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Modèles et interprétations

L’expansion contextuelle et structurelle du domaine du choix économique rationnel

Fabrice Tricou
p. 55-87

Résumés

La théorie du choix rationnel se déploie dans deux directions complémentaires. Son application contextuelle et extensive sature puis déborde le domaine circonscrit de l’économie substantielle pour finalement identifier décision économique et choix humain. Son perfectionnement structurel et intensif dépasse le cadre de base du choix certain pour traiter les formes exogène et endogène d’incertitude. Ces deux avancées, l’une thématique et l’autre analytique, se combinent pour assurer la diffusion générale de l’exercice du choix rationnel. Au-delà de son intérêt et de ses accomplissements, cette entreprise d’économicisation universelle se heurte à des limites dans les deux directions de son développement. Contextuellement, la logique du choix économique est dans l’incapacité d’appréhender la morale déontologique ou la rationalité axiologique. Et structurellement, la logistique du choix rationnel n’est pas opérationnelle face à un environnement radicalement incertain et en situation de face-à-face intersubjectif avec autrui.

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Texte intégral

Introduction : Rationalité, intérêt et incertitude

  • 1 On n’évoquera pas ici à titre principal les rapports entre le modèle de l’homo oeconomicus et le mo (...)

1Au-delà du constat de l’extension contemporaine de l’empire de la rationalité économique, il faut s’efforcer de caractériser cette expansion. À s’en tenir aux développements de la science économique1 (ou plus précisément de la théorie du choix rationnel [désormais TCR]), deux directions de déploiement peuvent être distinguées. Elles opèrent sur des plans différents mais se complètent pour assurer l’élargissement général du domaine d’application ou d’exercice du choix rationnel.

  • 2 Voir Karl Marx, Introduction à la critique de l’économie politique, 1859. Traduction française (« C (...)
  • 3 Lionel Robbins (Essai sur la nature et la signification de la science économique, 1932 ; trad. fr. (...)
  • 4 Un moment marquant de ce mouvement fut opéré par Ronald H. Coase, « The nature of the firm », Econo (...)
  • 5 À la suite de l’école du Public choice, l’économie politique ne signifie plus la science économique (...)

2Il y a d’une part une extension qu’on appellera « contextuelle ». Elle porte sur les champs sociaux couverts par l’application de la logique du choix rationnel. La mobilisation de la distinction entre les deux définitions traditionnelles de l’économie éclaire bien l’affaire. La définition substantive ou matérielle de l’économie distingue comme économiques les phénomènes sociaux touchant au bien-être matériel ou participant à la reproduction de la vie2, alors que la définition formelle ou formaliste de l’économie saisit comme économique tout comportement efficace, toute utilisation optimale des moyens disponibles3. Des auteurs comme Smith, Marx ou Keynes adhéraient plutôt à une définition substantielle de l’économie, tout en identifiant la rationalité économique de certains comportements d’acteurs (particulièrement chez les capitalistes recherchant le profit maximal). L’économie néo-classique s’est, pour sa part, édifiée sur la base de l’hypothèse d’une rationalité individuelle commune à tous les agents. À partir du camp de base des deux calculs optimisateurs canoniques du consommateur et du producteur, on peut schématiquement distinguer deux développements contextuels néo-classiques. Il y a d’abord saturation du champ avec l’extension de l’hypothèse de rationalité instrumentale à toutes les décisions économiques en substance, avec notamment les choix d’épargne et d’offre de travail du consommateur et le choix d’investissement du producteur4. Il y a ensuite dépassement du cadre avec la généralisation de l’hypothèse de rationalité calculatoire à tout comportement humain, Becker étant le champion de ce débordement du postulat de rationalité hors de son ancrage substantif, marquée par le développement des économies de l’éducation (rentabilisation du capital humain de connaissances et compétences), de la famille (optimisation du choix du conjoint et du nombre d’enfant(s)), du crime et du droit (law and economics) ou de la politique5, etc. Tout comportement humain relèverait ainsi du paradigme de l’intérêt tel que la science économique le développe, sans spécificité reconnue à la gratuité, à la morale ou à la politique.

3Il y a d’autre part une extension qu’on appellera « structurelle ». Elle porte sur les structures d’univers susceptibles de l’application de la logistique du choix rationnel. À cet égard, il faut d’abord noter que le camp de base du choix rationnel, sa structure d’expression privilégiée, est donné par un univers certain, notamment entendu comme un monde dans lequel un choix quelconque mène à une issue unique, objectivement déterminée et parfaitement connue du décideur. Dès lors, les extensions « structurelles » du choix rationnel certain concernent sa plongée dans un univers d’incertitude, entendu comme un monde dans lequel un choix quelconque peut mener à plusieurs issues. Si la distinction entre univers certain et univers incertain(s) est soulignée et convenue en science économique, une distinction interne aux mondes de l’incertitude est usuellement notée sans être fortement accentuée : il s’agit de la distinction entre incertitude exogène et incertitude endogène. Dans le premier cas, l’issue dépend de mon choix (« je » prends mon parapluie ou pas) et d’un paramètre extérieur (« il » pleut ou il fait beau). C’est le registre du choix risqué. Dans le second cas, l’issue dépend encore de mon choix (« je » coopère ou pas) et du choix d’autrui (« tu » coopères ou pas). C’est le registre de l’interaction stratégique, objet de la théorie des jeux.

4L’indépendance de ces deux directions (contextuelle et structurelle) de déploiement permet de fait une extension « à deux dimensions » du domaine du choix rationnel. Comme le développement structurel ne présume aucun contexte spécifique, il peut précisément s’appliquer a priori à n’importe quel contexte. Prenons deux exemples simples. Si on passe d’un côté du choix canonique de consommation atemporel (arbitrage entre pommes et poires) au choix dérivé de consommation intertemporel (décision consommation-épargne ou arbitrage entre pommes aujourd’hui et pommes demain) et, d’un autre côté, du choix sans incertitude au choix avec incertitude exogène, alors on peut associer les deux avancées en une troisième : la décision consommation-épargne sous l’hypothèse d’un rendement financier incertain. Et si on passe d’un côté du choix canonique entre deux types de production au choix dérivé entre deux attitudes (action douce de colombe ou action dure de faucon), et d’un autre côté du choix sans incertitude au choix avec incertitude endogène, alors on peut associer les deux avancées en une troisième : la décision stratégique de coopération.

5Pour caractériser le débordement contextuel de la logique du choix économique hors de ses limites substantielles, nous procéderons en deux temps. Nous établirons d’abord la localisation précise de la frontière (section 1) avant d’analyser la façon dont la logique du calcul d’intérêt franchit cette limite et déborde de son champ initial, en étudiant spécifiquement la question morale des interdits et des obligations (section 2). Pour caractériser l’extension de la logique du choix économique aux mondes incertains, nous procéderons aussi en deux temps. Nous présenterons d’abord l’opération paradigmatique du choix économique certain (section 3) avant d’analyser la façon dont la logistique du calcul rationnel est étendue aux modes de l’incertitude exogène puis de l’incertitude endogène (section 4).

6En conclusion, nous prendrons à rebours la dynamique de l’extension du choix rationnel, en retournant la question : dans quelle mesure l’application du choix économique rationnel à son camp de base de l’économie marchande et/ou capitaliste est-elle indiquée ? Le « cahiers des charges » de l’économie politique a-t-il bien été rempli sur la base du choix rationnel avant que ce modèle n’ait été étendu à d’autres champs ? L’extension de l’empire du choix rationnel témoigne certainement de la force de l’outil, mais la question de la pertinence de son emploi doit être posée pour tous ses champs d’application, les nouveaux comme les anciens.

Section 1. Une caractérisation substantielle du choix économique rationnel

7Comme forme particulière de la notion générale de rationalité, la rationalité économique, soit le comportement d’économicité, est associée à la recherche méthodique de son intérêt par un individu indépendant. En amont, la rationalité économique se distingue de notions plus générales de rationalité et d’espèces alternatives de rationalité (a). En aval, le comportement d’économicité prend des formes diverses, spécifiées par chaque structure sociale de situation (b).

a) Rationalité en soi, rationalité pour soi et économicité

  • 6 Cette rationalité du réel est antérieure à l’identité dialectique entre réel et rationnel posée par (...)

8En son sens le plus général, la rationalité signifie la conformité à une loi. Un phénomène rationnel est un phénomène régulier ou rég(u)lé, sous des conditions générales déterminées. On pourrait parler de « rationalité en soi ». Cette rationalité du réel6 constitue le postulat d’un ordre des choses nécessaire à toute activité de connaissance générale : si tout était singulier ou atypique, alors il n’y aurait que des cas à mentionner et aucune loi à énoncer.

  • 7 Les lois naturelles comme la gravitation universelle sont rationnelles en soi et leur objectivité e (...)

9En un sens restrictif, la rationalité signifie le suivi au moins conscient et au plus volontaire d’une loi. On pourrait parler de « rationalité pour soi ». Cette rationalité suppose au moins une représentation de la loi par l’objet qui y est soumis (suivi conscient), voire une volonté de s’y soumettre par l’objet qui est alors aussi le sujet de la loi (suivi volontaire)7.

10En un sens encore plus restrictif, la rationalité se confond avec la poursuite volontaire de la loi de son intérêt, elle s’attache à un comportement délibéré et finaliste, méthodique et individualiste. On pourrait parler d’« économicité ». Cette rationalité est celle de l’homo oeconomicus visant l’accomplissement le plus poussé de son intérêt, en recherchant « le plus par le moins » (Wicksell).

11Les trois acceptions de rationalité en soi, de rationalité pour soi et d’économicité distinguent trois niveaux de rationalité, ce qui permet de res(t)ituer les trois grandes conceptions du choix : celle du penseur du soupçon, celle du philosophe rationaliste et celle de l’économiste néo-classique.

12S’il y a rationalité en soi mais pas pour soi, alors la décision est illusoire. Dans cette perspective, l’être humain opaque à lui-même n’est pas l’auteur de ses décisions : « ça » décide pour lui. Il est victime de passions ou encore soumis à des déterminismes. Jeter le soupçon sur la souveraineté du décideur ne projette pas pour autant dans l’irrationnel en soi, car les théories en cause mettent en évidence des forces inconscientes (Freud) ou sociétales (Marx) qui poussent l’individu à décider sans qu’il le veuille voire sans qu’il le sache, suivant une rationalité cachée. Seule tombe la raison individuelle, qui ne subsiste éventuellement que comme rationalisation a posteriori (Pareto). Ainsi l’homo sociologicus holiste, qui est « poussé » par des déterminismes sociaux inconnus de lui, est rationnel en soi mais pas pour soi, selon une orientation causaliste contraire à la direction finaliste de l’homo oeconomicus, qui est lui « tiré » par la perspective d’avantages (nets de coûts) attendus.

13S’il y a rationalité en soi et pour soi mais pas économicité, alors la décision est volontaire et désintéressée. On est du côté du devoir et de l’impératif catégorique kantien, ou encore de l’action axiologique (Wertrational) wébérienne. La décision relève ici de la raison éthique, et ce choix moral émane d’une personne autonome. Ainsi le citoyen rousseauiste est rationnel selon les deux premières acceptions de la rationalité, puisqu’il suit volontairement la loi de sa cité ou sa loi de citoyen ; mais il n’est pas rationnel selon le troisième sens du terme, dans la mesure où ses fins sont désintéressées : il suit sa volonté générale de citoyen et non sa volonté particulière d’individu.

  • 8 L’économie des moyens ou l’allocation optimale des ressources donne lieu à une optimisation qui peu (...)

14S’il y a rationalité en soi et pour soi ainsi qu’économicité, alors la décision est volontaire et intéressée. On est du côté de l’intérêt et de l’impératif hypothétique kantien, ou encore de l’action instrumentale (Zweckrational) wébérienne. La décision relève ici de la rationalité économique d’un individu indépendant opérant méthodiquement : d’abord en calculant les conséquences de toutes ses options possibles, ensuite en évaluant subjectivement les issues ainsi accessibles, enfin en déterminant son choix optimal comme celui qui lui permet d’atteindre le résultat qu’il préfère parmi tous ceux qu’il pourrait faire émerger. Ainsi le consommateur néo-classique maximise son utilité sous contrainte budgétaire, c’est-à-dire qu’il choisit le panier de biens qu’il préfère parmi tous ceux dont la valeur ne dépasse pas son revenu. Il est rationnel en soi dans la mesure où il maximise son utilité « quel que soit » le système de prix en vigueur, jugement général qui exprime sa règle ou sa loi de comportement. Il est rationnel pour soi car il connaît sa règle de comportement et l’applique volontairement. Et il se livre à une opération économique car cette loi de comportement intéressé détermine une utilisation optimale des ressources budgétaires définie par l’économie de ces moyens qui sont rares (le revenu est limité) et à usages alternatifs (un même euro ne peut pas être affecté à deux postes de dépense différents)8.

b) Économicité et optimisation

15Il nous faut encore évoquer l’identification conditionnelle entre le comportement d’économicité et l’opération d’optimisation sous contrainte, avant de passer au problème de la remise en cause contemporaine de la distinction entre comportement intéressé et attitude désintéressée.

  • 9 Pour plus de précisions sur ce point, voir la formalisation proposée en section 3.

16L’économicité se confond avec l’optimisation sous contrainte quand l’individu « maîtrise la situation », c’est-à-dire quand la sélection d’une option quelconque entraîne l’apparition d’une issue déterminée. Il peut ainsi choisir la situation qu’il préfère parmi toutes celles qui lui sont accessibles9. On pourrait alors parler d’économicité au sens fort, d’économicité rationnelle ou maximisatrice. En revanche, quand le choix s’inscrit dans un environnement non plus objectif mais irréductiblement intersubjectif, c’est-à-dire si la situation dépend aussi du choix incontrôlable de l’autre (deux choix indépendants) ou si la situation découle d’un accord mutuel engageant aussi le libre agrément de l’autre (un choix commun), alors le choix individuel ne prend pas spontanément la forme d’une optimisation sous contrainte. On pourrait alors parler d’économicité au sens faible, d’économicité raisonnable ou améliorante.

  • 10 La question de la cohérence mutuelle des projets restant ouverte. Dans la perspective du « tâtonnem (...)
  • 11 Francis Y. Edgeworth, Mathematical psychics. An essay on the application of mathematics to the mora (...)
  • 12 Compétence cognitive d’identification mais aussi attestation pratique de valeur, la reconnaissance (...)
  • 13 Voir Arnaud Berthoud, « Marché rencontre et marché mécanique », Cahiers d’économie politique, n° 20 (...)

17Pour illustrer ce point, prenons l’exemple de l’échange bilatéral de deux marchandises. Si le taux d’échange est donné a priori, chaque individu « preneur de prix » peut déterminer ses plans optimaux d’offre et de demande10 sous cette contrainte objective. La rationalité est alors bien maximisatrice, au sens de la recherche de la satisfaction la plus grande possible. Si à l’inverse le taux d’échange est à convenir entre les deux individus, la négociation qui s’ensuit ne se représente pas d’emblée comme combinaison mécanique de deux choix rationnels11 : comment transformer la condition de l’accord de l’autre en contrainte objective ? La rationalité est alors simplement améliorante, au sens de la recherche d’une augmentation de la satisfaction. La caractérisation incomplète de ce comportement manifeste une forme faible d’économicité, qui doit être associée à des considérations supplémentaires telle la reconnaissance12 de l’autre comme partenaire égal (donnant lieu à une convention de juste prix)13 pour permettre la détermination complète de l’échange.

  • 14 Voir Claude Mouchot, Méthodologie économique, Paris, Hachette supérieur, coll. « HU. Économie », 19 (...)

18Cet exemple souligne que la rationalité est située, et ne peut notamment être optimisatrice que si elle s’inscrit dans un contexte objectif (comme nous le verrons à la section 3). Pour le dire autrement, il convient de distinguer entre d’un côté un « principe » de rationalité, entendu comme le postulat général d’adaptation de l’action à la situation ; et de l’autre des « modèles » de rationalité, définis comme des modes spécifiques d’action adéquats à des contextes particuliers)14.

Section 2. Économie et morale : de la circonscription de l’intérêt à la généralisation du calcul

19Nous avons mobilisé une distinction traditionnelle entre deux formes de rationalité pour soi : la décision économique intéressée d’un côté et le choix moral désintéressé de l’autre. Une telle distinction est présente chez les grands classiques tels Kant et Weber, qui tous deux séparent le calcul amoral de l’individu et le devoir moral de la personne. Une telle partition repose sur la dé-moralisation du champ de l’intérêt économique (a) et précède la tentative d’économicisation de la morale (b), une entreprise qui se heurte à des limites notamment déontologiques (c).

a) L’autonomisation de l’intérêt individualiste vis-à-vis de la morale

  • 15 Voir Adam Smith, La richesse des nations, 1776 (réédition de la traduction française de G. Garnier (...)
  • 16 Voir Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », dans Écrits po (...)
  • 17 Point souligné par Louis Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, (...)
  • 18 Mauvais mobiles au sens où le comportement individualiste est un « vice privé » (Mandeville) : l’ég (...)
  • 19 Bons effets au sens où ce comportement individualiste produit inintentionnellement « le bien public (...)

20Sans revenir sur le vaste mouvement d’émancipation de l’économie vis-à-vis de la morale, un mouvement qui n’est pas encore achevé chez Smith15, commençons par rappeler par quels arguments l’intérêt économique s’est libéré de la surveillance morale dont il avait été l’objet. À gros traits, la légitimité du comportement économique a pu être fondée de deux façons. Intrinsèquement, il y a l’idée que le comportement économique n’est ni moral ni immoral mais amoral. Forme typique de la liberté moderne16, l’indépendance individualiste s’exerce particulièrement sous la forme d’une activité économique privée qui exprime exemplairement la valorisation moderne des rapports des humains aux choses17. Le comportement économique échapperait ainsi à l’alternative propre à la relation morale à l’autre, soit bonne avec l’altruisme, la sympathie ou la solidarité, soit mauvaise avec l’envie, l’antipathie ou la jalousie. C’est l’argument de protection déontologique de l’intérêt. Extrinsèquement, il y a l’idée que le suivi de son propre intérêt n’est peut-être pas le plus noble des comportements humains, mais constitue en revanche le plus sûr moyen d’assurer le bien-être social, comme si une main invisible transformait les « mauvaises »18 intentions individuelles ou privées en « bons »19 résultats sociaux ou publics. C’est l’argument de promotion conséquentialiste de l’intérêt.

  • 20 Alain Renaut, L’ère de l’individu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », NRF, 1989, d (...)

21Ces deux arguments ont subi une mutation avec le développement individualiste contemporain. Selon Renaut20, le moment nietzschéen marque la naissance de ce mouvement d’absolutisation de la valeur « individu », l’affirmation du « moi » devenant inconditionnelle et n’ayant plus à se soumettre à des injonctions surplombantes telle l’exigence libérale de conformité avec l’ordre social. L’indépendance individuelle vaudrait ainsi de plus en plus en elle-même et de moins en moins en raison de sa non-nocivité sociale (s’il y a simplement préservation de l’ordre) ou au motif de ses bons effets de composition sociale (s’il y a contribution paradoxale à l’ordre).

  • 21 Le surhomme nietzchéen haut en couleurs et le terne homo oeconomicus constituent certes deux figure (...)

22On pourrait alors compléter la thèse de Renaut en avançant l’idée que l’individualisme contemporain présente deux versions différentes : d’une part, à la suite de Nietzsche, une version libertaire et chaude de héros singulier (en processus d’individuation) ; et d’autre part, avec Becker, une version libérale et froide d’homo oeconomicus intégralement calculateur (en état d’indépendance)21. Quand Nietzsche pose philosophiquement et normativement la valeur individuelle, Becker invoque la pseudo-évidence sociologique et positive de l’universalité du calcul individuel. Quand le premier délaisse la question du lien social général, le second déprécie la question de la coordination marchande (alors même qu’elle constitua longtemps le débouché naturel ou obligé de la théorie du choix rationnel). Et chacun à sa façon dénonce les illusions mensongères de la morale, qui soit bride la créativité individuelle soit masque le caractère intéressé de tout comportement humain.

b) La réduction du choix moral à la décision économique

  • 22 Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Gary S. Becker, The economic approach to human behavior, Ch (...)

23Il nous faut maintenant voir précisément comment « l’approche économique du comportement humain »22 à la Becker fait tomber le mur de séparation entre décision économique et choix moral pour étendre l’empire du calcul aux affaires de conscience.

  • 23 En unités monétaires objectives ou encore en « utils » subjectifs, c’est-à-dire en points d’utilité (...)

24À cette fin, il est pratique de considérer la formulation de la décision économique dans les termes de l’analyse coûts-avantages. Parmi toutes les options possibles, on dit ainsi que la meilleure est celle qui engendre l’avantage net de coût (soit le solde « avantages moins coûts ») le plus grand. L’opération du choix rationnel exige une commensurabilité générale23 de tous les coûts et de tous les avantages, mais elle est en revanche très flexible sur la liste ou la détermination de ces coûts et avantages, qui peuvent correspondre à tout type de satisfaction ou d’insatisfaction ressentie par le décideur (sous la seule réserve de leur commensurabilité générale pour l’individu).

25Sur cette base, il est possible d’introduire des éléments moraux dans le calcul, la bonne conscience liée à une option valant avantage ou récompense et la mauvaise conscience liée à une autre option valant coût ou sanction. Il est même concevable de pousser cette réduction économique de la morale jusqu’à traduire une obligation comme une option associée à un avantage infini (ce choix étant alors sélectionné) et un interdit comme une option associée à un coût infini (ce choix étant alors délaissé). Les sentiments moraux relatifs ou absolus sont ici considérés comme une source parmi d’autres de satisfactions ou d’insatisfactions individuelles intégrables dans un calcul économique synthétique étendu.

  • 24 André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Paris, Le livre de poche, 2004, p. 66 et 67.

26Confrontons maintenant cette approche économique de la morale à une définition traditionnelle ou « a-économique » de la morale comme celle qu’avance Comte-Sponville24 en ces termes :

[…] la morale est l’ensemble de nos devoirs – l’ensemble, pour le dire autrement, des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes […] indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et même de toute espérance. C’est l’ensemble de ce qui vaut ou s’impose, pour une conscience donnée, inconditionnellement.

27Ainsi défini, le choix spécifiquement (voire authentiquement) moral n’opère pas économiquement : une obligation est une option que je choisis « catégoriquement » et un interdit est une option que j’exclus « à tout prix », quelles que soient les bonnes ou mauvaises conséquences que chacune des options pourrait engendrer pour moi.

  • 25 Voir Amartya Sen, Éthique et économie, 1991. Traduction française aux PUF, coll. « Quadrige. Grands (...)
  • 26 Parler de morale conséquentialiste « utilitariste » serait malvenu, en raison du risque de confusio (...)

28Si la notion d’utilité individuelle est possiblement extensible, la structure du choix rationnel reste elle immuable : quelle que soit sa plasticité, la théorie du choix rationnel est un « conséquentialisme welfariste »25. D’une part, la valeur d’un choix possible quelconque ne tient qu’à ses conséquences, qu’à la qualité de l’état résultant. D’autre part, la qualité de cet état résultant ne dépend que des utilités et désutilités (synthétisables en un unique index de bien-être) qu’il occasionne pour l’individu. Les sentiments moraux sont donc possiblement pensables et appréhendables par la théorie étendue du choix rationnel, mais dans les limites strictes de la morale conséquentialiste de l’utilité26. La morale déontologique de l’action à valeur intrinsèque voire absolue est quant à elle structurellement illisible et définitivement irrécupérable pour la théorie du choix rationnel.

c) Les limites déontologiques de l’économicisation des choix individuels

  • 27 Voir Olivier Favereau, « Trois considérations critiques sur les rapports entre l’éthique et la théo (...)
  • 28 Boudon avait auparavant trouvé en Becker un allié intellectuel dans sa lutte contre les « sociologi (...)

29Pour conclure sur les limites contextuelles générales de l’entreprise beckérienne d’universalisation du choix économique, nous allons mobiliser deux auteurs défendant chacun à sa façon un certain individualisme méthodologique non-beckérien. Favereau souligne que les développements récents de l’analyse microéconomique « immoralisent » l’homo oeconomicus27. Et Boudon s’est efforcé d’établir sociologiquement en quoi la théorie du choix rationnel n’est qu’un mode particulier et non l’expression générale de l’individualisme méthodologique28.

30Selon Favereau, le passage de la Théorie Standard à la Théorie Standard Étendue est marqué d’une part par une continuité, la reprise de l’hypothèse de rationalité optimisatrice, et d’autre part par une rupture, l’endogénéisation des arrangements contractuels (marchands ou organisationnels) poursuivie par la nouvelle microéconomie, alors que l’organisation marchande était donnée dans l’ancienne théorie walrassienne. Cette avancée individualiste change le contexte d’exercice de la décision, de marché « anonyme et global » (une nature extérieure) à marché « bilatéral et personnalisé » (une interaction sociale). Plus précisément, la théorie néo-classique contemporaine explique les phénomènes institutionnels en s’appuyant sur deux dysfonctionnements qui tiennent aux asymétries d’information et qui affectent les contrats : l’aléa de moralité (action cachée) et l’anti-sélection (information cachée). L’opportunisme ouvre alors sans embarras à la tricherie et au mensonge.

À partir du moment où aucune distinction n’est à faire entre acheter des navets plutôt que des carottes et mentir plutôt que dire la vérité […], la théorie économique se renierait elle-même si l’homo oeconomicus choisissait l’honnêteté, lorsque la malhonnêteté est rentable.

31La micro-économie s’est montrée plastique en s’étendant du contexte marchand objectif au contexte contractuel intersubjectif ; mais elle a ce faisant abandonné sa neutralité axiologique en exhibant dans son traitement des relations bilatérales son inaptitude à respecter toute attitude déontologique.

32Boudon distingue quant à lui trois classes de phénomènes échappant à la juridiction de la TCR. Premièrement, il y a « les phénomènes caractérisés par le fait que le comportement des acteurs s’appuie sur des croyances non triviales ». Si les croyances descriptives importent, leur explication est nécessaire mais la TCR n’a rien à dire à ce propos, car l’adhésion à une théorie ne provient pas d’un calcul coûts-avantages (logique instrumentale), mais de ce qu’on la croit vraie (logique cognitive). Deuxièmement, il y a « les phénomènes caractérisés par le fait que le comportement des acteurs s’appuie sur des croyances prescriptives non-conséquentialistes ». La TCR est muette sur les croyances normatives déontologiques, qui peuvent amener un électeur à voter même si son choix n’influence pas le résultat du scrutin. Troisièmement, il y a « les phénomènes qui mettent en jeu des réactions échappant […] à toute considération de caractère égoïste ». Même non concernées personnellement par la peine de mort, beaucoup de personnes ont pourtant une opinion forte sur le sujet. Dans un esprit assez wébérien, Boudon impute finalement ces échecs rencontrés par la TCR à sa focalisation sur la seule rationalité instrumentale, ou encore à sa négligence de la rationalité cognitive dans ses applications aux problèmes descriptifs (rationalité cognitive stricto sensu) mais aussi aux problèmes prescriptifs (rationalité axiologique).

  • 29 Boudon évoque la simplicité, la généralité, la capacité à démystifier, la complétude, la possibilit (...)
  • 30 Après avoir proposé une hiérarchisation de quatre ordres (économique / politique / moral / éthique) (...)

33En débordant de son champ initial, la TCR a pu développer des analyses pénétrantes (la théorie du capital humain en constitue un exemple marquant) et elle présente bien des intérêts explicatifs29. Mais la généralisation indéfinie de la logique du calcul d’intérêt témoigne d’une voracité ou d’un impérialisme doublement condamnable, du point de vue positif de sa non-pertinence explicative sur certains sujets et aussi du point de vue normatif de son impertinence30 à rabaisser toute valeur supérieure à une variable intégrable dans un calcul de base.

34L’économicisation de la morale constitue une extension « contextuelle » (parmi bien d’autres) de l’empire de la rationalité économique. Le développement de ces conquêtes a été favorisé par l’extension « structurelle » de la théorie abstraite de la décision rationnelle aux univers incertains, qui a notamment soutenu le traitement rationnel des décisions d’investissement (matériel, financier, éducatif, etc.). Les deux sections suivantes sont consacrées à ces extensions « structurelles » : on présente d’abord dans la section 3 une analyse du choix rationnel typique, c’est-à-dire en univers certain, avant d’expliciter dans la section 4 les extensions de la TCR aux univers incertains.

Section 3. Une caractérisation analytique du choix économique rationnel

35Le choix optimal est déterminé sur la base de trois notions reliées : la liste exhaustive des options, l’ensemble des résultats accessibles et leur évaluation subjective (a). Et le choix rationnel présente une structure conséquentialiste dédiée à la satisfaction de fins dont la définition s’est désubstantifiée et formalisée (b).

a) La rationalité optimisatrice en univers objectif et certain

36L’opération du choix rationnel repose d’abord sur l’établissement de la liste complète des choix envisageables. Considérons un individu j : il dispose d’un nombre total J d’options sj, qui constituent l’ensemble Sj des choix possibles. Il faut évidemment au moins deux options ouvertes pour qu’il y ait véritablement choix. Il faut de plus que l’ensemble des options soit défini et connu exhaustivement : l’oubli ou l’ignorance d’un choix possible signifie qu’on n’a pas pris en compte ou qu’on a écarté une option qui aurait pu se révéler la meilleure, de sorte que la considération exhaustive des choix possibles est nécessaire à l’assurance de l’obtention finale de la décision optimale comme meilleur choix parmi toutes les options ouvertes.

37L’opération du choix rationnel repose ensuite sur l’établissement de la liste (complète) des états accessibles. En univers certain, qui constitue le cadre de référence de la TCR, une option quelconque sj mène à un résultat unique rj. Pour le dire autrement, les situations affectant le bien-être du décideur ne dépendent que de son choix : la fonction causale f, de cause (sj) à effet (rj), est une « application » qui associe à toute option possible (sj de l’ensemble Sj) une et une seule issue réalisable (rj de l’ensemble Rj).

  • 31 Cette fonction d’utilité de j est souvent définie sur l’ensemble des états a priori envisageables, (...)
  • 32 Soient deux états réalisables quelconques A et B. On doit avoir « A préféré à B » ou « B préféré à (...)
  • 33 Soient trois états A, B et C. Si A est préféré à B et B est préféré à C, alors on doit avoir A préf (...)

38L’opération du choix rationnel repose enfin sur l’évaluation subjective des issues réalisables. Par commodité et/ou par inertie historique, on parle d’utilité ou de satisfaction pour la fonction d’évaluation vj31. Précisément, les « fins commensurables et hiérarchisables » de l’individu se formalisent comme un classement général, une relation d’ordre sur les situations accessibles. Cette relation de préférence doit être complète ou totale (c’est-à-dire « sans trou »)32 et transitive ou cohérente (c’est-à-dire « sans boucle »)33. Si les préférences étaient muettes ou incohérentes, l’exercice de la rationalité du choix serait impossible.

39Les options sj mènent à des résultats rj via la relation causale univoque f : rj = f(sj). Et ces résultats rj procurent des satisfactions uj via la fonction d’évaluation vj : uj = vj[rj]. Le choix arrêté est alors déterminé comme l’option optimale sj* qui maximise uj = vj[rj] = vj[f(sj)]. Dans la mesure où on peut ici associer à tout choix possible un résultat unique, on peut de là aisément déterminer le meilleur choix comme celui permettant d’obtenir l’état accessible préféré. Dans ce monde naturel et transparent, la rationalité optimisatrice est tout à fait solide et pleinement opératoire. Le décideur est seul maître du jeu, puisque sa satisfaction ne dépend que de sa décision, qui détermine à elle seule l’état atteint. L’environnement est ici objectif et complètement contrôlé.

b) Structure conséquentialiste et expression formaliste du choix rationnel

40Une première caractéristique de la détermination du choix rationnel tient à sa structure conséquentialiste. De ce point de vue contraire à la perspective déontologique, aucun choix n’est en lui-même ou a priori bon ou mauvais (du fait de l’intention qui l’anime ou du principe qu’il incarne), le choix optimal se révélant a posteriori comme celui qui produit les meilleures conséquences aux yeux du décideur.

  • 34 La maximisation du profit sous contrainte technologique permet finalement de rendre compte, sous de (...)
  • 35 Voir Milton Friedman, « The methodology of positive economics », dans Essays in positive economics, (...)

41On peut à ce propos noter que le conséquentialisme structure également la défense politique du comportement individualiste et la défense épistémologique de l’hypothèse du choix rationnel. D’une part, les intentions individuelles égoïstes font supposément émerger des conséquences sociales favorables qui justifient le « laissez faire ». C’est la main invisible smithienne : il faudrait s’en tenir à l’État minimal en raison des bons effets publics de l’égoïsme économique laissé à lui-même. D’autre part, le simplisme ou l’irréalisme des hypothèses (et notamment le réductionnisme du postulat de rationalité des choix) sont justifiés par les correctes conclusions prédictives34 qui pourraient en découler. C’est l’instrumentalisme friedmanien35 : il faudrait s’en tenir au principe du choix rationnel en raison de ses bons effets explicatifs.

  • 36 Dans les années 1870, Jevons, Menger et Walras mettent en avant les concepts d’utilité marginale (s (...)

42Une seconde caractéristique de la détermination du choix rationnel tient à l’expression abstraite de ses fins. À l’époque dite marginaliste36 des débuts de la pensée néo-classique, le consommateur considéré cherchait à maximiser sa satisfaction matérielle exprimée par la notion « cardinale » d’utilité, soit une utilité dont l’expression numérique exprime véritablement l’intensité d’un plaisir consommatoire. Les expressions postérieures du calcul du consommateur ont dé-substantifié voire dé-psychologisé l’objectif de l’individu, désormais exprimé sous la forme d’un ordre de préférences associé à une notion « ordinale » d’utilité sous laquelle « l’utilité x de l’état A est supérieure à l’utilité y de l’état B » ne signifie rien de plus que « A est préféré à B » quels que soient les niveaux absolus de x et de y et sans précision du contenu, de la matière ou du sens, de cette notion de préférence. De fait, l’emploi du terme « utilité » s’est largement métaphorisé.

  • 37 Soit la relation : uj = vj(x;y), vj étant la fonction d’utilité représentant les préférences de j s (...)

43Cette opération d’abstraction et de formalisation des fins individuelles a permis la généralisation de l’application du choix rationnel bien au-delà de son champ économique initial, comme on l’a vu dans la section 2. Sans cette épuration matérielle de l’intérêt, l’exportation tous azimuts de la méthode du choix rationnel n’aurait pas été possible. Mais il reste que cette plasticité de contenu va de pair avec une rigidité des conditions formelles d’exercice du choix rationnel. L’exigence demeure de la commensurabilité et de la hiérarchisation des fins : un ordre univoque des situations, un classement unidimensionnel des états exprimé par une relation de préférences qui soit bien complète et bien transitive est toujours nécessaire. On peut introduire n’importe quel élément comme argument de la fonction d’utilité, sous la seule condition – qui vaut immense réserve – de la commune mesure subjective de tous les facteurs d’utilité : tout ce qui affecte l’intérêt de l’individu doit l’affecter de la même façon, au sens où tout impact doit pouvoir être traduit sur une même échelle de satisfaction / insatisfaction37. Alors même que l’on sait qu’une difficulté singulière de la prise de décision tient à l’évaluation univoque des situations diverses découlant des options multiples : le dilemme cornélien n’en serait pas un si Rodrigue savait classer ou hiérarchiser l’amour et le devoir.

Section 4. L’extension du choix rationnel de l’univers certain aux univers incertains

  • 38 Cette opacité est en quelque sorte mixte : elle est interne puisqu’elle touche à « mes » options et (...)
  • 39 Cette opacité peut être forte (incertitude radicale) ou faible (incertitude probabilisable), pour r (...)
  • 40 Pour une présentation plus développée des différents univers de prise de décision, voir Fabrice Tri (...)

44Appellation de l’opacité en TCR, l’incertitude constitue une entrave générale au bon déroulement du choix rationnel. Il y a d’abord l’incertitude interne sur ce que je veux : si mon évaluation des états accessibles est incomplète ou équivoque, le choix rationnel est impossible. Il y a ensuite l’incertitude sur ce qui m’est possible38 : si j’ignore l’existence de certaines options alors qu’elles me sont en fait ouvertes, le choix rationnel n’est pas assuré. Il y a enfin l’incertitude externe sur l’environnement (incertitude au sens strict de la TCR) : si la situation émergente ne dépend pas que de ma décision, le choix rationnel est malaisé. On va ici se concentrer sur cette opacité systémique39, en distinguant (a) l’incertitude relative à un aléa exogène (quel « état de la nature » va se réaliser ?) et (b) l’incertitude relative à la décision d’autrui (quelle « stratégie » l’autre va-t-il choisir ?)40.

a) Le choix rationnel en univers objectif incertain

  • 41 Un exemple est développé en annexe 1.
  • 42 Si l’état de la nature qui se réalisera était connu avant la prise de décision (j’écoute un bulleti (...)

45En univers risqué41, la situation émergente dépend non seulement de ma décision (prendre ou pas mon parapluie) mais également d’un aléa, tel ou tel « état de la nature » pouvant se réaliser (il pleut ou il fait beau). S’il y a J choix sj ouverts et I états du monde edmi concevables, alors IJ issues émergentes rji sont a priori possibles. La fonction f devient une fonction à une variable (sj) associée à un paramètre (edmi) : f(sj ; edmi) = rij. Le décideur ne peut choisir le résultat rji qu’il préfère (je ne prends pas mon parapluie et il fait beau), car il ne maîtrise pas la réalisation de l’aléa (le temps qu’il fera). De sorte que, suivant la réalisation de l’aléa, la sélection d’une option peut donner lieu à I issues possibles et donc occasionner I niveaux de satisfaction. La multiplicité des états de la nature a priori fait équivocité et trouble la maximisation de uj = vj[rij] = vj[f(sj ; edmi)], l’utilité étant affectée par un paramètre extérieur et inconnu au moment de la prise de décision42.

  • 43 L’exogénéité signifie que la réalisation d’un certain état du monde est un événement naturel et ind (...)

46Sous une telle incertitude exogène43, le maintien de la problématique du choix optimal est encore possible, en particulier si l’incertitude est faible, au sens où la liste exhaustive des états du monde et leur distribution de probabilité sont connues du décideur (on parle alors de situation de « risque »). Il s’agit alors de recourir à un « critère de décision », défini comme une fonction C qui, à tout choix possible sj, associe une évaluation unique C(sj), qui va constituer une valeur synthétique des I valeurs émergentes possibles dès lors que le choix sj aurait été arrêté : uj(r1j), …, uj(rij), …, uj(rIj). Le choix optimal sj* est alors déterminé par l’option associée à la valeur Cj(sj*) maximale.

  • 44 Voir Robert Kast, La théorie de la décision, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002. Le chap (...)

47La fragilité de cette extension du choix rationnel à l’incertain tient à deux problèmes intrinsèques à la notion de critère de décision. Il y a d’une part la question de la définition des uj(rij), au cœur du problème largement discuté de la sélection du critère de décision (maximisation de l’espérance des gains ou des utilités…)44. Il y a d’autre part la question de la pondération des états du monde selon leur probabilité d’occurrence, afin de déterminer C(sj) comme valeur moyenne des uj(rij). En deçà des débats opposants les distributions objectives connues et les distributions subjectives conjecturées, le point crucial est que l’« incertitude exogène » est ici traitée comme une « incertitude probabilisable ». En domestiquant l’incertitude, ce traitement probabiliste constitue l’élément clé du maintien de la perspective maximisatrice dans cet univers incertain, en déterminant le choix optimal comme le meilleur « en moyenne ».

48Si l’incertitude est intermédiaire, au sens où la liste exhaustive des états du monde est connue mais pas leur probabilité d’occurrence, on peut s’en remettre à un critère comme celui du maximin, qui consiste à évaluer chaque stratégie par une utilité extrême (et non plus par une utilité moyenne) : on retient l’utilité minimale pour chaque stratégie puis on sélectionne l’option maximisant ces minima. Ne pouvant s’assurer d’obtenir le meilleur, on s’assure ainsi d’éviter le pire. Cette attitude prudente de sécurisation ou de repli contraste avec l’attitude « risque tout » du maximax, choisissant l’option qui pourrait apporter le bliss (si l’état de la nature associé à l’utilité la plus grande de toutes se réalisait). Enfin, si l’incertitude est forte, au sens où la liste exhaustive des états du monde n’est pas exhaustivement connue, la définition du choix rationnel n’est tout simplement pas possible.

  • 45 Ce critère fut axiomatisé par J. Von Neumann et O. Morgenstern, Theory of games and economic behavi (...)
  • 46 On parle d’aversion, ou de goût, ou encore de neutralité pour le risque. Voir Robert Kast, op. cit.(...)

49Au-delà de la domination du critère de l’utilité espérée45, aucun critère de décision ne s’impose indiscutablement et ces critères engagent différentes déterminations psychologiques46. Cette relativité et cette diversité expriment que si la décision économique rationnelle peut être étendue à l’univers incertain, elle ne présente plus l’allure d’évidence qu’elle avait en univers certain. L’exogénéité des états de la nature permet certes de conserver, notamment grâce à leur « objectivation probabiliste », la problématique optimisatrice (comme maximisation de l’utilité en moyenne). Mais l’environnement objectif ici en question n’est plus d’emblée maîtrisé : il est plus ou moins maîtrisable.

  • 47 Voir Jean-Pierre Dupuy, L’avenir de l’économie, Paris, Flammarion, 2012, pour une explicitation de (...)

50Notons qu’il y a une configuration très particulière dans laquelle la pluralité des états de la nature ne semble pas soulever de problème. Au cas où une option est la meilleure quel que soit l’état de la nature, alors cette option s’impose et sera rationnellement choisie. On pourrait parler d’« option dominante », tout comme on parle de « stratégie dominante »47 en théorie des jeux pour qualifier une stratégie qui serait la meilleure pour moi quelle que soit l’action de l’autre.

b) Le choix rationnel en univers intersubjectif incertain

  • 48 Un exemple est développé en annexe 2.
  • 49 Pour une introduction, voir Bernard Guerrien, La théorie des jeux, Paris, Economica, coll. « Économ (...)

51En univers d’interaction stratégique48, domaine d’étude de la théorie des jeux49, le résultat émergent dépend non seulement du choix de j, mais aussi d’un élément autrement incertain qu’un état de la nature « tombant du ciel » : le choix arrêté par l’autre. S’il y a J options sj ouvertes pour j et I options si ouvertes pour i, alors IJ issues émergentes rji sont a priori possibles. La fonction f devient véritablement une fonction à deux variables : f(sj ; si) = rij. Le décideur j ne peut choisir le résultat rji qu’il préfère, car il ne dicte pas le choix de l’autre. De sorte que, suivant la décision de l’autre, la sélection d’une option par j peut donner lieu à I issues possibles et donc occasionner I niveaux de satisfaction. La multiplicité des choix possibles de l’autre a priori fait équivocité et trouble la maximisation de uj = vj[rij] = vj[f(sj ; si)]. Comme en incertitude exogène, l’utilité de j est affectée par un élément inconnu de j au moment de sa prise de décision. Et, de surcroît, l’incertitude endogène inhérente à une relation interindividuelle pose un contexte spécifique d’« interdépendance stratégique » : la maximisation de uj dépend d’un choix si inconnu de j a priori, mais réciproquement la maximisation de ui dépend d’un choix sj inconnu de i a priori.

52L’application de la maximisation à l’univers intersubjectif incertain est très problématique dès lors qu’est reconnue l’autonomie de l’autre, dès lors que l’« incertitude endogène » propre à la relation d’humain à humain est reconnue comme une « incertitude radicale ». Dans ces circonstances, le maintien de la problématique du choix rationnel ne peut se faire qu’au moyen d’une stabilisation de l’environnement, qui prend en univers interindividuel la forme d’une naturalisation de l’autre, c’est-à-dire d’une réduction du sujet libre et incertain qu’il est a priori en agent mécanique ou prévisible et donc « gérable ». Seule une telle opération de dé-subjectivisation peut assurer le cadrage ou la maîtrise du choix de l’autre nécessaire à l’exercice maximisateur. On pourrait distinguer trois familles d’objectivation de l’autre : la « certainisation » d’abord, qui consiste à se ramener à l’univers certain ; la « probabilisation » ensuite, qui consiste à se ramener à l’univers incertain exogène ; et la « systématisation » enfin, qui consiste à adopter un point de vue synoptique sur l’interaction.

  • 50 Les modes de « certainisation » du comportement d’autrui sont associés à trois auteurs (respectivem (...)

53Premièrement, la réduction objectivante de l’autre peut opérer comme « certainisation » sous trois modes différents50. Il y a d’abord ce que l’on pourrait appeler l’« objectivation absorbante » à la Walras : l’autre est ici évacué, absorbé qu’il est pour moi dans une donnée objective et médiatrice : le prix. Le face-à-face est cassé en deux relations humain-prix. Un univers partagé de type intersubjectif incertain est ainsi transformé en deux univers séparés (avec le secrétaire de marché comme interface) de type objectif certain. Il y a ensuite ce qu’on pourrait appeler l’« objectivation substantielle » à la Cournot : l’autre est ici directement saisi par son choix, qui m’est ici donné en substance : « i joue si ». La décision rationnelle apparaît alors comme le choix sj correspondant à l’issue rij associée à la valeur uj(rij) la plus grande parmi les J valeurs possibles, le choix si de l’autre étant donné et fixé à si. Cette paramétrisation du choix de l’autre restaure ipso facto un univers certain dans lequel la prise de décision rationnelle peut s’exercer. Il y a enfin l’« objectivation procédurale » à la Stackelberg : l’autre est saisi par sa façon de choisir, qui m’est ici donnée comme sa règle de décision. Et cette procédure par laquelle l’autre arrête sa stratégie est réactive, puisque l’autre est supposé choisir sa meilleure réponse à mon choix (qu’il prend comme donné) : « i joue sa meilleure réponse à ma stratégie ». Sachant cela, pour chacune de mes stratégies possibles sj, je détermine la meilleure réponse si que me ferait l’autre, et j’en déduis, via l’issue rij qui émergerait alors, la valeur uj(rij) qui découlerait finalement de ce choix possible. Parmi ces J valeurs de mon bien-être ainsi calculées, je sélectionne la plus grande, qui détermine mon choix optimal.

  • 51 La caractéristique en cause peut par exemple concerner les utilités ui de l’autre (associées aux is (...)
  • 52 Pour une présentation de la règle de Bayes, voir par exemple Bernard Guerrien, op. cit., p. 79.

54Deuxièmement, la saisie réifiante de la décision de l’autre peut opérer comme une transformation de l’incertitude radicale en incertitude probabilisable. Au moyen d’une « objectivation probabiliste » à la Harsanyi, une probabilité est affectée à chaque « type » possible d’une caractéristique de l’autre51, la connaissance de cette caractérisation étant nécessaire à la détermination de mon action optimale. Ce recours à une loi de probabilité n’élimine pas l’incertitude de l’autre à mes yeux, mais il réduit une opacité forte à une incertitude exogène et permet ainsi de maximiser une espérance d’utilité. Les joueurs de ces jeux à information incomplète sont dits bayésiens, dans la mesure où chacun mobilise la règle de Bayes52 pour calculer ses croyances sur l’autre.

  • 53 États définis positivement par l’intersection des meilleures réponses de l’un à l’autre et de l’aut (...)

55Troisièmement, le cadrage de l’autre peut reposer sur une considération synoptique de l’interaction. Au moyen de l’« objectivation systémique », l’autre est saisi par une aptitude qu’il partage avec moi et avec le modélisateur : celle d’avoir une intelligence complète de l’interaction, soit une vue panoptique du jeu et des joueurs. On parle de l’hypothèse de « common knowledge » (Lewis), qui implique que je sache et qu’il sache, mais aussi que je sache qu’il sait et qu’il sache que je sais, etc. Cette hypothèse de connaissance totale pourrait ouvrir à une diabolique spécularité indéfinie. L’objectivation systémique consiste alors à mobiliser cette hypothèse mais en la contenant, par un jeu sur deux niveaux. Au niveau individuel, l’action rationnelle de l’un est la meilleure réponse à l’action de l’autre. Au niveau global, les seules issues rationnelles sont les équilibres de Nash53. Si l’on suppose l’existence et l’unicité de l’équilibre, on peut poser que les joueurs se coordonnent sur cet équilibre et jouent chacun leur stratégie nashienne en partant de l’idée que l’autre en fait autant.

  • 54 Le prix (Walras) ou la quantité offerte par l’autre (Cournot) est supposé(e) donné(e) pour l’indivi (...)
  • 55 Le meneur de Stackelberg connaît la fonction de coût de son suiveur, qui est pourtant une informati (...)
  • 56 Olivier Favereau, art. cit., p. 34.

56Au-delà du caractère astucieux de toutes ces objectivations, elles soulèvent des problèmes nombreux. Les objectivations absorbante et substantielle expriment une conjecture fausse de stabilité de l’environnement54. Les objectivations procédurale, probabilistique et systémique exigent des connaissances excessives55. Tous ces problèmes d’erreur formelle ou de « surdotation cognitive » manifestent la difficulté générale à appliquer la théorie du choix rationnel à un monde authentiquement intersubjectif. Cette conclusion rejoint la position de Favereau56, qui démarque en ces termes l’humain et le non-humain : « la rationalité dans les interactions avec autrui n’est pas équivalente à la rationalité dans les jeux contre la nature ».

Conclusion : La question des choix rationnels en univers marchand et capitaliste

  • 57 Comme la probabilisation posée par un décideur à propos d’un phénomène extérieur dont la loi serait (...)

57Les conditions idéales de la décision de type économique correspondent à la structure d’un univers mécanique, d’un environnement naturel et transparent. Le brouillard inhérent à une complexité objective, et plus encore la contingence associée à la liberté d’un autre sujet que moi, comportent ou engagent une opacité qui rend difficile voire impossible la détermination d’une décision optimale. Le choix rationnel ne peut opérer que si l’environnement est invariable, ou encore soumis à une loi de comportement connue du décideur, ou enfin assigné à une loi de fonctionnement imaginée par lui57. La mise en évidence d’une « barrière d’opacité » ne fournit pas seulement l’indication d’une limite à l’extension possible du choix rationnel. Elle procure aussi un critère permettant d’évaluer le bien-fondé de l’emploi de l’hypothèse de rationalité au cœur même de son domaine d’origine : l’économie marchande et/ou capitaliste. Avant d’en venir à ces deux interrogations générales, on rappelle que certaines économies politiques alternatives à la science économique néo-classique ont pu considérer des comportements individuels essentiellement contraints et de libres décisions économiques opérées sans calcul.

  • 58 C’est en particulier le cas de l’offre de travail, donnant lieu à un « arbitrage travail-loisir ».
  • 59 Voire même chez Keynes qui, refusant le « second postulat classique », désactive l’offre de travail (...)

58Tous les actes économiques relèvent-ils bien du libre choix ? Dans l’économie de Walras, il est supposé que tout individu peut survivre sur la base de ses dotations initiales, de sorte que tout projet d’offre ou de demande constitue bien un choix volontaire58. Dans l’économie de Marx59 (soit avant le développement de l’État Providence), l’offre de travail est nécessaire à la survie (ou à la vie décente) pour ceux qui sont dépourvus de capital de départ, ces travailleurs qui ont besoin d’un emploi pour avoir un salaire et au-delà pour pouvoir acheter des biens de consommation. Il n’y aurait ainsi pas que de libres décisions dans l’économie, mais aussi des comportements dictés par la nécessité.

  • 60 Qui veut que la consommation augmente avec le revenu, mais dans une moindre mesure.
  • 61 Cette expression de Keynes a été reprise par Akerlof George A. et Robert J. Shiller, Animal spirits (...)

59Tous les choix économiques sont-ils bien rationnels ? Dans l’économie néo-classique, les décisions d’épargne et d’investissement relèvent bien d’un calcul rationnel dit intertemporel. Chez Keynes, l’épargne des ménages est la part résiduelle (non optimisée) du revenu disponible une fois déduites les dépenses de consommation, selon une « loi psychologique fondamentale »60 qui présente une dimension routinière. Et la décision d’investir face à un futur radicalement incertain relève moins du calcul que du pari, du goût d’entreprendre, d’un tempérament sanguin. Il n’y aurait ainsi pas que de froids intérêts à l’œuvre dans l’économie, mais aussi des « esprits animaux »61 tièdes ou chauds.

  • 62 Rationalité paramétrique si les individus sont « preneurs de prix » en raison de la négligeabilité (...)
  • 63 Vision présente chez Marx et chez les classiques, mais aussi identifiable chez Hayek et chez Keynes (...)
  • 64 Voir Carlo Benetti et Jean Cartelier, « L’intérêt limité de l’hypothèse de rationalité individuelle (...)
  • 65 Les modèles à anticipations rationnelles minimisent cette opacité et durcissent le postulat de rati (...)
  • 66 Les modèles à un agent, fût-il dit « représentatif », ne méritent pas le qualificatif de « marchand (...)

60Plus largement, l’hypothèse de rationalité est-elle adéquate à la pensée du marché ? Dans les modèles néo-classiques de pré-validation des décisions, les intentions d’offre et de demande ne sont exécutées comme ventes et achats qu’après vérification de leur compatibilité mutuelle, c’est-à-dire à l’équilibre général. Le postulat de rationalité maximisatrice62 convient bien à ce contexte assez transparent, sous certaines conditions d’organisation cohérente et d’information parfaite. Dans les modèles alternatifs63 de postvalidation des décisions, les intentions donnent lieu à des exécutions (saut marchand) qui font émerger une situation marchande générale évaluant socialement et après coup les actions privées (sanction marchande), les déséquilibres individuels suscitant des ajustements de comportement. Le postulat de rationalité maximisatrice peut encore opérer dans ce contexte plus opaque, comme hypothèse commode d’explicitation de la formation des plans individuels pré-marchands ; mais il est insuffisant pour expliquer la formation des relations marchandes et les modalités de correction individuelle64. En confrontant les deux grandes visions du marché, il apparaît que le postulat de rationalité est d’autant moins adapté que la conception marchande met en exergue l’opacité marchande65. Et au-delà de la question de l’incertitude marchande, il faut rappeler que toute pensée du marché appelle une théorie de la coordination par les prix qui engage à la fois la question du choix marchand et celle de la structure marchande66. La rationalité des choix n’est que le premier temps d’une microéconomie complète, qui doit au-delà considérer l’interaction concurrentielle et l’équilibre supposé en résulter.

  • 67 Dès qu’on écarte le vision libérale (de Friedman ou de Rand par exemple) identifiant marché et capi (...)
  • 68 Défini par Marx comme « valeur qui se valorise », le capital rend et croît selon le schéma AMA’ de (...)
  • 69 Ceci n’est pas remis en cause par la reconnaissance d’une part de profit destinée à la consommation (...)
  • 70 Ce paradoxe fait écho à l’aliénation marxienne et à la « cage d’acier » wébérienne. Voir Michael Lö (...)

61Enfin, l’hypothèse de rationalité est-elle adéquate à la pensée du capitalisme ? Tout comme il n’est de marché sans structure de coordination, il n’est de capitalisme sans structure de subordination67 dans l’entreprise (division technique du travail et rapport salarial), en marge de la coordination concurrentielle (division sociale du travail et rapport marchand) qui constitue l’autre principe structurel du système capitaliste. Ceci dit, le capitalisme « complet » repose non seulement sur une structure, mais aussi sur une mentalité ou un « esprit ». La dynamique du capital, c’est-à-dire l’enchaînement indéfini et circulaire entre accumulation (investissement) et rentabilisation (profit) du capital68 répond certes à un impératif structurel de compétitivité économique, mais elle correspond aussi à un profil socio-psychologique. Et le postulat de rationalité représente, dans une certaine mesure, ce comportement capitaliste. En effet cette hypothèse de rationalité peut rendre correctement compte de la dimension de rentabilisation, dès lors qu’on délaisse la version du consommateur et sa métaphysique de l’utilité pour mettre au centre de l’affaire la version du producteur (rebaptisé entrepreneur capitaliste ou homme d’affaires) en quête du profit maximal. Mais il faut compléter l’hypothèse de la recherche du plus grand profit en soulignant l’utilisation dynamique de ce profit par le réinvestissement69 : cette dimension d’accumulation vient relancer et circulariser le schéma en reproduction indéfinie. Et l’objectif ultime du capitaliste ne peut alors être rabattu sur la maximisation d’une utilité intertemporelle sans cesse reportée, puisque cette visée sans fin contredit la mortalité humaine. C’est au contraire sans doute par peur de la mort qu’il cède au désir d’argent, qu’il se livre à cette quête foncièrement illusoire mais puissamment efficiente de l’accumulation sans fin d’une richesse abstraite. La rationalité de l’emploi des moyens s’achève alors dans l’irrationalité70 de la définition des fins comme accumulation indéfinie des moyens…

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Annexe

Annexe 1 : Un exemple de choix en incertitude exogène (théorie de la décision)

Un exemple typique de situation de risque est donné par le cas suivant. Un individu j doit décider de prendre ou de ne pas prendre son parapluie. Ce sont les deux options possibles sj1 et sj2. Cette décision est soumise à un aléa extérieur : au moment de faire son choix, j ne sait pas s’il va faire beau ou s’il va pleuvoir. Ce sont les deux « états de la nature » ou « états du monde » possibles edmi1 et edmi2. Il en résulte quatre issues possibles.

Les préférences de l’individu sur ces résultats rij sont les suivantes : A = (pas de parapluie ; soleil) >>j B = (parapluie ; soleil) >>j C = (parapluie ; pluie) >>j D = (pas de parapluie ; pluie)71. On suppose qu’une fonction d’utilité vj représente cette relation de préférences, avec vj(A) = 3 > vj(B) = 2 > vj(C) = 1 > vj(D) = 0. On peut représenter les choses avec le tableau suivant, présentant les quatre issues possibles et les utilités ou satisfactions associées :

edmi

sj

Il fait soleil

[edmi1]

Il pleut

[edmi2]

j prend

son parapluie

[sj1]

2

1

j ne prend pas

son parapluie

[sj2]

3

0

On peut d’abord remarquer qu’il n’y a pas de « meilleur choix » évident : il est préférable de prendre son parapluie quand il pleut (1 > 0) mais de ne pas le prendre quand il fait soleil (3 > 2). De sorte que l’aléa météorologique importe quant à la détermination du choix optimal de j, qui doit donc « gérer » cette incertitude relative au temps qu’il va faire.

Premièrement, si l’environnement est « incomplet » ou très opaque, la liste des états de la nature est mal connue. Il en serait ainsi par exemple si l’individu ne considérait que la pluie et le soleil alors que la grêle ou la neige étaient également possibles. Une telle opacité rend impraticable une détermination rationnelle du choix.

Deuxièmement, si l’environnement est « incertain » ou moyennement opaque, la liste des états de la nature est bien connue (disons qu’il ne peut que soit pleuvoir soit faire soleil et j le sait) mais on ne peut affecter de probabilités à ces événements possibles.

Si j est très prudent, il peut alors adopter le critère du maximin. En prenant son parapluie, sa pire utilité possible est de 1 (< 2) ; et en ne le prenant pas, sa pire utilité est de 0 (< 3). Maximisant les minima, il choisit de prendre son parapluie, ce qui lui garantit d’éviter le pire (une utilité de 0) s’il pleut et lui assure une utilité minimale (d’au moins 1).

Si j est particulièrement « risque-tout », il peut adopter le critère du maximax. En prenant son parapluie, sa meilleure utilité possible est de 2 (> 1) ; et en ne le prenant pas, sa meilleure utilité est de 3 (> 0). Maximisant les maxima, il choisit de ne pas prendre son parapluie, en espérant atteindre le bliss (une utilité de 3) s’il fait beau, mais en risquant le pire (une utilité de 0) s’il pleut.

Troisièmement, si l’environnement est « risqué » ou peu opaque, la liste des états de la nature est bien connue et j peut affecter des probabilités à ces événements possibles. On parle de « probabilités objectives » si le phénomène exogène suit effectivement une loi de probabilité connue du décideur. Et on parle de « probabilités subjectives » si elles traduisent les croyances de j à propos des chances d’apparition de chaque état du monde.

Supposons par exemple que la probabilité du beau temps soit de 1/3 et celle du mauvais temps de 2/3. Ces probabilités peuvent servir de coefficients dans l’évaluation de chaque action possible. L’espérance d’utilité du choix de prendre son parapluie est de (1/3) 2 + (2/3) 1 = 4/3. Celle du choix de ne pas le prendre est de (1/3) 3 + (2/3) 0 = 1. L’application du critère de l’utilité espérée amène alors j à prendre son parapluie (4/3 > 1).

Notons qu’il est aussi envisageable d’avoir distribution de probabilités sans avoir de calcul d’une utilité moyenne : j peut décider de ne considérer que l’état le plus probable des deux (il pleut) et alors choisir de prendre son parapluie (1 > 0).

Il est réciproquement pensable d’avoir calcul d’une utilité moyenne en environnement incertain non risqué. Cela advient lorsque l’individu affecte arbitrairement des probabilités égales à tous les états de la nature (1/2 et 1/2) : prendre son parapluie rapporte alors en moyenne (1/2) 2 + (1/2) 1 = 3/2 et ne pas le prendre procure (1/2) 3 + (1/2) 0 = 3/2, ce qui fait ici émerger une indifférence entre les deux choix possibles, sous cette hypothèse (posée par l’individu) d’équiprobabilité de tous les événements.

Pour des précisions sur ces thèmes, voir Bernard Walliser, Le calcul économique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1990, p. 35-39 notamment. Voir également Robert Kast, La théorie de la décision, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002.

Annexe 2 : Un exemple de choix en incertitude endogène (théorie des jeux)

Un exemple typique d’interaction stratégique est donné par la parabole de la chasse au cerf, présentée par Rousseau dans son « Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes ».

La meilleure situation consiste pour les deux individus à chasser ensemble le cerf puis à se le partager (chacun reçoit alors deux points d’utilité). Mais chacun peut aussi chasser seul le lièvre et s’assurer une prise satisfaisante (correspondant à un point d’utilité). Enfin si un individu chasse le cerf seul, son comparse l’abandonnant pour courir le lièvre, il n’est pas assez fort pour s’emparer seul du cerf et revient bredouille (enregistrant ainsi une utilité nulle).

Plus formellement, on pose que chaque individu (j et i) doit décider d’aller chasser soit le cerf (option sj1 pour j et si1 pour i) soit le lièvre (option sj2 pour j et si2 pour i). Il en résulte quatre issues possibles. Les préférences de j sur ces résultats rij sont les suivantes : (cerf ; cerf) >>j (lièvre ; cerf) ≡j (lièvre ; lièvre) >>j (cerf ; lièvre)72. On suppose qu’une fonction d’utilité vj représente cette relation de préférences, avec vj(cerf ; cerf) = 2 > vj(lièvre ; cerf) = 1 = vj(lièvre ; lièvre) = 1 > vj(cerf ; lièvre) = 0. Le jeu étant symétrique (les positions de i et j sont interchangeables), on a également vi(cerf ; cerf) = 2 > vi(cerf ; lièvre) = 1 = vi(lièvre ; lièvre) = 1 > vi(lièvre ; cerf) = 0. On peut représenter les choses avec le tableau suivant, présentant les quatre issues possibles et les utilités ou satisfactions associées (celles de j à gauche et celles de i à droite) :

si

sj

Chasser le cerf

[si1]

Chasser le lièvre

[si2]

Chasser

le cerf

[sj1]

(2 ; 2)

(0 ; 1)

Chasser

le lièvre

[sj2]

(1 ; 0)

(1 ; 1)

On peut d’abord remarquer qu’il n’y a pas de meilleur choix évident ni pour l’un ni pour l’autre : il est préférable de chasser le cerf quand l’autre le chasse (2 > 1) et de chasser le lièvre quand l’autre le chasse (1 > 0)73. De sorte que le choix de l’autre importe quant à la détermination du choix optimal de l’un, qui doit donc « gérer » cette incertitude propre au comportement de l’autre.

Premièrement, j peut ramener i à un phénomène certain, tel que « i chasse le cerf ». L’individu j en déduirait alors son intérêt à aussi chasser le cerf (2 > 1). Une telle certainisation peut être assurée si la chasse est une activité socialement organisée opérant une assignation publique des missions individuelles (je sais que l’autre va…) ou si j a une confiance absolue en i (je crois que l’autre va…). Sous cette objectivation substantielle de l’autre (saisi par la teneur de sa décision), j traite i comme un phénomène naturel certain.

Deuxièmement, j peut réduire i à un phénomène aléatoire, affectant une probabilité p au fait que i chasse le cerf et une probabilité (1-p) au fait que i chasse le lièvre. L’individu j chassera alors le cerf si son utilité espérée à chasser le cerf (2p + 0(1-p)) est supérieure à son utilité espérée à chasser le lièvre (1p + 1(1-p)). Il chassera donc le cerf si 2p > 1 soit p > ½ (qu’on peut interpréter comme une situation de confiance relative de j en i). Sous cette objectivation probabilistique de l’autre (saisi par la loi aléatoire de sa décision), j traite i comme un phénomène naturel risqué.

Troisièmement, j peut ramener i à un phénomène mécanique, supposé déterminer sa « meilleure réponse » en fonction du choix de j. Le raisonnement de j est alors le suivant : si je chasse le cerf, il va en faire autant (2 > 1 pour i) et j’aurai une utilité de 2 ; si je chasse le lièvre, il va en faire autant (1 > 0 pour i) et j’aurai une utilité de 1 ; je pars donc à la chasse au cerf (2 > 1 pour j) et l’autre me suivra. Sous cette objectivation procédurale de l’autre (saisi par sa règle réactive de décision), j traite i comme un phénomène naturel mécanique.

Quatrièmement, j peut s’élever et élever l’autre à la position synoptique du modélisateur. Celui-ci calcule d’abord les équilibres de Nash (intersection des meilleures réponses) : (cerf ; cerf) soit (2 ; 2) et (lièvre ; lièvre) soit (1 ; 1). Puis il procède à une « sélection » de l’équilibre socialement saillant ou économiquement dominant, à savoir (cerf ; cerf), puisque 2 > 1 pour i et pour j. Sous cette objectivation systémique, j s’identifie au grand ordonnateur et attribue à i la même position de surplomb.

Au-delà de la diversité de ces façons de saisir l’autre, la théorie des jeux est amenée à déborder de la question du mode de rationalité individuelle vers celle du mode d’équilibre. Quelle que soit la façon dont chacun décide, il finit par faire un certain choix en conjecturant que l’autre fait un certain choix. L’état émergent des décisions de l’un et de l’autre est un équilibre si ce que chacun a décidé correspond bien à ce que l’autre avait anticipé qu’il fasse.

Pour une présentation simple de la théorie des jeux, voir Bernard Guerrien, La théorie des jeux, Paris, Economica, coll. « Économie poche », 1993 ; ou voir Gaël Giraud, La théorie des jeux, Paris, Flammarion, coll. « Champs Université. Économie », 1990. Sur la chasse au cerf et sa reprise par la théorie des jeux, se reporter à Philippe Batifoulier et Guillemette de Larquier, « La convention en théorie des jeux », dans Ph. Batifoulier (dir.) Théorie des conventions (chap. III), Paris, Economica, 2001, p. 99-126 (voir notamment les pages 114 à 121).

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Notes

1 On n’évoquera pas ici à titre principal les rapports entre le modèle de l’homo oeconomicus et le monde social contemporain, dans le sens direct et positif de la pertinence du modèle descriptif du réel (voir Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Paris, Albin Michel, 2012) ou dans le sens inverse et normatif de la performativité du modèle transformateur du réel.

2 Voir Karl Marx, Introduction à la critique de l’économie politique, 1859. Traduction française (« Contribution à la critique de l’économie politique ») aux Éditions sociales, 1957. Dans ce texte, Marx s’inscrit dans le cadre de cette définition matérielle de l’économie et développe les quatre catégories économiques fondamentales de production et de consommation, médiatisées par la répartition (générale) et par l’échange (particulier).

3 Lionel Robbins (Essai sur la nature et la signification de la science économique, 1932 ; trad. fr. à la Librairie de Médicis, 1947) a donné la formulation canonique de la définition formelle : « l’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs ».

4 Un moment marquant de ce mouvement fut opéré par Ronald H. Coase, « The nature of the firm », Economica, vol. 4, 1937, p. 386 à 405, présentant le recours au marché ou à l’entreprise comme une alternative (faire ou faire faire) à trancher par un calcul de minimisation des coûts de transactions (marchands ou organisationnels).

5 À la suite de l’école du Public choice, l’économie politique ne signifie plus la science économique générale (et ouverte à la politique économique) mais l’approche économique formelle du champ politique.

6 Cette rationalité du réel est antérieure à l’identité dialectique entre réel et rationnel posée par Hegel. Elle exprime un postulat d’intelligibilité hérité des Grecs puis formant la base commune de tous les rationalismes. Dans les termes d’Arnaud Berthoud, « Remarques sur la rationalité instrumentale », Cahiers d’économie politique, n° 24-25, 1994, p. 105 à 124 : « […] la raison s’affirme au creux de la pensée chaque fois que sous le désordre de l’histoire, le chaos naturel ou l’extravagance des comportements humains, un homme découvre en son nom des régularités, des fonctions ou des causalités plus profondes que l’apparence » (p. 108 et 109).

7 Les lois naturelles comme la gravitation universelle sont rationnelles en soi et leur objectivité est forte, du fait de l’étendue de leur validité. Elles ne sont pas rationnelles pour soi dès lors qu’on saisit la nature comme désenchantée. Les lois sociales sont rationnelles en soi mais leur objectivité est faible, qu’il s’agisse de lois statistiques valant relativement ou de lois politiques respectées en général. Elles peuvent être rationnelles pour soi (lois politiques connues) ou non (lois sociologiques cachées).

8 L’économie des moyens ou l’allocation optimale des ressources donne lieu à une optimisation qui peut prendre deux formulations duales. Soit le montant de ressources est donné et il s’agit de maximiser l’effet de l’emploi de la ressource (voir la maximisation d’utilité sous contrainte budgétaire). Soit le niveau de satisfaction est fixé et il s’agit de minimiser le montant de ressource nécessaire à la réalisation de l’objectif (voir la minimisation du coût nécessaire à la production d’une quantité donnée de produit [recherche de la technique de production optimale]).

9 Pour plus de précisions sur ce point, voir la formalisation proposée en section 3.

10 La question de la cohérence mutuelle des projets restant ouverte. Dans la perspective du « tâtonnement », cette question de l’équilibre est gérée par un « secrétaire de marché » qui annonce les prix et opère la loi de l’enchère et du rabais. Voir Léon Walras, Éléments d’économie politique pure, ou Théorie de la richesse sociale, 1874. Réédition en 1988 dans Auguste et Léon Walras, Œuvres économiques complètes, Paris, Economica.

11 Francis Y. Edgeworth, Mathematical psychics. An essay on the application of mathematics to the moral sciences, Londres, C. Kegan Paul and Co, 1881, soulignait l’indétermination propre à l’issue de l’échange bilatéral sans tiers. Mais les théoriciens des jeux spécialistes du « marchandage stratégique », à la suite d’Ariel Rubinstein, « Perfect equilibrium in a bargaining model », Econometrica, vol. 50, 1982, p. 97-109, transforment le face-à-face en introduisant la médiation d’une organisation de l’échange (sous la forme de règles du jeu).

12 Compétence cognitive d’identification mais aussi attestation pratique de valeur, la reconnaissance est une capacité qui échappe au calculateur rationnel, qui ne connaît que des contraintes ou des opportunités (limitant ou étendant ses choix). Voir Christian Lazzeri et Alain Caillé, « La reconnaissance aujourd’hui. Enjeux théoriques, éthiques et politiques du concept », Revue du Mauss, n° 23, 2004, p. 88-115 (notamment les pages 89 et 90).

13 Voir Arnaud Berthoud, « Marché rencontre et marché mécanique », Cahiers d’économie politique, n° 20-21, 1992, p. 167-186.

14 Voir Claude Mouchot, Méthodologie économique, Paris, Hachette supérieur, coll. « HU. Économie », 1996, p. 270 et 271.

15 Voir Adam Smith, La richesse des nations, 1776 (réédition de la traduction française de G. Garnier en 1991, Flammarion, 2 tomes) et La théorie des sentiments moraux, 1759 (traduction française de M. Biziou, C. Gautier et J.F. Pradeau en 1999, PUF, coll. « Quadrige »).

16 Voir Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », dans Écrits politiques (textes choisis, présentés et annotés par Marcel Gauchet), Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997, p. 591-619.

17 Point souligné par Louis Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », NRF, 1985, p. 13 : « […] dans le type moderne de société, […] les relations entre hommes sont […] subordonnées aux relations entre les hommes et les choses ».

18 Mauvais mobiles au sens où le comportement individualiste est un « vice privé » (Mandeville) : l’égoïsme.

19 Bons effets au sens où ce comportement individualiste produit inintentionnellement « le bien public » (Mandeville), soit la richesse et la puissance des nations.

20 Alain Renaut, L’ère de l’individu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », NRF, 1989, distingue notamment, au sein du développement moderne, l’autonomie humaniste et l’indépendance individualiste.

21 Le surhomme nietzchéen haut en couleurs et le terne homo oeconomicus constituent certes deux figures individuelles bien différentes, mais toutes deux démontent ou défont le sujet moral humaniste de type kantien.

22 Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Gary S. Becker, The economic approach to human behavior, Chicago, University of Chicago Press, 1976.

23 En unités monétaires objectives ou encore en « utils » subjectifs, c’est-à-dire en points d’utilités positifs pour les avantages et négatifs pour les coûts.

24 André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Paris, Le livre de poche, 2004, p. 66 et 67.

25 Voir Amartya Sen, Éthique et économie, 1991. Traduction française aux PUF, coll. « Quadrige. Grands textes », 2009, p. 38.

26 Parler de morale conséquentialiste « utilitariste » serait malvenu, en raison du risque de confusion avec l’utilitarisme benthamien, qui promeut un principe social de maximisation de la somme des utilités individuelles, un principe reposant ainsi sur la comparabilité interindividuelle des utilités.

27 Voir Olivier Favereau, « Trois considérations critiques sur les rapports entre l’éthique et la théorie économique », dans M. Canto-Sperber (dir.), Éthiques d’aujourd’hui, Paris, PUF, 2004, p. 25-36 (notamment page 29). Sur la mutation de l’économie néo-classique de Théorie Standard en Théorie Standard Étendue, consulter Olivier Favereau, « Marchés internes, marchés externes », Revue économique, n° 2, 1989, p. 273-328.

28 Boudon avait auparavant trouvé en Becker un allié intellectuel dans sa lutte contre les « sociologismes » holistes et déterministes. Nous reprenons ici ses travaux plus récents, notamment Raymond Boudon, « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique ? », Revue du Mauss, n° 24, 2004, p. 281-309.

29 Boudon évoque la simplicité, la généralité, la capacité à démystifier, la complétude, la possibilité de formalisation et enfin l’individualisme de l’explication fournie par la TCR.

30 Après avoir proposé une hiérarchisation de quatre ordres (économique / politique / moral / éthique), André Comte-Sponville (op. cit., p. 99) parle de « barbarie » à propos des perspectives qui ne respectent pas la spécificité de chaque ordre mais les confondent et les réduisent. Si ce terme est ici adapté, alors il s’agirait d’une barbarie individualiste et utilitariste (au sens commun et non benthamien du terme). Sur la diversité des sens de l’utilitarisme, voir Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire, Paris, Agalma - La Découverte, 1988.

31 Cette fonction d’utilité de j est souvent définie sur l’ensemble des états a priori envisageables, même si l’utilité maximale est recherchée dans le sous-ensemble des états accessibles (que les contraintes déterminent).

32 Soient deux états réalisables quelconques A et B. On doit avoir « A préféré à B » ou « B préféré à A » ou « A et B jugés équivalents », mais le non-classement entre A et B n’est pas une option autorisée.

33 Soient trois états A, B et C. Si A est préféré à B et B est préféré à C, alors on doit avoir A préféré à C.

34 La maximisation du profit sous contrainte technologique permet finalement de rendre compte, sous des conditions précisées (concurrence parfaite et rendements décroissants), de la croissance de la fonction d’offre, soit l’idée intuitive suivant laquelle le producteur accroît son offre quand le prix du bien vendu augmente.

35 Voir Milton Friedman, « The methodology of positive economics », dans Essays in positive economics, Chicago, University of Chicago Press, 1953.

36 Dans les années 1870, Jevons, Menger et Walras mettent en avant les concepts d’utilité marginale (surcroît de satisfaction tiré de la consommation d’une unité supplémentaire d’un bien) et de productivité marginale (supplément de production issu de l’emploi d’une unité de plus d’un certain facteur de production).

37 Soit la relation : uj = vj(x;y), vj étant la fonction d’utilité représentant les préférences de j sur les états (x;y), où x est une quantité de pommes. Il est formellement équivalent mais substantiellement différent que y soit une quantité de poires (choix canonique du consommateur), ou une quantité de pommes demain (arbitrage consommation-épargne), ou une durée de loisir (arbitrage travail-loisir), ou l’utilité de i (altruisme ou jalousie).

38 Cette opacité est en quelque sorte mixte : elle est interne puisqu’elle touche à « mes » options et elle est aussi externe puisque ces options sont déterminées par « les » contraintes.

39 Cette opacité peut être forte (incertitude radicale) ou faible (incertitude probabilisable), pour reprendre la distinction due à John M. Keynes, A treatise on probability, Londres, Macmillan, 1921. Une distinction équivalente est présente chez Frank Knight, Risk, uncertainty and profit, Boston, Houghton Mifflin, coll. « Hart, Schaffner and Marx prize essays », 1921.

40 Pour une présentation plus développée des différents univers de prise de décision, voir Fabrice Tricou, « La théorie économique de la décision », dans Ph. Abecassis, V. d’Estaintot et B. Vidaillet (dir.), La décision : une approche pluridisciplinaire des processus de choix, Bruxelles, De Boeck, coll. « Méthodes et Recherches », 2005.

41 Un exemple est développé en annexe 1.

42 Si l’état de la nature qui se réalisera était connu avant la prise de décision (j’écoute un bulletin de météo fiable avant de choisir de prendre ou pas mon parapluie), on retomberait alors dans un choix en univers certain.

43 L’exogénéité signifie que la réalisation d’un certain état du monde est un événement naturel et indépendant de mon choix (sauf à supposer un dieu malicieux décidant de faire pleuvoir s’il me voit sortir sans parapluie).

44 Voir Robert Kast, La théorie de la décision, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002. Le chapitre IV présente la diversité des critères de décision et le chapitre V étudie le critère de l’utilité espérée.

45 Ce critère fut axiomatisé par J. Von Neumann et O. Morgenstern, Theory of games and economic behavior, Princeton, Princeton University Press, 1944. Sa généralisation avec probabilités subjectives est due à Leonard J. Savage, The foundations of statistics, New York, John Wiley and Sons, 1954. Il trouve ses origines en 1738 avec Daniel Bernoulli, « Specimen theoriae novae de mensura sortis », Commentarii academiae scientiarum imperialis petropolitanae, vol. 5, p. 175-192.

46 On parle d’aversion, ou de goût, ou encore de neutralité pour le risque. Voir Robert Kast, op. cit., chap. VI.

47 Voir Jean-Pierre Dupuy, L’avenir de l’économie, Paris, Flammarion, 2012, pour une explicitation de ce principe de la chose certaine (sure thing principle), donnée en page 222, et également pour une mise en question de cet axiome, développée en quatrième partie.

48 Un exemple est développé en annexe 2.

49 Pour une introduction, voir Bernard Guerrien, La théorie des jeux, Paris, Economica, coll. « Économie poche », 1993.

50 Les modes de « certainisation » du comportement d’autrui sont associés à trois auteurs (respectivement Walras, Cournot et Stackelberg) dont une présentation générale est donnée (respectivement par A. Rebeyrol, R. Dos Santos Ferreira et H. Keppler) dans le Dictionnaire des grandes œuvres économiques, Xavier Greffe, Jérôme Lallement et Michel de Vroey (dir.), Paris, Dalloz, 2002. Voir les pages 599 à 607, 104 à 114, 553 à 560.

51 La caractéristique en cause peut par exemple concerner les utilités ui de l’autre (associées aux issues rij). Ce traitement probabiliste de l’autre est dû à John C. Harsanyi, « Games with incomplete information played by Bayesian players », Management Science, vol. 14, 1967-1968, p. 159-182, 320-334, 486-502 (trois parties).

52 Pour une présentation de la règle de Bayes, voir par exemple Bernard Guerrien, op. cit., p. 79.

53 États définis positivement par l’intersection des meilleures réponses de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, ou négativement par l’absence d’intérêts (pour l’un et pour l’autre) à la déviation unilatérale.

54 Le prix (Walras) ou la quantité offerte par l’autre (Cournot) est supposé(e) donné(e) pour l’individu alors que sa décision influence ce prix ou cette quantité.

55 Le meneur de Stackelberg connaît la fonction de coût de son suiveur, qui est pourtant une information privée. Les joueurs bayésiens connaissent les types possibles d’une caractéristique incertaine des autres (et leur affectent une distribution de probabilité). Les agents nashiens hyperperspicaces en savent autant que le modélisateur.

56 Olivier Favereau, art. cit., p. 34.

57 Comme la probabilisation posée par un décideur à propos d’un phénomène extérieur dont la loi serait inconnue (cas de « rationalité en soi » cachée) ou dont le comportement serait irrégulier (cas d’irrationalité).

58 C’est en particulier le cas de l’offre de travail, donnant lieu à un « arbitrage travail-loisir ».

59 Voire même chez Keynes qui, refusant le « second postulat classique », désactive l’offre de travail. Cette demande d’emploi ne participe pas à la détermination du niveau d’emploi (principe de la demande effective).

60 Qui veut que la consommation augmente avec le revenu, mais dans une moindre mesure.

61 Cette expression de Keynes a été reprise par Akerlof George A. et Robert J. Shiller, Animal spirits : how human psychology drives the economy and why it matters for global capitalism, Princeton, Princeton University Press, 2010.

62 Rationalité paramétrique si les individus sont « preneurs de prix » en raison de la négligeabilité de leur pouvoir de marché (concurrence parfaite) et rationalité stratégique si les individus sont « faiseurs de prix » et activent leur pouvoir de marché (concurrences imparfaites).

63 Vision présente chez Marx et chez les classiques, mais aussi identifiable chez Hayek et chez Keynes. Voir sur ce point Fabrice Tricou, La loi de l’offre et de la demande, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Économie retrouvée », 2008.

64 Voir Carlo Benetti et Jean Cartelier, « L’intérêt limité de l’hypothèse de rationalité individuelle », Cahiers d’économie politique, n° 24-25, 1994, p. 19-35.

65 Les modèles à anticipations rationnelles minimisent cette opacité et durcissent le postulat de rationalité.

66 Les modèles à un agent, fût-il dit « représentatif », ne méritent pas le qualificatif de « marchand ». La vieille critique marxienne des robinsonnades n’est pas à cet égard sans objet actuel (notamment en macroéconomie).

67 Dès qu’on écarte le vision libérale (de Friedman ou de Rand par exemple) identifiant marché et capitalisme.

68 Défini par Marx comme « valeur qui se valorise », le capital rend et croît selon le schéma AMA’ de l’achat (AM soit marchandise contre argent) pour la vente (MA’ soit argent contre marchandise). Voir Karl Marx, Le capital (livre premier), 1867. Traduction française aux Éditions sociales, 1977.

69 Ceci n’est pas remis en cause par la reconnaissance d’une part de profit destinée à la consommation capitaliste.

70 Ce paradoxe fait écho à l’aliénation marxienne et à la « cage d’acier » wébérienne. Voir Michael Löwy (coord.), Max Weber et les paradoxes de la modernité, Paris, PUF, coll. « Débats philosophiques », 2012.

71 Le sigle >>j signifie : « (…) est préféré par j à (…) ».

72 Le sigle ≡j signifie : « (…) est indifférent aux yeux de j à (…) ». On note conventionnellement l’action de j à gauche (les lignes du tableau) et l’action de i à droite (les colonnes dans le tableau).

73 En théorie des jeux, on dit qu’il n’y a pas de « stratégie dominante », laquelle serait la meilleure chose à faire quoi que fasse l’autre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Fabrice Tricou, « L’expansion contextuelle et structurelle du domaine du choix économique rationnel »Noesis, 20 | 2012, 55-87.

Référence électronique

Fabrice Tricou, « L’expansion contextuelle et structurelle du domaine du choix économique rationnel »Noesis [En ligne], 20 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1823 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1823

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Auteur

Fabrice Tricou

Fabrice Tricou est maître de conférences (titulaire d’une HDR) en sciences économiques à Paris Ouest Nanterre la Défense et membre du laboratoire EconomiX. Il enseigne l’économie générale, la microéconomie et l’histoire de la pensée économique. Ses recherches de théorie économique fondamentale portent sur les structures de coordination marchande et les modes de formation des prix. Ses travaux en philosophie économique portent sur l’épistémologie de la rationalité, sur l’éthique économique et sur le libéralisme économique. Sur le thème de la rationalité économique, il a notamment publié « La théorie économique de la décision », dans Ph. Abecassis, V. d’Estaintot et B. Vidaillet (dir.), La décision : Une approche pluridisciplinaire des processus de choix, Bruxelles, De Boeck, Méthodes et Recherches, 2005 ; ainsi que « Rationalité du comportement des marchands et règles d’organisation des marchés », dans R. Frydman (dir.), Quelles hypothèses de rationalité pour la théorie économique ?, Cahiers d’Économie politique, n° 24-25, 1994.

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