dans sa portée. Car l’organisation capitaliste de l’économie ne semble pas correctement pensable sans les phénomènes de subjectivation personnelle et d’entrée en activité qu’elle induit et dont elle vit même dans des stades avancés de son affirmation. Le motif de l’aliénation devrait bien faire une place à cette dimension d’activité.

  • 14 Chez les trois auteurs mentionnés, une telle hypothèse n’empêche pas le maintien d’un vocabulaire q (...)

12(b) Un second ensemble d’arguments sceptiques part du fait que l’idée d’aliénation objective suppose l’existence d’une opposition entre quelque chose d’aliénant (des mécanismes, des tendances, des dispositifs…) et quelque chose (on dit souvent, en attendant de préciser : « la vie ») qui se trouve aliéné du fait de son existence. C’est risquer, disent ces arguments, de passer à côté d’un paysage complexe, fait de nuances, de situations ambiguës et composites : concrètement, il est souvent difficile de savoir quand un agent économique agit sous l’effet de « puissances détachées » et quand il agit de sa propre initiative, en fonction de paramètres et de contraintes plus ordinaires. Et quand bien même cette difficulté épistémologique banale (la clarté apparente de certaines oppositions conceptuelles ne préjuge pas de la simplicité du réel) pourrait être surmontée, c’est risquer, d’une manière plus intéressante, de passer à côté de la complexité des liens qui unissent le monde de l’action et de l’existence, d’une part, et le monde des mécanismes et des processus économiques, d’autre part. Une complexité des liens que le monde du capitalisme illustre de façon très nette. En ces matières, disent ces arguments, il s’avère plus judicieux de raisonner à partir de rapports qui, n’étant pas simplement d’opposition, ne sauraient inciter à soutenir un dualisme statique. C’est ainsi que l’on trouve chez des auteurs tels que Foucault, Deleuze ou Negri l’idée selon laquelle l’« autre » des dispositifs de pouvoir et de production doit d’emblée être saisi non comme une substance autonome, innocente, extérieure, mais dans sa relation avec ces dispositifs mêmes14. D’après eux, les deux termes du rapport se montrent indissociables, et l’opposition du sujet et de l’objet doit même être résolument dépassée à cette occasion. Pour concevoir cette indissociabilité, les problématiques de la complicité (le sujet est d’emblée constitué pour entrer dans le jeu des dispositifs, pris en eux) et de la résistance (le sujet se définit par une lutte contre eux) semblent les plus saillantes. Or, qualifier immédiatement « la vie » comme une puissance d’entrer dans le jeu des forces (par exemple dans le cadre du capitalisme) qui l’assujettissent ou, au contraire, d’y résister, c’est se placer à distance d’une thématique de l’aliénation objective, qui est plus portée à souligner pour lui-même le moment de la différence et de l’opposition, plus portée à postuler l’existence d’une certaine dualité ontologique, à placer l’accent sur les phénomènes de renversement, de réification et d’autonomisation des rapports sociaux. Cette thématique doit se confronter à une telle vision alternative.

  • 15 Hayek, Droit, législation et liberté, Paris, PUF, 1982, 3 vol.
  • 16 Luhmann, Die Wirtschaft der Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 1988.

13(c) Même présentée avec prudence, la thématique de l’aliénation objective semble conduire inévitablement à une vision assez restrictive et assez sombre du capitalisme : à cause de ce qui, en lui ou à cause de lui, s’est émancipé de « la vie », c’est, au fond, un régime économique qui menace la liberté humaine. Or, cette vision paraît incapable de s’articuler à une véritable prise en compte de la pluralité des significations historiques que l’on peut prêter au capitalisme. Il a de nombreux visages, qui doivent, autant que possible, être pris en compte par la réflexion théorique, celle-ci devant éviter de se lier d’emblée à une ligne de réflexion soit apologétique soit dénonciatrice. Les expériences sont radicalement diverses. Là encore, deux exemples assez antithétiques peuvent être mentionnés. D’un côté, le motif libéral du « capitalisme émancipateur » (motif raffiné chez des auteurs récents tels que Hayek15 ou Luhmann16, et dont il n’y a peut-être pas de raisons fortes de nier la pertinence partielle) fait apparaître le motif de l’aliénation comme inutilement dramatisant. Pour la crédibilité de l’analyse, il paraît en tout cas important de ne pas se représenter l’univers du capitalisme comme un enfer (et de ne pas faire du capitalisme en général le responsable des maux qui affectent notre organisation économique, comme si aucune cause plus précise – prochaine et non pas lointaine – ne pouvait être désignée), alors que de nombreux acteurs y trouvent leur compte, ou au moins s’y adaptent, et pas seulement par aveuglement. Mais, de l’autre côté, en s’inspirant de théoriciens comme Durkheim et Polanyi, on pourrait le trouver encore trop positiviste. Car la modernité capitaliste, pour eux, c’est moins la naissance de quelque chose de nouveau (fût-ce quelque chose de très désagréable) qu’une perte et un déficit (celui de l’enchâssement normal de l’économie dans le tissu de la vie sociale-morale). Bref, il existe beaucoup d’interprétations a priori intéressantes du capitalisme historique (interprétations dont la diversité peut parfois refléter des configurations historiques contrastées et ambiguës) qui se passent fort bien de l’idée d’aliénation objective et pourraient même prétendre la contester. Finalement, elle n’a plus l’évidence flagrante pour elle dès que l’on sort du cadre d’un discours purement spéculatif sur le présent historique. Elle doit être située.

  • 17 G. Duménil et D. Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Cambridge, Harvard University Press, 2010.
  • 18 C’est-à-dire la période du capitalisme dominée par les grandes entreprises. Sur cette catégorie, qu (...)
  • 19 Pour cette thèse, voir, dans des styles différents, Y. Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, (...)
  • 20 Voir J. Bidet, Théorie générale, Paris, PUF, 1999.
  • 21 Comme c’est le cas chez Bourdieu, par exemple.

14(d) Une quatrième série d’arguments pourrait être opposée au privilège méthodologique exorbitant du modèle de l’aliénation objective au nom de la consistance des rapports sociaux. Le problème peut être résumé simplement : lorsqu’il est question d’aliénation objective, la structure sociale, les rapports de classes, le pouvoir, etc., paraissent passer au second plan, voire disparaître dans le brouillard, pour l’explication sociologique. En tout cas, ce n’est pas le plus intéressant. Or, cette relégation s’avère problématique. En effet, personne n’est dominé seulement ou même principalement par des contraintes impersonnelles ou des dispositifs abstraits en état d’apesanteur sociale. L’« objet » même devenu dispositif ou puissance active n’exerce pas vraiment de pouvoir par lui-même. Il faut des groupes sociaux, des intérêts, générateurs de stratégies et de conflits, et parfois des techniques d’assujettissement et d’exploitation pour qu’ils fonctionnent. C’est ainsi, par exemple, que, aux yeux de nombreux interprètes contemporains, la « financiarisation » ne consiste pas seulement dans le fait, pour la société, d’être opprimée par des mécanismes impersonnels devenus fous, gonflant irrésistiblement et irrationnellement (les fameuses « bulles ») au-dessus d’elle. Elle a aussi correspondu plus prosaïquement, comme moyen, aux intérêts de certains groupes sociaux17. Et elle a prolongé des dominations existantes (celles du capital sur le travail, la financiarisation consistant seulement, d’après certains spécialistes, dans une sorte de généralisation, à l’échelle de la société, des impératifs propres à ce que certains appellent le corporate capitalism18). D’où la possibilité, apparemment paradoxale, d’interpréter la financiarisation comme une tentative ratée d’organisation et de régulation du capitalisme post-fordiste, et pas seulement comme un facteur anomique d’emblée absurde19. Là encore, à un niveau plus général, deux orientations peuvent être distinguées. Certains auteurs estiment que les explications par les rapports sociaux doivent être articulées aux explications par des mécanismes impersonnels (lesquels constituent les supports de l’aliénation objective) qui conservent leur légitimité théorique20, tandis que d’autres tentent de se passer autant que possible de telles explications, par exemple en soutenant la primauté méthodologique du concept de domination21.

15Présenter ces quatre contre-modèles n’équivaut pas à mettre en cause la validité ni la primauté du schéma de l’aliénation objective, mais plutôt à tenter d’éviter qu’il ne s’enfonce dans un sommeil dogmatique. C’est pourquoi il est utile de rappeler qu’asséner avec énergie que ce schéma est éclairant, proclamer qu’il constitue même un point de départ et un point de référence nécessaires pour la réflexion (puisqu’il permet de nous installer de façon irremplaçable au cœur de l’histoire, au cœur des faits les plus prégnants), se déclarer absolument certain, en outre, que l’ontologie sociale peut s’en servir comme d’un repère lorsqu’il s’agit de sociétés capitalistes, ne revient pas du tout à lui accorder étourdiment une confiance illimitée. Ce n’est pas oublier sa nature épistémologique (une construction provisoire et faillible), les inconforts qu’il engendre, même sous ses formes les plus rationalisées, ignorer sa part d’ombre ou ses zones de fragilité, ni négliger les atouts de ses concurrents. Au contraire. Sur la base de ce constat méthodologique élémentaire, on doit pouvoir s’installer dans la position incommode où les deux mouvements de pensée qui viennent d’être résumés – affirmer la validité et la priorité du modèle de l’aliénation objective, s’inquiéter ensuite de ses limites – sont assumés ensemble parce qu’ils s’avèrent également intéressants d’un point de vue empirique. L’idée qui se dégage est donc que nous sommes sur une bonne voie pour concevoir le capitalisme en général (et le néocapitalisme en particulier, qui en radicalise justement certains traits pertinents dans la perspective de la problématique de l’aliénation objective) lorsque nous commençons à nous laisser guider par les impulsions composites issues de ces deux mouvements de pensée hiérarchisés. Mais sur quels phénomènes empiriques peut peser la charge de la preuve lorsqu’il s’agit d’affirmer la priorité méthodologique du modèle de l’aliénation objective ? Notre réponse passera par un rappel de la transformation, trop peu reconnue, de l’idée d’aliénation objective qu’engagent certains textes de Marx – des textes dans lesquels résonnent les échos d’une prise en compte de la dynamique expansive du capitalisme.

Marx et l’analyse de la dynamique expansive du capitalisme

16De façon générale, Marx analyse les processus dynamiques à l’œuvre dans les économies modernes d’une façon qui le sépare des représentants de l’économie politique classique. En effet, il s’agit moins pour lui d’expliquer l’enrichissement des sociétés, la production de surplus ou l’accumulation du capital, comme le faisaient les classiques, que de montrer comment les collectivités modernes ont perdu le contrôle de leur destin – tout en essayant de compenser cette perte par des idéologies qui idéalisent ces processus économiques. Car ces collectivités, d’après Marx, se sont laissé gouverner par une contrainte de croissance pour la croissance qui les entraîne sans retour possible.

17Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels raisonnent directement à partir de l’extension géographique et des transformations sociales caractéristiques du mode de production capitaliste depuis ses premières manifestations modernes.

  • 22 Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 23.

La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution.
L’ancien mode d’exploitation féodal ou corporatif de l’industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s’ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande ; la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l’atelier même.
Mais les marchés s’agrandissaient sans cesse : la demande croissait toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture ; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place aux millionnaires de l’industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes.
La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement réagit à son tour sur l’extension de l’industrie ; et, au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes léguées par le Moyen Âge22.

18Dans les « Grundrisse », Marx précise cette approche (encore dépendante en 1848 d’une mythologie apocalyptique, corrélat d’une certaine philosophie des « stades » de l’Histoire) en insistant sur l’horizon de la mondialité qui anime d’emblée le développement capitaliste. Il raisonne désormais en fonction d’un concept plus abstrait de « capital ». Le sobre démontage des mécanismes économiques se substitue à la grande fresque historique.

  • 23 Ibid., p. 349. Voir aussi Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions socia (...)

La tendance à créer le marché mondial est immédiatement donnée dans le concept de capital. Chaque limite y apparaît comme un obstacle à surmonter. Le capital a donc d’abord tendance à soumettre chaque moment de la production elle-même à l’échange et à abolir la production de valeurs d’usage immédiates n’entrant pas dans l’échange, c’est-à-dire à substituer la production basée sur le capital à d’autres modes de production antérieurs qu’il juge trop enracinés dans la nature. Le commerce n’apparaît plus ici comme une fonction permettant d’échanger l’excédent de deux productions autonomes, mais comme un moment et un présupposé de la production qui embrasse essentiellement la totalité de la production elle-même23.

19Le Capital renonce à unifier la prise en compte des aspects historiques, dynamiques et progressifs du capitalisme autour d’une thématique centrale, même celle du marché mondial, moins mise en avant. L’ouvrage procède ainsi à l’analyse de nombreux phénomènes dynamiques, désormais étudiés dans leur diversité et dans leur complexité propre. Par exemple, et pour en rester au livre I, la logique de l’extension et de l’intensification de l’exploitation du travail ouvrier ne s’organise pas de la même façon que la tendance globale à l’accumulation, qui suppose des évolutions démographiques particulières. Même la fameuse tentative de systématisation de la fin du livre II, fondée sur une reprise des « circuits » de la Physiocratie et sur le développement d’une opposition stylisée entre « reproduction simple » et « reproduction élargie » ne représente qu’une approche partielle du phénomène dynamique-expansif pris comme un tout. Dans le chapitre IV du livre I du Capital, qui reprend et donne un sens puissant à l’ensemble de la section I qui porte sur la valeur, Marx élabore cependant des considérations qui peuvent être assimilées à une tentative de fondation réflexive de cette pluralité des manifestations de la nature dynamique et expansive du capitalisme. Or, il est frappant qu’elle implique le modèle de l’aliénation objective. Au niveau très abstrait où se situe l’argumentation, consacrée au « passage » de l’argent au capital, il affirme donc la co-appartenance originaire de la tendance dynamique-expansive et de l’aliénation objective propres au capitalisme. Les deux problématiques, qui suivront des chemins différents dans Le Capital, proviennent pourtant d’une même source dans le cours de l’argumentation ; elles ont même constitué le contexte de la première apparition du concept de « capital ».

  • 24 Plus loin, Marx signale la manière dont la théorie économique joue, par rapport à la dynamique expa (...)

20Marx part donc, abstraitement, dégageant une sorte de modèle théorique pur, de la séquence d’enrichissement : X avait tant d’argent en t0, il en a plus en t1. De cette séquence d’enrichissement, l’argent apparaît d’ailleurs après coup comme le support nécessaire, dans lequel il trouve sa vraie fonction. Or, pour se retrouver enrichi en t1, X peut évidemment avoir bénéficié de dons, avoir mérité une rémunération ou avoir découvert un trésor ; il peut aussi avoir volé autrui ou s’être accaparé quelque ressource en libre accès. Par contraste, le « capital » apparaît comme le nom que l’on donne au principe de cette possibilité alternative que serait un processus social complexe qui incarnerait et intérioriserait cette contrainte à l’enrichissement monétaire d’une manière régulière, normale, constante, routinière, efficace et presque discrète. Dans cette configuration, X délègue les moyens de parvenir à l’enrichissement à des mécanismes qui rendent possible l’enrichissement parce qu’ils s’auto-alimentent en permanence ou, du moins, semblent le faire. Parmi ces mécanismes, ceux qui sont liés au fonctionnement du « marché » occupent une place privilégiée, dit Marx, et il s’agit même là d’une des premières déterminations du « marché » (une expression assez peu fréquente au début du Capital). Voilà en tout cas, pour les lecteurs de l’ouvrage, le premier visage du « capital » : la passion pour la richesse devenue processus rationnel, faisant travailler constamment quelque chose pour soi, une alternative aux aléas de la chance et aux intermittences de la générosité d’autrui, une façon de s’épargner la dépense d’énergie nécessaire à voler et à piller24. Nous voilà à quelques chaînons seulement (parmi lesquels on trouve la « survaleur ») de la notion de « profit ».

  • 25 Dans la théorie économique du xxe siècle, ce sont les idées et les hypothèses plus ou moins mythiqu (...)

21Or, une fois ce point établi, Marx souligne très vite l’effet d’amplification que procure ce passage par la médiation marchande. L’extériorisation en question libère en l’objectivant une tendance inhérente à certaines passions ou à certains intérêts humains, la tendance « pléonexique » à la croissance illimitée, à la croissance pour la croissance. Marx associe la mise en œuvre de cette idée à une insistance sur la dimension non-consciente des fins poursuivies et sur le caractère anonyme des processus en place, jusqu’au point où le thème paradoxal d’une autovalorisation de la valeur peut être énoncée. Ontologiquement, les choses semblent donc très vite décidées pour Marx, malgré la différence entre le monde de l’argent et le monde du capital, si structurante dans le livre I. Chez lui, la manière dont l’économie politique classique problématisait, de façon non-critique, le caractère dynamique des économies de type « capitaliste » (enrichissement des sociétés, accumulation du capital, multiplication bénéfique des échanges25) se trouve très tôt subsumée, sans résidus apparents, sous la vision emphatique et sombre d’un processus irrationnel, automatique et autotélique, figure d’une objectivité devenue dévorante (mais dont rien ne dit, cependant, qu’elle soit omnipotente et illimitable). Le contenu même du concept de « capital » utilisé dans l’ouvrage de Marx s’en trouvera marqué d’avance, manifestant la prégnance persistante de la thématique de l’aliénation objective dans la théorie économique.

  • 26 Le Capital, livre I, Paris, PUF, 1995, p. 173-175.

C’est comme porteur conscient de ce mouvement que le possesseur d’argent devient capitaliste. Sa personne, ou plutôt sa poche, est à la fois le point de départ est le point de retour de l’argent. Le contenu objectif de cette circulation – la valorisation de la valeur – est son but subjectif et capitaliste ou capital personnifié, doué de volonté et de conscience ; c’est seulement dans la mesure où l’appropriation croissante de la richesse abstraite est l’unique motivation active de ses opérations qu’il fonctionne. Donc, il ne faut jamais traiter la valeur d’usage comme but immédiat du capitaliste ni non plus son gain individuel ; mais seulement le mouvement sans trêve du gain, comme acte de gagner. Cette pulsion absolue d’enrichissement, cette chasse passionnée à la valeur, le capitaliste la partage avec le thésauriseur, mais alors que le thésauriseur n’est que le capitaliste détraqué, le capitaliste est le thésauriseur rationnel. La multiplication incessante de la valeur que désire le thésauriseur en tentant de sauver l’argent des risques de la circulation, le capitaliste, plus intelligemment, l’obtient en le re-livrant sans cesse à la circulation.
[…] La valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel, à travers le changement constant des formes-argent et marchandise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur initiale, se valorise elle-même. Car le mouvement dans lequel elle s’ajoute de la survaleur est son propre mouvement, sa valorisation, donc une auto-valorisation. Elle a reçu cette qualité occulte de poser de la valeur parce qu’elle est valeur.
[…] La valeur devient donc valeur en procès, argent en procès, et comme tel, capital. Elle est issue de la circulation, y retourne, s’y conserve et s’y multiplie, revient agrandie et sans cesse elle recommence le même circuit26.

  • 27 Ibid., p. 197. Ailleurs, Marx fait humoristiquement commencer la modernité au moment où l’on a déco (...)
  • 28 Naturellement, l’idée smithienne d’une baisse progressive du taux de profit, à mesure que se dévelo (...)

22Ainsi, le capitaliste, avant d’être un inventeur, un organisateur, un producteur ou un exploiteur apparaît comme l’agent d’une Plusmacherei, d’une fabrication (anonyme) de plus ou de surplus27. Il est le rouage d’un système, s’avérera-t-il bientôt, lorsque les concepts opératoires auront été dûment introduits, qui vise non la production de richesses, mais, abstraitement, de survaleur. Il s’agit donc là du foyer de l’ensemble des analyses qui, dans Le Capital, prendront pour objet l’aspect dynamique et expansif du capitalisme : l’aggravation de l’exploitation, l’accumulation du capital, la diffusion du colonialisme, etc. Il est également facile d’y voir l’origine de ces versions du marxisme qui partent moins de convictions bien arrêtées quant au destin futur du capitalisme (les crises inhérentes à la tendance à la baisse du taux de profit, à la paupérisation du prolétariat, l’aiguisement de la lutte des classes) que d’une inquiétude plus globale (parfois plus prudente aussi, devant le thème risqué des « contradictions ») à l’égard des effets pervers d’un développement sans mesure et sans limites – que cette inquiétude trouve ensuite à s’exprimer dans une critique de l’impérialisme, du consumérisme, de la culture commerciale ou de l’irresponsabilité écologique. Ces versions, pour lesquelles le marxisme ne consiste pas fondamentalement en une ontologie du travail, en une économie de l’exploitation ou en une sociologie de la lutte des classes, sont d’ailleurs dominantes dans le champ contemporain, et pour des raisons tout à fait compréhensibles et justifiées. Elles conduisent naturellement à l’idée que si le schéma de l’aliénation survit dans Le Capital, comme on l’a depuis longtemps rappelé contre Althusser, ce n’est pas d’abord dans l’analyse des effets de dépossession induits par la soumission du travail aux impératifs fonctionnels de la domination de classe, ni même dans la thématique du « fétichisme de la marchandise », mais, plus originellement, dans cette image d’un dynamisme auto-reproducteur infini, sans rime ni raison, qui se situerait au cœur de la machinerie capitaliste. C’est en tout cas cette image que Marx a choisi de présenter et de fonder conceptuellement à un moment tout à fait crucial de son exposé. Et cela d’une façon d’autant plus frappante que les théories précoces du capitalisme, qui forment l’un des principaux contextes de son propre travail, étaient profondément enracinées dans un terrain où prospérait le thème de « l’état stationnaire » (baisse des profits et arrêt de l’investissement28), pendant que la critique du capitalisme, de son côté, avait souvent besoin de mettre en cause les stagnations et les crises pour souligner l’inefficacité de celui-ci, diminuant a priori la portée de la critique de l’expansionnisme.

  • 29 C’est naturellement la fin du chapitre IV qui pourrait inciter à cette conclusion. Marx y introduit (...)

23Assurément, les formulations marxiennes suscitent quelques perplexités. Ainsi, on peut se demander si les expressions très fortes que l’on trouve dans le chapitre IV (l’autovalorisation de la valeur et le sujet automatique) sont à prendre au pied de la lettre, indiquant une sorte d’essence du capitalisme dont les différentes manifestations dynamiques (par exemple l’accroissement de l’exploitation et la mondialisation commerciale) constitueraient des conséquences. Ou bien s’il faut plutôt les voir plus prudemment comme de vagues suggestions, voire comme de simples façons de parler liées à une certaine étape du raisonnement. Dans ce deuxième cas, elles constitueraient des sources d’illusions si l’on ne voyait pas qu’elles ne sont destinées qu’à faire place à l’analyse plus précise de mécanismes sociaux qui, après qu’aura été introduite la notion de survaleur, expliqueront pourquoi et comment, dans le type d’organisation économique couramment qualifié de capitaliste, la tendance à la croissance (génératrice, d’ailleurs, de crises), plutôt que la stagnation, constitue la règle29.

  • 30 L’ouvrage célèbre de D. Harvey, Limits to Capital (Londres, Verso, 1982), a beaucoup fait, à l’époq (...)
  • 31 En reliant immédiatement dynamisme, automatisme, illimitation et autotélie, Marx risque sans doute (...)

24Une telle indécision constitue un problème. Certes, rien dans le texte n’interdit au lecteur de se préparer rapidement à se déplacer, après que les fonctions précises assignées au chapitre IV auront été remplies, sur un autre plan d’argumentation, plus empirique : le plan où le capitalisme apparaîtra comme composé de différents mécanismes qui favorisent et entraînent des tendances à l’accroissement, à l’accélération, à la subversion des limites, lesquelles prennent d’ailleurs des formes variées et combinées selon les contextes (impérialisme, accumulation, concentration, productivisme, consumérisme, financiarisation, réorganisation de la culture et des formes de personnalité, etc.)30. Autrement dit, rien dans le texte ne semble contraindre à adhérer à une version quelconque du principe selon lequel le capitalisme exprimerait une sorte de tendance métaphysique à la croissance pour la croissance dont la problématique de la « valeur » permettrait de s’approcher au plus près, sans que l’on n’ait plus à se mettre en quête des causes et des conditions concrètes de la reproduction élargie. Cependant, la soudure entre le concept même de capital et le principe de l’autodéveloppement aliéné de la valorisation qu’effectue Marx est si forte à ce moment du texte, et si décisive dans l’ordre des raisons pour la définition même des concepts, que l’on voit mal pourquoi et comment elle pourrait être défaite. Dans ces conditions, Jon Elster a beau jeu de considérer qu’en partant de l’autovalorisation comme phénomène autonome plutôt que comme phénomène émergeant (à partir d’actions singulières31), Marx, presque malgré lui, lie très tôt la « critique de l’économie politique » à une démarche de type substantialiste. Mais cette limite méthodologique n’empêche pas l’apport et l’originalité de l’analyse de rester, dans l’ensemble, particulièrement puissantes.

Conclusion

  • 32 Le thème de l’accélération mis en valeur par certains sociologues contemporains (voir H. Rosa, Accé (...)

25Comment défendre cependant la pertinence de la thématique de l’aliénation objective et sa priorité méthodologique ? Le principe d’une solution commence à se dessiner. Si l’on prolonge les motifs marxiens que nous avons relevés, il consisterait dans l’idée que l’aliénation, dans le contexte du capitalisme, ne revient pas seulement, et en tout cas pas d’abord, à être dominé par des choses (les produits du travail, les marchandises fétichisées, les objets techniques au service de l’exploitation…) ou même par des « abstractions réelles » (Sohn-Rethel) dont l’argent forme l’emblème, c’est-à-dire par des processus autonomisés. Elle revient plutôt à être asservie, en dernier ressort, à un impératif diffus d’accroissement et d’augmentation perpétuelle32. La puissance détachée est celle d’une contrainte à l’augmentation autotélique et circulaire. Ainsi, le capitalisme tend sans doute à induire la constitution de systèmes figés, de choses rassemblées devenues contraignantes, mais, dans cette vision, c’est la mise en place de tendances dynamiques de longue durée, sans fin et sans limite, manifestant son expansionnisme essentiel qui compte le plus. Dans ces conditions, l’aliénation, du point de vue des individus, s’assimile avant tout à une façon de se laisser fasciner ou entraîner par une sorte de mouvement perpétuel, de spirale infinie, de vitalité vibrionnante, et secondairement au fait d’être purement et simplement écrasé par des entités indûment émancipées : le premier aspect est subordonné au premier. Au début du Capital, la terminologie de la valeur permet de justifier et de renforcer très en amont la chaîne de significations associée à cette intuition par la voie d’une sorte de personnification dramatique (la valeur agissant en son nom propre, devenant sujet d’une activité et se visant elle-même).

26La manière dont Marx aborde les choses à ce moment de son exposé théorique rend un son particulier à l’âge d’un néocapitalisme qui semble tendre à rendre les objectivités détachées à la fois plus insaisissables et plus proches de nous. Ainsi, si l’on suit les suggestions fugitives du chapitre IV, ce qui nous « séparerait » d’une certaine primordialité relative dans le néocapitalisme, ce ne serait pas d’abord une organisation économique close sur elle-même et qui serait en soi inhumaine ou immorale, ni un grand système totalitaire imposé à la vie sociale et qui lui aurait échappé irréversiblement. Ce ne serait pas non plus une blessure ontologique infligée au travail humain. En soi, aucun des traits sociologiques typiques du capitalisme (par exemple, le rôle croissant du marché et du salariat) ne semble d’ailleurs en cause en lui-même. Ce qui poserait problème, ce serait tout ce qui se rattache à une contrainte dynamique globale (une tendance à l’agitation spécifique du toujours plus dont le poids d’altérité semble allégé) qui pèse, via son rattachement au monde économique, sur bon nombre d’activités humaines et se subsume les autres phénomènes de dépossession présents dans le capitalisme. Ce qui serait aliénant, ce serait, en fin de compte, par contiguïté, le monde des contraintes cohérentes qui se rattachent à la tendance expansionniste propre au capitalisme, les porteurs de ces contraintes (les institutions, les dispositifs qui conduisent à privilégier l’expansion), ainsi que les effets de ces contraintes. Réciproquement, dans le néocapitalisme, le sens des rapports objectivés, réifiés, qui prennent leur autonomie, serait bien de pouvoir conspirer directement à cette tendance à l’escalade.

27De telles intuitions restent bien évidemment à préciser. Mais il faut bien reconnaître qu’elles ne semblent pas mal placées pour éclairer certains aspects des évolutions contemporaines, corroborant ainsi la problématique de l’aliénation objective.

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Notes

1 Naturellement, le fait de se donner comme objet le « mode de production capitaliste » ne favorise pas cette prise en compte de l’institution. Cependant, Marx reconnaît bien tacitement le marché et l’organisation (dont l’entreprise représente une spécification) comme deux conditions de la « production marchande » dont il part au début du Capital. Sur ce point, voir J. Bidet, Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, 2004, p. 45 sq. L’idée, récurrente dans la tradition marxiste, de définir le capitalisme par la propriété privée des moyens de production représente, de ce point de vue, une navrante simplification. La définition directe du capitalisme par l’entreprise et le marché est plutôt caractéristique de M. Weber. Voir Histoire économique, Paris, Gallimard, p. 295-298. Elle contraste avec toute une tradition de pensée qui cherche à faire du « capitalisme » une composante de la « modernité » parmi d’autres, indissociable des autres, pas plus importante que les autres. On en trouve un exemple très développé chez Habermas (Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus, Francfort, Suhrkamp, 1976) : le capitalisme a été une réponse possible, elle-même insérée dans un contexte qui le dépasse de beaucoup, à l’accès à un degré de complexité sociale supplémentaire. S’en tenir au niveau économique et institutionnel, comme Weber, paraît moins risqué empiriquement. Nous nous inscrivons en tout cas dans cette démarche.

2 Nous sommes conscients du caractère vague de la notion de marché. D’elle-même, elle ne désigne pas des mécanismes économiques clairs, fixes et homogènes. Un auteur comme Keynes insiste par exemple sur le fait que, dans les sociétés capitalistes, le marché des biens, le marché du travail et le marché financier possèdent chacun des caractéristiques très différentes et répondent à des « lois » spécifiques. Pour des développements de ce thème keynésien, voir, par exemple F. Tricou, La Loi de l’offre et de la demande, Lille, Presses du Septentrion, 2008. Parler de « marché » permet d’approcher très globalement la spécificité historique de la manière dont les biens sont échangés, dont le travail est organisé, et dont l’argent intervient dans tous ces mécanismes.

3 Cela dit de façon idéale-typique. Car l’histoire économique fait apparaître de nombreux modèles déviants : entreprises socialistes (conservant seulement certains caractères de leurs homologues capitalistes), entreprises nationalisées, entreprises relevant de l’économie solidaire et sociale…

4 Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

5 Ainsi, les expériences du socialisme d’État qui ont marqué le xxe siècle ont-elles assez montré ce qu’il faut penser d’un univers économique qui, bien que non capitaliste, se tournerait, tout comme le capitalisme, vers l’accumulation, la croissance et la puissance. Couplé à une domination politique oppressive, il peut faire naître une expérience de l’aliénation objective comparable en nature et en intensité à celle que le capitalisme a rendue possible.

6 Le Capital, Paris, Éditions sociales, 1977, L. III, chap. 24. Sous sa forme capitaliste, l’intérêt est décrit comme le résultat d’une sorte de condensation de l’opération du capital, devenu capable de se passer de la médiation du travail. Marx parle alors d’un renversement (Verkehrung) et d’une réification (Versachlichung) des rapports, condition d’une autonomisation délétère de la finance.

7 G. Duménil et D. Lévy, The crisis of neoliberalism, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

8 M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.

9 J. Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepse, 2008.

10 Même si elles ne consistaient pas à proprement parler en « théories sociales du capitalisme » en raison de leur orientation modélisatrice et abstraite, les théories économiques dominantes depuis Walras ont d’ailleurs toujours favorisé une vision du monde dans laquelle les fonctions d’offre et de demande étaient supposées être représentées dans le réel par des agents de plein exercice. D’où par exemple la popularité d’une expression aussi absurde que « souveraineté du consommateur ». Et cela, même si cette « activité » se voyait représentée de façon partielle.

11 M. Weber, L’éthique protestante et l’éthique du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004, p. 251.

12 J. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, Paris, Dalloz, 1999. Dans les discussions contemporaines, l’intuition schumpétérienne est bien représentée chez les économistes qui voient dans l’entrepreneuriat individuel une solution à la pauvreté dans les pays « non-développées ». Voir par exemple M. Yunus, Vers un nouveau capitalisme, Paris, Latès, 2008.

13 A. Faure et J. Rancière, La parole ouvrière, Paris, La Fabrique, 2007.

14 Chez les trois auteurs mentionnés, une telle hypothèse n’empêche pas le maintien d’un vocabulaire qui gravite autour du terme de « vie ».

15 Hayek, Droit, législation et liberté, Paris, PUF, 1982, 3 vol.

16 Luhmann, Die Wirtschaft der Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 1988.

17 G. Duménil et D. Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

18 C’est-à-dire la période du capitalisme dominée par les grandes entreprises. Sur cette catégorie, qui englobe les phases prékeynésiennes tout autant que postkeynésiennes, voir É. Pineault, « Au-delà de l’expressionnisme et du marxisme : éléments pour une théorie critique des structures sociales du capitalisme avancé », Conférences de la Chaire MCD, 2006. En ligne : http://www.chaire-mcd.ca.

19 Pour cette thèse, voir, dans des styles différents, Y. Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, Paris, Carnets Nord, 2009, et R. Boyer, Les financiers détruiront-ils le capitalisme ?, Paris, Economica, 2011.

20 Voir J. Bidet, Théorie générale, Paris, PUF, 1999.

21 Comme c’est le cas chez Bourdieu, par exemple.

22 Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 23.

23 Ibid., p. 349. Voir aussi Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 1979, p. 244 : « L’activité du capital, celle qui détermine sa finalité, ne peut être qu’une activité d’enrichissement, c’est-à-dire d’agrandissement, d’accroissement de soi ».

24 Plus loin, Marx signale la manière dont la théorie économique joue, par rapport à la dynamique expansive du capitalisme, un rôle de justification idéologique important : « Accumuler pour accumuler, produire pour produire, c’est dans ces termes que l’économie classique formulait la vocation historique de l’époque bourgeoise ». Le Capital, liv. I, op. cit., p. 667.

25 Dans la théorie économique du xxe siècle, ce sont les idées et les hypothèses plus ou moins mythiques gravitant autour de l’image de la croissance endogène, équilibrée et « auto-entretenue » qui remplacèrent le thème plus naïf de l’enrichissement des sociétés, issu de Smith. Non seulement la dynamique du capitalisme perdait ses caractères critiques et désorganisateurs, remarqués par les auteurs classiques, non seulement elle pouvait se concevoir sans son potentiel de crise, mais elle devenait aussi un processus miraculeusement harmonieux se nourrissant de ses propres performances, en une sorte de mouvement perpétuel.

26 Le Capital, livre I, Paris, PUF, 1995, p. 173-175.

27 Ibid., p. 197. Ailleurs, Marx fait humoristiquement commencer la modernité au moment où l’on a découvert que « l’ultime et unique finalité de l’humanité était de faire du plus et encore du plus ». Op. cit., p. 847.

28 Naturellement, l’idée smithienne d’une baisse progressive du taux de profit, à mesure que se développe la concurrence, fait partie de l’héritage que Marx a reçu de l’économie classique. Ce thème a continué à informer l’économie marxiste jusqu’à nos jours ; il permettait de penser la manière dont les tendances expansives sont, dans les faits, limitées par la réalité des rapports économiques.

29 C’est naturellement la fin du chapitre IV qui pourrait inciter à cette conclusion. Marx y introduit l’achat de la force de travail, en tant que marchandise spécifique, comme l’élément capable d’expliquer la production capitaliste de richesse. Rétrospectivement, l’autonomie de l’« autovalorisation » s’en trouve relativisée. Bien entendu, Marx, qui, après les Grundrisse, a renoncé à développer un concept « pur » de capital, abstraction faite de la concurrence, introduit celle-ci comme un facteur explicatif dès le livre I : elle est à la source de la diffusion des innovations techniques, elle se transforme dans la concentration des entreprises, etc. Bref, Marx sait très bien que les phénomènes dynamiques et expansifs dans le capitalisme s’expliquent largement par le rôle des mécanismes liés à la concurrence : ils conduisent à une escalade perpétuelle. Mais il n’estime pas que cette conviction pourrait contrarier l’usage fort, quasi substantialisant, qu’il fait par ailleurs de la notion de « capital » dans tout l’ouvrage pour rendre compte globalement de cet aspect dynamique-expansif.

30 L’ouvrage célèbre de D. Harvey, Limits to Capital (Londres, Verso, 1982), a beaucoup fait, à l’époque contemporaine, pour recentrer l’interprétation de l’ouvrage de Marx autour de ces problématiques.

31 En reliant immédiatement dynamisme, automatisme, illimitation et autotélie, Marx risque sans doute d’engager l’ontologie sociale implicite qu’il met en place afin de saisir la nature du capitalisme dans une direction où l’entrelacement de l’irrationnel et du rationnel (plus précisément : de la croissance pour la croissance, qui n’est voulue par personne et de la croissance pour quelque chose, voulue par des gens ou au moins occasionnée par leurs actions) risque de devenir insaisissable. C’est en substance, l’argument de J. Elster dans Making sense of Marx, Cambridge - Paris, Cambridge University Press - Maison des sciences de l’Homme, 1985. Tr. fr., Karl Marx. Une interprétation analytique, Paris, PUF, 1989, p. 37 sq. Elster tente de montrer que l’analyse dynamique de Marx recourt fréquemment à des principes explicatifs relevant de l’individualisme méthodologique.

32 Le thème de l’accélération mis en valeur par certains sociologues contemporains (voir H. Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2010) n’est, en un sens, pas moins marxien que les analyses, plus connues et plus typiques, comme celles qui portent sur le fétichisme de la marchandise ou sur l’aliénation technique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphane Haber, « La problématique de l’aliénation objective peut-elle encore éclairer la réalité historique du capitalisme ? »Noesis, 20 | 2012, 205-226.

Référence électronique

Stéphane Haber, « La problématique de l’aliénation objective peut-elle encore éclairer la réalité historique du capitalisme ? »Noesis [En ligne], 20 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1832 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1832

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Auteur

Stéphane Haber

Stéphane Haber est professeur de philosophie à l’université Paris-Ouest-Nanterre. Il a récemment publié : L’Aliénation, PUF, 2007 ; L’Homme dépossédé, CNRS Éditions, 2009 ; Freud sociologue, Le Bord de l’eau, 2012 ; Freud et la théorie sociale, 2012 ; Penser le néocapitalisme, Prairies Ordinaires, 2013.

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