Navigation – Plan du site

AccueilNuméros20Modèles et interprétationsRationalité des structures, ratio...

Modèles et interprétations

Rationalité des structures, rationalité des acteurs

Jean Robelin
p. 89-132

Résumés

Les comportements paradoxaux des agents économiques semblent témoigner d’une opposition entre rationalité des structures et rationalité de l’action. Une fois reconsidérés dans leur caractère réflexif, ils apparaissent au contraire structurellement rationnels et témoignent des limites et antagonismes internes des rationalités économiques. Ces limites et contradictions rendent les modèles centraux de la science économique ininterprétables empiriquement et impliquent une refonte générale de la raison économique.

Haut de page

Texte intégral

1. Crise et comportements paradoxaux

1On n’a pas pris garde que la crise efface l’opposition entre la rationalité des structures et celle des acteurs, tout simplement parce que les comportements apparemment paradoxaux des agents économiques y deviennent structurellement rationnels. Il est courant de prétendre que les agioteurs qui retirent leur argent du marché financier en cas de krack boursier précipitent la crise et agissent irrationnellement du point de vue des structures, même s’ils agissent rationnellement pour leurs intérêts. Une telle analyse conduit à une opposition simple entre les deux rationalités, renvoyées dos à dos : des comportements individuellement rationnels produisent des effets structurellement dévastateurs ; ce serait le premier type de comportement paradoxal. Mais c’est oublier que la rationalité structurelle du capitalisme suppose que chaque agent économique défende son intérêt personnel, et ne fait, ce faisant, qu’obéir aux injonctions du marché. Celui-ci s’apure à travers la crise. La rationalité de l’acteur apparaît comme une tendance déterminante de la rationalité du marché financier.

  • 1 Cf. Thies Clausen, Rationalität und ökonomische methode, Paderborn, Mentis, 2009, p. 23. Dans la su (...)

2On pourrait en ce sens adopter la conclusion de Clausen1 : « Les hommes agissent la plupart du temps rationnellement ». Mais c’est pour une raison opposée à celle de cet auteur. Car celui-ci s’imagine que les agents économiques, dans la vie courante, suivent les préceptes de la théorie de l’action et de la maximisation de l’utilité. Or un des présupposés de la théorie de l’action officielle, que nous retrouverons, consiste à croire que l’on peut réduire l’incertitude en risque. L’apparence même d’irrationalité définit plutôt une rationalité limitée, et structuralement limitée. Il est certain qu’il faut une solide dose de folie pour se lancer dans des études de philosophie, compte tenu du très petit nombre de postes offerts dans les concours du second degré comme en recherche. Mais le marché du travail se retourne à une rapidité surprenante, et surtout, à long terme, il est impossible de prévoir ce que seront les postes de travail offerts dans vingt ans. L’incertitude ruine ici l’apparente irrationalité initiale : autant faire ce qui plaît, en quoi on excelle. L’accusation d’irrationalité porterait si on pouvait réduire l’incertitude en risque, ce qui est rigoureusement impossible sur le marché du travail. Mais c’est la rationalité même de la structure économique qui est ici limitée, c’est la fiabilité même des informations qu’elle peut offrir qui s’envole en fumée. Dès lors les paris des agents ne sont pas plus irrationnels que la confiance dans les indications à court terme dans les données de Pôle emploi. Il y a au moins un marché – essentiel à l’économie – où l’incertitude est reine, c’est le marché du travail. Il s’en suit que la rationalité de la structure est une tendance interne de la rationalité des acteurs, ce qui se vérifie dans le fait que les limites de la rationalité structurelle est la limite de la rationalité des acteurs.

  • 2 « Rationalitât und Anlageverhalten auf finanzmarkten », dans Wirtschaftliche Rationalität, Springer (...)

3On répliquera à cette analyse que la rationalité des agents stabilise au contraire celle de la structure. La preuve en serait que les comportements des acteurs ont été bien plus paradoxaux pendant la crise financière qu’on ne le croit : loin de céder à la panique, ils n’ont pas déserté les marchés ni les institutions financières. Un deuxième type de comportement paradoxal, contrefactuel, consisterait donc dans le fait que les agents économiques ne feraient pas forcément ce qu’ils sont censés faire du point de vue d’une rationalité définie par la maximisation de l’intérêt individuel, préférant des pertes limitées au risque d’un krack d’ensemble de l’économie. Von Lüde note que les ménages allemands n’ont pas déserté les marchés financiers, encore moins les institutions financières comme les banques au plus fort de la crise de 20082. Et il semble établi que les français, plutôt que déserter, ont préféré diversifier leurs placements bancaires, pour diluer les risques.

4Mais cette apparente rationalité sociale des comportements individuels obéit à de tout autres considérations que celles liées aux modèles de rationalité de l’action. Tout d’abord, il n’y a pas d’alternative véritable : le bas de laine n’est pas rationnel. Le choix est donc entre le maintien dans le circuit financier bancaire, et la participation directe aux marchés financiers, à laquelle les personnes physiques privées sont peu préparées, sachant parfaitement qu’elles sont en position d’infériorité informationnelle face aux institutions financières. L’asymétrie de l’information est d’ailleurs redoublée par la différence de compétence pour l’analyser, car on oublie toujours, dans les modèles théoriques, que l’information économique n’est jamais un signal clair, simple comme un panneau du code de la route, mais qu’elle a un coût de traitement élevé.

  • 3 Celle-ci se voit clairement dans le fait que les banquiers par exemple, dans les publicités, hésite (...)

5La rationalité du comportement consistait donc à croire que le maintien dans les réseaux bancaires offrait moins d’insécurité que la participation directe. C’est d’ailleurs la conclusion de Von Lüde : les allemands ont choisi la sécurité. Avaient-ils vraiment le choix ? En réalité ils avaient une deuxième raison qui rendait nécessaire le maintien dans les banques et les institutions financières : c’était que leur krack, comme on l’a entrevu après la faillite de Lehmann Brothers, ouvrait une incertitude économique que personne ne pouvait se permettre, et que donc les institutions politiques devraient sauver les banques. Le très libéral Hank Paulson n’a-t-il pas lui-même déversé les dollars à la pelleteuse sur des banques américaines qu’il aurait dû en bonne doctrine abandonner à leur sort ? Les agents économiques n’ont même pas pris ici le risque d’attendre le comportement d’autrui. Ils ont prévu que les garanties ne lâcheraient pas. L’anticipation de la garantie portait sur la garantie de l’anticipation, dans une rationalité réflexive symétrique de la spéculation. C’était une confiance politique, qui limitait la défiance économique3.

  • 4 Cf. la très claire introduction au volume, par Anita Engel et Lisa Knoll, op. cit., p. 17.
  • 5 Contre ce qu’affirme dans le même volume Jurgen Beyer, pour qui le quasi contrat supplée la limitat (...)

6Ce ne sont donc pas les routines et les conventions qui ont conduit les acteurs économiques « de base » à maintenir leur « confiance » dans les banques, malgré la conclusion de Von Lüde4, ce sont des raisons tenant d’un côté à l’incertitude des marchés financiers, de l’autre à la certitude que le complexe États-institutions financières jouerait à plein : un effet de certitude plus proche de Maurice Allais et de la paysannerie normande (un bon « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ») que de l’économie des conventions, ou d’un quasi contrat qui légitimerait la représentation des acteurs économiques par des institutions5. Il ne s’agit pas d’une délégation faite à un manager ou à son équipe. La preuve en est que les hommes politiques sont contraints à diminuer l’effet de certitude pour pousser au risque : malgré ses promesses de campagnes, l’actuel président de la république ne doublera pas à court terme le plafond du livret A garanti, pour drainer l’épargne française vers les circuits économiques.

7Autrement dit, la crise même pousse vers la sécurité, donc des formes d’épargnes institutionnelles, et du coup interdit la fameuse « punition » prévue par le modèle du marché qui, paraît-il, sanctionne les comportements irrationnels. En réalité, la punition est impossible au moment même où elle devrait avoir lieu. S’évanouit ainsi le récit du marché comme régulation qui est l’envers du modèle économique néo-marginaliste. Les doctrinaires me répondront que c’est la preuve que les marchés financiers ne sont pas de vrais marchés, puisqu’on ne peut pas y faire faillite. Mais je n’entends pas les mêmes réclamer leur suppression, la nationalisation des institutions financières et je ne les vois pas se battre pour établir une introuvable concurrence. La réalité, c’est justement qu’il n’est pas possible d’abandonner les marchés financiers à leur sort.

8Et voici l’ultime raison pour laquelle les acteurs économiques ne pouvaient fuir les marchés. C’est celle qui est détaillée tout au long du livre de Robert Reich Supercapitalism : c’est que ce sont les institutions financières qui, à partir de leur spéculation sur les marchés financiers, dominent et dirigent un certain nombre de besoins sociaux essentiels. Les femmes américaines par exemple cherchent dans la détention d’un portefeuille d’actions une indépendance financière qui garantisse leur autonomie pour le déroulement de leur carrière. La classe moyenne supérieure y cherche la détention d’un standing donc d’un statut, dans un rôle de représentation, que la stagnation des salaires réels ne garantit pas. En Europe, l’abaissement des garanties de l’État providence en matière de financement de la santé et de la retraite contraint aussi à la constitution d’une épargne qui ne peut fructifier que transformée en capital. Pour le dire autrement, il est impossible de transformer les marchés financiers en « vrais marchés » à cause de l’hégémonie sociale du capital financier qui s’est emparé de la satisfaction de besoins sociaux essentiels. Nous pouvons déjà le dire, il est exclu que la rationalité de l’économie soit « économique ». Il s’agit d’un rapport de forces qui met une oligarchie financière très restreinte en état de diriger la société entière, et ce désormais au niveau global.

9Or, à l’inverse des acteurs économiques de base, les banques, elles, face à la crise, ont joué la politique du pire social : elles ont précipité la crise en refusant de se prêter mutuellement de l’argent, elles ont resserré les crédits aux entreprises en difficulté ou ayant besoin d’un volant de trésorerie, elles ont systématiquement (en particulier aux USA) refusé de renégocier les prêts immobiliers, préférant jeter des gens à la rue, les priver de tout moyen de les payer, alors même que les biens récupérés avaient perdus toute valeur. Elles ont joué la défection intégrale. On me dira qu’elles y étaient contraintes par la concurrence mutuelle et par le fait qu’elles ne pouvaient plus se charger de créances douteuses. C’est vrai, mais cela montre d’abord qu’en agissant rationnellement selon leur intérêt immédiat, elles ont fabriqué l’irrationalité de la structure, cela montre ensuite que la concurrence n’est justement pas un facteur d’adaptation rationnel du marché, et cela montre enfin que la crise n’est pas un mécanisme d’ajustement du marché, mais un mode d’être du capitalisme, produit entre autres par cet écart constant entre rationalité des acteurs, rationalité des structures, qui est en fait, si on suit cette analyse, une contradiction interne à l’une et à l’autre.

  • 6 Ce sentiment était d’ailleurs entretenu par les banques elles-mêmes. Les « conseillers financiers » (...)

10Mais c’est aussi que la rationalité des acteurs ne suit pas simplement l’utilité : la concurrence signifie qu’ils suivent les attentes qu’ils ont du comportement des autres, ce qui est très différent ; les banques pouvaient considérer que leur utilité à long terme était de renégocier des prêts immobiliers, ou de faciliter la trésorerie d’une entreprise rentable. Mais elles ne pouvaient se permettre une politique qui les exposait aux risques d’une attente concurrente. On répliquera que si les institutions financières s’attendaient à une défection collective, les risques pris avant une crise prévisible étaient encore incompréhensibles. Mais si elles ont pris, comme les autres acteurs des marchés financiers, des risques fous, c’est qu’elles s’attendaient aussi à être soutenues en cas de crise : elles ont parié sur leur intouchabilité sociale. La rationalité de leur conduite se fondait sur la solidarité du système économique, sur son caractère de réseau6. C’est l’attente ici encore qui explique leur comportement, pas l’utilité, puisque les risques encourus étaient en fait producteurs d’incertitude. Et l’attente n’est plus ici l’attente stabilisatrice de Weber, mais au contraire une attente déstabilisatrice d’un point de vue structural.

  • 7 Par exemple, Daniel Cohen, La prospérité du vice, Paris, Le livre de poche, 2011.

11Nous voyons poindre un troisième genre de comportements paradoxaux : des comportements qui semblent autodestructeurs, même du point de vue de l’intérêt et de l’utilité manifestée des acteurs, tout simplement parce qu’ils produisent une incertitude structurale qui menace l’existence même de l’agent économique. C’est le cas de l’endettement de certaines entreprises, ainsi de France Télécom à son introduction en bourse, ou bien des banques dans les diverses phases de la crise récente, allant jusqu’à la manipulation des taux de prêts mutuels. S’agit-il ici encore d’un comportement véritablement irrationnel ? Les bien-pensants de l’économie7, même venus de la prétendue gauche, nous ont abreuvés d’une psychologie de bazar sur l’avidité humaine, sur la folie des acteurs enfermés dans le virtuel de leurs écrans, comme si nous n’avions pas affaire à des gens sachant parfaitement ce qu’ils engagent, et capables de déconnecter leurs bénéfices personnels d’un argent qui n’était pas le leur. On a alors parlé de leur irresponsabilité, sans trop se pencher sur l’absence de contrôle ou plutôt l’aveuglement complaisant sur leurs agissements, tant des acteurs économiques que des instances politiques.

12Mais pourquoi dans ce cas, les traders qui ont crié casse-cou ont-ils été menacés d’être virés ? Pourquoi n’était-il pas question d’arrêter le train fou dont on pouvait prévoir qu’il allait dérailler ? Dans le cas de l’endettement des entreprises, l’explication est facile : quand on pénètre par exemple sur un marché, il faut y acquérir rapidement une position dominante, qui se renforce ensuite d’elle-même. C’est ce que les mages de la science économique appellent les rétroactions positives du marché, brillant concept qui dissimule mal qu’il contredit le grand baratin de la concurrence parfaite censée s’élargir toujours pour relancer les processus d’ajustement et d’équilibre du marché. Derrière l’apparente irrationalité, il y a la rationalité d’un marché même, défini cette fois-ci par ses rapports de forces. Et quel est l’argument du lobby bancaire français pour refuser la scission entre activités de dépôt et activité de spéculation au programme de l’actuel président de la république ? Le même ! Cette scission interdirait aux établissements bancaires français de « faire le poids » face aux mastodontes anglo-saxons, à qui on abandonnerait ainsi les marchés spéculatifs, seuls vraiment juteux, si j’ose dire.

13Pourquoi les banques elles-mêmes n’ont-elles pas abandonné des marchés particulièrement incertains, donc hors de toute évaluation de risque ? Parce qu’elles ne pouvaient laisser le terrain à l’adversaire, laisser les autres rafler les mises sur la table, avant que la table ne s’écroule et que les mises disparaissent. Ici encore, c’est la concurrence qui est facteur d’irrationalité sociale, mais facteur aussi de comportements parfaitement rationnels, même s’ils semblent totalement aberrants. Pourquoi certaines ont-elles fermé les yeux sur les manipulations des indices, sinon parce que dans un univers totalement incertain et spéculatif, elles ont vu dans leurs propres prédictions une possibilité d’autoréalisation ? La spéculation est censée produire son propre résultat, dans un univers où l’information économique n’est plus ni fiable, ni efficiente. C’est ce qui explique que le savoir de la crise n’ait aucune valeur pour l’éviter. Car la crise de 2008 était annoncée, pas seulement par des économistes grognons ou des marxistes en mal de millénarisme. Elle était tous les jours en discussion dans les journaux. Mais la prudence était un abandon de terrain. Tous dans le mur au nom de la concurrence donc de la loi suprême du capitalisme ! Mais il paraît que la crise n’est pas le mode d’être de ce dernier !

14Face à la déconfiture du modèle économique du marché, les mages de la crise nous ont donc inventé un récit compensatoire, le récit anthropologique de l’avidité, censé expliquer les déviances du modèle. L’envers de l’homo oeconomicus lié à la théorie de l’action et qui maximise son utilité, c’est le rapace qui ne connaît que son utilité. Malheureusement les deux jumeaux sont justement indiscernables… Ce récit compensatoire sert aussi à sauver les récits de légitimation, entre autres celui de la concurrence comme instrument de régulation, et celui du marché comme allocation efficace des ressources et en premier lieu des investissements.

  • 8 Wirtschaftliche Rationalität, op. cit., p. 146.

15Von Lüde propose de distinguer les acteurs économiques selon leur degré d’ « acceptation du risque »8. Mais cette psychologisation ne vaut pas mieux que l’appel à l’avidité, tout simplement parce que les acteurs économiques n’obéissent pas ici à une « mentalité » qui serait le fait d’une psychologie individuelle ou sociale, ni à une « culture » qui opposerait les continentaux à la recherche de la sécurité aux anglo-saxons toujours prêts à prendre des risques et pour qui demain est un autre jour. Nous savons qu’ils agissent en fonction des possibilités effectives offertes par les institutions financières auxquelles on n’échappe pas, mais ils agissent aussi selon la fonction que leur argent revêt à leurs yeux, donc en fait d’une façon rationnelle. Si leur argent est pour eux une épargne, destinée à couvrir leur retraite ou leur santé, ils chercheront la sécurité. C’est à partir d’un certain niveau de revenus et de « couverture », qu’ils acceptent des risques destinés à leur ouvrir une position sociale ou une indépendance qu’ils ne posséderaient pas autrement, dans un système où les marchés financiers tiennent la clé ouvrant l’accès à un grand nombre de besoins sociaux. C’est aussi un aspect du déplacement des préférences vers les attentes.

  • 9 Depuis 1937 : The general theory of employment, interest and money, New York, Harbinger, 1937, p. 2 (...)
  • 10 Ibid.

16Keynes a depuis longtemps9 démontré que la décision en condition d’incertitude favorise non le choix rationnel, mais le suivisme. C’était ce qu’il appelait « un jugement conventionnel »10. Mais ce jugement était finalement rationnel dans l’irrationalité de l’incertitude. Ce n’est que l’envers de cette dernière. Or ce que montre la dernière crise, c’est le danger d’un jugement qui cherche à diluer les risques en les socialisant, comme les banquiers ont cherché à diluer les risques de leurs produits financiers en les distribuant à leurs clients. Cette socialisation a aussi été celle de la crise. Donc en favorisant le jugement conformiste chez leurs clients, elles ont mis elle-même la corde au cou au système financier qu’elles représentent. L’institution financière tente de transformer l’incertitude en risque par substituabilité, d’évaluer la prime compensatoire du risque, et la prime extra que mérite la prise de ce risque. Mais pour le client, il n’y a pas de substituabilité : c’est sa vie qu’il jette par les fenêtres, c’est ce qui explique la différente des comportements. Ce n’est pas nier ici tout rôle des habitudes, des croyances ou du suivisme, mais c’est simplement dire que ceux-ci peuvent avoir leur rationalité, même s’ils ne sont pas calculés ou intentionnels, que donc la rationalité ne s’identifie pas au calcul ou à la visée d’une fin par un moyen. Nouvelle preuve que la rationalité des structures et celle des agents ne se dissocient pas.

17À cela on fera deux objections : d’abord que l’épargnant est bien heureux quand l’actionnaire qu’il est ramasse la mise sur la table, et que c’est pour cela qu’il continue à faire confiance à un système financier à la stabilité plus que douteuse. Mais ici encore, le même individu ne fait que jouer des rôles sociaux antagonistes, comme le cadre très supérieur d’une entreprise, dont les actions montent quand il se fait virer dans un plan social. L’actionnaire contredit le travailleur et l’épargnant. La contradiction n’est pas individuelle, elle est celle de rôles contenant des injonctions pour les agents économiques, comme s’ils comportaient des didascalies.

  • 11 « rationalitäten und rationalitätsprobleme des marktes », dans Andrea Maurer et Uwe Schimank (dir.) (...)

18Reinhardt Zintl, quant à lui, sépare la rationalité et les déséquilibres produits par l’irrationalité des acteurs d’une part, la rationalité et l’irrationalité des structures et les déséquilibres à long terme que produit leur irrationalité, comme par exemple les cycles économiques, de l’autre11. Mais c’est oublier la réversibilité des deux niveaux : les retournements de conjoncture, donc l’entrée en crise, ne sont jamais la simple expression d’une rationalité structurale qui s’imposerait dans le dos des agents économiques : elle joue toujours dans et par leurs actions, en premier lieu dans le cas des crises financières, à travers la spéculation. Le caractère maussade de la conjoncture ne fait qu’accroître la nécessité de la prise de risque, et on peut dire à cet égard que toute crise financière est une crise de rentabilité.

  • 12 Cf. sur ces points l’analyse de Lisa Knoll, « Wirtschaftliche Rationalitât », dans Wirtschaftliche (...)

19C’est que les alternatives des choix économiques ne sont pas construites par les acteurs individuels, même collectifs. Un des aspects de l’incertitude sur les marchés spéculatifs est la volatilité des prix, en particulier sur le marché de l’énergie. Cela signifie d’abord que les prix – surtout quand la spéculation est renforcée par la crise, comme dans le cas des denrées alimentaires – ont perdu toute valeur informationnelle, ils ne traduisent plus en rien un état effectif du marché. Face à cette incertitude des prix, deux stratégies sont possibles : tenter de les stabiliser, par exemple par formation d’un réseau, d’accord à long termes, ou bien tenter de profiter de la spéculation pour faire des profits extra. Stabilisation ou transformation de l’incertitude pour la traduire en risque. Il est certain qu’une entreprise vouée à la production d’énergie tentera plutôt la première stratégie, alors que les entreprises tournées vers le profit financier joueront la seconde12… sauf si une entreprise de production d’énergie a comme stratégie de s’éloigner de son métier de base. Dans les deux cas, il s’agit de réduire l’incertitude des prix en risque calculable. À chaque branche de l’alternative correspond une méthode : stabilisation à long terme dans un cas, calcul d’un risque spéculatif dans l’autre : quelle masse de profit faut-il réaliser pour couvrir l’incertitude et l’imprévisibilité du marché, donc pour couvrir le risque ouvert par l’imprévisibilité des résultats de l’entreprise ? Une spéculation de second degré s’ouvre ainsi, qui vise à compenser une incertitude par une prise de risque. Les deux stratégies ont leur rationalité propre, qui ne correspond pas à la même fonction de l’entreprise. Une entreprise publique, devant satisfaire des besoins, donc plus liée à l’ordre productif, prendra la première voie.

  • 13 « Portfolio selection », The journal of finance, vol. 7, n° 4, 1952, p. 79.

20Markowitz définissait le risque par l’écart avec les attentes13. Mais ce concept est brouillé quand les attentes deviennent des attentes… d’incertitude, donc dont la probabilité n’est pas calculable. C’est ce qui conduit à des stratégies de spéculation de second degré, mais celles-ci sont aussi des productrices d’incertitude, impliquant des effets structuraux de crise. La spéculation est toujours à la fois créatrice d’incertitude et tentative d’y répondre. Les stratégies ne sont pas des choix répondant à des préférences, mais des réponses à des attentes dont la réalisation échappe au calcul.

  • 14 « Fondations of portfolio theory », The journal of finance, vol. 46, n° 2, 1991, p. 470.

21Les analyses précédentes montrent que le fait même de vouloir réduire l’incertitude en risque produit de l’incertitude. On ne peut qu’en tirer la vieille conclusion que Markowitz en avait déjà tirée : « L’action fondée sur un rendement attendu seulement (comme l’action fondée sur la certitude du futur) doit être rejetée comme description d’un comportement réel ou rationnel d’investissement »14. Sa théorie, traduite en langage accessible à la pauvre tête d’un philosophe, revenait à dire qu’il ne faut pas mettre ses œufs dans le même panier, ce qu’ont fait les français face à la crise financière. On y verra une conclusion de bon sens, mais qui montre que la maximisation de l’utilité n’est pas un but anthropologiquement nécessaire, à moins d’y introduire ce qui n’y figure pas, à savoir la sécurité, c’est-à-dire un type d’attente. Encore faut-il saisir que ce moyen de défense des individus isolés a été justement pour les institutions financières un facteur de généralisation et de socialisation des risques. La définition même de l’utilité se distend, car elle n’a pas de sens hors de ces effets opposés.

  • 15 « Portfolio selection », art. cit., p. 77.
  • 16 Jocelyn Pixley, Emotions in finance, Distrust and uncertainty in global markets, Cambridge (UK), Ca (...)

22Dans la théorie de Markowitz, les individus diversifient leurs avoirs en choisissant des valeurs diverses où investir. Mais cela suppose une croyance dans les performances de ces valeurs. Comment se forme cette croyance ? Markowitz donnait la réponse dans son article initial : sur des « observations » et des « expériences »15. Or le propre de ces observations, c’est justement de ne pas être de véritables anticipations : elles ne disent rien des retournements de conjonctures. Markowitz ne fait que déplacer le problème de la croyance dans le futur : on suit des règles simples d’anticipation, qui se révèlent illusoires face aux crises. Simplement, si nous sommes en fait en situation d’incertitude, ces règles simples d’anticipation sont de fait ce qu’il y a de moins irrationnel. Pixley peut toujours ironiser sur des règles de simplification de l’anticipation qui ne réduisent pas l’incertitude, mais qui affaiblissent son caractère paralysant16, puisqu’il faut agir, il faut choisir une règle d’action, sorte de morale provisoire de l’agir économique, quand bien même on sait qu’il n’y a pas de morale définitive.

23Du coup l’homo oeconomicus n’est plus la figure d’un comportement rationnel, c’est une idée régulatrice, mais dont la rationalité est problématique. Une piste nous est fournie par Max Weber, quand il analyse la théorie de l’utilité marginale :

  • 17 Max Weber, « Die Grenznutzlehre und das psychophysiche Grundgesetze », dans id., Gesammelte Aufsätz (...)

Les principes universels que la théorie économique avance sont uniquement des constructions, exprimant quelles conséquences l’agir de l’individu dans son entrelacement avec celui de tous les autres, devrait avoir, si tout individu structurait son comportement envers le milieu exclusivement selon les principes de la comptabilité commerciale, donc en ce sens, rationnellement. Cela n’est notoirement pas le cas…17

  • 18 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article : « Petite philosophie du management », Actuel (...)

24Même si Weber reconnaît que la réalité peut approcher la théorie, parce que le capitalisme contraint les hommes à agir ainsi, contraignant le consommateur à agir selon la rationalisation capitaliste de l’économie. Encore faudrait-il, d’ailleurs, que cette logique de la rationalisation financière et comptable soit la seule à l’œuvre dans le capitalisme, qu’il n’y ait pas de logique antagonique de la production ou de logique politique de prestige et de lutte pour le pouvoir qui s’y croise. Le moins que l’on puisse dire est que cela reste à démontrer. C’est probablement une des marques de l’étape actuelle du capitalisme financier, que la tentative de subordonner totalement la logique de la production à celle du rendement financier, à travers les pratiques de management, mais il est clair que l’échec est patent, pour des raisons de lutte sociale sourde18.

25La théorie de la maximisation possède le même caractère historique : ce n’est pas un principe d’action naturel des acteurs, mais une tendance de la structure capitaliste, des marchés financiers, et c’est l’injonction faite aux individus d’être ce qu’ils devraient être pour correspondre à cette structure : un moi entrepreneurial. Reste à savoir pourquoi ils n’y correspondent jamais. C’était tout le sens de l’effet de certitude d’Allais, que de montrer ce décalage nécessaire.

  • 19 Comme le soutient Uwe Schlimank, « Organisationsblokaden und Rationalitätsfallen », dans Die ration (...)

26Encore ne faut-il pas réduire cette opposition à une opposition entre la rationalité propre des acteurs et des pratiques et la rationalité ou l’irrationalité des structures, qui imposeraient leurs lois à la façon d’une loi coercitive externe, comme le dit Marx de la concurrence, dans un schéma de soumission du sujet à une objectivité étrangère, base du schéma philosophique de l’aliénation. La maximisation est un des vocabulaires dans lesquels les agents économiques disent leurs actions, de même que le récit de la concurrence en est un. Mais les antagonismes internes à l’économie capitaliste, en clair, les luttes de classes, font que ce n’est jamais le seul, que le sujet économique est un sujet brisé, pris entre des rationalités incomplètes, inconsistantes entre elles, limitées tant formellement que contextuellement. Nous l’avons vu, les structures économiques ouvrent plutôt aux acteurs des alternatives dont ils ne sont pas maîtres. Ils choisissent la main qui va leur flanquer la gifle. L’opposition des deux rationalités, structurale et individuelle, se réduit à la résistance ou à l’antagonisme des acteurs dans des rapports de domination. Ce n’est donc pas une opposition entre une rationalité formelle et une rationalité substantielle19, c’est une contradiction interne aux rationalités substantielles en œuvre dans les rapports sociaux capitalistes, et qui se dit dans un différent sur le rationnel entre les acteurs, parfois, comme dans le cas de l’actionnaire salarié, à l’intérieur de chaque acteur. Les contradictions ne sont pas de simples incohérences internes à chaque rationalité, ce sont des méta-contradictions entre des tendances internes et structurelles à l’action des acteurs même.

27La rationalité des rapports sociaux capitalistes n’est pas intentionnelle, elle n’est pas assignable hors des effets qu’elle produit, par exemple la tendance à un équilibre partiel du marché. Mais elle n’existerait pas si elle ne déterminait pas des comportements, des actions, qui se font et se disent en référence à ces tendances. C’est de ce point de vue qu’il n’y a jamais opposition simple entre la rationalité des agents et celle des structures. Il en va de même des institutions, qui n’existent que par la façon dont elles induisent des actions individuelles qui en assurent la reproduction. Marx en aura au moins donné un exemple étincelant : en dépensant nécessairement leur salaire, puisque c’est leur moyen d’accès à la consommation, les travailleurs reproduisent leur coupure avec les moyens de production et sont contraints de retourner au travail. Ils reproduisent le présupposé du salariat et la production capitaliste elle-même.

2. Les apories de la théorie de l’action

28La théorie de l’action se veut la modélisation de l’action économique, la définition de la rationalité de celle-ci, et donc la définition de la rationalité d’un agent échangeant sur un marché. Les analyses précédentes nous la montrent plutôt comme une anthropologie normative répondant au modèle théorique de l’utilité marginale d’un côté, et si l’on en croit Weber, comme une rationalité liée à la comptabilité de l’entreprise capitaliste de l’autre. Ce n’est donc pas une théorie descriptive de l’action effective des individus, mais une théorie prescriptive de ce que doit faire un agent économique pour répondre aux injonctions d’un modèle théorique particulier. C’est donc la modélisation d’une anthropologie, d’un sujet fictif répondant à des besoins théoriques prédéfinis.

29La complémentarité de la théorie de l’action et du modèle économique se voit dans la procéduralité de la théorie de l’action. L’action obéit à mes préférences mais mes préférences sont-elles rationnelles ? On sait que ce n’est pas le problème de la théorie : la rationalité est celle du classement des préférences, pas leur rationalité intrinsèque. La rationalité est procédurale, sans porter sur le contenu. L’utilité est donnée ! Le classement est seulement un ordre : A>B>C. Il ne s’agit pas d’une mesure du degré de préférence, d’une mesure de l’utilité. Celle-ci sera au plus indirecte par ce que je suis prêt à sacrifier pour avoir A : d’entrée de jeu, sa mesure est donnée par la définition subjective de la valeur d’échange.

  • 20 Princeton, Princeton University Press, édition de 2007, p. 17.

30La théorie tente aussi de répondre à la dissociation sociale de l’utilité et des attentes par la définition de l’utilité espérée. Von Neumann et Morgenstern, dans leur fameux essai Theory of games and economic behaviour20, ont proposé de mesurer la préférence par les chances que vous êtes prêt à courir dans une hypothétique loterie. L’utilité serait donc mesurable par le risque que vous seriez prêt à courir. Mais le risque ne peut mesurer la rationalité de la décision, car on peut se dire justement que choisir ce qu’on préfère serait trop risqué. Dès lors on ne peut plus identifier préférence et utilité. On va tenter de définir une expected utility, une utilité espérée ou attendue. Pour définir cette utilité attendue, on compose en fait les combinaisons du couple préférence risque pour les issues possibles d’une action.

31Supposons un pari : je mise 5 dollars sur un lancer de dés. Si le double deux sort, j’empoche 500 dollars, sinon je perds. On a donc deux issues possibles, et l’utilité attendue du pari sera la somme des deux combinaisons gain-probabilité de l’issue, soit :

(1/36 x 500) + (35/36 x –5) = 9$ 03.

321/36= probabilité de la sortie du double deux : une chance sur 36, donc 35/36= probabilité des autres combinaisons 500= gain si le double deux sort –5= ma perte si les autres combinaisons sortent. Remarquons déjà que cette utilité attendue négligeable, ne signifie psychologiquement rien. Les gens ne jouent pas pour cela : ils jouent en rêvant : si je gagnais !

33Soit un jeu à paris multiples. Je peux parier soit sur le double deux soit sur la sortie d’un nombre impair. Si un impair sort je gagne 30 dollars, sinon je perds tout. Quel pari faut-il faire ? Vu que j’ai une chance sur deux qu’un impair sorte, l’utilité attendue du second pari sera : ½ (30) + 1/2 (-5)= 12$ 50. Donc le pari n° 2 est moins risqué, la combinaison gain probabilité y est meilleure.

  • 21 « Individual decision making under uncertainty », republié dans Paul K. Moser (dir.), Rationality i (...)

34L’utilité espérée définit-elle une mesure effective que les gens suivent ? Est-elle une norme d’action ? Les deux sont douteux. La stratégie de maximin est une stratégie de sécurité, qui peut se justifier si le gain est immédiat : un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Mais cela suppose un lien temporel de l’action qui n’est pas une évidence : on peut sacrifier un gain présent à un gain futur : se priver trois ans pour avoir l’agrégation de philo. Mais la stratégie du maximax est intenable de façon générale. On pourrait se dire que le cas de l’agrégation de philo est un cas d’action sous incertitude : je vais passer l’agrégation dans cinq ans, que sais-je de l’état des postes dans cinq ans ? Luce et Raifa21 ont avancé un principe d’utilité sous incertitude, intitulé maximin utilité : maximiser le minimum d’utilité : se faire fonctionnaire et passer les concours internes, ou minimiser le maximum de pertes : se reconvertir à la licence. Mais le fait même que les stratégies se dédoublent montre qu’aucune ne définit la rationalité de la décision.

  • 22 Cf. « Criticism of the postulates and axioms of the American school », dans Rationality in action, (...)

35La théorie du choix rationnel se heurte ainsi à plusieurs problèmes. Le premier est lié à sa mathématisation. On représente les probabilités sur le segment 0 ; 1, et 1 c’est le certain. Représenter ainsi le certain, c’est en faire la limite du probable, et même si on tend vers la limite sans l’attendre, la limite semble homogène à l’espace défini. Or il n’en est rien. Le certain est la limite du risque, mais il n’est pas commensurable avec. Il y a un effet spécifique de certitude. C’est l’objection classique de Maurice Allais22.

36Situation 1 : j’hérite de 1 000. J’ai le choix entre garder mes 1 000 et les jouer à une loterie multiple où j’ai 1 % de chances de tout perdre, 89 % de chances de gagner 1 000, donc de doubler mon héritage, et 10 % de chances de gagner 10 000. La théorie nous dit que je dois jouer. Mais, dit Allais, personne ne réagit ainsi : les gens préfèrent la certitude. Le certain n’est plus une probabilité limite qu’on met en balance avec d’autres. En réalité, ce type de psychologie sera probablement dépendante du milieu social. « Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras » est le prototype d’adage du paysan normand de mon enfance. Il faut renoncer au caractère purement individuel du choix.

37Situation 2 : supposons maintenant que j’aie le choix entre deux loteries une où j’ai 10 % de chances de gagner 10 000 et 90 % de chances de tout perdre et l’autre où j’ai 11 % de chances de gagner 1 000, 89 % de chances de tout perdre. Ici les gens préféreront le risque le plus élevé pour le gain le plus élevé. Comparer deux risques n’a rien à voir avec comparer un risque et une certitude, d’où l’effet de certain. On se moque de l’utilité attendue.

38On ripostera que, si la théorie de la décision n’est pas une théorie du sens commun, elle exprime ce qu’on voit sur les marchés où les acteurs tentent de maximiser l’utilité attendue. Mais cela décale totalement la théorie, qui n’est plus une théorie de l’acteur, mais de la structure : sur un marché spéculatif, donc en conditions d’incertitude, les agents déploient des stratégies qui ne tiennent pas compte de l’effet de certitude, tout simplement parce qu’il n’existe pas : ils sont contraints par le caractère spéculatif du marché, comme nous l’avons déjà vu. Et encore faut-il dire que la théorie est alors trop faible pour fonder l’action des individus.

39Cette objection montre qu’il n’y a pas de schéma rationnel général, parce qu’il n’y a pas de raison pure, et que la mathématisation n’a de sens que si elle mathématise des actions dans des contextes spécifiés : la proximité temporelle et la certitude par exemple. La raison apparaît donc contextuelle et pas modélisante. Elle est liée et limitée. Liée contextuellement et limitée formellement, c’est-à-dire jamais totalement cohérente. Elle est contextualisée parce que prise dans un réseau symbolique qui explicite ces liens avec le temps, avec les croyances des acteurs, qui sont des cartes d’orientation. Les intérêts ne sont pas un matériau sur lequel la raison calcule, mais bien une autodéfinition interne de celle-ci. Cela donnera lieu à une rhétorique et à un bricolage. Or, ces croyances et ces réseaux symboliques, on ne peut jamais en garantir la totale cohérence. Ils sont holistes, et croire que p n’est pas croire à toutes les conséquences de P que l’on ne connaît pas, pas comprises, etc.

40L’idée même de chercher à tout prix une forme de maximisation de l’utilité, et on a vu des candidats multiples se présenter, n’est pas évidente. Les entreprises, pour des raisons de paix sociale ou d’image politique, ne cherchent pas systématiquement le profit maximum, mais un profit qui leur permette de rester dans la concurrence, donc un peu supérieur au profit moyen. D’où le renoncement au travail des enfants. Ce n’est pas n’importe quand que l’on peut faire passer le travail sous les fourches caudines du capital. On voit poindre les rapports de forces, qui permettent de définir le taux de profit.

41C’est ce qui explique le rôle des croyances même trompeuses ou pas assurées : ce sont des cartes d’orientation et il vaut mieux partir d’elles que de rien. C’est ce que dit Descartes pour la pratique dans la morale provisoire. Faire comme si les lois de son pays étaient fondées. Dans la forêt, aller toujours dans le même sens comme si on savait où on va. Ces hypothèses liées à des croyances ont-elles un lien avec la théorie ?

  • 23 Rationality in action, op. cit., p. 171 sq.

42Kahneman et Tuersky proposent trois types de fils conducteurs pour faire face à l’incertitude dans un article intitulé : « Jugements under uncertainty, heuristics and bias »23.

43Fil n° 1 : l’heuristique de la représentativité. Nous donnons une probabilité à l’appartenance d’un individu à une classe en fonction de ce que nous croyons représentatif de la classe. Si je vois un homme tatillon, maniaque, effacé, j’en ferai plutôt un bibliothécaire qu’un coureur automobile, car je répute que les bibliothécaires sont tatillons et maniaques. Ce type de croyance est irrationnel, sur le modèle des anglaises qui sont rousses. On y a recours pour s’orienter.

44Fil n° 2 : l’heuristique de la disponibilité. Je répute le plus probable ce qui fait partie de grands ensembles : le nombre est source de fréquence. Le médecin qui ausculte va d’abord penser au virus qui traîne partout avant de se dire que cela ressemble à une maladie tropicale rare. L’illusion est connue : je fais comme s’il existait un lien entre les cas pour affirmer une ressemblance possible. On sait depuis Durkheim que les protestants se suicident plus que les « cathos ». Si je trouve un suicidé avec une croix, je vais d’abord penser à un protestant. En réalité, je n’en sais rien.

45Fil n° 3 : l’heuristique de l’ajustement à partir d’une ancre. Partir d’une évaluation connue : si je sais que les deux tiers des assassinats par poison sont le fait des femmes, devant un macchabée empoisonné, je vais chercher la femme. Or ici je me heurte à la réflexivité de l’action : peut-être est-ce un malin qui, connaissant les statistiques, a cherché à charger une femme à sa place, à moins que ce ne soit un jardinier disposant de mort-aux-rats.

  • 24 Rationality in action, op. cit., p. 416 sq.

46On voit bien de fait que la rationalité cherche à réduire l’incertitude, mais que ces réductions sont peu rationnelles. Et dans la vie, l’agent effectif ne dispose pas d’un jeu de probabilités comme ceux indiqués dans la théorie. Il n’agit pas dans des options mathématisables. C’est pourquoi Robert Audi dans un article, « rationality and valuation »24, pose que les agents agissent en fait à partir de croyances évaluatrices du type : x est agréable, et que la rationalité de l’action consiste dans le caractère plus ou moins bien fondé de ces croyances évaluatrices.

47Le problème est, une fois de plus, que ces croyances ne sont pas forcément cohérentes d’abord en elles-mêmes, car croire P ce n’est pas croire toutes les conséquences de P, qu’on ne connaît souvent pas. Elles ne sont pas cohérentes entre elles ; elles ne forment pas système : nous connaissons tous des physiciens astrologues, alors qu’ils sont bien placés pour se dire qu’une masse de gaz ne peut influencer le destin d’un homme. Donc les agents ne sont pas cohérents. La continuité de leur action quotidienne ou de leur comportement est liée à des habitudes, aux attentes des autres, pas à leur cohérence propre. Et il serait contre-intuitif de voir les hommes agir au nom de croyances fondées. Ils agissent souvent contre. Ainsi les moralistes qui ne veulent pas être pris la main dans le sac et qui accumulent les mensonges pour sauver la face. Ici encore la cohérence des actions n’est pas celle des croyances, mais celle de la reconnaissance des croyances par d’autres. Le moraliste qui agit sur le mode « faites ce que je dis, pas ce que je fais », agit pour sauver le cours social des croyances contre son action. Nous serons écartelés entre un modèle ininterprétable et une psychologie empirique incohérente ou, au mieux, variable.

  • 25 Die optimierungsfalle, München, Irisiana, 2011, p. 110-111.

48Les difficultés de la théorie de la décision sous incertitude rejaillissent sur la théorie de l’action, qui vise à remplacer la décision sous incertitude par une décision sous risque rendue avec un savoir imparfait. En fait, les présupposés de la théorie de l’action ne soutiennent pas le choc de l’incertitude. Nida-Rümelin25 définit trois présupposés de la théorie de l’action en matière de préférences : celles-ci doivent être transitives, donc ordonnées, vision classique ; elles doivent être intégrales, c’est-à-dire que l’agent doit toujours savoir dire ce qu’il préfère, et elles doivent être monotones, ce qui signifie que, si on préfère A à B, on préférera entre deux loteries, celle où A est le plus probable. Et il conclut que si ces présupposés sont satisfaits, on pourra toujours fournir une fonction d’utilité, qui optimise ces préférences. Aucune n’est une évidence économique.

49Un exemple simple permet de saisir les présupposés sociaux de la théorie. Soient deux joueurs A et B dans un jeu défini par les conditions suivantes : si A et B choisissent la stratégie S1, les deux reçoivent 15 000 euros. Si les deux choisissent la stratégie S2, chacun reçoit mille euros. Si l’un choisit S1 et l’autre S2, celui qui a choisi S1 ne reçoit rien, et celui qui a choisi S2 reçoit 5 000 euros. La stratégie dominante dessinée par la théorie consiste à choisir S2, pour éviter de ne rien recevoir. Or cette stratégie est évidemment suboptimale du point de vue de la coopération. Elle suppose une situation où un des joueurs a intérêt à faire perdre l’autre, sinon personne ne choisirait S2. Cet exemple niais a donc la même structure que le dilemme du prisonnier, où on a intérêt à la défection. La poursuite de l’intérêt individuel rend la coopération sociale irrationnelle, mais si on se place du point de vue de la coopération, c’est la stratégie de poursuite de l’intérêt individuel qui est irrationnelle. Voilà retraduite l’opposition entre la rationalité structurale et la rationalité des acteurs : c’est une opposition structurale entre la coopération et la maximisation de l’utilité personnelle.

  • 26 Un exemple de crétinisme social est donné par Jurgen Beyer : « Begrenzte rationalität », dans Wirts (...)

50L’exemple n’a de sens que dans une situation qui définit la sphère sociale comme une coopération partielle subordonnée à un conflit initial, à une opposition d’intérêts irréductible. Personne ne se demande si on ne peut changer les conditions pour subordonner le conflit à la coopération. Toute coopération est censée supposer le sacrifice d’intérêts personnels essentiels, car autrement, on peut toujours trouver une règle de solution des conflits préférable à la défection. Mais bien évidemment l’exemple a des effets théoriquement et pratiquement dévastateurs. Depuis plusieurs années règne en économie et en sociologie le récit de la confiance : les rapports sociaux supposent toujours une confiance qui peut prendre la forme d’une délégation de pouvoir, sans quoi la division même du travail n’est pas possible dans une entreprise. Les théories du management nous déversent au jet l’eau bénite de la confiance, dont on peut mesurer les effets chez France Télécom par exemple, ou dans l’assistance publique de Paris26. La défection systématique est d’ailleurs la menace constante du capital financier devant qui les capitaux productifs – industriels en premier lieu – sont en concurrence. La prétendue confiance des marchés fonde la coopération sur une défection potentielle comme règle générale, effective, dans les cas de crise. L’anticipation rationnelle est celle de la menace.

51Mais l’exemple nous dit ce qui se passe réellement : la confiance n’existe pas. C’est un récit social de l’économie, qui mime une coopération absente et dote d’une rationalité interindividuelle ce qui relève en fait du combat politique. Les théoriciens de la confiance sont d’ailleurs enfermés dans un cercle : la confiance suppose un certain degré de coopération, mais pour atteindre celui-ci, il faut déjà que la confiance existe. C’est justement ce qui est impossible dans une situation où c’est le conflit qui subordonne et dessine les formes de coopération. On oublie que le management actuel suppose des formes de contrôle où les subalternes passent autant, voire plus de temps, à justifier ce qu’ils font qu’à le faire. On pourra toujours ensuite vouer aux gémonies les procédures bureaucratiques lourdes et contraignantes de l’État. La confiance déplace sur les rapports interindividuels la structuration des rapports sociaux. C’est ce qui explique le cercle.

  • 27 Rationalität und ökonomiche methode, op. cit., p. 125.

52La transitivité semble correspondre à ce qu’on entend dans le langage courant à « savoir ce qu’on veut », donc à la rationalité ordinaire. Clausen explique ainsi que l’on ne peut persister dans des préférences intransitives27. Mais elle installe ainsi, comme les deux autres d’ailleurs, les préférences dans une sorte d’intemporalité, de permanence qui n’a rien à voir avec les conditions d’incertitudes, où les préférences sont temporellement flottantes et sans ordre stable. La précarité et la flexibilité du travail signifient que l’acteur doit changer de plan de vie de façon rapide et répétée. Autrement dit, l’acteur économique ne peut pas persister du tout. Madame Parisot nous a expliqué que tout était désormais transitoire, le travail comme l’amour. Et la relance du profit des entreprises passe par la transformation incessante des biens et des services offerts pour relancer la vente, contraignant au changement forcé des préférences et à un sujet éclaté et kaléidoscopique. À la rationalité du plan et du calcul s’oppose une rationalité adaptative, qui tente de limiter la casse due au déplacement des capitaux d’une industrie à une autre, d’un pays à l’autre (les délocalisations).

  • 28 « Homo oeconomicus adaptativus, die Logik des Handels bei veränderlichen Präferenzen », dans Wohin (...)
  • 29 Sur cette figure, cf. l’important ouvrage d’Ulrich Brökling : Das unternehmerischesSelbst, Francfor (...)

53Quand Von Weizsäcker traduit la transitivité des préférences manifestes en conservatisme des préférences28, à quoi il oppose les préférences adaptatives, il traduit simplement le fait que ce conservatisme, quand il existe et est possible, est lui aussi une façon de lutter contre l’incertitude. Le choix rationnel et le modèle de la théorie de l’action apparaissent bien pour une fiction normative de rationalité, une sorte de récit fictif de la raison économique. Le modèle de la transitivité est d’ailleurs en totale contradiction avec le récit officiel du moi entrepreneurial29, façon dont la pratique du management et ses acolytes construisent la figure du travailleur, comme indéfiniment flexible, composé de désirs kaléidoscopiques, destiné à transformer ses préférences au gré du vent du mouvement des capitaux et des stratégies d’entreprises.

54L’axiome de la transitivité nous dit bien que l’agent rationnel se définit par l’ordonnancement de ses préférences, mais il définit une rationalité procédurale, qui ne dit rien de la façon dont se forment ces préférences, ni des critères éventuels de rationalité qui les définissent. Cela, c’est de la métaphysique ou de la sociologie. Mais cette façon de procéder va directement contre le deuxième axiome de Nida-Rümelin, affirmant que les acteurs doivent de fait savoir ce qu’ils veulent, donc l’exprimer, le dire, le manifester. Non pas qu’on puisse reprocher à la théorie de ne pas tenir compte de ce qu’elle exige par ailleurs : le choix devrait être le choix motivé et exprimé, mais la théorie fait abstraction de la motivation et de l’expression particulière qu’on lui donne.

  • 30 Microeconomic theory, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 7 : « Les préférences d’un individu (...)

55Mas-colell, Whinston et Green ont objecté à la transitivité l’existence d’options indifférentes parce qu’on n’en perçoit pas les différences, ou le sens des différences30. Est-ce le cas des choix économiques ? Oui, à partir du moment où les conséquences du choix ne sont pas connaissables : choisir entre deux emplois attrayants et également rémunérés, sans qu’on sache quelle firme sera la plus solide à l’avenir. Ici encore, l’incertitude rend l’intransitivité objective. Le marché de l’emploi n’est certes pas informationnellement efficient… sauf des contradictions du capital.

  • 31 Op. cit., p. 224-225.
  • 32 Ibid. p. 235.

56Von Weizsäcker voit dans l’anthropologie de la théorie de l’action l’idéal type de l’action de l’homme moderne, de la liberté de choix dont il jouit, pour en conclure que cette théorie oppose à tout modèle causaliste de l’action une théorie de la liberté civile31. En réalité, on trouve chez cet auteur même de quoi mettre en péril cet optimiste, et il fait à mon avis bon marché de ses propres objections. Il évoque d’abord en effet l’endowment effect, qui souligne que les préférences dépendent d’un point de référence, ici ce qu’on possède : le prix qu’un individu attend pour se séparer de ce qu’il possède est supérieur au prix qu’il est prêt à payer pour le même objet s’il ne lui appartient pas32. Mais en réalité cet effet économique est dépendant d’autre chose : les traders préfèrent souvent ne pas posséder pour profiter de leur position et faire circuler leur propre argent, le jeter dans la spéculation, parce qu’ils préfèrent en tirer des bénéfices supérieurs, pouvoir ainsi se retirer le plus vite possible de la compétition, et enfin parce que, pour continuer un métier stressant, ils veulent disposer d’argent pour la jouissance. L’individualisme propriétaire qui sous-tend l’endowment effect est en fait socialement situé, si bien qu’on retrouve dans ce fonctionnement économique une détermination sociale dont on ne peut faire abstraction.

  • 33 Ibid. p. 236.

57Von Weizsäcker a opposé aussi au second axiome de Nida-Rümelin le default option, le cas classique de conformisme social où les individus ne se décident pas explicitement, mais adoptent une attitude conformiste et font un choix socialement convenu. Il oppose enfin le framing effect, qui s’explique par le fait que ce ne sont pas les individus eux-mêmes qui élaborent la présentation des options du choix : celles-ci sont en fait dites par d’autres et quand bien même les individus choisissent, ils choisissent en fonction d’un vocabulaire, de croyances sociales dans lesquels ils disent leurs préférences33.

58Généralisons ces difficultés. Les agents ne choisissent pas en fonction de préférences explicites, correspondant à des besoins identifiables, mais en fonction de désir dont les uns sont irréfléchis, les autres inconscients. Le désir de statut, de reconnaissance, qui semble combler les narcissismes surdimensionnés de la société actuelle, leur caractère de perpétuels blessés aussi, ne sont pas des préférences identifiables, mais bien plutôt des mobiles inconscients qui colorent l’ensemble des choix explicites. C’est là un langage social que parlent les agents destinés à orienter la consommation. Car on oublie que la consommation n’est jamais laissée au consommateur, mais qu’on lui élabore un langage social qui façonne ses désirs et en même temps que toute publicité « cogne » sur la libido pour accroître la performativité de ce langage.

  • 34 Il s’agit de l’introduction primitive, retirée, de ce qui allait devenir Le Capital.

59Encore un pas dans l’horreur théorique. Marx explique dans l’Introduction de 185734 que la consommation ne consiste pas seulement à fournir un objet au sujet, mais un sujet à l’objet : un consommateur culturellement façonné, mais, ajoutons, façonné pas seulement par les rapports interindividuels qui disent la transindividualité des rapports sociaux, par la façon dont l’hégémonie du capital lui permet de définir besoins et désirs. Cette constitution des désirs et des besoins se forge dans des dictions de la concurrence et de la subordination : la lutte pour le statut dit directement la concurrence, et on fait vraiment partie de la direction du capitalisme financier, donc on cesse d’être un subalterne, quand on a droit aux stock-options. C’est encore un des mécanismes constants de la relance de l’accumulation que la transformation des besoins par transformation des rapports entre les hommes. La façon dont la théorie squeeze la formation des besoins prend alors un aspect politique : en dénier le caractère social et collectif, enfermer les individus dans leur isolement, et interdire la formation d’une symbolique commune qui soit une conscience collective. À sa façon, la théorie prononce le fameux axiome de Madame Thatcher : la société n’existe pas.

60Ces besoins constituent des faux frais de la mise en œuvre du capital qui définissent votre situation sur le marché du travail. Mais vendre des biens et des services, c’est produire et vendre le monde virtuel où ceux-ci définissent les individus par leur imaginaire : vendre des usages autant que des signes de distinction : comment vivre sans le dernier « smoophone » qui permet à votre patron de vous mobiliser à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ? Comment faire croire qu’on est quelqu’un sans faire un voyage aux îles Poldives ? Si nous devons sortir de l’opposition entre un modèle de choix libre et un modèle causaliste, c’est tout simplement que la maximisation de l’utilité n’a nullement le même sens selon les agents économiques : on peut en première approximation la définir comme un ensemble de besoins pour les individus, mais pour les entreprises, c’est la profitabilité, et c’est à l’intérieur de celle-ci que le capital doit investir les besoins et les désirs de ses agents individuels. La rationalité selon les fins de l’économie est ainsi toujours double, sans accord préétabli.

  • 35 Cf. sur ce point, le résumé d’Engel et Knoll, en introduction au volume Wirtschaftliche rationalitä (...)

61Dès lors ce qui rend caduque l’abstraction des motivations supposées mais écartées par la rationalité procédurale de la théorie, c’est tout simplement que le marché n’est pas marchand, que l’échange ne fonctionne pas à l’échange, et que l’économie ne confronte pas des choix et des sacrifices pour obtenir ses choix, mais bien des conditions effectives de ces choix. Il n’est pas possible de couper les programmes de rationalité, qui décriraient un modèle idéal type, et les programmes culturels, qui ne seraient que seconds et qui permettraient de les interpréter35. La limitation culturelle est interne aux modèles eux-mêmes. Mais cela détermine aussi des aspects moins attendus des marchés : je montre que je suis un dirigeant important, quand je possède un bien immobilier à Villefranche-sur-Mer ou à Saint-Jean-Cap-Ferrat – un des aspects de la spéculation qui dope le marché immobilier de ces villes vers des hauteurs stratosphériques.

  • 36 « Organized complexity. Conventions of coordination of economic arrangements », European journal of (...)
  • 37 Cf. Eymard-duvernay, Favereau, Orlean, Salais et Thévenot, « Pluralist integration in the economic (...)

62Face à ces difficultés, les théoriciens ont démultiplié les définitions de la rationalité en économie pour rendre compte de la grammaire de l’action. Laurent Thévenot opposait à la rationalité en fait instantanée de l’offre et de la demande, la rationalité planificatrice à long terme de l’ordre productif36. Eymard-Duvernay et ses amis mettent en avant une rationalité interprétative irréductible à la rationalité calculatrice de la théorie classique37. Ces tentatives sont importantes. Mais à moins d’admettre que ces rationalités constituent autant d’ordres indépendants, il faut bien se demander comment elles s’articulent, dans quel type de rationalisation, plutôt peut-être que de rationalité, et nous commençons à le saisir : une rationalité politique partielle, incomplète, limitée, liée aux effets de domination dans lesquels se résolvent les conflits.

63On peut bien sûr objecter que la recherche du prestige ou des signes de pouvoir est une définition comme une autre de l’utilité attendue. Mais on tombe de Charybde en Scylla. Car une telle assimilation confond les niveaux d’utilité et de biens. L’abstraction même est celle de la mathématique indifférente à ce à quoi elle s’applique ; c’est bien ici une théorie de comptabilité, comme le voulait Weber. On sait qu’en mathématiques, l’axiome de choix nous permet de prendre un policier, un bandit, un étudiant, un parapluie, un curé, un hérisson, pour en former un nouvel ensemble. La vie est moins surréaliste.

64La théorie de la décision s’arrange pour donner une valeur numérique à chaque branche d’alternatives, pour définir la bonne stratégie comme celle qui maximise cette valeur numérique. Dans la vie courante, on ne choisit pas ainsi : les préférences dépendent de raisons hétérogènes, relevant de champs divers, qui ne peuvent permettre une notation quasi scolaire des préférences. La théorie en fait ne fonctionne que pour les choix d’organismes, d’institutions, alors même qu’elle se présente comme une théorie de la rationalité subjective. La théorie fonctionne aux conséquences de l’action, mais les choix des individus – à cause des motifs de second degré – portent sur les conditions mêmes de l’action, comme les formes de coopération par exemple.

65Mais dans la théorie, on néglige alors aussi de saisir ce qu’il y a de non économique, voire d’anti économique dans la définition de certaines utilités. On naturalise ainsi une anthropologie et une psychologie sociale, qui sont historiques. Or, quand on examine les motifs de second degré des individus, cette historicité éclate. La maximisation de l’utilité n’est plus alors un concept univoque, mais socialement situé. Dans les années 70 du siècle dernier, ce qui caractérisait les enseignants, c’était une solidarité de corps certaine, le privilège donné au temps libre et à la culture plutôt qu’au revenu, ce qui se manifestait par le refus des heures supplémentaires. L’intérêt du travail l’emportait sur le revenu. Pour les enseignants encore mal payés aujourd’hui, généralement peu cultivés, socialement dévalorisés, intellectuellement laminés par le crétinisme des IUFM, la décision de l’actuelle majorité de recréer des postes et de refiscaliser les heures supplémentaires est un cauchemar. Ce sont les heureux gagnants du « travailler plus pour gagner plus » de l’ancien président, enfermés dans leur individualisme dénégateur de tout bien commun.

  • 38 Op. cit., p. 234.
  • 39 Op. cit., p. 62. Clausen remarque lui-même qu’une telle définition ne fonctionne que sans condition (...)
  • 40 Wohin Steuert die ökonomische Wissenchaft ?, op. cit., p. 263.

66Or la théorie tend à rabattre les préférences sur les préférences de premier degré. Von Weizsäcker l’indique, quand il note que dans le modèle de l’homo oeconomicus, « les préférences des individus sont fixées une fois pour toutes de façon exogène »38. Et Clausen renchérit en définissant la décision comme une structure liant ressources financières, préférences et bouquets de biens par une fonction d’utilité39. Bachmann, lui, n’hésite pas à définir la théorie comme dynamique, mais « dans cette modélisation, l’intemporalité des décisions économiques est explicitement reproduite »40. Mais le second critère qu’il donne de la rationalité de la théorie est de décrire des phénomènes stochastiques. Toute notre argumentation tend à montrer que les deux critères sont incompatibles, ou alors irréalistes.

67Le modèle des préférences est celui d’un choix de biens, matériels ou immatériels. Mais le faire de soi (définition bien idéaliste allemande de l’individu) ou la liberté sont-ils un bien qu’on mettrait à côté de la Mercedes ou du saucisson ? Ce sont des préférences de second ordre. On me répliquera que ce n’est pas sur le marché, et que ce n’est pas économique. Mais c’est justement ce qui influence aussi la formation des préférences sur le marché, par exemple le choix d’un type de vie qui conditionne les revenus, donc ce qu’on achète. Mieux, c’est ce qui assure une continuité des préférences et une cohérence en les organisant en réseaux, relevant d’un vocabulaire social, mais c’est aussi ce qui les rend non séparables, donc impossibles à faire entrer dans le schéma de la transitivité. La satisfaction par les biens et services est tout simplement celle qui dynamise le marché capitaliste, et on remarquera que, par rapport au temps de ma folle jeunesse, l’hégémonie du capitalisme financier a réussi à refondre les besoins en les faisant passer d’une satisfaction par des biens et des services collectifs ou par des satisfactions extérieures à l’économie, à une satisfaction liée à des biens et des services individuels, donc directement liés à l’expansion du marché.

68Et puis, c’est aussi une préférence de second ordre que de rendre ces biens marchands : cela s’appelle la corruption dans les cas illicites. Mais ceux qui refusent ce type de démarche diront justement qu’entre le rapport aux biens et le rapport à soi, il n’y a pas de commensurabilité. D’ailleurs les préférences de second ordre influencent directement l’économie et les préférences manifestées : contre la fonction de Clausen, remarquons qu’on ne choisit jamais, justement à cause de l’incertitude, en fonction d’un lien direct entre les ressources et un bouquet de biens : on choisit en fonction de la variation possible et non prévisible de ses revenus : cela s’appelle l’épargne, tout simplement.

69Dès qu’on introduit d’ailleurs ces préférences de second ordre, on introduit des styles de vie et d’action qui sont des styles sociaux, des façons de définir ce que les anciens auraient appelé la vie bonne, et on sait de l’individualisme théorique de la théorie. Toute action, même solitaire, possède d’ailleurs un style social, consistant dans une symbolisation. Y. Clos l’avait montré sur le cas des conducteurs de trains, qui dans leur style de conduite définissent en fait ce que doit être le service public de transport. On peut le dire des enseignants, dont le style d’enseignement définit la fonction et en propose la définition aux autres. L’individualisme de la théorie se fonde sur sa limitation à des interactions duelles ou triples, comme celle que l’on voit dans le dilemme du prisonnier. Mais dès que se pose le problème de l’organisation, se pose le problème du conformisme et de la standardisation. L’homo oeconomicus est une construction…

  • 41 Je reprends ici la catégorie utilisée par Ulrich Bröckling, dans un livre à mes yeux capital, Das u (...)

70…qui ne tient pas la route car elle entre en contradiction avec l’anthropologie effective du capitalisme, anthropologie prescriptive qui construit le travailleur tel que l’entend le management, celle d’un moi entrepreneurial41. Car ici l’apparence de choix s’évanouit : le but du management contemporain est de faire en sorte que le sens du travail pour l’individu coïncide avec les buts de l’entreprise définis par son management. La consommation même, les biens entre lesquels on peut choisir, ne sont que l’envers de cette subordination de l’individu à l’entreprise. Le moi entrepreneurial, c’est l’individu propriétaire de soi, mais qui n’existe que pour s’offrir sur le marché, et qui, loin de maximiser ses utilités, maximise ses capacités ad majorem officinae gloriam. L’individu n’y est plus défini par des préférences, mais par la production de comportements, toujours d’ailleurs en décalage avec le faire de soi des individus, d’où la perpétuelle « mauvaise foi » du travailleur soumis à ces pratiques.

71Or cette anthropologie contredit totalement la théorie de l’action : les individus y sont précaires et flexibles, ils changent de plans et de préférences au gré du vent des marchés ; ils ne peuvent pas classer leurs préférences, et n’ont même pas à les formuler explicitement. La rationalité de la théorie se voulait une rationalité subjective, mais le sujet n’a plus à avoir de rationalité propre, il est absorbé dans le fonctionnement de l’organisation. Il sacrifie ses buts propres au fait qu’il doit se vendre, être employable, puisque le moi entrepreneurial, c’est la métaphorisation de la force de travail en capital à (auto)exploiter. D’où d’ailleurs les diverses métaphorisations de l’individu comme capital, qu’il doit faire fructifier dans sa subordination à l’entreprise : son « capital érotique », « culturel », dans une instrumentalisation totale de soi, définie comme exercice de soi. La théorie n’est plus qu’une mythologie.

3. Récits et modèles

72Nos précédentes analyses tendent à montrer la scission des instances de rationalité de la science économique en modèles et en récits. Les modèles tentent à la fois de formaliser un type d’activité économique et de définir l’économie par cette activité. Le modèle qui reste le modèle officiel de l’économie, le néo-marginalisme, définit ainsi l’économie par la description de l’échange qu’il formalise. Deux questions peuvent donc lui être posées : est-il une bonne description de ce que qu’il prétend décrire ? Donne-t-il une définition juste de l’économie en la définissant par l’échange ? Donner des réponses d’ensemble à ces questions dépasse les possibilités de cet article et les compétences de son auteur.

73Un premier indice de difficultés serait la scission elle-même de la rationalité économique en modèles et récits : il semble que les modèles ne soient finalement interprétables qu’à travers des récits, des mythologies sociales, qui sont à la fois des instances d’interprétation et de légitimation des modèles. Nous avons vu apparaître certains de ces récits : récit de l’autorégulation du marché, de sa tendance à un introuvable équilibre, de plus en plus difficile à justifier ; récit de l’excellence du privé mû par les intérêts des agents, avec son corollaire : l’État ne sait pas gérer. Un récit lui aussi difficile désormais à justifier : les banques nationalisées ont accompagné la croissance pendant quarante ans, les banques privées valent à l’Europe une succession de crises spéculatives et ne survivent que par l’injection massive d’argent public sous des formes variées. Récit anthropologique de l’avidité, destiné à justifier les ratages de la théorie. Récit de la concurrence et de l’innovation, que nous retrouverons.

74Faute de pouvoir répondre à l’ensemble des questions, je tenterai seulement de montrer en quoi les modèles eux-mêmes sont des récits, une mythologie sociale, parce qu’en décalage avec les pratiques effectives, mais efficaces, parce que prescrivant un type d’action, façonnant un sujet correspondant aux exigences de l’économie capitaliste.

75Nous avons noté comment Weber voit dans le modèle néomarginaliste une mise en forme des exigences de l’entreprise, de sa rationalisation comptable. Or cette mise en forme ne peut justement coïncider avec la comptabilité. Le modèle est une mythologie de la formation des prix, justement parce qu’il ne rend pas compte de la pratique effective de la comptabilité. Car ce mécanisme de formation du prix part de ce que chaque échangiste est prêt à sacrifier pour avoir la marchandise de l’autre. Il part donc d’une succession d’actes isolés qui, à travers le prix, échangent x quantités de M1 contre y de M2. Et toutes ces transactions se déroulent du point de vue mathématique dans N, l’ensemble des entiers naturels, qui est un ensemble… dénombrable. Or la comptabilité courante se déroule dans R, ensemble infini continu. Le problème est comment passer d’une infinité dénombrable à une infinité continue. On trouve chez Marx quelque chose qui répond à ce genre d’argument : les marchandises ne s’échangent au coup par coup que si elles incarnent déjà de la valeur, donc du temps de travail, qui, lui, est une grandeur continue. On ne peut partir de l’échange individuel pour expliquer le marché, mais il faut partir de l’ensemble du marché et de sa fonction égalisatrice pour expliquer l’échange individuel :

  • 42 Capital, livre 1, Marx Engels Werke (MEW), Dietz Verlag, 1989, t. 23, p. 100, p. 1, p. 601. Achille (...)

Toutes les marchandises sont donc des non valeurs d’usage pour leurs possesseur et des valeurs d’usage pour leur non possesseurs. Elles doivent donc changer de mains universellement. Mais ce changement de mains constitue leur échange et leur échange les rapporte les unes aux autres comme valeurs et les réalise comme valeurs. Les marchandises doivent donc se réaliser comme valeurs, avant de pouvoir se réaliser comme valeur d’usage42.

76L’économie capitaliste possède bel et bien des tendances qui sont aussi des prescriptions de l’action individuelles pour diriger la façon dont se réalisent les « valeurs » des marchandises, biens ou services : c’est d’un côté la réduction du temps nécessaire à produire et mettre sur le marché ceux-ci, de l’autre la tendance à l’absorption, à l’annexion de travail salarié. Ce sont les deux aspects de la « profitabilité », comme on dit quand on est convenable (quand on ne l’est pas, on dit : exploitation). C’est cette double tendance qui ouvre à des schémas d’exploitation du temps propres à notre économie : schémas d’accélération, comme la gestion à flux tendus, l’accroissement de la productivité ; schéma de simultanéité, comme quand on arrive à faire faire aux travailleurs plusieurs activités en même temps (manger en tapant sur son ordinateur, téléphoner en conduisant, rentabiliser le temps du repas par le buffet qui permet en même temps de nouer des contacts). Et ces schémas sont des schémas de subordination du temps du travailleur et de sa vie : le « cadre », même bien payé, est relié à son entreprise par le mobile et le portable qui permettent de le mobiliser n’importe quand. Mais aussi, la recherche de simultanéité vise à améliorer la captation des informations du marché : c’est un des aspects de la problématique du « temps réel », qui est encore un aspect de l’organisation de la production entre unités distinctes.

77C’est cette double tendance que Marx repère et tente de théoriser dans sa valeur temps de travail. La valeur n’est que l’envers de la nécessité du travail et l’économie est définie comme la sphère de la dépense du travail :

  • 43 Capital, livre 1, MEW. 23, p. 52.

Considérons le résidu du produit du travail. Il ne subsiste rien d’eux que la même objectivité fantomatique, une simple gelée de travail humain indifférencié… Ces choses représentent seulement le fait que dans leur production de la force de travail humaine est dépensé, que du travail humain est accumulé. Comme cristaux de cette substance sociale commune, elles sont des valeurs, des valeurs marchandes43.

  • 44 Time, labor, and social domination, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 90.

78Et on sait comment Marx croit pouvoir homogénéiser les travaux : pour homogénéiser les travaux complexes, par exemple le travail de l’ingénieur et celui du conducteur de train, il faut les réduire à des multiples du travail simple, donc faire abstraction de leur caractère concret. Mais cette réduction derechef suppose une sorte de péréquation sociale des travaux, qui fait que la valeur n’est pas simplement une gelée, une cristallisation de travail abstrait, mais que celui-ci est une moyenne sociale permettant la péréquation. Dans ce cas le travail abstrait comme temps moyen socialement nécessaire à la production n’est plus une substance incorporée socialement à la marchandise, mais c’est une loi de contrainte à laquelle les producteurs sont confrontés, une tendance qui les contraint à produire sans excéder ce temps moyen à cause de la concurrence. C’est ainsi que Postone la définira comme la dimension temporelle de la domination abstraite du travail abstrait44.

  • 45 Capital, livre 1, op. cit., MEW. 23, p. 212.
  • 46 Ibid., p. 213.
  • 47 Rappelons par exemple que le travail au forfait est une façon de tourner toutes les limitations du (...)

79Marx a donc cru que le capitalisme opérait effectivement la réduction, qu’il homogénéisait les temps de travail et les travaux et que leur rapport était mesurable. D’où la façon dont il a lui-même réifié le temps de travail en en faisant une cristallisation interne à la valeur, ou la façon dont il a cru que la réduction du complexe au simple était effective. Cela implique pourtant un instrument de conversion du complexe au simple. Or une telle conversion précise n’existe pas. Marx le sait très bien : « La distinction entre le travail complexe et le travail simple s’appuie en partie sur de pures illusions ou du moins sur des différences qui ont cessé depuis longtemps d’être réelles pour subsister par une convention traditionnelle »45. Jouent aussi bien la rareté de certaines forces de travail que les luttes des travailleurs. Marx répond alors que la conversion se fait constamment, même si elle se fait avec une part d’arbitraire : « D’ailleurs dans chaque procès de création de valeur, le travail supérieur doit toujours être réduit à une moyenne sociale »46. Mais c’est le marché et l’organisation qui opèrent cette réduction, le marché, c’est-à-dire un rapport de force lié à la situation de l’emploi, car offre et demande de travail instaurent un rapport général de subordination, tandis que l’organisation s’incarne dans les pratiques de management qui combinent les mesures d’accroissement de la productivité et de l’intensité du travail avec la subordination du temps du travailleur47 dans un rapport de subordination particulier au sein même de la production. La combinaison des deux tendances d’appropriation du temps est donc le fait d’une hégémonie du capital faite de contrainte et de consensus, et la rationalité de la production capitaliste consiste dans cette combinaison de contrainte indirecte et de consensus. Cette situation où ce que Marx appelle valeur n’est qu’un ensemble de tendances de formation du prix de la force de travail, correspond à l’indétermination profonde de celle-ci, et au fait que la force de travail est la variable d’ajustement de la production, ce qu’on voit à travers la précarité et la flexibilité comme réponses aux contractions et aux expansions du marché. Ce qui est vrai de la gestion du travail l’est aussi de la valeur de la force de travail, qui est un résultat, pas un présupposé.

  • 48 L’article fondateur d’Arrow, « Values and collective decision making » a été republié dans le préci (...)

80La considération des apories du modèle néomarginaliste et de Marx nous jette toutefois dans une énorme difficulté ! Le marché ne peut être qu’un espace global continu, il ne peut se définir comme une simple infinité potentielle dénombrable de transactions. Mais il n’y a pas de principe d’homogénéisation qui garantit cet espace continu. Or il me semble que cette aporie se lie à l’impossibilité de trouver une règle générale d’agrégation des préférences qui homogénéiserait le marché. Ainsi le théorème d’impossibilité d’Arrow48 montre que dans une société complexe avec des individus aux préférences et aux utilités différentes il n’y a pas de règle permettant d’intégrer les préférences individuelles dans un ensemble cohérent de préférences collectives. Et Rawls en a tiré la conséquence : pour établir la fameuse constitution, il faut déjà se situer dans le collectif pour trier ses préférences individuelles. Il faut avoir fait déjà un choix politique. Or les règles que l’on peut invoquer pour celui-ci sont elles-mêmes des règles politiques, qui supposent des choix métapolitiques qu’aucune structure spontanée ne fournit. Nous en tirons la conséquence un peu différente que le choix politique préliminaire est une règle d’injustice…

81On pourrait se dire que faute d’une règle émanant des préférences individuelles, on peut dégager une règle minimale majoritaire : l’interdiction partielle qui est le deuxième choix de tous. En somme, une règle de compromis. Et on peut se dire (principe de Pareto) que si tous sont d’accord pour considérer cette règle comme la moins mauvaise solution, alors la société doit la choisir. Le principe de Pareto est un principe d’origine économique : s’il y a une règle, même par défaut, de maximisation de l’utilité qui soit acceptée, alors elle doit être appliquée. Cette règle vise à parer une objection courante à l’utilitarisme social : si on doit maximiser le bonheur collectif, peut-on le faire aux dépens de la minorité ? Peut-on plumer les riches au nom de l’égalité ? L’unanimité fonctionne ici comme dans le contrat rousseauiste, personne n’a intérêt à une règle trop lourde si elle doit s’appliquer à lui-même. L’objection courante contre l’utilitarisme social est qu’il ne fait pas bon être minoritaire dans une société où l’individu peut être sacrifié à ce que la majorité considère comme le bonheur social. La règle de Pareto échappe à l’objection. Elle dit que si l’unanimité se fait sur une règle, elle doit être appliquée.

82Mais comme une telle unanimité n’existe pas, même dans les sociétés les plus dictatoriales et les plus conformistes, on ajoute un principe libéral de défense de la liberté négative : pour tout individu A ou B il y a un domaine d’alternatives où si A préfère x, alors la société doit lui laisser préférer x : la liberté de conscience. Si A entend être bouddhiste, alors la société doit le laisser être bouddhiste. Ce que l’on appelle ordinairement les droits de l’homme. On a donc une définition et trois règles. La définition : on a une fonction sociale de décision, une règle de choix collectif, afin de trouver un compromis comme sur les livres pornos. Et puis on a trois règles : 1. Tous les choix individuels peuvent faire l’objet de choix sociaux, universalité du choix social illustrée en droit. 2. Le principe de Pareto, si tout le monde préfère x à y, alors la société doit préférer x à y : règle P. 3. Le principe de libéralisme : il y a des choix individuels que la société doit respecter : ils font partie des choix sociaux mais ne peuvent être contraints : règle L.

  • 49 « The impossibility of a paretian liberal », toujours dans Rationality in action, op. cit., p. 354 (...)

83Amarthya Sen49 a démontré qu’ils ne peuvent être tous cohérents. Le principe de Pareto et le principe de libéralisme produisent des fonctions de décision différentes. On peut représenter sa preuve de la façon suivante. Supposons qu’on délibère sur le choix de la religion, la liberté de conscience et supposons trois choix : être obligé d’avoir la religion dominante, être obligé d’en avoir une, pouvoir ne pas en avoir. Supposons que certains ordonnent les choix ainsi : suivre la religion dominante, en avoir une, pas du tout. Que d’autres choisissent : avoir une religion quelconque, la religion dominante, rien, et que les troisièmes choisissent : liberté totale, choisir au moins sa religion, être obligé à la religion dominante. Le principe de Pareto dit que le principe de compromis prévaut, donc avoir une religion quelconque. Le principe libéral dira : à chacun son choix, y compris de ne pas en avoir. Il faut choisir entre un principe d’agrégation, serait-il unanime, et le principe de libéralisme. Toute société devra faire sur ce point un choix politique, de ce qu’elle soustrait aux choix sociaux et sous quelle forme, donc quels droits elle garantit aux individus. Or c’est là une question de principe, justement de la liberté de conscience ; c’est ce qui définit socialement l’individu et le citoyen.

84Il en va de même du marché : loin d’être la source d’une règle de répartition des revenus, il la présuppose, et présuppose un principe politique régissant l’allocation des ressources. Le marché ne construit aucun espace commun, il ne définit aucun bien commun ; il ne tranche pas non plus des oppositions entre optimisation individuelle et collective. Il renforce, nous le savons, des rapports de pouvoir. C’est bien pourquoi, loin d’être la source d’une rationalité politique, il suppose une rationalité définie comme construction d’un espace commun, donc de coopération. L’économie suppose, mais sans pouvoir en rendre compte, une rationalité définie de façon spinoziste comme élaboration de « notions communes ».

  • 50 Frank Meier, qui étudie cette économisation, en particulier pour les Hochschule allemandes, et qui (...)

85La pensée économique néolibérale a répondu à ces interrogations par l’économisation de l’ensemble de la vie sociale. La rationalité de l’économie serait celle du marché qui commanderait toutes les autres : le fonctionnement de la justice ou des hôpitaux devrait se calquer sur celui des agences privées, et ce fonctionnement gouvernerait la façon dont les institutions tentent de remplir leur fonction. La rationalité du marché deviendrait ainsi autoréférentielle, elle deviendrait norme du commun et de l’universel. Cette économisation cache en réalité une confusion de deux rationalités distinctes, assimilées sous couvert du fonctionnement des entreprises : la rationalité proprement économique du marché et celle finalisée de l’organisation. Et l’on répute que l’entreprise fait coïncider les deux, ce qu’aucune donnée empirique ne confirme50. Mais on oublie de dire que l’économisation implique toutes sortes de faux frais d’introduction sur des marchés ou des quasi-marchés : la mise en concurrence des institutions implique le développement des frais de communication, comme on dit, et en fait coûte cher. Et cela ne répond pas au fait qu’il faut tout de même présupposer à ces marchés un schéma de formation qui soit un schéma d’homogénéisation.

86Le mérite du modèle marginaliste consistait en une façon simple de lier l’action des individus à la détermination de la structure. La détermination de l’économie par une activité particulière, celle de l’échange, privilégiait le marché comme allocation des ressources, soit des ressources productives, soit des revenus, donc de penser la répartition de l’input et de l’output de la production. Elle permettait aussi de réduire la production, dans la ligne de son individualisme méthodologique, à une série d’actions interindividuelles, à un échange de services comme le voulait déjà Say. Le modèle donnait une explication des formes de la production, en donnant l’organisation comme solution à des coûts de transaction excessifs. Enfin et surtout, Ce modèle faisait du marché un mécanisme autorégulateur à travers sa tendance à l’équilibre : la structure corrige et sanctionne l’action des individus et ce serait sa rationalité. Le néolibéralisme concluait de ce point de vue à la rationalité limitée des acteurs que seul le marché pouvait corriger, et qui seul pouvait réunir dans les prix les informations sur l’ensemble de l’économie.

  • 51 Daniel Cohen, dans son livre déjà cité sur les crises, n’en disait pas un mot : constat de faillite (...)

87Personne n’ignore aujourd’hui les difficultés de ce modèle, qui pourtant continue à ne pas avoir de concurrent51. Il convient pourtant d’en examiner quelques conséquences de notre point de vue. Pour que ce soit l’équilibre qui corrige l’action individuelle, encore faudrait-il que le marché fonctionnât à l’équilibre, et se définît par l’équilibre. Marx oppose à cette détermination un argument aussi bête qu’irréfutable : si le marché fonctionnait à l’équilibre, l’économie perdrait son dynamisme dès qu’il l’aurait atteint, cet état serait un état de stabilité : Marx a justement une bonne raison pour refuser que les prix soient l’expression du rapport de l’offre et la demande. C’est qu’à l’état d’équilibre, ces deux forces ne joueraient plus. Elles cesseraient d’être des mécanismes de formation des prix :

  • 52 Capital, livre 3, MEW, p. 199.

Quand demande et offre se recouvrent, elles cessent d’agir et c’est précisément pour cela que la marchandise est vendue à son prix de marché. Quand deux forces agissent également en direction opposée, elles s’annulent mutuellement, cessent totalement d’agir sur l’extérieur, et les phénomènes qui tombent sous ces conditions doivent être expliqués autrement que par l’intervention de ces deux forces52.

88La tendance à l’équilibre présuppose le déséquilibre, que produit l’action des agents économiques ; une rationalité dynamique reposant sur l’antagonisme se substitue à une rationalité qui tente de réduire le temps.

  • 53 Sur ce genre de pratique, cf. Bernard Maris, Antimanuel d’économie, Rosny, Bréal, 2006, t. 2, p. 24 (...)

89Et ce dynamisme ne naît pas de l’échange, mais de la lutte pour le taux de profit. On citera comme exemple les entreprises qui rachètent leurs propres actions pour les détruire, détruisant ainsi du capital pour maintenir le taux de profit : il faut créer du déséquilibre pour faire fonctionner la dynamique, et le prix des actions dépend ici non de l’offre et de la demande mais de la façon dont on les tourne53. Ce n’est pas à dire qu’il n’y a pas de régulation sur les marchés, mais que celle-ci n’est pas le fait de la tendance à l’équilibre, qui n’est qu’un régulateur indirect de la formation du taux de profit dans la concurrence des capitaux. La production capitaliste n’est pas une production pour la production, ni l’immense accumulation de marchandise sur laquelle s’ouvre le livre 1 du Capital, mais production de profit, comme Marx l’a d’ailleurs aussi dit. C’est cette régulation que sanctionnent les agences de notation quand elles traitent d’acteurs privés, mais ces agences ne sont que les représentants généraux du capital financier.

  • 54 Malgré les affirmations de Jurgen Beyer, Wirtschaftliche Rationalität, op. cit., p. 246-247.

90C’est de ce point de vue que le double contrôle du marché et de l’organisation s’exerce, non du point de vue d’un marché transactionnel et dirigé vers l’équilibre54. Or la production du profit s’exerce du point de vue marchand, sur un marché en perpétuel déséquilibre, celui de la force de travail, parce que celle-ci est l’objet d’une redéfinition constante, tant en termes de salaires et d’emplois qu’en termes de besoins – donc de consommation. L’indétermination de l’exploitabilité de la force de travail dans la production relève du talent des managers des ressources humaines, mais elle se lit dans l’indétermination du contrat de travail. L’idée économiquement ruineuse de l’équilibre du marché n’est qu’une mythologie qui fonctionne comme écran de fumée du fonctionnement effectif de l’économie comme fabrication de crise.

91L’efficience du couple du marché et de l’organisation supposerait la saisie et le traitement des informations du marché en simultanéité, le fameux temps réel qui est l’obsession des managers comme des traders. Mais le temps réel introduit des asymétries entre les acteurs de l’économie et il est ainsi partie prenante de la constitution de l’incertitude des marchés. Le signal des marchés n’est jamais assez clair pour n’induire qu’une stratégie qui serait la meilleure. Voilà qui réintroduit le temps comme critère de rationalité en économie. La temporalité des diverses actions ne coïncide pas, malgré l’obsession du temps réel, de l’informatisation des procès de production et de vente. Le temps du contrôle est en retard sur le temps de l’action, et il en est totalement disjoint sur les marchés financiers ou dans les organisations financières. Combien d’actionnaires des banques françaises ou espagnoles ont su les risques que prenaient ces généraux pourvoyeurs de l’argent des autres ?

  • 55 Cf. sur ce point, Andreas Reckwitz, Die erfindung der Kreativität, Francfort, Surhkamp, 2012, p. 16 (...)

92Tout d’abord, le signal des marchés n’a pas de valeur temporelle déterminée. Le cours d’une action définit sa rentabilité immédiate, mais ne garantit pas le futur. La rentabilité des actions a été maintenue chez Airbus ou chez Orange au détriment des investissements, donc en hypothéquant le futur. Les prix ne sont pas des indicateurs de conjoncture. Ils n’annoncent pas les retournements. Les managers eux-mêmes, chargés de cette garantie, n’ont pas d’intérêts à long terme avec une entreprise. Les parachutes dorés et les retraites chapeau impliquent même le contraire. Au prix où Madame Patricia Russo a été remerciée pour avoir saccagé Alcatel, je suis prêt à couler deux ou trois firmes par an… La mise en rapport du temps des investissements, de la recherche et du développement avec celui des cycles financiers des entreprises est censé être le fait du management de l’innovation. Mais dès qu’on dépasse des schémas linéaires privilégiant un des aspects, on arrive à des truismes sur les communautés de pratiques, sur la nécessité du réseau, de l’auto-organisation, qui n’induisent que des possibilités ou des prescriptions vides55.

  • 56 Zintl, « Rationalität und Rationalitätproblem des marktes », dans Die rationalitäten des Sozialen, (...)
  • 57 Ibid.

93L’existence même d’un marché concurrentiel des managers, à vérifier d’ailleurs, ne garantit pas une politique à long terme d’investissements. Bref, les marchés ne garantissent jamais la continuité d’action des individus ; leur incertitude, elle, garantit plutôt le contraire. Il est donc au moins douteux que la concurrence contraigne « à l’effacement de tous les points de vue inadaptés »56. Elle n’est pas un mode de « stylisation »57 approprié du comportement des agents économiques. Nous l’avons vu pour les comportements paradoxaux, nous le retrouvons ici pour la continuité temporelle de l’action.

  • 58 « On the impossibility of informationaly efficient markets », American Economic Review, vol. 70, n° (...)
  • 59 On s’explique alors facilement la tendance interne du néolibéralisme à l’autoritarisme : ce qui ne (...)

94La complémentarité même du marché et de l’organisation ruine le schéma du marché régulateur de l’action de l’individu. Car le marché ne fournit pas les informations : il faut les trouver, les concentrer, les traiter, et cela même suppose une organisation. C’est un des aspects de l’inefficience informationnelle des marchés, que de supposer justement une inégalité des acteurs dans la collecte de l’information. Dès lors, le marché renforce l’inégalité des acteurs, à travers ses dissymétries informationnelles. C’est, me semble-t-il, un des aspects qui conduisent Grossman et Stiglitz à renoncer au modèle d’équilibre du marché pour proposer « un degré d’équilibre du déséquilibre »58. Ce qui ressort pour la pauvre tête d’un philosophe de ce redoutable article, c’est que le marché ne produit pas le marché59. Il produit les incertitudes du marché. Et loin de résoudre le problème de la connaissance des données économiques, le marché suppose une capacité sociale, une rationalité collective, qui introduise à la connaissance de la société, une rationalité non économique de l’économie.

95Cette inefficience informationnelle des marchés se lit à mon avis dans le caractère chaotique et aléatoire de l’action des agents économiques. Ce qu’on appelle la « nervosité » des marchés, la « panique », ne sont que l’envers de l’impossibilité de l’anticipation, l’absence de prise sur le temps. Les annonces mêmes des statistiques produisent des réactions instantanées sans rapport avec des tendances de fond : les taux d’intérêts varient de façon aberrante aux menaces supposées sur les profits. Ces variations erratiques marquent la déroute de la rationalité calculatoire.

  • 60 On permettra à la vieille bête mal pensante que je suis, de trouver la notion d’ « abus de position (...)

96Dès lors, le récit de la concurrence s’effondre à son tour : pour fonctionner, la concurrence ne suppose pas seulement l’absence de positions dominantes60. Elle suppose aussi la transparence informationnelle des marchés et un consommateur connaissant les prix et les qualités des marchandises, ce qui est cognitivement absurde. C’est justement la concurrence qui implique la création de mythes vendeurs : la qualité française, le sérieux allemand. Il faut bien expliquer que la concurrence est aussi créatrice de désirs. Et ici encore, il y a inégalité des acteurs. Quant aux positions dominantes, rappelons, sans nous y arrêter, que ce sont les acteurs les plus puissants du marché qui font pression pour éviter toute réglementation, qui justement limiterait leur domination. Le lobbying montre que la concurrence n’est en rien l’autre de la domination, de la concentration et des fameuses rétroactions positives déjà évoquées, et qu’il n’y a pas de concurrence pure pré-politique.

97Ajoutons que la concurrence suppose que l’on puisse compenser les coûts de mise sur le marché, de promotion. Chacun sait que la Chine vend des chaussures ou des ordinateurs à l’Europe ou aux États-Unis, parce que le coût de la main-d’œuvre y est inférieur, et maintenu autoritairement très inférieur. De nouveau nous sommes renvoyés aux rapports de forces sociaux. On m’expliquera qu’on le sait bien, mais que ce sont là des perturbations, qui ne sont que contingentes. Mais le marché en général n’existe pas ; il n’y a que des marchés déterminés. Et ils le sont en priorité par ces rapports. De quoi le modèle est-il le modèle ? De rien. En réalité les cas empiriques sont les présupposés de son fonctionnement effectif.

  • 61 Il n’y a pas besoin d’être un excité révolutionnaire pour émettre des doutes sur l’allocation des r (...)

98Si, par exemple, le marché financier peut imposer une rentabilité à deux chiffres pour les actionnaires, c’est au nom d’une hégémonie générale du capital financier sur le capital industriel et productif même, sans qu’il serve à grand-chose de regretter la phase antérieure. Mais c’est assez dire que ce n’est pas « le marché » qui opère l’allocation des ressources et des revenus, mais des marchés déterminés par un type de domination. C’est elle aussi qui définit les solutions données aux problèmes sociaux, c’est-à-dire les problèmes d’agrégation : la nécessité de revenir sur le marché pour faire face aux problèmes d’énergie et d’environnement signifie que ce ne sont pas les transactions qui répondent à la rareté et que l’allocation marchande n’est nullement la plus efficace61.

4. Pour une refonte de la raison économique

  • 62 « Die Erklärungaufgabe der Soziologie und das Problem der Rationalität », dans Die Rationalitäten d (...)

99La réponse constante aux objections de fait qu’on élève contre le modèle marginaliste qui sert toujours de fondement officiel à l’économie, c’est que ces objections ignorent justement ce qu’est un modèle, c’est-à-dire une idéalisation qui dégage une structure fondamentale en faisant abstraction des perturbations. En ce sens, Michael Schmid a raison de soutenir que l’on ne peut directement déduire des lois générales dégagées par le modèle des cas concrets d’application, mais qu’il faut au contraire partir d’une théorie de l’agir individuel, des schémas d’interaction effectifs et d’interdépendance, qui permettront d’induire la structure formelle qui les sous-tend62. Mais il faut admettre alors que les hypothèses du modèle ne sont pas explicatives, qu’on ne peut en déduire des conséquences vérifiables. Hors de ce mouvement de vérification, où une théorie produit sa propre vérification, le fait même qu’elle puisse avoir des conséquences vraies ne prouve pas sa vérité : ex falso sequitur quodlibet, même le vrai.

  • 63 Rationalität und ökonomische Methode, op. cit., p. 70.
  • 64 Ibid. p. 101.

100Nous ne sommes donc plus dans le rapport d’une théorie à ses conséquences, mais dans le rapport entre un modèle, une simple syntaxe formelle, et ses interprétations, sur le modèle de la logique. Dès lors, nous serons tentés, comme le fait Clausen63, de voir dans les hypothèses du modèle de simples hypothèses euristiques, on pourrait dire régulatrices. Le modèle ne produit pas de résultats, c’est seulement un modèle possible pour des résultats connus par ailleurs64. Mais les hypothèses de négligeabilité, qui disent ce que le modèle peut négliger pour dégager la structure du champ analysé dans sa pureté, ne sont pas de simples hypothèses euristiques, elles donnent bel et bien une définition de leur objet. Ainsi de l’hypothèse du marginalisme classique, selon laquelle on peut négliger le problème de l’information des agents, parce que les prix sont informationnels et que les agents peuvent capter cette information. La théorie classique du marginalisme ne se donne pas seulement pour une description de l’échange, mais comme une définition de l’économie par l’échange.

  • 65 « The logical structure of modern Neoclassical static Microeconomic Equilibrium Theory », Erkenntni (...)
  • 66 Rationalität und ökonomische methode, op. cit., p. 109.

101Dès lors on peut se demander à quoi se réfère le modèle, s’il définit son objet, sans en être l’explication. Sur quoi porte une théorie « pure » en économie ? Händler65 répond que la théorie pure décrit un « monde possible qui n’a pas d’existence actuelle ». Ce serait une déclaration de faillite, si on n’ajoutait pas immédiatement que cette description possible d’un monde possible peut s’interpréter dans le monde actuel, à condition de lui adjoindre des hypothèses supplémentaires d’interprétation. Clausen propose de tester les théories économiques sur des cas fictifs qui montrent leur applicabilité66, mais l’application possible du modèle à un monde possible n’avance pas beaucoup la question de la vérité.

  • 67 Ibid., p. 67.
  • 68 Ibid., p. 63.

102Clausen rejoint Schmid : il revient à la théorie de l’action de compléter le modèle, et les hypothèses qui le rendent interprétable sont en fait des hypothèses de comportement. Il considère que certaines règles simples fournissent une interprétation effective du modèle : les agents choisiront toujours, en fonction du classement de leurs préférences, le plus grand bouquet de biens contre le plus petit, donc maximiseront le nombre de préférences satisfaites. Ou encore ils préféreront un ensemble de biens équilibrés67. Or nous savons que rien de cela n’est évident : les choix individuels n’obéissent ni à l’équilibre, ni à la maximisation du nombre, car la quantité s’efface devant la qualité de l’autodéfinition de l’individu dans ses choix de consommation. Les théoriciens répondront que cela dépend du classement des utilités, mais celui-ci suppose une comparabilité qui n’est justement pas de mise dans ce processus de définition de soi. Si la théorie de l’action est aussi peu empirique que le modèle de l’échange, elle ne peut servir à l’interpréter. La fonction de Clausen, entre des préférences, une liste de biens et un budget68, semble comptabiliser les soucis comptables d’un ménage, mais ne détermine pas les choix effectifs, car les choix économiques dépendent de préférences de second degré, comme la confiance, l’amitié, ou la valeur de la situation dialogique, qui ne sont pas comparables aux préférences, marquant ainsi la débâcle de la rationalité calculatrice.

103On a souvent défini l’économie par la rareté, parfois comme Marx, par les moyens pour la combattre, mais désormais l’économie est suspendue à l’épuisement possible des ressources, ce qui contraint à la redéfinition de la rationalité de la science économique.

104À la rationalité intemporelle, neutralisant le temps, il convient de substituer une logique de la temporalité, qui tienne compte à la fois de la conjoncture, de ses apories, et du long terme. Une rationalité prudentielle au sens ancien, où les moyens ne se coupent pas de la fin et où il faut déterminer les finalités de l’économie à partir de ses difficultés, mais aussi du souhaitable. La prudence possède ainsi ces deux dimensions : lier de façon interne moyens et fins contre la procéduralité des théories dominantes, et les intégrer dans une logique processuelle partant des possibilités d’action. Et dans les situations limites que nous commençons à connaître, une logique du possible est aussi une logique de la non destruction, une logique où l’action se garde de détruire ses propres conditions d’exercice.

  • 69 Die optimierungsfalle, op. cit., p. 74.

105À la rationalité calculatrice, stratégique et centrée sur les intérêts, qui est aussi une logique du pouvoir, il faut substituer une logique de traitement des antagonismes et des différends. Nida-Rümelin détecte une contradiction dans la société actuelle, entre un tout social qui, face aux urgences, a intérêt à une communication fiable, et des intérêts particuliers qui ont intérêt à la tourner69. La vérité de la remarque n’interdit pas de compliquer le tableau : les agents économiques ne trichent pas nécessairement avec la communication par simple calcul d’intérêt ou par mauvaise foi. Ils ne parlent souvent pas la même langue, et même pas de la même chose, malgré l’apparence : où le patronat parlera d’employabilité, les syndicats diront : exploitation. C’est là un différend dont on peut sortir par une simple communication de bonne foi. Telle est la puissance de la notion d’idéologie. La rationalité économique se révèle à la fois formellement et contextuellement limitée.

106L’hégémonie sociale repose sur la production d’un savoir plus riche de la société, mais aussi sur la capacité à répondre à des problèmes généraux, auxquels la maximisation de l’utilité ne répond pas. Sortir d’une société où c’est le conflit qui détermine les formes de la coopération, pour en venir à une société où le conflit sera second, à l’intérieur des formes de coopération et pour les redéfinir par la capacité à construire des espaces communs. C’est ce qu’esquissent des notions comme celles de biens publics mondiaux, ou ce qu’illustrent des pratiques simplettes, qui ne sont pas l’apanage de tel courant politique, comme en France la remunicipalisation de l’eau, dans la mesure où la subordination au profit privé devient une exploitation intenable de cette dernière, ou encore les tentatives marginales d’économie démonétisée fondée sur l’échange de services.

107À une rationalité naturalisante, il faut opposer une rationalité politique qui n’est plus proprement économique. Celle-ci ne consiste pas en une refinalisation de l’économie, mais dans une tentative de desserrer les contraintes qui pèsent sur elle, d’en transformer la nécessité interne. La rationalité politique est une rationalité qui se débat pour refondre ses limites. Cette rationalité sera technologique en un sens spécifique : elle liera de façon politique des pratiques, des institutions hétérogènes. Les formes de coopération ne sont jamais situées sur un plan unique. À la logique du pouvoir, il faut opposer non une logique de la puissance politique, mais une logique de la démultiplication des puissances d’agir.

Haut de page

Notes

1 Cf. Thies Clausen, Rationalität und ökonomische methode, Paderborn, Mentis, 2009, p. 23. Dans la suite de l’article, j’assurerai la responsabilité des traductions des textes étrangers.

2 « Rationalitât und Anlageverhalten auf finanzmarkten », dans Wirtschaftliche Rationalität, Springer, Wiesbaden, 2012 p. 138, cf. aussi dans le même volume : Andreas Langenohl, « Mathematische und professionnelle Rationalitât an finanzmarkten », op. cit., p. 110.

3 Celle-ci se voit clairement dans le fait que les banquiers par exemple, dans les publicités, hésitent à se mettre en scène et pour se donner une image positive se symbolisent sous la forme… d’un chien (par exemple, HSBC ou le Crédit Mutuel).

4 Cf. la très claire introduction au volume, par Anita Engel et Lisa Knoll, op. cit., p. 17.

5 Contre ce qu’affirme dans le même volume Jurgen Beyer, pour qui le quasi contrat supplée la limitation de la rationalité : « Begrenzte rationalitât : ökonomische und soziologische “Lösungen” des problems der management controlle », p. 243. Le fameux « agent principal » supposé représenter les autres n’a aucune légitimité si les marchés sont systématiquement informationnellement inefficients, il n’y a aucune raison de supposer que le représentant ne substituera pas son intérêt à l’intérêt des représentés et son contrôle est une quasi impossibilité…

6 Ce sentiment était d’ailleurs entretenu par les banques elles-mêmes. Les « conseillers financiers » de ma banque, qui essayaient sans succès de me fourguer leur Madoff, n’avaient qu’une réponse quand je leur répliquais la possibilité d’un crack financier : c’est tout le système qui s’effondrerait. Ils ne comprenaient même pas ma duplique : Et alors ?

7 Par exemple, Daniel Cohen, La prospérité du vice, Paris, Le livre de poche, 2011.

8 Wirtschaftliche Rationalität, op. cit., p. 146.

9 Depuis 1937 : The general theory of employment, interest and money, New York, Harbinger, 1937, p. 214-215 : « Sachant que notre jugement individuel est dénué de valeur, nous nous efforçons d’avoir recours au jugement du reste du monde, qui est peut-être mieux informé. C’est-à-dire que nous nous efforçons de nous conformer avec le comportement de la majorité ou de la moyenne ».

10 Ibid.

11 « rationalitäten und rationalitätsprobleme des marktes », dans Andrea Maurer et Uwe Schimank (dir.), Die rationalitäten des Sozialen, Wiesbaden, vs Verlag, 2011, p. 108.

12 Cf. sur ces points l’analyse de Lisa Knoll, « Wirtschaftliche Rationalitât », dans Wirtschaftliche rationalität, op. cit., p. 59-60.

13 « Portfolio selection », The journal of finance, vol. 7, n° 4, 1952, p. 79.

14 « Fondations of portfolio theory », The journal of finance, vol. 46, n° 2, 1991, p. 470.

15 « Portfolio selection », art. cit., p. 77.

16 Jocelyn Pixley, Emotions in finance, Distrust and uncertainty in global markets, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2004, p. 35.

17 Max Weber, « Die Grenznutzlehre und das psychophysiche Grundgesetze », dans id., Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1985, p. 394.

18 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article : « Petite philosophie du management », Actuel Marx, n° 51, avril 2012.

19 Comme le soutient Uwe Schlimank, « Organisationsblokaden und Rationalitätsfallen », dans Die rationalitäten des Sozialen, op. cit., p. 164.

20 Princeton, Princeton University Press, édition de 2007, p. 17.

21 « Individual decision making under uncertainty », republié dans Paul K. Moser (dir.), Rationality in action, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 55 sq.

22 Cf. « Criticism of the postulates and axioms of the American school », dans Rationality in action, op. cit., p. 113 sq. On sait que Maurice Allais distribuait de petits questionnaires à ses confrères, d’où il ressortait qu’aucun ne suivait les principes de la théorie.

23 Rationality in action, op. cit., p. 171 sq.

24 Rationality in action, op. cit., p. 416 sq.

25 Die optimierungsfalle, München, Irisiana, 2011, p. 110-111.

26 Un exemple de crétinisme social est donné par Jurgen Beyer : « Begrenzte rationalität », dans Wirtschaftliche Rationalität, op. cit., p. 250-251, pour qui les limitations même de la rationalité sont des contraintes à la confiance, et qui confond ainsi confiance, délégation et division du travail.

27 Rationalität und ökonomiche methode, op. cit., p. 125.

28 « Homo oeconomicus adaptativus, die Logik des Handels bei veränderlichen Präferenzen », dans Wohin steuert die ökonomische Wissenschaft ?, Francfort, Campus Verlag, 2011, p. 233.

29 Sur cette figure, cf. l’important ouvrage d’Ulrich Brökling : Das unternehmerischesSelbst, Francfort, Suhrkamp, 2007.

30 Microeconomic theory, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 7 : « Les préférences d’un individu peuvent échouer à satisfaire la propriété de transitivité… à cause du problème des différences seulement perceptibles ». Armstrong déjà parlait des « pouvoirs imparfaits de discernement de l’esprit humain » (« A note on the theory of consumer’s behaviour », Oxford economic papers, n° 2, 1950, p. 122).

31 Op. cit., p. 224-225.

32 Ibid. p. 235.

33 Ibid. p. 236.

34 Il s’agit de l’introduction primitive, retirée, de ce qui allait devenir Le Capital.

35 Cf. sur ce point, le résumé d’Engel et Knoll, en introduction au volume Wirtschaftliche rationalität, op. cit., p. 10.

36 « Organized complexity. Conventions of coordination of economic arrangements », European journal of social theory, vol. 4, 2001, p. 412.

37 Cf. Eymard-duvernay, Favereau, Orlean, Salais et Thévenot, « Pluralist integration in the economic and social sciences », Post autistic economics review, n° 34, 2005, p. 22.

38 Op. cit., p. 234.

39 Op. cit., p. 62. Clausen remarque lui-même qu’une telle définition ne fonctionne que sans condition d’incertitude. Nous sommes mal partis.

40 Wohin Steuert die ökonomische Wissenchaft ?, op. cit., p. 263.

41 Je reprends ici la catégorie utilisée par Ulrich Bröckling, dans un livre à mes yeux capital, Das unternehmerische Selbst, Francfort, Suhrkamp, 2009.

42 Capital, livre 1, Marx Engels Werke (MEW), Dietz Verlag, 1989, t. 23, p. 100, p. 1, p. 601. Achille et la tortue en économie.

43 Capital, livre 1, MEW. 23, p. 52.

44 Time, labor, and social domination, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 90.

45 Capital, livre 1, op. cit., MEW. 23, p. 212.

46 Ibid., p. 213.

47 Rappelons par exemple que le travail au forfait est une façon de tourner toutes les limitations du temps de travail.

48 L’article fondateur d’Arrow, « Values and collective decision making » a été republié dans le précieux recueil déjà cité : Rationality in action, op. cit., p. 360 sq.

49 « The impossibility of a paretian liberal », toujours dans Rationality in action, op. cit., p. 354 sq.

50 Frank Meier, qui étudie cette économisation, en particulier pour les Hochschule allemandes, et qui est plutôt favorable aux modèles d’organisation entrepreneuriaux, conclut prudemment qu’il n’y a pas de meilleure voie unique, que la rationalité économique entendue à travers le prisme théoriquement dominant n’assure en rien l’excellence du modèle organisationnel d’une agence : « Von Betrieb zu Unternehmen, Zur gesellschaftlischen Konstruktion der rationalen Organisation », dans Wirtschafliche Rationalität, op. cit., p. 197.

51 Daniel Cohen, dans son livre déjà cité sur les crises, n’en disait pas un mot : constat de faillite ou tentative un peu honteuse de cacher ce modèle que l’on ne saurait voir ?

52 Capital, livre 3, MEW, p. 199.

53 Sur ce genre de pratique, cf. Bernard Maris, Antimanuel d’économie, Rosny, Bréal, 2006, t. 2, p. 243.

54 Malgré les affirmations de Jurgen Beyer, Wirtschaftliche Rationalität, op. cit., p. 246-247.

55 Cf. sur ce point, Andreas Reckwitz, Die erfindung der Kreativität, Francfort, Surhkamp, 2012, p. 162-164.

56 Zintl, « Rationalität und Rationalitätproblem des marktes », dans Die rationalitäten des Sozialen, op. cit., p. 105.

57 Ibid.

58 « On the impossibility of informationaly efficient markets », American Economic Review, vol. 70, n° 3, juin 1980, p. 393.

59 On s’explique alors facilement la tendance interne du néolibéralisme à l’autoritarisme : ce qui ne se fait naturellement doit être produit par force.

60 On permettra à la vieille bête mal pensante que je suis, de trouver la notion d’ « abus de position dominante » digne de Marx (Groucho). Une position est dominante quand on peut exploiter sa domination, comme Microsoft l’a fait, en se moquant des amendes de la commission européenne.

61 Il n’y a pas besoin d’être un excité révolutionnaire pour émettre des doutes sur l’allocation des ressources par le marché : « Le chien d’une riche rentière peut laper le lait dont un enfant pauvre aurait besoin pour se prémunir contre le rachitisme. Pourquoi ? Parce que l’offre et la demande fonctionnent mal ? Que non pas ! – mais parce que ce couple de forces accomplit sa mission, consistant à faire parvenir les biens entre les mains des acheteurs qui, disposant du plus grand nombre de bulletins de vote monétaires, peuvent payer le prix le plus élevé » (Samuelson, L’économique, trad. fr., Paris, Armand Colin, 1968, t. 1, p. 80). Mais l’allocation à ceux qui ont des atouts économiques est-elle efficiente ? Elle semble ici obstruer la demande…

62 « Die Erklärungaufgabe der Soziologie und das Problem der Rationalität », dans Die Rationalitäten des Sozialen, op. cit., p. 216.

63 Rationalität und ökonomische Methode, op. cit., p. 70.

64 Ibid. p. 101.

65 « The logical structure of modern Neoclassical static Microeconomic Equilibrium Theory », Erkenntnis, vol. 15, n° 1, 1980, p. 50.

66 Rationalität und ökonomische methode, op. cit., p. 109.

67 Ibid., p. 67.

68 Ibid., p. 63.

69 Die optimierungsfalle, op. cit., p. 74.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jean Robelin, « Rationalité des structures, rationalité des acteurs »Noesis, 20 | 2012, 89-132.

Référence électronique

Jean Robelin, « Rationalité des structures, rationalité des acteurs »Noesis [En ligne], 20 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1825 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1825

Haut de page

Auteur

Jean Robelin

Jean Robelin, professeur émérite en philosophie, à l’université de Nice, est membre du CRHI et de la Hegel-Marx Gesellschaft. Dernières publications : « Terroristes, hooligans et supporters », Noesis, n° 18, numéro dirigé par J. Robelin, Nice-Paris, 2012. « Norme et nécessité chez Marx », dans Azzara, Ercolani et Susca (éd.), Dialettica, storia e conflitto, Naples, La scuola di Pitagora, 2011. « Universel, exclusion, interculturalité », dans Losurdo, Barrata-moura et Azzara (éd.), Univeralism, national question and conflicts, Pise, La Cità del Sole, 2011. « Saillies et orifices du corps », Nouvelle revue d’esthétique, Paris, PUF, automne 2011. « Marx et la philosophie », dans Studi filosofici, n° 33, Naples, Bibliopolis, 2010. « Petite philosophie du management », Actuel Marx, n° 51, Paris, PUF, 2012. « Does it make sense to speak about deconstructing the subject », dans Alberto Martinengo (éd.), Beyond deconstruction, Berlin, Boston, De Gruyter, 2012.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search