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Barbarie de la culture, barbarie dans la culture

L’Autre en vitrine : muséographier l’exotique

Christophe Roustan Delatour
p. 279-291

Texte intégral

« Car celui qui regarde, dans ce drame, est aussi celui qui détruit. »
J.-M. G. Le Clézio, Le rêve mexicain

« Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie. »
C. Lévi-Strauss, Race et histoire

« Là où dialoguent les cultures. »
Slogan du Musée du quai Branly

Introduction

1Durant plus de quatre siècles, l’altérité radicale s’est incarnée en Occident dans la figure du barbare « exotique », issu de mondes lointains et méconnus. Notre rapport à cet Autre absolu a souvent trahi une fascination ambiguë, mêlant curiosité, répulsion, mépris, fantasme, admiration… Ses productions matérielles – collectées et exposées dans nos musées – ont été qualifiées de curiosités exotiques, d’ethnographie extra-européenne, d’art primitif, tribal ou simplement non-occidental ; plus récemment d’arts premiers. Les musées ont ainsi contribué à forger une vision complexe de l’Autre : d’abord teintée d’ignorance, de préjugés ou de malentendus, elle est devenue scientifique, relativiste, voire réflexive.

2Les trois citations placées en exergue serviront à introduire la problématique.

3Celle de Le Clézio fait référence à la destruction de l’empire aztèque par une poignée de conquistadors au début du xvie siècle. Transposée dans le contexte muséal, elle soulève la question du rapport au passé et de la responsabilité collective ; le visiteur occidental étant parfois confronté aux vestiges de cultures subjuguées, voire détruites, à l’époque coloniale. À un autre niveau, elle illustre la mission paradoxale du musée : conserver pour les générations futures des objets souvent périssables, tout en les exposant à un public actuel. En effet, cette exposition est elle-même source de dégradation ; processus lent et involontaire, certes, mais inéluctable.

  • 1 De même, l’expression « art nègre » sert jusque dans les années 1920 à désigner à la fois des objet (...)

4La citation de Lévi-Strauss suggère que l’Autre « en vitrine » n’est jamais qu’une construction. En exposant la barbarie dans nos musées – soit pour la condamner, soit pour la rendre intelligible ou respectable –, on est renvoyé, comme par reflet, à ses propres certitudes. Ainsi, dans sa remarquable étude Arts primitifs, regards civilisés (1995), l’historienne de l’art Sally Price montre que le terme « art primitif », par lequel nous désignons un ensemble d’objets n’ayant rien en commun (ni la provenance géographique, ni l’histoire, ni la fonction), relève d’un ethnocentrisme foncier, puisqu’on ne les désigne comme primitifs qu’en raison de leur exotisme1. Les musées, miroirs de notre société, auraient donc davantage à nous apprendre sur nous-même que sur l’Autre… Or ils ont souvent entretenu cette altérité, se contentant de piquer notre curiosité sans proposer de véritable alternative.

5Enfin, la devise altruiste du Musée du quai Branly invite à s’interroger sur les conditions d’un véritable « dialogue » interculturel – surtout dans le cas de cultures aujourd’hui disparues – et sur la considération accordée à la « parole » de l’Autre (les native voices chères au Nord-américains).

6Pour le conservateur, responsable de collections extra-européennes, l’aspect spécifiquement muséal de la relation à l’Autre peut se résumer à deux questions :

  • 1° Quels objets exposer ?

  • 2° Quelle présentation adopter ?

  • 2 Le fonds ancien du Musée de la Castre est constitué d’objets océaniens et amérindiens, collectés en (...)
  • 3 Cf. Christophe Roustan Delatour et Marie Wallet, « Musée de la Castre : nouvelle muséographie », Tr (...)

7La manière d’y répondre conditionne ce qu’il est convenu d’appeler le « discours » muséographique. Celui-ci varie en fonction non seulement de la conception du monde propre à chaque époque, mais également de contraintes propres à chaque établissement. Nous en illustrerons quelques-unes à travers le cas du Musée de la Castre, musée municipal cannois fondé en 1877, dont les collections extra-européennes (environ 1 500 objets)2 ont été partiellement réaménagées en 20043. Auparavant, il convient d’évoquer l’arrière-plan historique et idéologique, sur fond duquel s’est construit notre rapport à l’Autre exotique.

1. Évolution du rapport à l’Autre exotique

Les « Grandes découvertes » (xve xvie s.)

  • 4 Livre I, chapitre 30.

8La découverte du Nouveau Monde, en particulier, génère un double héritage. D’une part, la soif de conquête, qui se solde systématiquement par la destruction, le barbare étant considéré comme cruel, sans humanité, ignorant les lois, la morale et la vérité chrétienne. D’autre part, le mythe du « Bon sauvage », apparu en 1580 dans les Essais de Montaigne4 et qui connaîtra de nombreux avatars jusqu’à l’époque moderne.

Les voyages d’exploration scientifique (c. 1765 – xixe s.)

  • 5 Tels le British Museum (1753), le Louvre (1793) et l’Ermitage (ouvert au public en 1825).
  • 6 Notamment le Museum Volkenkunde de Leyde (1837), les Museum für Völkerkunde de Munich (1868), de Le (...)
  • 7 Selon la définition du mot « barbare » dans le Petit Robert (éd. 2002).

9Nés du siècle des Lumières, ils coïncident avec la création des grands musées à vocation universelle5 et des premiers musées ethnographiques6. Le barbare choque par ses mœurs « contraires aux règles, au goût, à l’usage »7, mais il appartient au monde naturel et mérite donc d’être observé et décrit, au même titre que la faune et la flore. Les collections rapportées par les navigateurs sont répertoriées à des fins de démonstration mais alimentent également tout un imaginaire.

L’époque coloniale

  • 8 La Salle de Comparaison du Musée des antiquités nationales, à Saint-Germain, offrait ainsi une visi (...)
  • 9 Cf. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, « Ces zoos humains de la République colon (...)

10Le barbare, soumis et méprisé, est défini par son altérité : violent (anthropophagie rituelle), paresseux, vicieux, superstitieux (culte des ossements, des fétiches)… Selon la conception évolutionniste du xixe siècle, chaque société progresse de façon linéaire, et par étapes successives, de la sauvagerie (état simple et archaïque de l’humanité) à la civilisation (état complexe). Investi d’une mission civilisatrice, le colonisateur apporte au colonisé les bienfaits d’une culture supérieure (éducation, etc.). Exhibés dans les musées, les objets exotiques démontrent l’infériorité technologique des peuples primitifs8. De la fin du xixe siècle jusqu’aux années 1930, de véritables « zoos humains » sont également organisés, notamment lors des expositions universelles et coloniales9.

L’avènement d’une ethnologie scientifique

11Au tournant du xxe siècle, le darwinisme social est rejeté en faveur d’une conception relativiste (F. Boas). La pratique du terrain (l’observation participante de B. Malinowski) permet d’étudier en détail la singularité culturelle de l’Autre, avec une attention toute particulière pour les objets et leurs « fonctions ». Le barbare, ainsi décrit, perd son statut de curiosité mais reste figé dans une sorte de présent permanent. Le musée de l’Homme, inauguré au Trocadéro en 1937, offre une vitrine à la diversité (intemporelle) des cultures humaines.

12Après guerre, l’anthropologie évolue vers une conception élargie de l’Autre : reconnaissance de la complexité des sociétés traditionnelles, de l’importance de l’étude diachronique, du relativisme culturel (l’ethnologue étudie sa propre société ; l’Autre devient son propre ethnologue). La notion d’une altérité radicale est définitivement abandonnée. L’objet de musée devient sémiophore, intermédiaire « entre le spectateur et l’invisible » (K. Pomian). Pourtant, l’ethnologie française délaisse progressivement l’étude de la culture matérielle, en faveur de l’analyse « structurale » des sociétés (parenté, pouvoir, oralité…).

L’invention de l’« art primitif » (à partir de c. 1905)

  • 10 Ernst Hans Gombrich, La préférence pour le primitif, Paris, Phaidon, 2004, p. 215-217.
  • 11 À la même époque, la notion d’œuvre d’art commence à s’affranchir du jugement esthétique. Selon J.  (...)
  • 12 K. Woermann, cité par E. H. Gombrich, La préférence pour le primitif, op. cit., p. 218.
  • 13 Lionel Richard, Arts premiers, l’évolution d’un regard, Paris, éd. du Chêne, 2005, p. 182.

13Les artistes modernes – fauves, cubistes, surréalistes – s’approprient certains objets exotiques « d’abord sous forme d’objets de collection puis en tant que répertoire de motifs saisissants »10. Désenchantés par l’Occident, en quête d’inspirations nouvelles, ils trouvent en l’artiste primitif un alter ego potentiel (et d’autant moins encombrant qu’il est anonyme) : un créateur libre, expressif, ignorant les canons classiques11. Considéré jusqu’alors comme « laid… anormal… indécent »12, l’art primitif est désormais célébré pour sa force instinctive, sa « beauté sauvage », son caractère « magique ». Mais cette fascination « ne [repose] pas sur une connaissance de l’autre. Encore moins sur une volonté de dialogue avec cet “autre” »13.

14Promu par les marchands, les collectionneurs et les institutions, l’art primitif est finalement consacré par les médias. Il entre au Louvre en l’an 2000 (Pavillon des Sessions).

L’ère post-coloniale

15Les populations autochtones et les minorités ethniques obtiennent, ou revendiquent, l’autodétermination et la reconnaissance de droits traditionnels. Cependant, la mondialisation touche de plein fouet les sociétés traditionnelles : tensions Nord-Sud, phénomènes migratoires, tourisme de masse, industrialisation, dégradation des écosystèmes…

  • 14 Cf. Le Monde du 23 avril 1998.
  • 15 Gérard Toffin, Ethnologie, La quête de l’autre, Paris, Acropole, 2005, p. 18.
  • 16 Id., p. 145.

16L’Occident postmoderne, quant à lui, se redécouvre une fascination pour les peuples exotiques. J.-P. Péroncel-Hugoz constate ainsi « la force de l’exotisme dans nos sociétés à la fois cultivées et matérialistes, hédonistes et travaillées par des remords historiques »14. Médiatisés, ces peuples « sont devenus progressivement [des exemples] dont notre société estime à présent pouvoir tirer des enseignements valables. [N’ont-ils] pas vécu pendant des siècles en bonne intelligence avec leur environnement naturel ? »15. La tendance à l’idéalisation est toutefois tempérée par une inquiétude face au tiers-monde (pauvreté, épidémies, conflits ethniques) et par la raréfaction de la diversité. Car comme l’explique Gérard Toffin : « en s’occidentalisant, l’Autre s’est mué en une autre forme de moi-même […]. Il n’est plus notre ancêtre, mais notre concitoyen »16.

L’évolution récente des musées et des publics

  • 17 Jean-Claude Duclos, « De l’écomusée au musée de société », 2001, www.musee-dauphinois. fr/Commun/do (...)

17Depuis les années 1970, le champ muséal s’est considérablement étendu. Tout objet a aujourd’hui son musée. Les écomusées (musées de société), conciliant « l’expression du phénomène identitaire et celle de la conscience planétaire », tentent de promouvoir une vision holistique de l’homme17. La médiation culturelle réduit le fossé qui sépare collections et publics. Les visiteurs, devenus clients et usagers, réclament désormais plus qu’une simple « visite ».

  • 18 Quelques exemples : Musée canadien des Civilisations (1989), Centre culturel Tjibaou (1998), Nation (...)
  • 19 Souhait exprimé par le Président Jacques Chirac lors de l’inauguration du Musée du quai Branly, le (...)

18De nombreux musées et centres culturels ayant pour thématique l’altérité et l’identité, ont été récemment créés, ou rénovés, en France et à l’étranger18. Certains sont parvenus à renouveler les pratiques muséales (notamment à travers la mission éducative et l’usage des nouvelles technologies) afin de proposer un autre regard, « plus ouvert et plus respectueux »19, sur les cultures non-occidentales.

2. Quels objets exposer ?

19D’emblée, une évidence s’impose : on ne peut exposer que ce qui est disponible. Un musée pourra toujours combler certaines lacunes en enrichissant ses collections (acquisitions, dépôts) mais le problème demeure – en matière de collection, l’exhaustivité n’existe pas. Les objets sont des fragments isolés, issus de collectes qui reflètent les goûts et les connaissances du collecteur, les moyens dont il disposait et les circonstances (plus ou moins avouables) dont il a profité. Si méticuleuse et bien intentionnée soit-elle, aucune collecte ne saurait rendre compte de la profondeur de toute une culture. Le Musée de la Castre possède ainsi une riche collection océanienne, constituée de sculptures, d’armes, de parures, d’instruments de musique, d’insignes de pouvoir, d’objets liés à la navigation, d’ustensiles, de tapa (étoffe végétale en écorce battue). Mais rien ne permet d’y évoquer l’habitation, le chant, le rapport de l’homme à sa terre, au paysage… En conclusion : les objets exposés orientent, et restreignent, le regard porté sur l’Autre. Cannes présente ainsi une trentaine d’objets collectés dans l’Arctique central canadien en 1938-1939 ; témoignages précieux d’une culture matérielle aujourd’hui disparue mais qui ne reflètent en rien celle des Inuit du Nunavut actuel, dont l’art est pourtant mondialement reconnu. Il s’agit d’une collection patrimoniale, exposée autant pour sa rareté que pour la notoriété du collecteur, Gontran de Poncins, auteur d’un ouvrage célèbre sur le Grand Nord (Kablouna, 1941).

  • 20 La présentabilité reste une notion relative : on présente facilement aujourd’hui des objets très ab (...)

20D’autre part, la sélection des objets à exposer dépend de tout un ensemble de contraintes lié à l’état de conservation des objets20, à leur taille, à la valeur qu’on leur attribue, à leur potentiel d’évocation, à leur pedigree, à l’espace disponible dans le musée, etc. Au final, le Musée de la Castre conserve plus de 70 % de ses collections en réserve.

21Afin de pallier ces lacunes et ces contraintes, il est désormais possible (et même souhaitable !) de recourir au patrimoine culturel dit « immatériel ». Cette notion, récente, a été précisée par l’UNESCO lors de sa 32e conférence générale, en octobre 2003. Selon la définition officielle, elle recouvre :

les pratiques, représentations, expressions, connaissances, savoir-faire […] que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. [Transmis] de génération en génération, [le patrimoine immatériel] est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine.

22C’est donc un patrimoine vivant et évolutif, contrairement aux objets exposés, tangibles et figés. Son champ d’application dans les musées est aussi vaste que sa définition, qui recoupe notamment :

  • 21 Enoncé thématique de la 20e conférence générale de l’ICOM, « Musée et patrimoine immatériel » (2-8 (...)

les voix, les valeurs, les traditions, les langues, l’histoire orale […], le caractère distinct d’un peuple, qui trouve ses manifestations dans la cuisine, l’habillement, l’abri, les techniques et les technologies traditionnelles, les cérémonies religieuses, les manières, les coutumes, les arts de spectacle, les contes…21.

  • 22 M. Van Praët écrit ainsi que « nos sociétés […] ont tenté d’imposer à travers le monde, le concept (...)

23Plus qu’un simple outil de contextualisation, il s’agit d’un patrimoine à part entière – fragile et menacé – qu’il convient de préserver, notamment au moyen d’enregistrements et de transcriptions. C’est également un nouveau vecteur d’ouverture à l’autre, mais qui exige de la part des musées une certaine flexibilité, voire une remise en question22.

  • 23 Cf. Aurore Monod-Becquelin, « Quelques réflexions sur l’immatériel : la parole et le musée du Quai (...)
  • 24 Richard J. West, « Médiateurs du droit en devenir », Nouvelles de l’ICOM, 59/3, 2006, p. 3.

24Reste à évoquer l’une des limites du fameux « dialogue des cultures ». En effet, les sociétés traditionnelles s’impliquent aujourd’hui dans la sauvegarde et la revitalisation23 de leur patrimoine. Or, depuis vingt ans, certaines communautés autochtones des États-Unis, du Canada, de Nouvelle-Zélande et d’Australie réclament ni plus ni moins que la restitution de divers objets auprès des musées détenteurs. Le Congrès américain a ainsi promulgué en 1990 le Native American Graves Protection Act, une loi fédérale qui « impose la restitution […] de certains objets de collection conservés dans les grands musées américains. Les restitutions concernent les communautés indiennes présentant une filiation culturelle avec [ces objets], incluant des dépouilles, des matériaux funéraires, ainsi que des objets sacrés et cérémoniels »24. Au Canada, certains musées ont négocié avec les communautés afin de ne pas compromettre leur mission de conservation. La présentation d’un objet au public, voire sa manipulation par le personnel scientifique, peut ainsi nécessiter l’autorisation d’un clan, d’une famille ou d’un individu, avec lequel le musée (pourtant propriétaire) doit traiter. Les enjeux sont d’autant plus complexes que la représentation d’une culture dans un musée est aussi un gage de sa légitimité…

25Pour l’heure, cette situation concerne surtout les pays à populations autochtones. Mais un précédent a été créé par la Ville de Rouen en 2007, par sa décision de restituer à la Nouvelle-Zélande une tête de guerrier maori conservée au muséum municipal (décision contestée par l’état, puis invalidée par le tribunal administratif). Il est donc prévisible que les demandes de restitution se généraliseront, en dépit des législations nationales. Le Musée de la Castre serait alors concerné à plus d’un titre. Mais un consensus sur cette question est loin d’être acquis : en décembre 2002, 19 des plus grands musées européens et nord-américains ont signé, à titre préventif, une Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels, contestant le principe du rapatriement massif tout en prônant une réflexion au cas par cas. En tout état de cause, la déontologie oblige désormais les musées à se renseigner sur la provenance des objets à acquérir, afin de décourager le trafic des biens culturels.

3. Quelle présentation adopter ?

  • 25 Roland Schaer, L’invention des musées, Paris, Gallimard, 1993, p. 126.

26La présentation d’objets dans un musée n’est jamais un acte neutre. À travers elle, le muséographe s’expose « à trahir [sa] conception de l’art et de son histoire, à privilégier certains visiteurs plutôt que d’autres, à conditionner les regards »25 portés sur ce qu’il expose. De même que le choix des objets conditionne le rapport à l’Autre, l’accrochage conditionne le rapport du visiteur aux objets. Ici encore, des contraintes s’imposent : espace disponible, nombre d’objets sélectionnés, respect des normes de conservation (luminosité, humidité relative, température, propreté), moyens techniques et financiers… On peut toutefois identifier deux grandes approches muséographiques, selon que la collection est présentée dans un but didactique ou, au contraire, esthétique.

L’objet considéré comme « ethnographique »

  • 26 Paul Valéry, Le problème des musées (1923). Repris dans pièces sur l’art, Paris, Gallimard 1948, p. (...)
  • 27 Surnommé le « magicien des vitrines », Rivière conçoit et réalise notamment le Musée national des a (...)
  • 28 Roland Schaer, L’invention des musées, op. cit., p. 106.

27Jusque dans les années 1920-1930, on expose volontiers une collection dans sa totalité. L’entassement des objets, considérés comme des curiosités, suscite à la fois la fascination et la réflexion. Ils sont regroupés par provenance et/ou par typologie (panoplies d’armes, etc.) ; une présentation héritée du xixe siècle et associée, dans l’esprit du public, à l’exotisme. Toutefois, un changement s’amorce pendant l’entre-deux-guerres, en réaction contre ce que Paul Valéry appelle « cet abus de l’espace que constitue une collection »26. Une muséographie avant-gardiste voit bientôt le jour, sous l’impulsion de Georges Henri Rivière27. Très épurée, elle vise « à mettre en valeur l’objet pour lui-même : on allège la présentation en isolant davantage chaque objet, on facilite la circulation du regard, on privilégie la neutralité des fonds, on porte attention aux supports et à l’éclairage »28.

  • 29 Cité dans « Les arts premiers existent-ils. Quand un monde en rencontre un autre. », 31 mars 2007, (...)

28L’objet ethnographique, source de connaissance scientifique, est contextualisé grâce à l’écrit (textes, bases de données) ou à sa mise en situation (muséographie dite du « fil de nylon »). Sont ainsi détaillées sa provenance, sa fonction, sa signification religieuse, etc. C’est ce que l’africaniste Philippe Laburthe-Tolra appelle l’approche « sémiologique ou technicienne », qui vise à comprendre les objets « selon leur finalité dans la société qui les a produits et le sens que leur donnent leurs auteurs ou utilisateurs »29.

L’objet considéré comme « œuvre d’art »

29À l’inverse, les arts premiers peuvent se passer, eux, de toute contextualisation. Ils s’imposent au visiteur par leurs qualités esthétiques, considérées comme universelles. En réalité, les critères esthétiques qui sous-tendent cette approche sont hérités des artistes européens du début du xxe siècle, qui privilégiaient surtout la sculpture en bois ou en pierre.

30Contrairement à la démarche précédente, l’approche esthétique valorise la dimension exotique, poétique, et « magique » de l’objet. La présentation, empruntée à celle des beaux-arts, accorde plus de place à chaque œuvre, en l’isolant spatialement afin d’éviter toute concurrence visuelle. Pour ne pas gêner le spectateur, l’écrit est peu présent (cartels sommaires) et les bornes interactives, quand elles existent, sont placées nettement à l’écart. Livrant son point de vue sur les arts africains, Jacques Kerchache expliquait ainsi

  • 30 Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat et Lucien Stephan, L’Art africain, Paris, Mazenod, 1988.

[qu’ils] n’ont pas pour but de nous enseigner une certaine idéologie, mais de nous apprendre à regarder autrement. Il faut se garder du racisme subtil, c’est-à-dire penser qu’il faut être africain pour comprendre cette sculpture, attitude exotique [sic] qui n’est plus de mise. De même nous ne pouvons continuer à traîner le boulet des évènements historiques qui marginalisent dans des ghettos – [les] musées d’Histoire naturelle – des œuvres majeures, de qualité universelle, qui voisinent avec des crânes, des fœtus, des vêtements, des chaussures… (Accepteriez-vous de regarder les œuvres de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Goya, de Matisse, exposées avec leurs pantoufles et leurs chapeaux ?)30.

31Le plus souvent, un musée opte pour l’une ou l’autre de ces approches,

  • 31 Sally Price, Arts primitifs, regards civilisés, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts 20 (...)

[…] les visiteurs [étant] invités à comprendre – grâce à une multitude d’indices comme l’éclairage, la disposition, le regroupement, […] le libellé de la légende – qu’un groupe d’objets représente les artefacts de modes de vie exotiques ou sauvages, et que l’autre représente des œuvres d’art de classe internationale, voire des “chefs-d’œuvre”31.

32Le Pavillon des Sessions du Louvre est emblématique du second cas : 120 objets, disposés sur 1 200 m2, où la pureté des lignes, l’élégance des matériaux, la transparence des vitrines gomment tout aspect exotique. Cette conception de l’espace, qui rejette en apparence tout artifice contextuel, relève en fait d’une mise en scène connue du visiteur : celle de la galerie d’art haut de gamme (S. Price). Le cadre d’appréciation est ici purement occidental et ne fait aucune allusion aux références esthétiques de l’Autre.

Le cas du Musée de la Castre (Cannes)

  • 32 Le réaménagement de la salle Himalaya-Tibet (fin 2009), axé sur un accrochage thématique, tente de (...)

33En apparence, le Musée de la Castre cumule aujourd’hui les deux tendances. Son accrochage trahit l’influence de Georges Henri Rivière, avec toutefois de nombreuses concessions à l’amateur d’art. D’un côté, des regroupements thématiques d’objets : panoplie de massues océaniennes, séries de hameçons et d’épées à dents de requin… De l’autre, des chefs-d’œuvre isolés : grands tiki des îles Marquises, effigie en bois de l’ouest du Népal, masques du Tibet, du Sépik et de Timor, proue de pirogue polychrome des îles Trobriand… Le discours, en revanche, se fait assez discret (cartels, textes muraux, « fiches de salle ») et montre parfois ses limites32. À titre d’exemple :

341° L’exposition permanente Musiques du monde (installée en 1992 dans la chapelle du musée) : il s’agit clairement d’une présentation ethnographique, autour du thème de l’universalité de la musique, illustré grâce à 200 instruments africains, asiatiques, océaniens et sud-américains. Réunis en raison de leur fonction (produire du son), ils sont regroupés selon la classification musicologique : aérophones, cordophones, etc. Mais la présentation actuelle passe sous silence la fonction spécifique de ces instruments, le symbolisme de leurs matériaux, la place du musicien dans les diverses cultures, les techniques de jeu, etc.

352° Sculpture asmat (Iryan-Jaya) figurant un personnage assis : cette fois, l’objet est présenté comme une œuvre d’art, sur un socle et sans discours. Un détail surprenant mériterait pourtant d’être expliqué au visiteur : la présence d’une casquette militaire, sans doute hollandaise, qui témoigne à la fois d’une volonté de représenter le colonisateur et du phénomène dit « d’acculturation », né du contact avec les Européens.

En guise de conclusion : réflexions actuelles

36À l’aube du xxie siècle, la problématique des musées pourrait se résumer ainsi : comment représenter l’altérité au travers de collections historiques – coupées de leur contexte d’origine et réinvesties de significations nouvelles – tout en traitant avec pertinence les thématiques contemporaines ?

37Certaines expériences récentes tentent de présenter l’objet dans toutes ses dimensions, en conciliant à la fois :

  • 1° la mise en valeur de son aspect physique (formes, couleurs, matériaux, patine) ;

  • 2° sa dimension historique : son histoire individuelle (pour autant qu’on puisse la connaître), le contexte de sa collecte, l’épaisseur sémantique accumulée depuis sa création ;

  • 3° le discours anthropologique (étayé de préférence par le patrimoine immatériel) ;

    • 33 Cf. Geoffrey Clarfield, « The Translation of Culture », dans Curatorship : Indigenous Perspectives (...)

    4° le point de vue de l’Autre (ce qu’on pourrait appeler le « discours indigène »), par exemple en restituant aux objets leurs noms vernaculaires, voire en adoptant la taxinomie de l’Autre33.

  • 34 Giovanni Pinna, « Le patrimoine immatériel et les musées », Nouvelles de l’ICOM, vol. 56/4, 2003, p (...)

38Trouver cet équilibre est d’autant moins facile qu’un musée génère aussi « sa propre culture »34, c’est-à-dire crée en permanence des interprétations et des significations qui sont ensuite diffusées auprès du public. Consciemment ou non, la sélection des objets, leur accrochage, leur juxtaposition restent des partis pris, susceptibles d’être remis en question à tout moment.

39Enfin, pour paraphraser l’anthropologue Maurice Godelier, le musée doit se garder de devenir exclusivement un lieu de conservation et de connaissance, et demeurer un lieu de plaisir, où l’émotion et l’imaginaire ont aussi leur place.

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Notes

1 De même, l’expression « art nègre » sert jusque dans les années 1920 à désigner à la fois des objets africains, océaniens et esquimaux (inuit).

2 Le fonds ancien du Musée de la Castre est constitué d’objets océaniens et amérindiens, collectés entre 1843 et 1848 par le voyageur français Edmond de Ginoux de la Coche.

3 Cf. Christophe Roustan Delatour et Marie Wallet, « Musée de la Castre : nouvelle muséographie », Tribal, n° 6, 2004, p. 46-49.

4 Livre I, chapitre 30.

5 Tels le British Museum (1753), le Louvre (1793) et l’Ermitage (ouvert au public en 1825).

6 Notamment le Museum Volkenkunde de Leyde (1837), les Museum für Völkerkunde de Munich (1868), de Leipzig (1869) et de Berlin (1873), le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878) et le musée Pitt Rivers à Oxford (1884).

7 Selon la définition du mot « barbare » dans le Petit Robert (éd. 2002).

8 La Salle de Comparaison du Musée des antiquités nationales, à Saint-Germain, offrait ainsi une vision globale des peuples et de leur degré de progrès.

9 Cf. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, « Ces zoos humains de la République coloniale », Le Monde diplomatique, août 2000 : les auteurs citent les expositions universelles de 1878 et 1889 à Paris, qui mettent en scène « un village nègre et 400 figurants indigènes », celle de 1900, qui présente un « diorama vivant » sur Madagascar, ainsi que les expositions coloniales de Marseille (1906 et 1922) et de Paris (1907 et 1931).

10 Ernst Hans Gombrich, La préférence pour le primitif, Paris, Phaidon, 2004, p. 215-217.

11 À la même époque, la notion d’œuvre d’art commence à s’affranchir du jugement esthétique. Selon J. Carey (What Good Are the Arts ?, 2006) le mouvement qui va de Duchamp à Warhol permet d’affirmer que « that what makes something a work of art is merely that it is thought to be a work of art » – l’œuvre d’art « n’existe qu’interprétée ».

12 K. Woermann, cité par E. H. Gombrich, La préférence pour le primitif, op. cit., p. 218.

13 Lionel Richard, Arts premiers, l’évolution d’un regard, Paris, éd. du Chêne, 2005, p. 182.

14 Cf. Le Monde du 23 avril 1998.

15 Gérard Toffin, Ethnologie, La quête de l’autre, Paris, Acropole, 2005, p. 18.

16 Id., p. 145.

17 Jean-Claude Duclos, « De l’écomusée au musée de société », 2001, www.musee-dauphinois. fr/Commun/docs/1/Doc88.pdf.

18 Quelques exemples : Musée canadien des Civilisations (1989), Centre culturel Tjibaou (1998), National Museum of the American Indian (2004), exposition permanente Toi Te Papa au Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa (2004), Enlightenment Gallery du British Museum (2003), Nairobi National Museum (2005), Musée du quai Branly (2006).

19 Souhait exprimé par le Président Jacques Chirac lors de l’inauguration du Musée du quai Branly, le 20 juin 2006.

20 La présentabilité reste une notion relative : on présente facilement aujourd’hui des objets très abîmés, incomplets ou « rafistolés » dans leur pays d’origine.

21 Enoncé thématique de la 20e conférence générale de l’ICOM, « Musée et patrimoine immatériel » (2-8 octobre 2004).

22 M. Van Praët écrit ainsi que « nos sociétés […] ont tenté d’imposer à travers le monde, le concept de patrimoine matériel comme valeur culturelle supérieure. L’affirmation par les sociétés non-occidentales de leurs propres valeurs a démontré que les patrimoines étaient plus riches que les valeurs prônées par l’Occident. » (Lettre du comité national français de l’ICOM, n° 29, 2005).

23 Cf. Aurore Monod-Becquelin, « Quelques réflexions sur l’immatériel : la parole et le musée du Quai Branly », La lettre du comité national français ICOM, n° 29, 2005.

24 Richard J. West, « Médiateurs du droit en devenir », Nouvelles de l’ICOM, 59/3, 2006, p. 3.

25 Roland Schaer, L’invention des musées, Paris, Gallimard, 1993, p. 126.

26 Paul Valéry, Le problème des musées (1923). Repris dans pièces sur l’art, Paris, Gallimard 1948, p. 96.

27 Surnommé le « magicien des vitrines », Rivière conçoit et réalise notamment le Musée national des arts et traditions populaires (ATP), aujourd’hui fermé.

28 Roland Schaer, L’invention des musées, op. cit., p. 106.

29 Cité dans « Les arts premiers existent-ils. Quand un monde en rencontre un autre. », 31 mars 2007, http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/2007/03/les_arts_premie.html.

30 Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat et Lucien Stephan, L’Art africain, Paris, Mazenod, 1988.

31 Sally Price, Arts primitifs, regards civilisés, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts 2006, p. 128-129.

32 Le réaménagement de la salle Himalaya-Tibet (fin 2009), axé sur un accrochage thématique, tente de concilier esthétisme et contextualisation, par le biais notamment de cartels explicatifs illustrés et d’expositions virtuelles.

33 Cf. Geoffrey Clarfield, « The Translation of Culture », dans Curatorship : Indigenous Perspectives in Post-colonial Societies, Victoria, Canadian museum of civilizations and university of Victoria, 1996.

34 Giovanni Pinna, « Le patrimoine immatériel et les musées », Nouvelles de l’ICOM, vol. 56/4, 2003, p. 3.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Roustan Delatour, « L’Autre en vitrine : muséographier l’exotique »Noesis, 18 | 2011, 279-291.

Référence électronique

Christophe Roustan Delatour, « L’Autre en vitrine : muséographier l’exotique »Noesis [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1765 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1765

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Auteur

Christophe Roustan Delatour

Christophe ROUSTAN DELATOUR (né en 1971) est Adjoint au conservateur des musées de Cannes et responsable des collections extra-européennes du Musée de la Castre. Formé à l’École du Louvre et à l’INALCO, indianiste, il a collaboré à l’étude et à la mise en valeur de plusieurs collections françaises et étrangères. Il mène également, depuis 1996, des recherches sur l’architecture de l’Himalaya occidental, notamment dans le cadre du projet « Himalart » financé par l’ANR. Parmi ses publications : « Un exemple d’architecture vernaculaire au Garhwal occidental : les temples du dieu Someswar », actes du colloque Masques et arts tribaux de l’Himalaya au Musée Cernuschi, Paris (6-7 décembre 2007), 2009, p. 7-36 ; « Catalogue de la collection tibétaine et himalayenne du Musée des Confluences (ancien Muséum de Lyon) », Cahiers scientifiques, Département du Rhône - Musée des Confluences, 14, 2008, p. 5-83 ; « Gontran de Poncins, une passion pour les Inuit », Tribal, 10, Bruxelles, 2005, p. 140-147 ; « Découverte de cinq manuscrits d’Andrew MacDonagh, prisonnier à l’île Sainte-Marguerite de 1777 à 1790 » (avec M. Pomey et M.-L. Véran), Provence Historique, 53/212, Marseille, 2003, p. 277-292 ; « On the God-Mask in the Dionysia and Indra Jatra » (traduction d’un texte de F. Pannier), Marg, 52/4, Bombay, 2001, p. 70-79 ; « Les derniers vestiges du Fort Louis », Cahiers de la Compagnie des Indes (Musée de la Compagnie des Indes), 4, Port-Louis, 1999, p. 35-46 ; « Gabriel Jouveau-Dubreuil : l’érudit de Pondichéry », catalogue de l’exposition Ages et Visages de l’Asie : un siècle d’exploration à travers les collections du musée Guimet, Musée des Beaux-arts de Dijon, 1996, p. 29-40.

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