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« Désenchantement » du corps féminin et « sacralité » de la vie

Pour une réflexion bioéthique entre science, religion et société
Emilia D’Antuono
p. 265-277

Texte intégral

1J’emploie ici le terme « désenchantement » en sens général, c’est-à-dire pour indiquer le processus de libération du corps des critères d’évaluation mythiques, religieux et de l’inventaire philosophique traditionnel.

2C’est le désenchantement réalisé par le savoir scientifique et philosophique, mais aussi et surtout, par des expériences fondamentales du xxe siècle. C’est cela qui m’intéresse.

3Je parle du désenchantement provenant de l’histoire pour réfléchir sur le désenchantement manqué, ou au moins partiel, du corps de la femme. On a expérimenté cette partialité en Italie avec la discussion et le référendum sur la loi qui discipline la procréation médicalement assistée, une loi inspirée du principe de sacralité de la vie embryonnaire.

Le corps « protagoniste » : une histoire du xxsiècle

4Pour donner en exemple l’énigmatique potentialité communicative de la parole du corps, pour illuminer le moyen obscur dans lequel le langage du corps condense les temps de l’histoire, de l’histoire individuelle et de celle de l’humanité, il est d’incomparable efficacité, une page d’E. Bruck tirée de Signora Auschwitz. Il dono della parola, c’est-à-dire du livre qui porte en scène un corps de femme comme lieu de conflit entre le désir de silence et le devoir de raconter Auschwitz. Raconter Auschwitz : cela veut dire conserver et communiquer la mémoire de façon que les hommes sachent que « tout est possible »1, que le fond du mysterium iniquitatis2 est un abîme inépuisable, afin qu’on rende honneur et pietas aux morts sans prière, aux morts devenus fumée auxquels le ciel a servi de tombeau, pour évoquer ici les paroles du poète Celan3.

[Auschwitz] lieu qui habitait mon corps, lieu que je sentais sur moi-même, comme une chemise de force toujours plus étroite […]. C’était une pensée qui, au lieu de rester dans un coin et me laisser vivre la vie, occupait aussi mon corps comme une grossesse infinie d’un monstre que je ne pouvais exorciser ni par mille livres écrits ni par mille témoignages, lieu du mal par excellence qui captait et absorbait tous les autres maux de l’univers, comme un maître insatiable des maux […]. Le récipient, le parent le plus proche, le père et la mère de toute scélératesse humaine. Et celui qui a Auschwitz comme habitant dévastateur en soi, en écrivant de lui et en parlant de lui, ne l’enfantera jamais, au contraire, il l’alimentera.

5Mais comment écraser, libérer son propre corps de ce gros poids ?

Je croyais et je m’imaginais que, avec chacun de mes livres, un morceau de l’enfant « monstre » y sortirait […]. Une autre sortie de la mauvaise et de l’éternelle grossesse, contrôlée par des médicaments anti-nauséeux et antispasmodiques, était ma promesse, jamais maintenue, d’abandonner le témoignage4.

6C’est comme si « l’excès du mal » (pour employer le titre du livre de Philippe Nemo5), tout ce que les mots ne peuvent dire, s’inscrivait dans un corps de femme, devenant enfant de ce corps, monstre qu’il est impossible d’avorter et impossible d’enfanter.

7Le corps qui parle dit, en se rebellant aux médicaments, l’impossibilité de résoudre le noyau Auschwitz, et dit cela par la douleur des crampes et de la nausée, symptômes très connus de la grossesse.

8Mais pourquoi ai-je choisi la page d’Edith Bruck pour commencer ?

9Parce que c’est dans la littérature de la mémoire des rescapés des camps et dans la réflexion sur le nazisme que le corps devient protagoniste.

10Comme je partage la thèse que le totalitarisme nazi est un point de non retour dans l’histoire de l’Occident, je soutiens ici que, pour l’histoire de la corporéité aussi, le nazisme est un tournant décisif.

11Dans le domaine de la pensée philosophique, c’est E. Lévinas qui, déjà en 1934 démontre, par la choquante expression « philosophie de l’hitlérisme »6, le caractère protagoniste du corps par la réduction nazie du moi au biologique. Le corps « arien » pas moins que le corps « inférieur ». Cette fatale priorité du corps détermine l’annulation de la liberté de l’homme, transformé en représentant d’une race, dans les chaînes de la nécessité naturelle. Durant les années du Troisième Reich, le corps devient terrain de construction de l’homme supérieur et signe incorrigible de l’homme inférieur.

12Il devient aussi lieu d’expérimentation, il devient corps-cobaye

13Cela aura d’énormes conséquences éthiques, juridiques, politiques. Aussi pour la vie de la science : le fait d’avoir transformé le corps humain en cobaye devient le levier pour bouleverser un moyen d’interpréter la médecine et, en général, de définir le rapport entre science et individus vivants.

14Les juges sont poussés, par le récit des cobayes humains rescapés, à écrire dans les attendus du jugement de Nuremberg, les directives connues comme Code de Nuremberg. Le corps devient protagoniste de la législation et du bio-droit de nombreux Pays.

15Mais revenons à la littérature.

16C’est la littérature en effet qui met en scène un corps qui parle un langage indépendant de l’esprit, comme la page de Edith Bruck citée le démontre.

17Mais l’autonomie du corps, son indépendance du moi, n’est pas l’expérience extrême. Il y a quelque chose en plus. Le corps se soustrait complètement à l’esprit et lui impose le silence

18Le corps interrompt l’« enchantement » de la subordination à l’esprit et prend le rôle qu’il n’avait, peut-être, jamais eu. Il produit ce que J. Améry, le grand « résistant » juif, rescapé des camps, qui s’est donné la mort en 1978, a défini comme « la démystification de l’inventaire philosophique » :

J’avais compris qu’il y a des situations dans la vie où le corps devient notre Moi tout entier et notre destin tout entier. J’étais mon corps et rien que cela : dans la faim, dans les coups que je recevais, dans les coups que je donnais. Mon corps exténué et couvert de croûtes de crasse, était mon fléau. Mon corps qui se cambrait pour frapper était ma dignité physique et métaphysique7.

19L’esprit devient muet : le cri du corps rend imperceptible sa parole et y éteint sa sonorité.

20J. Améry devient pleinement conscient du mutisme et de la surdité de l’esprit, lorsque, dans les conditions inhumaines du camp, il essaie de se réciter à lui-même le bien aimé Hölderlin et ne reçoit des vers, aucunement, ni d’émotions ni de soulèvement. La poésie a perdu sa puissance fascinatrice, elle a perdu sa capacité de conduire « au-delà » l’homme, rompant les limites et les chaînes de la condition humaine. L’enchantement s’est évanoui, la douleur infligée au corps a écrasé l’esprit. Lévinas dira que prétendre que l’esprit de l’homme et sa liberté ne succombent pas aux atrocités est une métaphysique des superbes8.

21L’avatar extrême : le corps devient « chair » sans l’autre et sans le monde. Mais, sans la sonorité de l’esprit, le corps aussi perd sa forme, il subit une métamorphose extrême : il devient « chair », subjectivité sans l’autre et sans le monde. Par la torture, l’humanité a appris comme il est possible de rendre un être humain uniquement chair, et de le transformer ainsi en proie de la mort, tandis qu’il est encore en vie : « Que l’on puisse à ce point réduire l’homme à l’état de chair et en faire une quasi proie de la mort, c’est ce que seule la torture a pu lui apprendre ». C’est le « vivant-mourant » pur et simple, connu dans des laboratoires monstrueux :

Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. La confiance dans le monde, qu’ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d’éteindre complètement, est irrécupérable9.

22Alors, de façon imprévisible, l’esprit se révèle un jeu, « ludus ». Améry écrit :

En effet nous avons emporté la certitude désormais immuable à nos yeux que l’esprit dans sa plus grande étendue est un ludus et que nous ne sommes, ou plutôt, que nous n’étions avant notre entrée dans le camp, rien d’autre que homines ludentes. Cette reconnaissance a mis un terme à pas mal de présomptions et d’autres suffisances métaphysiques […]. Quelques semaines passées au camp suffisaient généralement pour opérer cette démystification de l’inventaire philosophique10.

23La fin du dualisme métaphysique corps-esprit, avec comme conséquence la priorité de l’esprit, capable de transfigurer le corps, est signée.

24La plus sanglante et douloureuse forme de « désenchantement » est entrée dans l’histoire du monde et elle est devenue facticité « inamovible ». L’enchantement qui rendait le corps, du moins, partie de l’esprit, s’est évanoui. Ce n’est pas une œuvre des philosophes ou des savants mais d’expériences racontées.

25La nouveauté de cet événement peut être synthétiquement exprimée : le corps torturé, transformé en « chair » n’est pas le corps du martyrologue religieux, ou le corps du martyrologue laïque des combattants pour de grands idéaux. à l’opposé de l’expérience du martyre pour des motifs religieux ou pour des convictions, l’expérience racontée des rescapés est l’expérience d’une corporéité qui crie sa réalité, en refusant toute médiation de l’esprit, duquel elle semble totalement désancrée.

26Donc une si tragique expérience rend la considération du corps comme une réalité en soi, un événement irréversible.

27À l’issue des drames du xxe siècle, la civilisation est obligée, faute de sa survivance, d’élaborer l’humanisme que Lévinas a défini de façon paradigmatique « humanisme de l’autre homme »11, et qui, pour la bioéthique, peut être formulé comme l’humanisme du corps souffrant, qui exige inaliénable dignité, respect et aide. Si l’homme, après Auschwitz et à partir de la capacité expérimentée de souffrir de son corps, se ressent plus que jamais comme la victime potentielle de l’autre, il y a désormais la nécessité de protéger l’humanité dans ce qu’elle a de plus faible, de reconnaître la dignité dans ce qu’elle a de plus fragile et de plus commun à tous : le corps souffrant.

Opacité du corps

28J’ai préféré commencer par cette considération historique et par le donné expérientiel et non par les connaissances philosophiques et scientifiques du xxe siècle, qui, si bien, ont découvert l’autonomie du corps, parce que je considère incontournable, pour n’importe quelle réflexion, l’intervention sur le corps programmée par le nazisme, qui réalise son idéologie en manipulant les corps comme une matière à modeler à son propre arbitre. Le nazisme a employé les capacités infinies de souffrir du corps pour anéantir le moi et l’esprit de ses victimes, l’idéologie de la race pour anéantir le moi et l’esprit des « ariens ».

29Toutefois, en commençant par la « facticité » historique nous devons, quand même, nous demander : qu’est-ce que le corps, cette réalité très proche si on ne l’interroge pas, et très lointaine si elle est objet de réflexion (pour paraphraser la considération bien connue d’Augustin à propos du temps : « Si personne ne me demande ce que c’est, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ») ?

30Peut-on légitimement formuler cette question ? Si la réponse à « qu’est-ce que c’est ? » est une définition, l’indication d’une essence, d’un « universel », alors la question est illégitime. Le concept abstrait n’est pas à même d’illuminer la réalité du corps, qui se soustrait à des définitions extensives.

31Les connaissances acquises durant le xxe siècle nous permettent d’encadrer le corps et d’en avoir une idée approximative, comme un continuum bio-psycho-socio-culturel constitué de temporalité. Comme il est un des tasseaux qui constitue la condition humaine, le corps est marqué par une historicité radicale.

32La condition humaine est définissable dans sa spécificité à partir du fait que, de toute façon, nous sommes venus sur terre avec un corps, et comme corps nous habitons la terre.

33Justement, c’est parce que le corps est un élément de la condition humaine, qu’il n’est pas un lieu, selon une antique métaphore pas encore disparue, un lieu qu’on habite dans le bien et dans le mal, et qu’on abandonne avec la mort.

34La métaphore du lieu est due à la métaphysique dualiste qui a dominé l’histoire de l’Occident. La « signification » du corps produite par le dualisme corps/esprit joue un rôle déterminant dans la réalité vivante des corps qui ont habité et habitent encore la terre. Telle signification a signé le destin humain.

35Ce n’est pas par hasard qu’après le déclin de la métaphysique dualiste, la scission reste dans la perception et dans l’imaginaire qu’on a de son propre corps.

36Nous expérimentons tous que souvent nous pensons à notre corps comme à quelque chose d’« autre » par rapport à notre moi, que nous le sentons comme une prison, parce qu’il nous oblige et nous empêche, comme un ennemi à cause de ses prétentions, et pour le fait qu’il se configure comme une puissance qui en permanence menace notre capacité de contrôle.

37La volonté de contrôle sur cette altérité qui est le corps, le corps perçu comme « étranger », peut se pousser jusqu’à l’anéantissement du corps, à l’intimation du silence absolu, au rêve raconté par une anorexique d’être très maigre, d’être sans corps, cité par Susan Bordo12.

Le dualisme corps/esprit et la constitution de l’idolum « corps féminin »

38La citation de Susan Bordo nous reporte au problème du sens particulier que le dualisme et la hiérarchisation qui privilégie l’esprit (terme réfractaire lui aussi à déterminations univoques) et vide le corps ont eus pour le corps de la femme.

39Pourquoi ? Parce que le dualisme sensible/intelligible, corps/esprit, a approfondi la séparation entre le masculin et le féminin, en la configurant comme distance qualitative et abyssale.

40Pourquoi encore ? Parce que les femmes, dès le début de notre civilisation sont identifiées avec le corps, associées au corps13. Précisément l’identité féminine est reportée à la dimension de la corporéité qui coïncide surtout avec la reproduction, le soin et la conservation du corps biologique. C’est la figure de la corporéité liée à la survivance de l’espèce, que déjà la Grèce, terra mater de l’Occident, a rejetée hors de l’espace public, comme l’a expliqué H. Arendt dans La condition de l’homme moderne14.

41Le corps de la femme a son lieu d’être dans le privé, c’est-à-dire dans une vie dépourvue de la condition « eminenter » humaine qui est donnée par la participation à la polis, où le corps de l’homme accède. Celui-ci est un corps qui n’est pas réduit à la dimension biologique mais il est cultivé et formé, partant il est destiné à la lumière et à être vu et entendu.

42Réfléchir sur le corps de la femme c’est aussi réfléchir sur cette mutilation de la vie humaine soufferte par les femmes, c’est-à-dire d’être privées de la vie publique, d’être identifiées avec une corporéité qui est opprimée de tout genre de contraintes, afin qu’elle ne fasse irruption sur la scène de la vie publique, donc de l’Histoire.

43Le fait que le corps de la femme est inscrit dans le « naturel » ne comporte pas seulement le « destin » de la sujétion aux rythmes biologiques. Il implique aussi l’attribution à la femme de tout ce qu’il y a d’inquiétant et de troublant dans le naturel.

44La nature est aussi chaos et puissance constamment menaçante, elle est force primordiale qui, en débordant, brise les défenses que la civilisation a bâties. Le corps de la femme, pour être surtout lieu de reproduction, c’est-à-dire ce sein où dans un obscur noyau se croisent naissance et mort, devient la figure même de l’excès.

45être figure de l’excès renforce l’exclusion de la polis.

Histoire du corps de la femme comme corps qui engendre

46La relégation des femmes dans la sphère du privé, la résolution de leur corps dans les fonctions vitales constituent le lieu d’origine de l’histoire du corps féminin comme histoire d’un corps qui engendre.

47Une histoire atroce, signée par l’identification femme-utérus, une identification qui prévoit la métaphorisation de l’utérus comme « champ de semence »15, et comme animal qui erre dans le corps et qui est la racine de tout excès.

48Le corps et l’identité de la femme ont été, donc, résolus dans l’utérus. Le fait d’un corps capable de procréer est explicitement saisi d’une signification qui est issue de l’ethos patriarcal et qui anéantit tous les autres sens possibles présents dans la capacité du corps de la femme de procréer. La possibilité d’engendrer devient ainsi le contraire de la créativité, il devient un destin. Cela démontre, encore une fois, que tout ce qui appartient à la sphère biologique est potentiellement polysémique. C’est la signification qui produit un sens dominant qui peut devenir hégémonique. Alors la capacité d’engendrer devient le destin qui tenaille le corps de la femme, l’identifie et le rend paradoxalement sujet de mépris16.

49La polis exclut de la ville et du temple le corps de la parturiente.

50La répugnance pour l’accouchement est exprimée dans la culture grecque aussi bien que dans la Bible et dans la tradition chrétienne.

51Ce n’est pas un hasard si La République17 platonicienne évoque l’accouchement comme un exemple évident de tout ce que personne ne doit jamais imiter et si dans la Bible il est signé par le caractère d’impureté.

52Une aversion de longue durée, parmi les plus rétives à être résolue. Toute autre histoire, entre ombres et lumières, a écrit la médecine qui a eu pour sujet le corps qui engendre.

53Certainement notre présent relègue dans le passé l’identité féminine dessinée par le savoir médical, ce corps de la femme dont l’histoire a été si efficacement reconstruite par Edward Shorter18, une histoire qui nous laisse un héritage d’une infinie pitié pour les femmes qui ont souffert d’un si funeste « savoir ».

54Aujourd’hui nous connaissons, si ce n’est la victoire sur la mort par accouchement et sur la mortalité infantile, au moins des résultats qui dans les pays riches sont proches d’un tel but.

55Les procès complexes qui caractérisent l’époque qui a suivi la Révolution française, c’est-à-dire la reconquête féminine de l’espace publique, tournant de civilisation d’incalculable portée, les transformations des sociétés et des « ethoi », la métamorphose du « savoir » médical en « science », nous permettent aujourd’hui de débattre sur la tradition et les grandes innovations, sur les risques possibles d’une excessive « médicalisation », mais personne ne peut mettre en doute l’accroissement de la santé et de la vie, rendu possible par les sciences et les technologies.

56Reste toutefois problématique l’identité du corps de la femme dessinée par la médecine pour de nombreuses raisons. Je cite seulement la plus évidente : la parcellisation du corps et de l’identité qui est très souvent causée par les spécialisations, par l’organisation des structures préposées au soin de la santé et par la forma mentis de tant de praticiens.

57La réflexion sur les limites du savoir scientifique est alors justifiée, ou au moins, doit-on s’interroger sur les problèmes qui restent irrésolus.

58Je pense aux subtiles observations de la psychologue italienne Silvia Vegetti Finzi19 sur le corps de la femme comme corps observé de l’extérieur, et non comme corps écouté de l’intérieur.

59Je pense à la nécessité d’élaborer un savoir indépendant de celui de la médecine, une reconstruction, pour ainsi dire avec des mots et des voix féminines, des expériences du corps et en particulier de la grossesse et de l’accouchement, un savoir qui est encore « in fieri ».

60Il est nécessaire de réaliser un savoir autonome, qui sans se substituer aux autres savoirs, serait capable de les conduire tous à l’unité de signification. Seulement un tel savoir serait capable, peut-être, de répondre à des questions fondamentales, c’est-à-dire : le corps maternel n’est-il pas « l’autre monde » d’où le nouveau-né est porté à la lumière du monde, du monde partagé ? Que savons-nous de ce monde intérieur à la réalité complexe qui est une femme qui conçoit, qui vit les temps de la formation d’une nouvelle vie et qui l’accouche ? Quel savoir donne à cette obscure et polysémique réalité la possibilité de se faire reconnaître ?

61Somme toute, pour conclure ce dont nous avons dit, nous devons reconnaître que le cas du corps en grossesse, du corps privé d’un savoir endogène, peut être considéré paradigmatique de l’éloignement du corps, de l’extranéité de ses procès, de la difficulté de décoder ses messages, résultat d’une histoire séculière.

Le désenchantement manqué : la malédiction du corps stérile

62Encore de nos jours, la possibilité de donner une forme et une figure à son propre corps en grossesse dérive à la femme de la construction historique et sociale de la grossesse. Plus qu’un événement intérieur que la femme pourrait représenter par un savoir autonome, la grossesse est une construction « publique », et son corps est ainsi « lieu public »20, pour citer l’éclaircissante expression de Duden.

63Le caractère physique de l’événement, son appartenance à l’individualité de la femme, est omis en faveur d’une image issue de l’extérieur. Cette extériorité est restée malgré tout prépondérante. Le manque de cette représentation est un fait.

64C’est aussi un fait que la possibilité d’enfanter a un rôle déterminant dans le processus de constitution et de stabilisation de l’identité de la femme.

65La conscience de l’appartenance radicale au moi féminin de la capacité d’enfanter, vécue comme nécessité et destin d’une tradition, signifiée de façon tout à fait différente dans notre présent, nous ouvre la voie à la compréhension du corps privé de la possibilité d’enfanter. Elle nous permet une plus attentive considération du sens de la fécondation médicalement assistée et des limites imposées, à cause du principe de la sacralité de la vie, à la femme qui a besoin des techniques pour enfanter. Je pense, c’est tout à fait évident, à la loi italienne sur la procréation médicalement assistée et au principe d’extrême tutelle de la vie embryonnaire qui la structure. Une tutelle absolue issue du principe catholique de la sacralité de la vie et du modèle traditionnel de vie familiale. Le quotidien français Le Monde a défini la loi italienne sur la procréation médicalement assistée « loi Bourca », en faisant allusion tant au désaveu des droits et de la santé des femmes que, je crois, au poids déterminant qui a dans sa formulation le principe catholique de l’intouchabilité de la vie embryonnaire.

66Mais revenons au corps stérile et à la question du désenchantement manqué.

67Si le corps en grossesse est un corps reporté dans l’ombre, refusé, comme je l’ai dit plus haut, le corps stérile est un corps coupable, un corps pour ainsi dire, maudit. La stérilité est coulpe, punition, dans la perception immédiate qui a de soi le corps qui souffre de l’impossibilité ou de la difficulté à engendrer.

68Tout cela ressort tant des témoignages recueillis par des spécialistes que des sources littéraires, qui restent une « réserve or » pour la volonté de compréhension de l’humain.

69Indiscutablement la stérilité est infélicité. Naturellement on parle ici de la stérilité non voulue. C’est le corps qui attend une grossesse impossible qui se vide de vitalité, qui tombe en dépression. La douleur de la stérilité est une douleur qui a trouvé dans la tradition un rejet et dans notre présent encore une insuffisante possibilité de s’exprimer et surtout d’être écoutée.

70J’ai des soupçons motivés que la résistance opposée aux techniques pour la procréation assistée provienne d’ une faible considération de la tragique gravité du problème par de nombreuses personnes qui n’acceptent pas comme propre le drame humain de l’impossibilité d’engendrer et qui rendent si difficile le recours à ces techniques par des lois inacceptables.

71Dans une si faible considération, joue un rôle déterminant, je crois, cette tradition qui relègue les difficultés de la procréation à un problème peu communicable des femmes, ou mieux : du corps féminin.

72Le désenchantement de la « malédiction » du corps stérile n’est pas encore complètement accompli. Le sujet ancien coexiste avec la possibilité d’employer les plus modernes acquisitions des sciences et des techniques. Le désenchantement est un processus très complexe : c’est tout à fait évident que pour le réaliser, le développement des savoirs empiriques ou des sciences, comme tout le monde sait, ne suffit pas. C’est, peut-être une condition nécessaire mais pas suffisante. C’est un grand espoir, toujours menacé par la volonté de puissance et d’auctoritas qui accompagne le développement des savoirs comme une ombre. Il y a le risque que tel développement produise d’autres formes d’enchantement. La bioéthique et le bio-droit comme « droit léger » devraient être la garantie contre toutes les contraintes extérieures. Il ne s’agit pas, toutefois, simplement de sacs de résistance de l’ancien face au nouveau mais d’entrelacement de processus.

73Le problème du désenchantement du corps féminin peut être formulé en ces termes : en quelle mesure le principe de sacralité de la vie, contribue à la conservation de « l’enchantement », entendu comme contrainte sacrale sur le corps féminin ? En quelle mesure des lois, limitatives de la liberté des femmes à recourir aux techniques ressentent de la force de contrainte du principe de sacralité de la vie, qui est le paradigme de la bioéthique catholique officielle, c’est-à-dire du magistère de l’Église de Rome ? Le principe de sacralité de la vie embryonnaire est-il la tentative de conserver les interdictions sur les femmes, limiter leur liberté face à leur propre corps par la force fascinatrice du sacre, de ce sacre qui habiterait le corps en grossesse ?

La sacralité de la vie et le refus catholique de toutes les techniques pour la procréation assistée

74La morale sexuelle et la maîtrise sur la fécondité, sont des sujets auxquels l’Église catholique est traditionnellement très attentive. Longtemps durant, elle a fait valoir surtout des arguments de morale sexuelle. Même l’insémination artificielle est rejetée au motif qu’elle sépare l’acte sexuel de l’acte de la fécondation. Donc par une argumentation de morale sexuelle. Mais quand il s’agit des techniques qui créent des embryons en éprouvette, le Magistère recourt à des argumentations qui évoquent l’interprétation et le sens de la vie en soi.

75Autrement dit : dans le contexte de la « sacralisation de la reproduction humaine» sacralisation qui est un héritage commun aux religions, et qui aujourd’hui est reproposée avec force par l’Église catholique à l’intérieur du débat bioéthique la « sacralité de la vie embryonnaire » a une place spécifique. Il n’y a pas aujourd’hui un consensus à propos de la notion de vie; surtout quand il s’agit de l’embryon, les thèses s’opposent avec véhémence. Toutefois l’Église apparaît savoir sans équivoque ce qu’est la vie : la vie est un don de Dieu, et par là intouchable et, en particulier, le Magistère romain sait que la vie embryonnaire est une vie humaine qui mérite la même considération qui est due à la « personne ».

76Le traditionnel refus de la contraception et de l’insémination artificielle avec des arguments d’éthique sexuelle s’étend et s’approfondit face aux techniques de fécondation hors du corps, parce que ceux-ci menacent la vie de l’embryon. L’embryon est garanti par le principe de sacralité de la vie. Si l’on s’en tient aux déclarations de Jean-Paul II et du pape Ratzinger reprenant textuellement les conclusions du concile Vatican II, Gaudium et Spes, la thèse est : toute atteinte à l’intégrité de l’embryon est un « crime abominable ».

77Les violations des droits qui protègent les femmes, le mépris de l’habeas corpus (conquis par les femmes en force de législations par l’interruption de grossesse) et le désaveu d’autres droits du corps ne constituent pas un grand problème pour ceux qui définissent et administrent le sacre.

78C’est tout à fait évident : le « sacré » capable d’enchantement n’a jamais abandonné le corps féminin.

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Notes

1 Cf. la réflexion de H. Arendt sur l’affirmation de David Rousset : « les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, London, Allen and Unwind, 1958, p. 436 (Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002).
2 Pour employer l’expression paulinienne (II Thess. ii, 7) que le temps n’a pas usée, parce que la capacité humaine de réaliser « tout le possible », a, au fur et à mesure, renouvelé le sens du mal.
3 Pour paraphraser le poète : « Wir Schaufeln ein Grab in den Luften […] » (« nous creusons un tombeau dans l’air […] ») : P. Celan, Todesfuge in Mohn und Gedächtnis, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt Gmb H, 1952–1982.
4 E. Bruck, Signora Auschwitz. Il dono della parola, Venezia, Marsilio, 1999, p. 13, 16 et 17 (Madame Auschwitz. Le don de la parole ; texte traduit en français par moi-même).
5 Ph. Nemo, Job et l’excès du mal, Paris, Albin Michel, 2001.
6 E. Lévinas, Quelques Réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Petite Bibliothèque, 1997.
7 J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable, Actes Sud, 1995, p. 151
8 Voir E. Lévinas, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 198.
9 J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 79.
10 Ibid., p. 48.
11 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1973.
12 Voir S. Bordo, Unbearable Weight. Feminism, Western Culture, and the Body, by the Regents of the University of California, 1995, p. 147.
13 Pour l’histoire des femmes voir G. Duby et M. Perrot, Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1992.
14 A Harendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
15 Contre l’objection affligée d’Ismene, qui revendique l’unicité d’Antigone pour Emon qui l’aime, Créon fait valoir l’interchangeabilité des femmes en les identifiant avec des « champs de semences ». Voir Sophocle, Antigone, v. 590 : « Αρώσιμοι γαρ χατέρων εισιν γυαι » ; au champ de semence fait référence à Platon (Platon, Timée, 91 d.), mais c’est un thème récurant parce que la formule grecque du contrat de mariage renvoyait à « la moisson des enfants légitimes ». Le placement du politique hors des limites de la sphère biologique, l’autonomie des lois de la polis permettent au philosophe la reconnaissance de légitimité à la participation des femmes à la gestion de l’état. Cf. Platon, La République, v. 454 sqq.
16 Cf. E. Cantarella, L’Ambiguo Malanno. Condizione e immagine della donna nel mondo greco romano, Roma, Editori Riuniti, 1985.
17 Platon, La République, 395 e.
18 Cf. E. Shorter, History of Women’s Bodies, New York, Basic Books, 1982 ; Y. Kniebheler, La Femme et les médecins. Analyse historique, Paris, Hachette, 1983.
19 Voir S. Vegetti FinziI, Volere un figlio. La nuova maternità fra natura e scienza, Milan, A. Mondadori, 1999.
20 B. Duden, Der Frauenleib als öffentlicher Ort. Vom Missbrauch des Begriffs Leben, Hamburg/Zürich, Luchterhand Literaturverlag GmbH, 1991.
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Pour citer cet article

Référence papier

Emilia D’Antuono, « « Désenchantement » du corps féminin et « sacralité » de la vie »Noesis, 12 | 2007, 265-277.

Référence électronique

Emilia D’Antuono, « « Désenchantement » du corps féminin et « sacralité » de la vie »Noesis [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 28 décembre 2008, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1393 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1393

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Auteur

Emilia D’Antuono

Emilia D’Antuono est professeur ordinaire de philosophie morale à la faculté de Sociologie et de bioéthique et à la faculté de Sciences biotechnologiques de l’université Federico II de Naples. Elle est auteur d’essais et de volumes sur l’idéalisme allemand, sur la pensée juive et sur la bioéthique. Elle a notamment publié Ebraismo e filosofia (Napoli, 1999), Bioetica (Napoli, Guida Editori, 2003), La Procreazione umana assistita tra etica e diritto (Napoli, 2005), Diagnosi prenatale tra etica e bioetica (Milano, Vermezzo, 2006).

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