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AccueilNuméros18Préface.L’inhumanité de l’humanité

Préface.
L’inhumanité de l’humanité

Jean Robelin
p. 7-9

Texte intégral

1Il n’y a que l’homme qui peut être barbare. Au plus dira-t-on qu’un animal est cruel. Mais son comportement obéit à une nécessité naturelle. L’inhumanité de l’homme n’est pas sa naturalité. Les chiens se battent pour un os, il n’y a pas de génocide canin. Le viol, la torture ou la purification ethnique sont des spécialités humaines, impliquant à la fois la reconnaissance et la dénégation de l’humanité des autres, l’acceptation et le refus d’une société commune. Ainsi d’un mot d’ordre autoréalisant comme « choc des civilisations », qui n’accepte la réalité d’une autre culture que pour nier tout terrain commun et transformer le différend en conflit. Aussi faut-il se défier d’une étymologie qui renvoie la barbarie à l’absence de symbolisation ou à son caractère primitif. Le barbare serait celui qui bafouille. Mais c’est toujours une culture qui symbolise ainsi la barbarie pour dénier à une autre culture une véritable symbolisation.

2L’incrimination en barbarie recouvre une mise en scène de celle-ci par une culture dominante, dont des exemples parfois inattendus sont analysés dans ce recueil. La barbarie est une invention européenne. Elle définit le regard de l’Europe sur les cultures jugées éloignées de la dimension universelle que revendique la culture européenne sous les espèces de la raison et le la liberté. Mais la mondialisation de la guerre à partir de 1914, la colonisation, l’histoire de grandes tyrannies du xxe siècle, ont renvoyé cette image à l’Europe elle-même, un renvoi qui remet en cause la structure hiérarchisante de la pensée européenne, ainsi que le rapport à l’universel censé définir sa spécificité. La proclamation d’un modèle universel d’humanité a pu justifier, dans les lumières européennes mêmes, l’inégalité et la mise sous tutelle d’hommes supposés incapables de parvenir à ce modèle. L’abstraction de l’universel, coupé de la particularité des cultures et des individus, produit une barbarie de l’universel. Plusieurs articles évoquent ces ambiguïtés.

  • 1 L’exemple est bien réel et le millénarisme chrétien n’est pas moins inquiétant que son homologue mu (...)

3Aussi convient-il peut-être de voir dans la barbarie non l’absence ou la primitivité de la symbolisation propre à une culture, mais l’enfermement de cette symbolique dans une particularité non décentrable, qui permet de comprendre qu’il y ait une rationalisation de celle-ci, un discours cohérent mais délirant d’une violence qui n’est jamais sans phrase. Un excellent exemple en serait la façon dont la confusion entre la politique et la religion instrumentalise les religions au service de la militarisation des conflits nationaux ou impériaux transformés en guerre de religion globale : rien ne vaut l’invocation de formules simplifiées sur la guerre sainte ou la bataille finale de l’Apocalypse1 pour mener les fils de Dieu à massacrer les fils de Dieu. L’impolitique religieux n’est plus alors une dépotentialisation du pouvoir politique, mais l’érection de ses fins en cosmologie. La cosmo-polis des religions devient le langage des antagonismes de la globalisation. Mais on le verra aussi bien dans des analyses historiques que dans des examens philosophiques, la métaphysique, la rationalité même ont pu être embrigadées au service de combats douteux, si bien que la lutte n’est pas entre la raison et son autre, mais à l’intérieur même d’une raison dont la critique doit combattre les limites de rationalités constituées et figées.

4Le caractère culturel et symbolique de la barbarie se voit jusque dans l’appel à la naturalité, au refoulé des cultures, aux attitudes infra-symboliques, à la violence même, fréquent dans l’art contemporain. Contre le corsetage de la vie, contre la domestication de la puissance créatrice des individus, contre les oppressions symboliques du conformisme moral, la barbarie est censée produire un élargissement du sens et de sa production. Mais, notons-le, cette attitude ne fonctionne que si elle reste au niveau d’un possible, porté par une poétique, et non du réel. La lacération des corps, la mutilation, la bestialité, hors de cette médiation, ne relèvent que de la maladie mentale ou d’une attitude politique néo-fasciste. La simple représentation de la violence, l’imitation même fausse, ne font que redoubler cette ambiguïté, et de nombreuses œuvres de l’actionnisme viennois ne font que reproduire les codes d’un passé nazi qu’elles entendent critiquer. On trouvera ici plusieurs études sur l’esthétique de la barbarie qui en déclineront les problèmes. Toujours est-il qu’une culture qui renonce ouvertement à toute production de sens semble bien s’abîmer dans une barbarie qu’elle ne fait que mimer quand bien même elle se donnerait une bonne conscience critique, et c’est encore un fil conducteur développé dans ce recueil.

5Il faut bien dès lors se demander comment les sociétés humaines produisent de l’intérieur leur propre barbarie, comment les exclusions politiques et sociales induisent des rationalités perverses, comment la production même de sens se trouve retournée en limitation des cultures, en refus de l’universalisation. L’inhumanité des sociétés humaines est une inhumanité politique et historique. C’est encore une des ambitions de ce recueil d’esquisser la position de ce problème.

6Ce volume tire son origine d’un colloque organisé les 28, 29 et 30 janvier 2009 à l’université de Nice par le Centre de Recherche en Histoire des Idées. Outre son objet théorique, cette manifestation visait à initier le programme sur le sens de la culture européenne mis en place par cette équipe et agréé par la Maison des sciences de l’homme de l’université. Aussi entendait-il illustrer et rassembler, avec l’aide d’amis venus de l’étranger, la recherche entreprise dans notre université, tant par des chercheurs chevronnés que par des jeunes qui y trouvent les conditions de leur épanouissement intellectuel. Au lecteur de trancher si une part de ces objectifs a été atteinte.

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Notes

1 L’exemple est bien réel et le millénarisme chrétien n’est pas moins inquiétant que son homologue musulman. En 1971, Reagan déclarait : « Tout est en place pour la bataille d’Amarguedon et la deuxième venue du Christ » (cité par Sam Harris, The end of faith, New York, Norton, 2006, p. 159). À l’époque, ces propos visaient l’Union soviétique. Heureusement, la providence a été moins exaltée que Reagan. On sait que Georges Bush junior invoquait son inspiration divine. Seuls les esprits forts feront remarquer que s’il dit vrai, Dieu est un stratège ridicule doublé d’un politicien incapable et ignorant des réalités d’un monde multiculturel.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Robelin, « Préface.
L’inhumanité de l’humanité
 »
Noesis, 18 | 2011, 7-9.

Référence électronique

Jean Robelin, « Préface.
L’inhumanité de l’humanité
 »
Noesis [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1741 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1741

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Auteur

Jean Robelin

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