Synthèses et temps vertical chez Daniel Charles
Texte intégral
1Dans la jovialité particulière des discussions avec Daniel Charles, ce qui ressortait toujours était l’impressionnante densité du réseau de ses « connaissances ». Sans doute le plus grand lecteur de son époque, il mettait une égale passion à explorer l’immense maillage de ses amis et de ses relations à travers le monde. Comme il est clair à tous ceux qui l’ont connu, et pour le dire à l’aide d’un concept deleuzien qu’il admirait, il n’avait aucun « usage transcendant des synthèses ».
2Et voilà ce qui pourrait constituer un des secrets de son éternel sourire, tout prêt à se muer en rire. Il entrait invariablement en matière par la synthèse immanente connective : « et ceci, et puis cela, et encore cette autre chose ». D’où son usage fréquent de : « d’ailleurs, et à ce propos ». Il accumulait ensuite ses rencontres avec les hommes et les œuvres et en tirait un profit de joie qui, dans sa réjouissante liberté par rapport au principe aussitôt inculqué qu’on entre en philosophie : le refus des exemples pour leur préférer le concept, faisait penser à la troisième synthèse immanente conjonctive, celle qui dit avec Daphnis et Chloé : « c’était donc cela (l’amour) ! ». Puisqu’il n’y avait pas de revenu transcendant de l’opération (du type : « quel bel entassement de savoir ! » ou « c’était donc toi (le coupable) ! »), on se sentait aussitôt en confiance, accueilli, sûr de ne pas être jugé.
3Ainsi, dans ses livres, ses conférences, ses discussions amicales, il avait le plus souvent aboli le fonctionnement syntaxique à fonction ontologique (le « est ») au profit d’un fonctionnement paratactique (le « et ») qui ne « tirait pas à conséquence ». Cela lui permettait, puisqu’il promenait son regard malicieux et tendre sur les mille surprises de la vie et de la pensée pour engranger le hasard objectif de la certitude sensible, de préserver la racine de l’émerveillement. Depuis quand avait-il fait, de cette liberté à l’égard des finalités et des « conséquences », le principe de sa pensée et de sa vie ?
- 1 Kafka, « Devant la Loi », dans La Métamorphose, trad. franç. Paris, Gallimard, 1938.
4C’est tout naturellement et spontanément qu’il aimait mes derniers travaux sur le « petit, le peu, le rien » et m’encourageait à les publier. Mais je ne le rejoignais qu’à force de réflexion et de travail, car j’avais dû traverser tout le système du sérieux et de la finalité (la Bildung) pour en imaginer une sortie. Un fin sourire aux lèvres, il était là, dehors, m’attendant. Son apologue à lui, ce n’était pas Devant la Loi 1 mais juste derrière. On comprend qu’il ait eu tant d’avance sur la philosophie française dans le rapport à la philosophie orientale et qu’il ait tout su du grand philosophe oublié, maître de Camus, Jean Grenier, véritable « esprit du Tao » en France.
5Tout avait donc son importance dans le détail de ce qu’il disait ou faisait, comme le silence a de l’importance dans les pièces de Cage. Il s’agissait d’écouter le petit babil du monde, de déceler le monde dans une approche d’univocité. Mais ce qui permettait d’assurer le grand partage à parts égales, c’était la deuxième synthèse qui, partant de la connexion, mettait en contact, de manière totalement aléatoire, les intensités et les flux. Réfléchissant sur cette synthèse immanente conjonctive à partir de la vie et de la pensée de Charles, je m’aperçois « d’ailleurs » que, malgré les nombreux commentaires que j’ai pu faire de cette synthèse, je n’y avais pas assez insisté sur un point qu’il me rend évident. Car cette synthèse, comme disjonction inclusive qui se dit dans le latin vel…vel et non pas aut…aut, parce qu’elle esquive le présent, est la seule à pouvoir détourner la pensée et la vie qui la sous-tend, de poursuivre linéairement dans la logique d’un récit, dans l’esprit d’une capitalisation, dans la recherche d’un « revenu ».
6Autrement dit, la disjonction temporelle protège de la finalité et des conséquences. Elle suspend. Qu’on l’interprète, chez Deleuze, comme la différence qui sépare la schizo-analyse de la psychanalyse, le nouveau réalisme (« l’image-temps ») du cinéma d’intrigue (« l’image-mouvement »), la nomadologie, tournée vers la rencontre, de la monadologie, tournée vers Dieu, le captage des intensités de leur capture, c’est toujours la disjonction de la deuxième synthèse qui fait dévier et suspend les finalités linéaires.
7C’est alors ce saut par-dessus le présent, « survol absolu », qui peut connecter ce qu’il y a d’hétérogène dans le passé, attendant de prendre en « blocs de souvenir », et ce qu’il y a d’imprévisible dans le futur. Cette connexion donne au gigantesque pli du passé et du futur une allure de saut instantané, où chaque chose a le don d’apparaître comme singularité. Parce que désormais les extases du temps (passé, futur) échappent à l’emprise du présent conscient et se plient et déplient rêveusement, le temps se fait « angulaire partout ». La considération du Tout n’empêche plus la prise en compte de l’extrême détail qui, loin d’être présent, peut enfin se présenter en tant que lui-même : un « voisin » qui passait par hasard.
8Ce que Deleuze nomme Aïôn est vraiment présent dans la parole et la pensée de Charles, son temps sautille sur place, ouvert à ce qui va survenir, récrivant l’histoire de ce qui s’est déjà passé. L’étonnement de Charles ou de Deleuze n’a plus de bornes, l’un dit « c’est très curieux », l’autre « c’est formidable ». Et il est vrai que cela ne va pas sans surprise que de bannir la logique ontologique du récit, relayant le grand Récit mythique. Il ne s’agit plus désormais de raconter des histoires édifiantes, qu’on le veuille ou non toujours comparables au Voyage du Pèlerin de Bunyan, mais de vivre et faire vivre des rencontres en leur donnant toute chance de briller.
9L’un et l’autre dégagent donc le champ pour une remontée de « l’onde de sensation ». Sensation est ce qui fait chuter les différences de potentiel. On doit donc compenser ces chutes par les différences de sensations. Non pas les différences des organes des sens, mais une hétérologie de la sensation. La recherche de la ressemblance engraine sur des généralités que leur caractère, homogène et répétitif, force alors à imaginer dotées de transcendance. Mais un élément superficiel et saisi « à la grosse », même transcendant, est toujours exactement aussi grossier et superficiel. Et pour les esprits libres, ces défauts se voient encore mieux parce qu’ils sont gonflés de « suffisance ».
10Au contraire, la différence (c’est-à-dire le parti-pris d’éviter toute ressemblance et de partir dans toutes les directions en empruntant des séries divergentes) tisse en sous-main son réseau arachnéen. Étrangement, on s’aperçoit que l’image de ce réseau se multiplie en philosophie, sous la figure de l’araignée. Elle apparaît dans un fragment d’Héraclite cité par Hisdosus le Scolastique ; dans le Rêve de d’Alembert de Diderot ; dans le jeu de mots pseudo-étymologique de Nietzsche sur Spinoza, qu’il nomme die Spinne ; dans une lettre où Deleuze évoque son admiration pour l’animal et les travaux de Tilquin à son sujet, et dans les célèbres pages qu’il consacre à l’auteur araignée, au centre de sa toile romanesque, dans Proust et les signes.
11En face de cette toile immensément sensible et où le Tout aussi bien que les parties les plus infimes sont représentés à égalité (ce que les Grecs dissimulent dans la formule, mal comprise en général, sinon des Romantiques : ta panta), l’attitude peut être double. Ceux pour qui comptent avant tout les intentions et les conséquences et accumulent autour d’eux ce qui porte leur sceau, choses et êtres devenus des biens personnels, tandis qu’ils simplifient jusqu’à l’évanescence leur projet de vie, dans la logique d’une homogénéisation – ceux-là ignorent tout d’une toile et ne connaissent que les routes directes où peut se lire un illusoire « progrès ». Ceux au contraire qui laissent s’installer autour d’eux comme à demeure les choses et les êtres qui valent pour eux-mêmes et sont donc à la fois dans d’extrêmes différences et une forme de voisinage où l’on ne sait plus réellement distinguer entre minéral et végétal, animal et humain – ceux-là ne peuvent qu’être entourés de mille amis, mille frères qui les saluent depuis leur « puissante vie inorganique », et déposent sur leur visage un éternel demi-sourire.
12Il est donc question de temps. Et de temps, pour le dire ainsi, proliférant, ou qui fasse du moins proliférer ses contenus, ses « tempo-objets ». On pourrait penser ce temps de manière husserlienne, en desserrant la prise de l’attention au présent et en reportant toute son énergie sur les rétentions qui ne cessent de tisser leur toile ou leur traîne jusque dans les profondeurs insondables du passé, ou sur les protentions de ce qui s’esquisse ou se profile d’avenir, à partir du passé et de ses recoupes. C’est l’imprévisibilité constitutive du futur qui, en retour, vient modifier les contenus de telle singularité du passé et redéterminer toutes les séquences singulières du réseau. Cette imprévisibilité, brutalement revenue du futur où elle règne en maîtresse absolue, vers le passé où elle devrait être impensable, arrache à l’esprit sensible des cris d’émerveillement. Daniel Charles les rattachait, pour une raison que, pour ma part, je n’ai pas élucidée, mais qui est son Rosebud à lui, à des publications désuètes : L’Almanach Vermot, La Famille Fenouillard, Le Sapeur Camembert, Les Pieds-Nickelés, Bicot Président de Club. « C’est formidable, c’est épatant car justement… », disait-il alors, enchaînant sur une rencontre et une rencontre de rencontres qu’il lui appartenait de conter avec verve.
13Avec son sérieux, la Philosophie a du mal à se pencher sur les mots qui n’ont l’air de rien. Pourtant, que de révolutions deviennent possibles dans la conception de la Philosophie et de son Histoire lorsqu’on revient sur le mot « récit » ! D’un côté, en tant que récit d’apprentissage, vecteur de Bildung, il sert de fiche signalétique à toute philosophie depuis L’Odyssée. Mais il désigne aussi le simple échange de mots avec d’autres, ce geste modeste de s’asseoir ensemble et de recueillir, du fond de la mémoire, des singularités choisies. Le premier récit est friand de sujets et d’antisujets qui entrent dans le déroulement emphatique d’une geste du Sujet. Ce sujet s’interdit de rêver, se confond avec l’efficience, compute ses progrès, fait machine avec une finalité omnipotente. Le second, plutôt un « éjet » ou un « surjet », manifeste une sorte de prédisposition pour les ratés, les ralentis, une vitesse imprévisible, les à-côtés qui musardent, le mélange de genres à la Jean-Paul, une ironie toujours en éveil, la porosité des règnes.
14Non pas qu’il faille plonger dans la déchéance ou la fatrasie sans queue ni tête. Mais songeons aux textes de Lenz, Döblin, Deml, Stifter. L’accélération soudaine ou le ralentissement extrême, au bord d’un évanouissement du monde, donne au temps mais aussi à l’espace, tant de la vie que du discours qu’on doit se mettre aussitôt à arpenter en tous sens, un volume. Ce temps et cet espace ouverts font communiquer les règnes, les genres littéraires, les types de vie. La reprise du temps vertical de Roupnel dans L’intuition de l’instant de Bachelard vient ici à point. Mais on pourrait également en déduire le concept d’une représentation des rétentions et des protentions, dans les Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl.
15Car le mince fil du présent, que l’on peut figurer par une ligne horizontale, dit bien le cours du temps, saisissable et mesurable par une intelligence. Mais on voit cette intelligence, dans le livre XI des Confessions d’Augustin, vouée à toutes les apories que suscite une compréhension seulement extérieure du temps. Cette intelligence, qui vient déjà d’avouer qu’elle ne peut comprendre le Verbe co-éternel, s’empêtre et s’enferre dans le piège suscité par l’écart entre une compréhension moyenne et superficielle, qui prétend connaître le temps en le mesurant, et une compréhension sérieuse, qui passe par une conversion vers l’homme intérieur.
16« Un langage fait de termes propres est chose rare : très souvent nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire » (Confessions, livre XI, chapitre XX). On comprend bien, mais cette intelligence moyenne du « numéraire facile » ne dit rien du temps. On sait qu’on le découvrira authentique dans une distension de l’âme. Et, si l’on fait l’effort de lire ce livre XI, on verra que son objet n’est finalement pas, comme on le dit toujours, le temps, mais, à l’occasion du temps, ce retournement des prétentions de parler par concepts du temps en actes et attitudes mentales. Celles-ci manifestent le temps de l’intérieur : mémoire, attente, souvenir, délai du désir, promesse, préméditation (chapitre XVIII). Elles permettent d’approcher, dans une étonnante et même extraordinaire anticipation de l’intentionnalité husserlienne, la distension. Seul ce mouvement de soi avec et sur soi est l’objet de ce livre XI et récapitule l’autobiographie de la conversion et de la confession, comme mouvement même de quitter le corps bouillonnant de désirs et de revenir à l’intérieur, de devenir intimior, pour jouir enfin de Dieu.
17Un temps vertical et donc présent dans les traînes du passé et les projections du futur que déploie Husserl, pour les faire festonner autour de la ligne d’attention présente. Ce temps vertical, c’est le facteur commun du présent du passé, du présent du présent et du présent du futur chez Augustin. On le lira deux fois chez Husserl. Verticalement, et à t4 correspondent t4’, t4’’, t4’’’, obliquement, et à t4 correspondent t5’, t6’’, t7’’’. L’entrelacement de la verticalité et de l’obliquité virtuelles sera le concept le plus aisément représentable (dans la mesure où il n’est jamais réellement représentable) du pli deleuzien. Je dirais volontiers que ce pli, Daniel le portait sur le visage, ce visage dont peu d’entre nous devinaient qu’il était un livre ouvert de philosophie concrète. Et c’était cela, l’idée. Faire proliférer les diplophonies et polyphonies philosophiques, les accords augmentés de philosophe, conserver le minimum de récitatif mélodique et donner le branle au joyeux provignement harmonique dans la verticalité du passé et du futur, pour contrer le présent qui cherche à ramener sa finalité, son efficience, ses bilans transcendants, en lui opposant une libération de tout ce qui peut se nommer Dieu, dès la grammaire.
18Deleuze cherchait des « personnages conceptuels », avec Daniel Charles, on pouvait trouver un « visage philosophique ». J’ai eu la chance de l’avoir sous les yeux, j’ai la chance de continuer à vivre et à penser avec lui.
Notes
1 Kafka, « Devant la Loi », dans La Métamorphose, trad. franç. Paris, Gallimard, 1938.
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Référence papier
Arnaud Villani, « Synthèses et temps vertical chez Daniel Charles », Noesis, 19 | 2012, 133-138.
Référence électronique
Arnaud Villani, « Synthèses et temps vertical chez Daniel Charles », Noesis [En ligne], 19 | 2012, mis en ligne le 15 juin 2014, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1813 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1813
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