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Barbarie de la culture, barbarie dans la culture

Science et barbarie : un oxymore ?

Emilia D’Antuono
p. 191-216

Texte intégral

Préambule : science et herméneutique du mal

1Je voudrais mettre en exergue de cette intervention sur science et barbarie, sur le caractère d’oxymore (au moins au plan conceptuel) du rapprochement de ces termes, et, à l’opposé, sur leur contiguïté historique, sur la contaminatio, qui s’est produite historiquement entre science et barbarie, les paroles de Hans Blumenberg :

  • 1 Hans Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1996, p. 30.

Toute méconnaissance des insurpassables services que la science moderne a rendus à la vie… me paraît indigne. L’affectation à dédaigner la science est méprisable ; que celle-ci ne soit ensuite pas tout ce qui peut être, est à coup sûr plus qu’une banalité1.

La science « résolue à l’extermination » pendant la première guerre mondiale

2Avant tout, la parole du poète sur le « deuil » de l’Occident « civilisé » après la « Grande Guerre », ouverture funèbre de la tragédie du xxe siècle et de la triomphale marche de mort qui en scande le temps historique, son angoisse face aux millions de morts, son cri face à la dissolution de l’utopie de la science comme puissance constructive de l’humanitas, et donc capable de transformer le barbare qui habite l’homme.

3Quasimodo – je dirai comme le Freud des Considérations actuelles sur la guerre et la mort de 1915 – exprime le « désenchantement » du monde de la civilisation, évoque l’émergence d’une interconnexion de termes auparavant exclusifs, civilisation et barbarie, science et barbarie, accuse la science de s’être laissée « résoudre » au mal. Chargé de savoir et de malheurs, l’homme du xxe siècle pleure les morts infinis et vit la condition d’orphelin de la civilisation et de la science, ou mieux du « grand rêve » d’une science qui défend l’homme contre les potentialités « barbares » qui lui appartiennent et qui défient, en en triomphant, le cours des siècles et la succession des civilisations.

4Telle est la parole du poète :

  • 2 Salvatore Quasimodo, Uomo del mio tempo, dans id., Tutte le poesie, Milano, Mondadori, 1994.

Homme de mon temps
Tu es encore celui de la pierre et de la fronde,
Homme de mon temps. Tu étais dans la carlingue
Aux ailes de malheur, méridiennes de la mort,
– Je t’ai vu – dedans le char de feu, aux gibets,
Aux roues de torture. Je t’ai vu, c’était toi,
Avec ta science exacte résolue à l’extermination,
Sans amour, sans Christ. Tu as tué encore,
Comme toujours, comme ont tué tes anciens, comme ont tué
Les animaux qui t’ont vu pour la première fois.
Et ce sang a l’odeur comme au jour
Où le frère a dit à son frère
« Allons aux champs ». Et cet écho froid, tenace,
Est parvenu à toi, dans ta journée :
Oubliez, mes fils, ces nuées de sang
Montées de la terre. Oubliez les anciens :
Leurs tombes s’enfoncent dans la cendre,
Les oiseaux noirs, le vent, couvrent leur cœur2.

  • 3 Allor che al fianco/M’era, parlando, il mio possente errore : Giacomo Leopardi, Le Ricordanze, dans (...)

5Donc la science « résolue à l’extermination » s’éloigne de l’utopie, faisant des résultats de l’humaine recherche, toujours et partout, une source de bien. Science et barbarie ont cessé de se contredire. La déception est symétrique de la « puissante erreur »3 inscrite dans l’illusion (même dans la forme rationnellement organisée de l’utopie) de la science civilisatrice antidote de la barbarie.

« Science de mort » : totalitarisme et seconde guerre mondiale

  • 4 Cf., Benno Müller-Hill, Tödliche Wissenschaft. Die Aussonderung von Juden, Zigeunern und Geisteskra (...)

6Dans les décennies qui ont suivi la première guerre mondiale, la science offre ses services non seulement comme partenaire de la stratégie de guerre, mais comme force opérante de la politique d’extermination. « Science de mort » : le titre du livre de Benno Müller-Hill est emblématique4.

7La science se livre à l’idéologie scientiste, et fournit des arguments théoriques et son soutien pratique à la barbarie totalitaire. La seconde guerre mondiale, avec ses caractères de guerre totale et de pratique systématique de l’extermination, semble marquer le triomphe d’une barbarie qualitativement différente des si nombreuses barbaries qui ont ensanglanté l’ « abattoir de l’histoire universelle », pour reprendre la terrible métaphore de Hegel, toujours aussi pertinente. Triomphe d’une barbarie non pas « récurrente » à la Vico, ni renouvelée, même avec un renforcement implicite dans le retour, mais absolument nouvelle en extension et en intensité.

  • 5 Karl Löwith, Meaning in History, Chicago, The University of Chicago Press, 1949, tr. it. Significat (...)

8Fin de la civilisation donc, victoire de la barbarie ? Année zéro, pour évoquer le titre du célèbre film de Rossellini de 1948. Un zéro qui semble exclure le futur. L’attente étonnée des survivants devient un temps vide, effet du choc qui disjoint le futur de cette espérance qui donne sens et force opérative à toute attente. Karl Löwith écrit : « Nous avons appris à attendre sans espérer, puisque cette espérance aurait été une espérance absurde »5.

9Mais le dégoût n’atteint pas seulement les philosophes, les écrivains, les poètes ou les hommes politiques. La tempête secoue la science et ses certitudes acquises. Oppenheimer, l’infatigable directeur du projet Manhattan, emporté dans le déchaînement de l’atome au Japon, en vient à formuler un doute impensable jusqu’ici pour un homme de science : est-ce encore un bien de connaître ?

  • 6 Albert Einstein, Pensieri di un uomo curioso, Milano, Mondadori, 1999, p. 134.

10Einstein constate que « la science est devenue un cauchemar qui fait trembler tout le monde »6.

11La réflexion sur science et barbarie doit assumer comme donnée de fait que l’opposition entre science et barbarie, qui rendait immédiatement utilisable le sens des deux mots, s’est évanouie. La civilisation est elle-même barbarie, loin d’être l’antagoniste immédiat. L’histoire a vidé l’opposition de son sens, au point qu’une « civilisation barbare » a cessé d’être un oxymore.

  • 7 Edgar Morin, Culture et barbarie européenne, Paris, Bayard Centurion, 2005.

12Historiens, philosophes, sociologues, intellectuels de différentes sensibilités culturelles ont reconstruit ce processus d’effacement des antithèses. Si la réflexion de celui qui, comme Edgar Morin7, a isolé aussi les antidotes qui peuvent contribuer à expulser la barbarie de l’intérieur de la civilisation, est un élément de réconfort, une donnée de fait demeure toutefois indiscutable : l’hypothèse d’une incompatibilité garantissant que la civilisation détruit la barbarie s’est révélée une illusion d’optique ou une forme d’aveuglement face à l’histoire et à notre présent.

  • 8 Cf. Josy Eisenberg et Elie Wiesel, Job ou Dieu dans la tempête, Paris, Fayard-Verdier, 1986.

13On a pu soutenir à bon droit qu’aucune des grandes réalisations de la civilisation n’a fonctionné comme dissuasion des barbaries du xxe siècle : ni le droit, ni la morale, ni l’éthique, ni la tradition politique, ni les grandes institutions de l’occident chrétien. Toutefois il est échu à la science, entrée d’une façon toute particulière dans l’œil du cyclone qui a secoué le xxe siècle (comme un Dieu intramondain dans la tempête, pourrait-on dire en paraphrasant le célèbre titre d’Elie Wiesel sur la « théodicée »8), de rester le terme d’une discussion jamais conclue. Encore aujourd’hui, comme en témoignent les débats enflammés qui ont l’honneur des chroniques et de la visibilité médiatique, font défaut les arguments capables de conduire à des positions partagées sur le rôle et la « juste » place de la science, c’est-à-dire une place conforme à ses potentialités et à ses responsabilités dans notre présent.

14Mais au-delà des limites du lien science-barbarie, je dirai qu’il faut accorder une réflexion spécifique au fait qu’il est arrivé à la science et à la philosophie quelque chose d’inédit dans l’univers de la pensée : la science en est arrivée dans la réflexion du xxe siècle à être un élément de l’herméneutique du mal, d’un mal inédit, peut-être sans lien de filiation directe avec le mal actif dans tant de barbaries connues de l’histoire, un mal qu’on a pris l’habitude – une habitude chargée par elle-même de signification – d’évoquer en invoquant deux noms paradigmatiques : Auschwitz et Hiroshima.

  • 9 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991.

15Auschwitz nous renvoie à l’événement d’un temps du mal absolu dans ses résultats, et banal9 parce qu’il jaillit d’hommes qui ont renoncé à leur dimension de sujets de jugement et de volonté, aliénant leur humanité au « Führer », un mal dans lequel les savants sont profondément impliqués, dans le contexte d’un régime totalitaire, partageant la responsabilité d’y avoir adhéré.

16Hiroshima nous renvoie à un mal qui met en cause et la recherche scientifique en tant que telle, et la science comme institution sociale dans son lien désormais incontournable avec les autres institutions, d’abord politiques et économiques, un mal qui rend aujourd’hui urgente la définition du contexte des responsabilités des sciences et des savants, à partir du moment où les résultats de la science se révèlent capables de détruire l’identité de l’homme et la réalité même de la biosphère.

17Le cours des années qui touche à notre présent a étendu et approfondi le thème : ce n’est pas seulement dans son usage criminel et dans son usage guerrier « légal », donc en qualité de science de mort, que la science est partie prenante dans l’avènement du mal ; elle peut l’être, et de fait elle l’a été même dans son bon usage ; ici aussi, il suffit d’indiquer un lieu paradigmatique pour comprendre les dimensions du problème : Tchernobyl.

18Distinguer un bon et un mauvais usage de la science n’offre pas de solution au problème : les conquêtes cognitives de la génétique, l’horizon d’intervention offert par les biotechnologies ont ouvert à l’humanité des possibilités infinies, faisant lever comme jamais dans le cours de l’histoire des espérances évocatrices de biens dont elle n’a jamais joui et des craintes de maux dépassant toute imagination.

19À partir de ce préambule, je voudrais offrir des éléments de réflexion sur l’incompatibilité conceptuelle, logique si on peut dire, entre science et barbarie (ce sera la première partie de mon intervention) et sur certains moments de contiguïté historique qui ont dissout cette incompatibilité.

1. L’oxymore science-barbarie

1.1. L’incompatibilité du « logos philosophico-scientifique »10 et de la barbarie dans le monde grec

  • 10 Je me réfère au « logos philosophico-scientifique » pour désigner l’appartenance réciproque bien co (...)
  • 11 Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt a. M., Suhrk (...)

20Ce sont les Grecs qui ont inventé le terme « barbare » et sa mise en opposition structurelle11 : « barbare » - « Grec ». Ils ont introduit dans l’histoire la conviction que la privation de logos (en son sens de discours, pensée, institution politique, savoir) est propre au barbare en opposition avec tout ce qui marque au contraire l’identité que les Grecs se construisent et livrent au monde comme étant « la civilisation grecque ».

  • 12 Hérodote a aussi le grand mérite d’avoir dégagé la relativité du concept de barbare : cf. Histoires(...)

21La mise en opposition structurelle, évoquée par Hérodote – d’une part les barbares au mauvais parler12 (du fait d’un logos partiel et défectueux), et de l’autre les Grecs dotés du logos public et privé (la capacité de penser et de discours qui institue la cité) – semble sanctifier dès l’origine l’incompatibilité entre ce qui, bourgeonnant à partir de l’unique souche grecque du logos, de la terra mater de la philosophie, peu à peu s’est défini comme science, et ce qui se configure comme « la barbarie » dans la pluralité de sens que le terme a reçue au cours des siècles.

22Avant tout affleure l’incompatibilité conceptuelle : où est le logos, la barbarie n’est pas.

23La science, comme partie de l’univers philosophique, est dès ses origines grecques de la civilisation, lieu d’exercice du logos.

  • 13 Pour Burckhardt, le mythe est le présupposé universel de l’existence grecque, la force constante de (...)

24Mais pour marquer l’incompatibilité entre science et barbaries, il y a bien d’autres éléments fondamentaux. Il faut rappeler que dans le monde grec, les savoirs, la technique sont des facteurs déterminants du processus d’humanisation, donc des ennemis de la condition barbare de l’homme, condition qui apparente le vivant humain à l’animal et à des formes de souffrance animales. C’est l’ « océan spirituel » du mythe, pour utiliser une expression de Burckhardt13, qui conserve cette vision profonde que la tragédie prend en charge, pour la transmettre à la civilisation occidentale.

  • 14 Prométhée est le symbole du savoir et de la technique, et son destin continue d’être évoqué par les (...)

25Les savoirs, les sciences, les techniques rendent possible la transformation de la vie, entendue comme dimension commune à tous les vivants, en vie spécifiquement humaine. La conscience de ce passage qui implique une véritable rupture dans l’histoire de la vie en marquant le début de l’humanitas et de la civilisation, donc d’une sphère de la vie au-delà de la dimension biologique au sens étroit, nous la lisons dans les fières paroles qu’Eschyle met dans la bouche de son Prométhée enchaîné14 :

Mais écoutez la misère des mortels
Au commencement sans défense ni langage comme des nouveaux-nés
À qui j’ai donné pensée et conscience
[…]
Ils avaient des yeux et ne voyaient pas
Ils avaient des oreilles et n’entendaient pas
Ils ressemblaient aux images des songes
Ils survivaient un temps long, indéterminé
Et confus, ignorant les maisons
De briques, les travaux du bois ;
Ils vivaient sous terre, comme fourmis
Ephémères, dans des grottes profondes sans soleil ;
Ignorants des signes certains de l’hiver
Ou du printemps et de la floraison,
Ou de l’été portant les fruits,
Ils travaillaient toujours, sans savoir,
Jusqu’à ce que j’ai montré la subtile
Connaissance du lever et du déclin
Des astres, et enfin pour eux j’ai découvert
Le nombre, la première connaissance,
Et comment se combinent les signes écrits,
Mémoire de tout, l’active mère
Du chœur des muses.
J’ai mis sous le joug les bêtes sauvages sans joug
Je les ai asservies au joug et au bât,
Pour remplacer les mortels
Dans les pénibles efforts ; j’ai attelé au char
Le noble et docile cheval
Ornement de toute richesse et élégance.
J’ai inventé pour le marin le char
Traversant la mer sur ses ailes de bois
Mille choses, je les ai inventées pour les mortels.

26Science, calcul, arts et techniques ont soustrait l’homme à la destinée de simple vivant et lui permettent de dompter la nature, la pliant à ses propres exigences. Plus : la science est puissance de libération car elle accepte la dure lutte contre l’auctoritas d’un Dieu, gardien d’un pouvoir tyrannique, d’un Dieu visant la soumission de l’homme. Cette science pratique la terrible transgression de l’interdit, elle subit pour cela la souffrance, elle s’accrédite ainsi comme véhicule d’émancipation et c’est comme telle qu’Eschyle la célèbre.

27Conscient que la douleur accompagne la connaissance, le logos scientifico-philosophique ne renonce pas ; il persévère, accréditant la conviction, devenue dominante au fil du temps, que la recherche de la vérité est aussi une pratique du bien et que la mise au point de nouveaux instruments est facteur d’humanisation.

  • 15 La célébration d’épicure dans le De rerum natura (en particulier 1.62-79 ; 3.1-30) est un éloge de (...)

28La conscience de la capacité de la science, partie prenante du philosophe, à produire la libération de la barbarie dont la sphère mythico-magique interne à la religion est le véhicule, n’est pas absente du monde antique. épicure, adepte de la vision « scientifique » de l’atomisme, devient, grâce à la puissance de la poésie de Lucrèce, le héros de l’émancipation de l’homme vis-à-vis de la superstition, de la paralysante peur de la mort et même de la cruauté envers les autres vivants15.

  • 16 « Et qui addit scientiam, addit et laborem » : Ecclesiaste 1, 18.
  • 17 Cf. L’Agamemnon d’Eschyle : « Dieu conduit les mortels à la sagesse en ayant fixé une loi d’équité  (...)

29Il n’est certes pas sans signification que l’unique renvoi liant la science au mal soit dans la possible ubris, évocatrice de punition de la part d’une divinité tyrannique, de même qu’il n’est pas sans signification que la douleur accompagnant la science soit à l’inverse liée au « bien » ; la science est douleur, mais la souffrance ne provoque aucune désaffection pour la vie et pour l’engagement à construire des mondes, à l’inverse de ce qui semble arriver chez le Qohelet biblique16, elle est la force qui génère la connaissance. Le « pathei mathos » même17, ce connaître à travers la douleur, qui a suscité une si grande attention de Gadamer, était destiné à devenir un topos de la civilisation occidentale.

  • 18 L’idéal de science propre à la culture grecque, séparant science et technique, excluant de la sphèr (...)
  • 19 Le caractère d’application et de fonctionnalité de la science pour la construction d’instruments n’ (...)

30L’incompatibilité entre science et barbarie que j’ai évoquée, en suivant la suggestion de Burckhardt, en recourant au mythe et à la poésie, traverse la culture philosophique à laquelle la science appartient. Mais je ne m’arrête pas sur ce point. Je voudrais seulement rappeler que le caractère d’oxymore que prend le renvoi entre deux termes antipodes l’un de l’autre n’est en rien égratigné par la constatation du fait indéniable que la science antique possède un agencement spécifique et est identifiable par un modèle éloigné de l’idéal de la science qui s’affirme aux xvie et xviie siècle18. Comme on sait, comme il est rappelé constamment par les épistémologues et historiens des sciences, la science antique, interne à l’horizon de la philosophie et de la cosmologie philosophique, a un statut spécifique19. L’idéal de science décliné par les Grecs et dominant pendant des siècles, en séparant science et technique, exclut de l’épistémè ce que nous appelons le savoir technologique et ignore le sens de l’expression, courante pour nous, de « sciences appliquées ».

31S’il est vrai que la science née de la modernité est devenue dans la conscience commune la science comme telle, dans une approximation sémantique qui toutefois n’efface pas la spécificité immédiate qu’elle assume, dans son sens comme dans sa pratique, si bien que désormais le mot « science » a un sens partagé dans l’horizon des discours et des pratiques du savoir humain, il n’en demeure pas moins que l’Antiquité a eu sa « science » et que c’est un aspect essentiel de celle-ci que son incompatibilité avec la barbarie. Cette incompatibilité ne dérive pas de l’opposition entre science « pure » et technique, mais trouve sa raison d’être dans la configuration d’ensemble de la culture grecque, dont j’ai tenté de dégager quelques aspects.

1.2. La perduration de l’oxymore dans la modernité

  • 20 Mon propos est en somme de dire que ce n’est pas la séparation de la science et de la technique qui (...)
  • 21 Les savants, selon le jugement de Koyré, accomplissent une œuvre de transformation, en changeant l’ (...)
  • 22 Stefan Amsterdamski, Scienza, dans Enciclopedia Einaudi, Torino, Einaudi, 1981, vol. XII, p. 556, 5 (...)

32Le rapprochement de la science et de la barbarie reste conceptuellement un oxymore même dans la configuration de la « science active et opérative »20, selon l’expression de Bacon, que la science moderne assume depuis sa naissance, à l’époque d’une révolution scientifique qui, entre le xvie et xviie siècle, a changé l’agencement de l’esprit occidental et son destin21. Montrons immédiatement que la dimension active et opérative de la science dont parle Bacon, ne fait pas allusion seulement à l’emploi de la science dans le but pratique de dominer la nature à l’avantage de l’homme. La dimension active de la science moderne signifie aussi un rapport différent avec la technique. La science rend possible, grâce à ses procédures cognitives raffinées, la construction de machines qui ne sont pas de simples ustensiles préparés par des artisans dont l’habileté manuelle est coupée du savoir. La poursuite des vérités scientifiques rend possible ce qui peu à peu devient la technique élaborée moderne, la technique qui « incorpore » la pratique théorique et à son tour devient indispensable à l’avance ultérieure de la recherche scientifique. L’idéal moderne de science qui s’impose aux débuts de la modernité et la méthode mathématique expérimentale portent « en germe » la possibilité de donner à la technique une rigueur scientifique22.

33La science moderne devient le lieu privilégié d’un exercice du logos pour des motifs précis. J’en considérerai quelques-uns.

  • 23 « La philosophie est écrite dans ce grand livre qui se tient constamment ouvert devant nos yeux, je (...)

34Le logos de la science se caractérise par sa spécificité face à la parole et à la langue parlée par le « sens commun ». C’est un logos configuré, à partir de Galilée, par une langue spécialisée permettant d’interroger la nature de la seule façon adéquate pour obtenir une réponse : la langue mathématique du fait que le livre de la nature est écrit « en langage mathématique et les caractères en sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques, moyens sans lesquels il est impossible d’en entendre un mot »23.

  • 24 Pour citer la thèse convaincante de Koyré, (cf. Alexandre Koyré Études d’histoire de la pensée phil (...)

35La sphère de la nature, considérée par les Grecs comme réfractaire à une lisibilité épistémique, parce que considérée philosophiquement dans son infériorité ontologique comme « incapable de donner corps à des êtres mathématiques »24, s’ouvre alors à la transparence et à la lisibilité grâce à un logos qui offre pour s’accréditer une identité particulière et des légitimations de ses capacités effectives d’une connaissance certaine, c’est-à-dire « scientifique ». L’identification du « degré suprême de la certitude » et de la scientificité trouve là les conditions de son affirmation.

  • 25 Stefan Amsterdamski, Scienza, op. cit., p. 556.
  • 26 C’est un thème fondamental que la communicabilité du vrai, son caractère public, pour le dire en te (...)

36Le logos de la science moderne se garde de la pollution de l’approximatif – en particulier d’une empirie informée par le sens commun et non par des catégories conceptuelles – en élaborant une nouvelle notion de l’expérience, une expérience « interprétée de façon critique à la lumière de concepts théoriques et non de catégories tirées de l’expérience ordinaire »25, introduit la nouveauté de l’expérimentation. Il produit d’impeccables systèmes de contrôle de son exercice, définit les termes qui sanctionnent l’adéquation de ses procédures, articule ses méthodologies. Ce logos propose en même temps la nécessité de la « spécialisation » de la science et celle de l’universalité potentielle de la connaissance scientifique, en insistant sur l’accessibilité de ses résultats, sur la possibilité d’en jouir qui exige seulement la fatigue de l’étude, de la recherche, de l’incontournable expérimentation, en somme la difficulté de l’entreprise pratique de la science. Il exclut donc l’appartenance à un quelconque groupe privilégié, il refuse l’idée qu’il pourrait être l’apanage d’un petit nombre. De la communication de la vérité, poursuivie à travers une recherche méthodologiquement correcte, la science fait un véritable drapeau. Elle réaffirme avec force son incompatibilité avec l’ésotérisme26.

37Le logos de la science en appelle explicitement au courage, à la nécessité pour la recherche de l’homme de s’émanciper de la tutelle de l’autorité et d’entreprendre le voyage de la connaissance en ayant, comme le dit Galilée, « ses propres yeux pour escorte ». L’évidence rationnelle, la vérification expérimentale remplacent le principe d’autorité, incongru face à la recherche moderne de la science, cette recherche qui est capable de définir son domaine de compétences et les modes de fonctionnement du logos qui s’applique à ce domaine. Dans le Dialogue sur les plus grands systèmes… de Galilée, Salviati, s’adressant à Simplicio, effaré à l’idée d’un savoir affranchi de la conduite d’Aristote et anxieux de savoir à qui se référer pour s’orienter dans la recherche, s’exprime ainsi :

  • 27 Galileo Galilei, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, dans Opere di Galileo Galilei, op. (...)

Nous avons besoin d’une escorte dans les pays inconnus et sauvages, mais dans les lieux ouverts et plats, seuls les aveugles ont besoin de guide ; et pour qui est tel, il est bon de rester à la maison. Mais pour qui a des yeux au visage et dans l’esprit, il lui faut s’en servir d’escorte […]. Et qu’y a-t-il de plus honteux que d’écouter dans les discussions publiques, alors qu’il s’agit de propositions démontrables, quelqu’un prendre un chemin de traverse avec un texte, et s’en servir pour clouer le bec de son adversaire ?27

  • 28 L’origine et le commencement de la science sont inscrits dans le refus de l’autorité. Dans les page (...)

38Le savoir rendu possible par l’exercice de l’intelligence humaine ne se construit pas par l’appel à l’autorité, mais par l’usage correct des facultés humaines. Le thème de l’usage correct et de la méthode devient alors central28.

39On ne saurait sous-estimer la revendication par Bacon de l’historicité de la recherche. Si l’ambition de la science est l’approche de vérités certaines défiant le temps, la science ne peut faire abstraction ni de la conscience du rôle joué par le temps dans la recherche scientifique, ni du fait que l’affirmation par Bacon d’une veritas filia temporis regarde aussi la science. Il est certain que le sens de l’historicité de la recherche est le meilleur antidote à l’autorité aveugle, qui, en imposant comme vérités éternelles des vérités qui n’ont de sens que dans des contextes historiques déterminés, dissout le sens de l’effort de l’homme dans le temps.

  • 29 La revendication d’autonomie prend racine dans l’émancipation face à l’antique ordre unitaire, dans (...)

40La marque la plus forte que la science moderne revendique pour elle-même, cette marque destinée à devenir la puissance donnant identité au moderne29, est la revendication d’autonomie, le refus de la subordination à la tradition, le tracé d’un domaine de pertinence qui légitime l’exercice de la science en pleine liberté. La revendication d’autonomie marque l’âge adulte du logos de la science qui exige depuis son début la reconnaissance de la pluralité des domaines dans lesquels s’exerce l’enquête humaine de la vérité : philosophique, théologique, etc. La distinction entre vérité et science, entre la place de l’homme dans le monde et sa destination finale, illisible dans le grand livre de la nature, même quand il est écrit en langage mathématique, mûrit.

41Le « etsi Deus non daretur », la fameuse formule par laquelle Grotius affranchit le droit de la tutelle de la théologie, est une expression des plus appropriées pour expliquer l’horizon dans lequel la science moderne a pris place pour définir son identité propre. Toutefois, l’autonomie, la plus grande des conquêtes de la modernité, sa marque distinctive la plus indiscutable, exige un supplément de réflexion en relation avec le thème science-barbarie.

42L’autonomie, comme indépendance de la science face à d’autres domaines de savoir et comme indépendance face au pouvoir, l’autonomie consécutive à la délimitation d’un domaine de légitimité du logos particulier qui structure la science, d’un logos donc qui se donne son accréditation d’exactitude scientifique et un ethos de la recherche, est certainement une conquête qui, à partir de Galilée, marque un tournant de l’histoire de l’humanité. Mais l’histoire, rompue à toutes les catastrophes, experte en métamorphoses, a expérimenté la transformation de l’autonomie en souveraineté et en autarcie, en une autoréférentialité de la science, qui a permis à de nombreux savants de se placer au-delà du bien et du mal, même dans des contextes historiques, sociaux politiques qui doivent être évalués dans toutes leurs composantes. La souveraineté absolue, pratiquée à travers l’effacement de l’éthique et du droit, est l’issue la plus évidente et certainement la plus grave de la dénaturation, de la « transmutation d’essence » si l’on peut dire, du mot d’autonomie. Dans des contextes historiques déterminés, la science a assumé jusqu’à la dimension de la criminalité.

43L’histoire a assisté en outre à la traduction du grand principe d’autonomie en la revendication ambiguë de la neutralité de la science, qui est une des origines de la contiguïté historique entre science et barbarie, certes avec des responsabilités différentes par rapport à celles consécutives à l’option de la souveraineté absolue, mais avec des effets tout aussi dévastateurs.

44Je voudrais d’emblée souligner que la neutralité de la science, expression qui a traduit avec un grand appauvrissement sémantique et surtout éthique, le mot d’autonomie dans le débat contemporain, n’interprète pas le sens le plus profond de l’autonomie, ne développe pas dans le sens de la responsabilité consciente envers tous, ce nomos qui structure le milieu de la science (auto-nome, précisément). Avec l’écoulement des siècles et la transformation des rapports entre science, société et politique, la neutralité de la science face à l’éthique et à la politique est devenue totalement un alibi ambigu qui couvre la démission des savants face à leurs responsabilité.

45La neutralité, interprétation inadéquate et pauvre de la valence éthique du grand concept d’autonomie (l’autos- est structuré par le nomos), devient un alibi quand la science apprête pour la politique des « recettes » au besoin réformatrices face à des conditions de malaise grave de la société, ou quand elle fournit des éléments pour la construction d’idéologies, comme c’est le cas pour le racisme et le scientisme du xixe et xxe siècle. Cette observation nous fait abandonner le milieu de l’incompatibilité conceptuelle et nous fait entrer dans l’examen de la contiguïté de la science et de la barbarie, pour examiner comment et pourquoi la science, conceptuellement incompatible avec la barbarie, a pu devenir partie prenante de l’herméneutique du mal propre au xxe siècle.

2. La contiguïté historique entre science et barbarie

2.1. Le rapport entre science et scientisme30

  • 30 J’utilise le terme de scientisme, en soi non univoque, dans son sens d’idéologie qui assume la scie (...)
  • 31 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1966, p. 71.

Nous avons seulement demandé à la science de rester scientifique,
et de ne pas se doubler d’une métaphysique inconsciente,
qui se présente alors aux ignorants, ou aux demi-savants,
sous le masque de la science31.

  • 32 Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 35. Le scientis (...)

Le scientisme n’est pas, comme s’obstinent à le penser tant de beaux esprits, l’issue inévitable, la vérité cachée de toute modernité32.

46L’attraction de la science dans la sphère que nous pourrions appeler de la pratique d’un mal qui fait émerger la réalité d’une barbarie toute « moderne » est liée dans l’histoire des idées à l’émergence d’un scientisme théorique et dans l’histoire effective aux pratiques biopolitiques qui donnent corps à cette doctrine. Du xixe au xxe siècle, ces pratiques s’auto-absolvent de tout scrupule éthique en fonction de la scientificité des connaissances fournies par la science. Cette scientificité devient une valeur omnivore, destructrice de toute autre valeur. La « scientificité » des propositions relatives à l’homme, à l’histoire, aux dynamiques individuelles et collectives de la vie humaine dans son ensemble, accrédite et légitime les politiques d’intervention sur le corps vivant des peuples.

47L’idéologie scientiste trouve sa source dans l’accroissement illégitime des domaines de pertinence et de validité des discours scientifiques ; elle se configure à partir de l’idée que c’est à la science de fournir le cadre conceptuel permettant une compréhension du tout, un tout qui inclut la science elle-même, ce qui fait mûrir une autocompréhension scientiste de la science, bien différente de la compréhension que la science moderne avait de soi à ses débuts, avec son discours rigoureux sur ses limites, ses possibilités, les articulations de possibilités à travers des méthodes, les systèmes de contrôle, etc. Le scientisme naît de la dissolution des critères d’identification de la science dans les écrits de Galilée.

48Cette extension indue débouche sur un réductionnisme qui permet l’interprétation de Dieu, de l’homme et du monde, pourrions-nous dire en évoquant les concepts classiques de la philosophie, à partir de catégories inadéquates à leur objet : ainsi Dieu devient l’illusion compensatoire de la finitude humaine, l’homme devient un être générique, que l’on fait entrer dans les catégories de la zoologie et de l’éthologie, privé de la liberté de créer un ordre humain du monde. Le monde est réduit à une matière manipulable sans limite. Le monde humain et son historicité deviennent des réalités internes au devenir dirigé par la nécessité qui structure ce qu’on appelle « la nature ».

49La conséquence est double : la plus immédiatement perceptible est la mise à l’écart de questions qui appartiennent à l’homme réel et non à l’être naturel générique, à la mystique et le plus souvent aux pratiques barbares des savoirs occultes, aux religions des sectes plus ou moins sataniques, aux superstitions et choses semblables.

50La deuxième conséquence, lourde aussi d’aventures, est l’imposition d’une conception « réductionniste », qui légitime des interventions barbares sur l’homme et le monde, sur les vivants réduits à de simples étants.

51Dieu, l’homme, le monde, objets de demandes formulées dans une langue impropre, se retirent dans un mystère profond qui légitime sur le plan théorique la reprise des aspects les plus obscures des religions, des superstitions, de la magie, en somme de tout ce que les Lumières étaient censées éliminer de l’histoire.

52Enfin, l’autorité conquise par la science entre le xvie et le xviie siècles, à travers l’élaboration de méthodes, de critères de contrôle et de résultats, devient une autorité absolue et implacable. L’idéologie scientiste qui renvoie d’une manière historiquement minoritaire à des options de savants, et de façon nettement majoritaire à la philosophie, est un attentat mortel à l’identité de la science moderne.

53Elle a pourtant à voir avec la science moderne. L’histoire nous donne quelques lumières sur cet entrelacement funeste.

54Si la possibilité de dérive scientiste apparaît chez certains auteurs des Lumières (restant toutefois sur le plan d’un débat culturel animé par des voix opposées et non susceptibles de menacer ou d’infecter l’ethos, qui nourrit la lutte courageuse des Lumières contre la barbarie), la contiguïté effective entre science et mal (surgie d’un scientisme devenu idéologie et source d’inspiration d’idéologies politiques), une contiguïté qui marque une part active de la science à la pratique du mal, se définit entre le xixe et le xxe siècle, pour plusieurs raisons. Je voudrais ici en dégager quelques-unes par une courte référence au racisme et à l’eugénisme.

2.2. Sciences, sciences d’État, sciences de mort

  • 33 Bénédict Augustin Morel, dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales (...)

55Rappelons d’abord que dans le « système culturel de l’Occident entre le xixe et le xxe siècle », pour citer les paroles de Michele Ranchetti, se produisent à la fois une nouvelle « configuration » et une nouvelle « fonction » du discours de la science. Les savoirs scientifiques se structurent en systèmes de relations avec la politique, l’économie, les sphères de la société. Ce procès au xxe siècle conduit à la formation de « sciences d’État », en Allemagne, en Italie, mais aussi dans d’autres pays occidentaux. Enfin les sciences d’État se configurent comme sciences de mort. Exemplaire est le thème science et race, que je veux évoquer en citant Ranchetti : « La science a construit, diffusé, légitimé, les théories raciales qui ont ensuite colonisé et réorienté le discours politique et social au tournant du xixe et du xxe siècle » ; « sous les habits menteurs du discours biomédical, entrent dans le circuit de la pratique politique, pour n’en plus sortir, les grandes obsessions pour l’hygiène raciale, les grandes inquiétudes liées à la doctrine de la dégénérescence33, les grandes peurs pour la natalité et la démographie, qui ont présidé à l’établissement d’abord des pratiques eugéniques, ensuite des pratiques raciales ». En particulier, le savoir scientifique, et notamment le savoir biomédical, n’a pas seulement préparé la « justification scientifique », il a aussi « fabriqué le régime discursif qui a rendu possible la conception et la réalisation […] de politiques de discriminations raciales et d’extermination ».

  • 34 Mauro Bertani et Michele Ranchetti (éd.), La psicoanalisi e l’antisemitismo, Turin, Einaudi, 1999, (...)

56Certains savants, indépendamment de leur position politique (ce sont souvent des libéraux, parfois des démocrates) et indépendamment de leur appartenance ethnique et de leur religion d’origine (exemplaire est le cas de Lombroso, juif de naissance), ont rendu possible l’apparition d’une « nouvelle modulation » du racisme34, celle du racisme qui se structure autour de la notion d’anormalité, appliquant ensuite cette notion d’anormalité à qui est considéré comme nocif pour la société et porteur de contagion pour le corps social.

  • 35 Ibid. p. X.

57La fonction de ce racisme est d’assurer qu’il est possible d’individualiser les agents de contagion, de corruption et de dégénérescence, d’assurer la défense du corps social contre les « agents pathogènes », et « ce, dans le temps de la bio-politique, alors que les États assument directement l’administration du vivant, de la vie des populations »35. La science produit des théories et des régimes discursifs, et le charisme de l’autorité qui touche au mot même de « science » se fait garant du caractère incontestable de pratiques dont la barbarie se fait « moderne », de par le rôle même joué par la science.

58Les savants n’ont pas de doute sur la bonté de la cause pour laquelle ils interviennent afin de donner un ordre définitif au genre humain grâce à des acquisitions scientifiques éprouvées, quels que soient les moyens de réalisation d’un tel projet. Le cas de Francis Galton revêt un caractère exemplaire : ce n’est pas un des nombreux charlatans et auteurs délirants d’opinions irresponsables qui, de la fin du xixe siècle au début du xxe siècle, inondent les sociétés européennes ou américaines de leurs libelles, mais un savant aux intérêts multiples, météorologue, psychologue, généticien, criminologue, géographe, statisticien et explorateur. C’est un cousin de Charles Darwin, expert de ses écrits, à qui il revient, à travers une modification indue de la lettre et du sens du travail scientifique de Darwin, pour fonder la nouvelle science de « l’eugénisme ». C’est un véritable savant, considéré comme tel par la communauté scientifique.

  • 36 Francis Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development (1883), London, 1892, p. 17. « Le (...)

59En 1863, il est le père du terme d’ « eugénisme », il caractérise une nouvelle « science » et s’emploie à la promouvoir : « L’eugénisme est la science de l’amélioration de l’espèce humaine, garantissant aux races et aux souches les plus adaptées une meilleure chance de prévaloir rapidement sur les moins « adaptées »36. L’eugénisme est perçu comme fondé sur des assertions dont le fondement théorique est la génétique.

  • 37 Cf. « Civilization », dans Encyclopedia Britannica, XI edizione, (1910-1911).

60Une donnée éclairant l’acceptation et le caractère répandu de la « science » eugénique nous est fournie par le discours offert par l’entrée « civilisation » de l’Encyclopedia britanica : « Le progrès futur de l’humanité consistera aussi dans l’amélioration organique de la race à travers une sage application des lois de l’hérédité »37.

61Il devient légitime en Europe comme en Amérique de transformer l’espèce humaine aussi bien au moyen de la pratique d’un eugénisme prétendu « positif » (c’est-à-dire de favoriser la reproduction des sujets désirables, en induisant des mariages programmés fondés sur les prévisions de santé ou la prestance, en délivrant des certificats pré-matrimoniaux, en rédigeant des livres d’or), qu’au moyen d’un eugénisme prétendument négatif (c’est-à-dire la limitation contrainte, décidée autoritairement par le pouvoir politique, de la reproduction des sujets indésirables, la stérilisation des « inadaptés », la régulation de l’immigration par la sélection de groupes « eugéniques »). Le résultat final est au xxe siècle l’élimination programmée « scientifiquement » avec l’aide de la technique moderne des groupes « dysgéniques ». Le nombre des stérilisés est impressionnant : 400 000 en Allemagne, 65 000 aux états-Unis, 62 000 en Suède, 58 000 en Finlande, 40 000 en Norvège, 11 000 au Danemark, 3 000 au Canada, et 1 000 en Suisse.

62La science finit par devenir criminelle.

63Le projet allemand connu sous le code T4, qui programme et réalise l’élimination systématique des indésirables, comme chacun sait, a été l’occasion pour de nombreux savants nazis de pratiquer l’apprentissage qui en a fait des « professionnels » efficaces des camps.

64L’autonomie a abandonné la « terra mater » originaire de l’éthos humaniste et a subi la terrible métamorphose en souveraineté de la science sur le bien et le mal, une souveraineté garantie par le pouvoir, donc capable d’une action intra-historique, une souveraineté absolue qui rend possible la réalisation de projets partagés par les idéologies politiques et par les savants. En somme, une souveraineté qui place la science au-delà du bien et du mal, mais qui l’asservit à un pouvoir politique dont les savants partagent les idées et les pratiques.

65Certes, une précision s’impose : les sciences de mort nazies, qui se sont placées au-delà du bien et du mal, se sont insérées d’elles-mêmes dans l’ordre du délit et de la criminalité qui connote la totalité du système totalitaire, elles ont biffé tout code déontologique, éthique, juridique (donc le nomos), et c’est donc justement qu’elles ont été jugées et condamnées par les tribunaux sur recours au droit. Le procès de Nuremberg, dont les séances se tiennent de novembre 1945 à octobre 1946, rend visible à un monde atterré le tournant qui marque à jamais l’identité de la science : celle-ci n’est pas seulement vulnérable à la capacité expansive de la barbarie moderne, « scientia lapsa » occasionnellement si l’on peut dire, mais elle peut être fautrice de crimes.

  • 38 « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». L’expression de David Rousset à propos (...)

66Il est certain qu’un élément nouveau entre dans la représentation de la science : le « tout est possible » dont parle David Rousset38 ; ce « tout est possible », dont la pratique a été la marque du mal totalitaire, qui était la conviction des nazis, a été pratiqué de manière spécifique par les savants qui ont produit une véritable mutation du principe d’autonomie, remplaçant le nomos par la volonté de puissance, omnivore face à toute valeur. Le nihilisme de ces savants, leur décision de placer la science au-delà du bien et du mal, rend la science homologue à l’idéologie nazie. Il n’est donc pas sans portée historique que les criminels jugés à Nuremberg, qu’ils soient des hiérarques nazis ou des savants, se soient assis sur le même banc des accusés. Leur « consanguinité », leur filiation envers une même racine culturelle, si l’on peut user de ces expressions évocatrices d’une co-appartenance fondamentale, devient enfin explicite.

67La nécessité de formuler un droit permettant de se défendre de l’action de la science, qui a cessé d’être l’alliée « naturelle » de la civilisation pour en devenir une ennemie possible, devient un héritage commun. Le code de Nuremberg dit sans équivoque que la science a été et donc peut encore être facteur de crimes et qu’après le jugement qui condamne les coupables, elle doit être réglementée. Tout le monde connaît les Déclarations, Chartes, Codes, qui, tout en partant de la nécessaire liberté de la recherche, ont élevé au cours du temps une barrière, au moins idéale, de protection de l’humanité.

  • 39 En définitive, dirai-je, le problème de la science de mort dans le régime nazi se trouve affronté d (...)

68La solution proposée à Nuremberg possède la validité historique du procès et de la condamnation du crime accompli sciemment. Reconnaître la pratique criminelle de si nombreux savants, les juger, voilà qui protège la dignité de la science39, au même titre que le jugement et la condamnation des criminels au tribunal défendent l’honneur de l’humanité. Et ceci pour une raison évidente : le jugement au tribunal implique l’acceptation partagée des responsabilités de son action propre, implique la reconnaissance de la « capacité » de liberté appartenant aux hommes ordinaires comme aux savants, également sujets à l’imputation en responsabilité de leurs actes.

69Il convient de faire un sort à part à la question, si débattue encore aujourd’hui, de la « neutralité de la science ». Face à la dimension criminelle mise à jour de la science de mort, la neutralité de la science, ce mythe d’une innocence qui se maintiendrait obstinément au dehors du bien et du mal, sans être réductible ou identifiable à la dimension nihiliste de cet au-delà du bien et du mal d’après la science nazie, nécessite encore aujourd’hui une réflexion approfondie. Une fois les comptes faits avec les sciences criminelles au moyen du droit et du jugement du tribunal, une fois ouverte la voie de la protection juridique, il convient d’examiner toutes les implications de la prétendue neutralité de la science.

70La terrible ambiguïté de la neutralité a été dévoilée et mise en accusation de façon emblématique par Robert Oppenheimer, avec son affirmation que la bombe atomique a contraint les physiciens à connaître leur péché : « et c’est là une connaissance qui restera en eux pour toujours ».

  • 40 Stefan Amsterdamski, Scienza, op. cit., p. 473.

71La conscience inscrite dans la parole d’Oppenheimer atteste de façon irréversible que la science ne peut plus se protéger par l’idée que le progrès du savoir serait bénéfique de façon univoque pour l’humanité (idée démentie par toutes les vicissitudes du xxe siècle) et que le savoir, en particulier celui produit par les sciences, qui tient un si grand rôle dans la vie des hommes et des peuples, n’est plus moralement neutre. On peut tout au plus dire, avec l’épistémologue Amsterdamski, qu’il est « moralement ambivalent, et que l’ambivalence n’est en réalité pas la même chose que la neutralité »40.

  • 41 Cf. G.W.F. Hegel, Hegels Theologische Jugendschriften, Tübingen, Mohr, 1907, p. 286.

72Puisque l’ambivalence appartient à toutes les actions humaines en tant que productrices d’histoire, il faut se demander comment il a été possible d’entretenir aussi longtemps l’idée que la science pourrait jouir du statut spécial de pure neutralité, d’innocence, cette « innocence » qui, comme le savait bien Hegel, n’appartient à aucune idée qui devient effective dans l’histoire. Le thème de la « faute de l’innocence »41, selon le stupéfiant oxymore hégélien, chargé d’un sens auquel nous avons aujourd’hui encore des difficultés à nous mesurer, mériterait un approfondissement spécial en rapport avec la science.

73Comme tout agir constructif d’histoire, la science n’est jamais innocente. L’innocence a été un mythe, compatible avec la position traditionnellement marginale de la science face aux pouvoirs de décision et d’opération. Elle a été la représentation de soi de la science durant des siècles, rendue obsolète, définitivement, espérons-le, par les barbaries du xxe siècle. Si avant la seconde moitié du xixe siècle et avant le xxe siècle, la neutralité pouvait se présenter sous la fausse apparence de l’innocence, aujourd’hui la science connaît son rôle d’acteur de l’histoire. La perte de l’innocence, évoquée par Oppenheimer, signifie que la science a renoncé à l’extériorité au conflit et au mal, qu’elle a abandonné la conviction de son intangibilité structurelle, qu’elle assume la conscience que, dans l’entrelacs qui la relie désormais aux puissances productrices de l’histoire, des conflits, des souffrances, du mal, on mette en cause son agir, plus peut-être que tout autre agir intramondain.

74La défense même à outrance de la neutralité a acquis dans notre présent un caractère idéologique, en renvoyant à une falsification du rôle de la science. La dissolution du rideau de fumée idéologique devrait produire une nouvelle idée de transparence et de responsabilité partagée et à partager dans des contextes historiques où les savants et les non-savants vivent imprégnés par le temps.

  • 42 Platon, Criton, 46 b.

75Je veux conclure par une petite observation. Si la science est marquée, frappée par le devenir jamais innocent de l’histoire, dont elle est une puissance active dans le monde contemporain, si la science fait et subit l’histoire, le remède au mal dont nous avons parlé doit être cherché sur le mode homéopathique, autrement dit, dans l’immersion totale des sciences dans le monde des hommes. Les sciences ne doivent plus se représenter leur agir comme un agir affranchi de la charge de l’évaluation ; elles doivent au contraire vivre leur agir comme une assomption et un partage de responsabilités, partage rendu possible par une intransigeante exigence de transparence de la recherche et des résultats. En somme le savant ne peut se séparer de la condition humaine, ni éviter d’assumer la charge de l’appartenance à plusieurs mondes ; doit s’imposer à lui, comme fils de la terre, le lourd devoir de la décision, à chaque fois juste, en se fiant comme tout homme pensant, pour la construction du jugement de justesse, à la discussion partagée, à la pensée qui en raisonnant socratiquement42 propose la raison la meilleure, ou si l’on préfère, à la dimension finalement publique du logos, unique antidote au risque de régression du discours vers le « balbutiement » barbare, propre à la langue de l’autoréférentialité niant l’autre.

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Notes

1 Hans Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1996, p. 30.

2 Salvatore Quasimodo, Uomo del mio tempo, dans id., Tutte le poesie, Milano, Mondadori, 1994.

3 Allor che al fianco/M’era, parlando, il mio possente errore : Giacomo Leopardi, Le Ricordanze, dans id., Canti, Milano, Mondadori, 1978, vers 65-66, tr. fr. Les Souvenances dans Chants, Édition bilingue, Paris, Flammarion, 2005. L’erreur est « puissante », parce qu’elle est la puissance qui donne forme tragique à la vie, individuelle ou historique, en en marquant le destin par la douleur.

4 Cf., Benno Müller-Hill, Tödliche Wissenschaft. Die Aussonderung von Juden, Zigeunern und Geisteskranken 1933-1945, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, 1984.

5 Karl Löwith, Meaning in History, Chicago, The University of Chicago Press, 1949, tr. it. Significato e fine della storia, Milano, Edizioni di Comunità, 1965, p. 23.

6 Albert Einstein, Pensieri di un uomo curioso, Milano, Mondadori, 1999, p. 134.

7 Edgar Morin, Culture et barbarie européenne, Paris, Bayard Centurion, 2005.

8 Cf. Josy Eisenberg et Elie Wiesel, Job ou Dieu dans la tempête, Paris, Fayard-Verdier, 1986.

9 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991.

10 Je me réfère au « logos philosophico-scientifique » pour désigner l’appartenance réciproque bien connue de la science et de la philosophie dans le monde grec.

11 Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1979 ; tr. it. Futuro passato, Genova, Marietti, 1986, p. 187 sq.

12 Hérodote a aussi le grand mérite d’avoir dégagé la relativité du concept de barbare : cf. Histoires, 2. 158.

13 Pour Burckhardt, le mythe est le présupposé universel de l’existence grecque, la force constante de sa vie, et en un mot « l’océan spirituel de ce monde » : cf. Jacob Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, 2 vol., Berlin, Spemann, 1898, tr. it. Storia della civiltà greca, 2 vol., 5 t., Firenze, Sansoni, 1992, vol. I, t. l, p. 8.

14 Prométhée est le symbole du savoir et de la technique, et son destin continue d’être évoqué par les discours autour des savoirs et des techniques ou de leur limite (Prométhée enchaîné ou à enchaîner) ou des risques liés à leur développement (Prométhée « irrésistiblement déchaîné » : Hans Jonas, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, éd. du Cerf, 1990 (tr. it. Il principio responsabilità, Torino, Einaudi, 1990, p. XXVII). Au mythe, à ses valeurs de sens si nombreuses et si étonnantes, on devrait substituer une réflexion apaisée sur les « limites et les possibilités » de la recherche humaine, qui distingue dans la limite non l’enchaînement mais l’ouverture à une autorégulation partagée de la science et de la société, et dans la libération des liens non le déchaînement de forces incontrôlables mais l’exercice d’une liberté responsable.

15 La célébration d’épicure dans le De rerum natura (en particulier 1.62-79 ; 3.1-30) est un éloge de la science qui libère l’homme de la terreur des Dieux et de la mort (Nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum, voir en particulier 3.830-869). On ne saurait effacer de la mémoire du lecteur du poème de Lucrèce le supplice de la génisse cherchant son petit veau sacrifié sur l’autel de la pietas religieuse (2.352-366).

16 « Et qui addit scientiam, addit et laborem » : Ecclesiaste 1, 18.

17 Cf. L’Agamemnon d’Eschyle : « Dieu conduit les mortels à la sagesse en ayant fixé une loi d’équité : la connaissance par la souffrance […]. C’est vers ceux qui souffrent que Justice incline la connaissance ». Ce thème a été magistralement abordé par Hans Georg Gadamer dans des pages suggestives de Vérité et méthode. La souffrance qui accompagne la science, pourrions-nous dire en étendant le sens de l’affirmation d’Eschyle, devient le facteur qui incline Justice à faire son don : cf. H. G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, Mohr, 1993 ; H. G. Gadamer, Verità e metodo, tr. it. G. Vattimo, Milano, Bompiani, 2001, p. 412.

18 L’idéal de science propre à la culture grecque, séparant science et technique, excluant de la sphère de l’épistémè le savoir que nous appelons technologique, ignore l’expression pour nous courante de « sciences appliquées ». Interne à l’horizon de la cosmologie philosophique, la science ne parvient pas à la possibilité de la « physique mathématique », qui a rendu possible pour la science moderne la connaissance de la sphère « sublunaire », inaccessible à la dimension de l’épistémè pour des raisons d’options philosophiques, comme l’a montré Koyré dans ses Études de la pensée philosophique, Paris, Armand Colin, 1961.

19 Le caractère d’application et de fonctionnalité de la science pour la construction d’instruments n’est manifestement pas ignoré, mais cette dimension ne s’élève pas à la dignité des modernes « sciences appliquées ». Fonctionnelles à la vie, les techniques ne s’élèvent pas à la dignité qui les imposerait comme modèle de savoir face à une philosophie tirant gloire de son absence de fonctionnalité pour un but quelconque, et d’être un exercice de liberté, liberté face au besoin, liberté d’accéder au parfait.

20 Mon propos est en somme de dire que ce n’est pas la séparation de la science et de la technique qui justifie l’incompatibilité entre science et barbarie, son caractère d’oxymore si on peut dire ainsi, comme si le risque de barbarie était écarté exclusivement là où la science est pure, alors que là où les sphères de la science pure et celle de la science appliquée se lient, il y aurait risque et même pratique de la barbarie. De cette façon le risque du mal dans la science serait réduit au mal inscrit dans la technique, ce qui ne me semble pas une idée convaincante.

21 Les savants, selon le jugement de Koyré, accomplissent une œuvre de transformation, en changeant l’horizon dans lequel a grandi la connaissance. Ils devaient « détruire un monde et lui en substituer un autre ; ils devaient réformer la structure de notre intelligence même, en reformuler et réexaminer les concepts, considérer l’être dans un monde nouveau, élaborer un nouveau concept de la connaissance, un nouveau concept de la science et même remplacer un point de vue assez naturel, celui du sens commun, par un autre qui en fait ne l’est pas » : Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966, p. 152.

22 Stefan Amsterdamski, Scienza, dans Enciclopedia Einaudi, Torino, Einaudi, 1981, vol. XII, p. 556, 559.

23 « La philosophie est écrite dans ce grand livre qui se tient constamment ouvert devant nos yeux, je veux dire l’univers. Mais on ne peut le comprendre si on n’a pas auparavant appris à en comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles et les autres figures géométriques, moyens sans lesquels il est impossible d’en comprendre humainement un mot, et sans eux on ne fait qu’errer vainement dans un obscure labyrinthe » : Galileo Galilei, Il Saggiatore, dans Opere di Galileo Galilei, Torino, UTET, 1980, 2 vol., vol. I, p. 631-632.

24 Pour citer la thèse convaincante de Koyré, (cf. Alexandre Koyré Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Armand Colin, 1961), acceptée et reproposée par Amsterdamski (cit. p. 538) : « Les penseurs grecs – indépendamment du fait qu’ils aient opté pour Platon et cru que les produits de la mathématique aient une existence réelle dans le monde des idées, ou qu’ils aient considéré en suivant Aristote qu’ils avaient seulement une existence conceptuelle – étaient guidés par la conviction commune qu’entre la mathématique et le monde terrestre sublunaire, il y a un abîme, que dans la nature terrestre il n’existe pas de ligne droite, de cercle, ou de triangle, raison pour laquelle l’application de la mathématique et de la mesure à la nature terrestre dans la recherche d’un savoir certain, est insensée. C’est précisément pour cette raison qu’ils considéraient que l’exactitude mathématique ne peut regarder le monde sublunaire, que la matière terrestre ne peut donner corps aux êtres mathématiques, que peut-être la pression de l’art (de l’architecture par exemple) pourrait le faire, mais qu’en tous cas une physique mathématique en tant que science est impossible ».

25 Stefan Amsterdamski, Scienza, op. cit., p. 556.

26 C’est un thème fondamental que la communicabilité du vrai, son caractère public, pour le dire en termes modernes. Le refus du langage ésotérique, dont seul un petit nombre peut avoir la jouissance, est constant et c’est un argument qui rentre dans la polémique que la science oppose continuellement à la barbarie de la magie. Emblématiques sont les paroles de Kepler qui, dans l’appendice de ses Harmonices mundi de 1619, récuse l’irrationalité de la magie et de ceux qui « se complaisent surtout dans les ténébreuses énigmes des choses, alors qu’au contraire je m’efforce d’apporter à la clarté de l’intellect les choses survenues dans l’obscurité ; la première attitude est familière aux alchimistes, aux adeptes de l’hermétisme, aux suiveurs de Paracelse, la seconde est propre aux mathématiciens » (Kepler, Harmonices mundi, Bologne, A. Forni, 2008). Pour Bacon la science est explicitement incompatible avec la barbarie et doit lutter contre la barbarie de la magie. Science et magie ont une matrice opérative unique, la domination sur les forces de la nature, mais la fin de la magie est empreinte d’orgueil, alors que la fin de la science est la caritas. La prière de la préface à l’Instauratio Magna formule : « Finalement nous implorons pour qu’une fois ôté le venin inculqué dans la science par le serpent, venin qui fait se gonfler et s’enfler d’orgueil l’âme humaine, nous n’outrepassions jamais les limites, mais que nous cultivions la vérité dans un esprit de charité » (nec altum sapiamus, nec ultra sobrium sed veritatem in charitate colamus). Pour le texte complet de la prière, cf. Graham Rees et Maria Wakely (éd.), The Oxford Francis Bacon Volume XI : The Instauratio Magna Part II : Novum Organum and Associated Texts : Novum Organum and Associated Texts Pt. 2, 2004, Oxford, p. 2-25, tr. it. Scritti filosofici, a cura di Paolo Rossi, Torino, UTET, 1975, p. 528.

27 Galileo Galilei, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, dans Opere di Galileo Galilei, op. cit., vol. II, p. 147-148.

28 L’origine et le commencement de la science sont inscrits dans le refus de l’autorité. Dans les pages si nombreuses de Galilée, citons surtout la Lettre à Christine de Loraine de 1615 : « Dans les disputes sur les questions naturelles, on ne devrait pas commencer par l’autorité des passages de l’Écriture, mais par des expériences judicieuses et par les démonstrations nécessaires, car l’Écriture sainte et la nature procèdent également du Verbe divin, la première comme dictée du saint Esprit, la seconde comme exécutante très fidèle des ordres de Dieu » (ibid. vol. 1, p. 559). Le « texte programmatique de la recherche scientifique exigée par l’époque moderne », comme le dit Franz Brunetti dans son introduction à ces pages de Galilée dans le recueil cité (p. 522), document fondamental relatif à la séparation des sphères scientifiques et religieuses, est la lettre au Père Benedetto Castelli de 1613. La revendication de l’autonomie de la science face à la religion tire sa nécessité de la séparation entre sphère métaphysique et monde, connaissance et sens. Le conflit des « sciences les plus subtiles » avec la religion n’est qu’apparent, parce que le texte sacré et la connaissance de la nature se disposent sur deux horizons différents, disposition qui ne dément pas la vérité. Le message biblique est adressé à tous, il se plie « à l’incapacité du vulgaire » (p. 526) et à la capacité des peuples grossiers et indisciplinés » (p. 527), donc à différents stades de la culture. En outre, distinguant l’ordre du connaître scientifique de la recherche du sens et de la destination ultime de l’homme, Galilée ajoute : « Je croirais volontiers que l’autorité des saintes Écritures n’a eu d’autre but que de persuader aux hommes quelques articles et propositions, nécessaires à leur salut et que, dépassant tout raisonnement humain, il ne pouvait se faire objet de croyance ni par une autre science, ni par un autre moyen, que par la bouche du Saint Esprit même » (ibid. p. 528-529). Tout aussi nette est la répartition des différentes compétences, pour éviter de créer le « désordre » par des interférences indues, car irrationnelles, dans la lettre à Christine de Lorraine : « Personne, je pense, ne dira que les livres sacrés contiennent la géométrie, l’astronomie, la musique et la médecine d’une façon plus excellente et plus exacte que dans Archimède, Ptolémée, Boèce ou Galien ». Si « la suprématie royale » échoit à la théologie « à cause des révélations admirables dans des conclusions qui ne pouvaient être comprises des hommes par d’autres moyens, et qui concernent au premier chef l’acquisition de la béatitude éternelle », cette suprématie, qui a un domaine défini de légitimité, comporte la reconnaissance de la légitimité et de l’autonomie d’autres domaines : « Donc, si la théologie, absorbée dans les suprêmes contemplations divines et assise part sa dignité sur le trône royal, parce qu’elle provient de la suprême autorité, ne descend pas vers les contemplations plus basses et plus humbles des sciences inférieures, et même, comme il a été dit, ne s’en occupe pas parce qu’elles ne concernent pas la béatitude, les clercs et les théologiens ne devraient pas s’arroger l’autorité ni décider dans les professions qu’ils n’exercent ni n’étudient. Car ce serait comme si un prince absolu, sachant qu’il peut librement commander et se faire obéir, voulait, sans être médecin ni architecte, soigner et construire à sa mode, mettant gravement en péril la vie des malheureux malades, et menant les édifices à une ruine manifeste » (ibid. p. 569-570). Ce n’est qu’en respectant la différence des champs de compétence et en refusant les extensions indues d’autorité, que l’on peut éviter la terrible responsabilité de bloquer le chemin de l’homme : « Et qui veut fixer un terme aux esprits humains ? Qui voudra affirmer qu’on a déjà vu tout ce qu’on peut voir et connaître du monde ? » (p. 564).

29 La revendication d’autonomie prend racine dans l’émancipation face à l’antique ordre unitaire, dans lequel coïncidaient physique et métaphysique et à l’intérieur duquel était situé le monde humain. Mais l’autonomie est aussi conquête créative de nouveaux horizons qui rendent possible la modernité. La réalisation du nouveau est un procès de longue durée qui concerne les savoirs, les sciences et la construction du monde historique. Parmi les pages si nombreuses écrites sur l’autonomie comme puissance généalogique du moderne, le texte suivant de Bonhoeffer tranche à mon avis par son caractère incisif et sa puissance suggestive extraordinaire : « Pour ce qui concerne l’aspect historique, l’évolution qui conduit à l’autonomie du monde est de première importance. En théologie, c’est Herbert de Cherbury qui a été le premier à affirmer que la raison suffisait à la connaissance religieuse. En morale, Montaigne et Bodin élaborent les règles de conduite qui prennent la place des commandements. En politique, Machiavel délivre la politique de la morale commune et fonde la doctrine de la raison d’état. Plus tard, très différent de lui dans le contenu, mais d’accord pour ce qui regarde la perspective de l’autonomie de la société des hommes, Grotius formule son droit naturel comme droit des peuples, valable « même s’il n’y avait pas de Dieu ». Enfin la contribution finale de la philosophie : d’une part le déisme de Descartes : le monde est un mécanisme qui fonctionne automatiquement sans l’intervention de Dieu ; de l’autre le panthéisme de Spinoza : Dieu est la nature. En substance, Kant est déiste, Fichte et Hegel sont panthéistes. Partout le but de la pensée est l’autonomie de l’homme et du monde » : lettre du 16 juillet 1944, Dietrich Bonhoeffer, Widerstand und Ergebung. Briefe und Aufzeichnungen aus der Haft, Muenchen, 1970, tr. it. Resistenza e resa, Edition Paoline, Cinisello Balsamo, 1988, p. 439.

30 J’utilise le terme de scientisme, en soi non univoque, dans son sens d’idéologie qui assume la science et ses procédures comme paradigme absolu, étend de façon indue les frontières du domaine de pertinence et de légitimité de la science, en lui attribuant des compétences qui lui sont étrangères, pour la transformer en autorité absolue. Est centrale pour le scientisme l’idée que la science est en mesure de produire une connaissance du réel sans résidus et suffit à satisfaire la gamme entière des besoins de l’esprit humain, en effaçant les instances et les aspirations qui se révèlent illégitimes pour le modèle cognitif qu’il propose. Tout aussi centrale est l’idée que l’esprit et les méthodes scientifiques doivent présider au contrôle de la sphère entière de la vie humaine, savoirs, droit, politique, éthique, etc. Ce primat absolu de la science dénature la science, élargit de façon indue son champ de pertinence, dissout sa crédibilité garantie par la fonction seulement descriptive, réglée par la méthode, et en fait une nouvelle forme d’auctoritas. Mûrit ainsi la demande faite aux sciences d’éléments cognitifs qui devront déterminer les choix éthiques et politiques. Une sorte de magistère absolu se déploie, fondé sur la dérivation mécanique à partir de la description de la réalité produite par la science, de valeurs, d’impératifs éthiques et de conduites politiques.

31 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1966, p. 71.

32 Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 35. Le scientisme, ajouterai-je, moi qui récuse la puissance destructrice de la foi dans la nécessité historique, n’est pas non plus le débouché inévitable de la science, qui est une pierre constructrice de la modernité.

33 Bénédict Augustin Morel, dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine, paru à Paris en 1857, définit les dégénérescences comme des déviations « du type humain normal, qui se transmettent à travers l’hérédité et conduisent progressivement à la destruction ». En son fond, la pratique eugénique repose sur l’obsession de la deuxième moitié du xixe siècle de la dégénérescence. La pratique eugénique et l’obsession de la décadence, causée par la dégénérescence même, objet du discours des savants, vont de pair.

34 Mauro Bertani et Michele Ranchetti (éd.), La psicoanalisi e l’antisemitismo, Turin, Einaudi, 1999, p. IX.

35 Ibid. p. X.

36 Francis Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development (1883), London, 1892, p. 17. « Le credo de l’eugénisme se fonde sur l’idée de l’évolution » : Francis Galton, Essay in Eugenics, London, 1909, p. 68l.

37 Cf. « Civilization », dans Encyclopedia Britannica, XI edizione, (1910-1911).

38 « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». L’expression de David Rousset à propos de l’univers concentrationnaire, ouvre un horizon de réflexion infini et ce n’est pas par hasard qu’Hannah Arendt la choisit comme ex ergo de sa réflexion sur le totalitarisme : cf. Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002.

39 En définitive, dirai-je, le problème de la science de mort dans le régime nazi se trouve affronté dans le contexte de l’effondrement de l’éthos qui rend équivalentes les actions communes et les crimes, qui détruit le principe du droit et le sens de la morale dans la pratique totalitaire. Les savants, qui ont entraîné l’autonomie de la science dans l’abîme d’une souveraineté absolue sur le bien et le mal, peuvent se dissimuler dans leur différence au moins historique, ils se placent dans l’univers créé par le nazisme. Ils partagent la conception de l’homme et de l’histoire du national-socialisme et agissent en conséquence, se rendant complices conscients du mal totalitaire.

40 Stefan Amsterdamski, Scienza, op. cit., p. 473.

41 Cf. G.W.F. Hegel, Hegels Theologische Jugendschriften, Tübingen, Mohr, 1907, p. 286.

42 Platon, Criton, 46 b.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emilia D’Antuono, « Science et barbarie : un oxymore ?  »Noesis, 18 | 2011, 191-216.

Référence électronique

Emilia D’Antuono, « Science et barbarie : un oxymore ?  »Noesis [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2013, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1759 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1759

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Emilia D’Antuono

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