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Texte intégral

1. Actualité du sacré ?

1Il peut sembler étrange de s’interroger aujourd’hui sur les rapports mutuels du corps et du sacré. On pourrait à la rigueur concevoir un lien historique entre les deux, ou articuler le corps aux nombreuses prescriptions religieuses qui l’ont depuis toujours pris pour objet. Mais en est-il de même aujourd’hui ? Le sacré fait-il encore partie de notre expérience d’hommes modernes ou postmodernes ? Le corps a-t-il encore le moindre lien avec le sacré, abordé en première approche dans un rapport avec la religion, qui serait, selon une opinion couramment répandue, l’administration même du sacré ?

2Ce qui peut en faire douter vient du mouvement de laïcisation, qu’ont connu les sociétés occidentales. Il consiste en une perte progressive mais régulière du pouvoir des Églises sur le « corps social », qu’il s’agisse du corps proprement dit ou de la collectivité pensée métaphoriquement comme un tout. Si donc par « sacré », on entend, en un premier sens, la puissance transcendante de la divinité — eu égard au déclin de son influence culturelle et politique, le problème semble réglé et notre question caduque.

3La position que nous allons tenter de défendre procède néanmoins de l’hypothèse inverse : selon nous, le corps reste aujourd’hui, bien que sous une forme différente, un espace sacré et même, pourrait-on dire, l’une des principales « demeures » du sacré, un « territoire » du sacré. Comment, alors, entendre cette proposition et ne pas la considérer comme un simple délire… qu’on hésite à qualifier de sacré ?

4Une analyse du processus mis en cause, celui de la « laïcisation », peut nous mettre sur la voie. Le laios désigne en grec, comme on le sait, ce qui est « gauche » (le côté « sinistre ») et, par suite d’un lent glissement de sens, le « laïc », celui qui se situe dans le monde, le « profane » en un mot. Ce qui ne signifie pas que le sacré a été tout entier résorbé dans et par le monde profane, dont il constituait à l’origine l’opposé. Certes, il existe bien, comme le montre Mircéa Eliade dans Le Sacré et le profane, un abîme entre le monde de l’homme religieux et le nôtre1. Mais, et quitte à ne pas suivre complètement l’usage courant, nous interprèterons plutôt ce mouvement comme un processus de « gauchissement » (pour reprendre le sens du mot laios), non pas donc comme une disparition du sacré, mais comme une métamorphose, et notamment un « transfert » de ses propriétés à des objets du « monde » — une sécularisation en somme.

5Encore convient-il de préciser le sens de ce terme, qu’une première approche donnait l’impression de pouvoir rabattre sur le religieux : que signifie alors vraiment la notion de « sacré » ?

6La première identification du sacré et du divin nous semble impropre. Le sacré est à la fois plus et moins que la divinité et, en tout état de cause, ne se confond pas avec elle. Plus, car la destinée par exemple peut être dite supérieure aux dieux, et moins car une montagne, par exemple, peut aussi être considérée comme « sacrée ». Dans le Vocabulaire des institutions indo-européennes2, Benvéniste rattache la notion à une double série de termes : ce qui est « hiéros » tout d’abord, c’est-à-dire réservé aux dieux seuls et qui manifeste leur toute-puissance ; ce qui ensuite est permis aux hommes par ces dieux (« hosios »), c’est-à-dire ce qui est « consacré ». Une loi, un devoir seront ainsi qualifiés de « sacrés ». Enfin, ce qui est « hagios », proche du « sanctus » latin qui a donné notre « sanctuaire », et qui désigne une chose tout à la fois consacrée et protégée contre la violation — un temple, mais aussi Jérusalem, dans la Septante (Exode, xxxi, 1), est décrite par ce terme. L’opération contraire sera donc la « transgression » d’une règle ou la « profanation » d’un territoire.

7Que retenir de cette première analyse ? Le sacré se conçoit tout d’abord comme la manifestation d’une puissance transcendante, d’un « tout autre » ganz andere, comme le dit Eliade. Ce tout autre est repris, en hébreu comme en arabe, sous le terme de « qodesh » et de « harram », pour signifier le « séparé », en l’occurrence la puissance de Dieu et la différenciation qui s’instaure entre lui et le monde : il est à part et tout contact direct avec lui est impossible.

8Paradoxalement pourtant, cette puissance édicte des règles sur ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. De même, elle délimite des lieux (et des temps), dont le territoire est « (con) sacré », ou qui se trouvent exempts de toute imperfection et de toute souillure — « qadosh » en hébreu, « muqadas » en arabe. Cette conception situe alors le sacré à l’intersection des notions de « sainteté » et de celle de « pureté », sans permettre de dégager nettement la sainteté chrétienne de la sacralité en général3.

9L’intérêt de ces remarques linguistiques tient au fait qu’elles mettent au jour, comme le remarque J. J. Wunenburger dans Le Sacré4, une même ambiguïté fondamentale à l’endroit de la notion, par-delà la diversité des cultures. Si le sacré désigne en effet ce qui est digne d’un respect absolu, ce qui est séparé et interdit, toutes les langues et cultures mentionnées envisagent la possibilité d’une transgression de ces limites. L’hébreu désigne cet acte sous le terme lehalel, « profaner », qui signifie littéralement « rompre l’enclos », ouvrir un trou dans l’espace. Ainsi, le sacré se présente comme porteur d’une sémantique spatiale insistante, accentuant tantôt l’intégrité, tantôt la discontinuité et la rupture de cet espace. Ce qui le rapproche naturellement du corps dans sa dimension spatiale et protégée à la fois.

10Quant au sacer latin (dont est dérivé notre propre vocable de « sacré »), il désigne l’état de celui qui a transgressé ces règles (ou ces lieux) et qui se trouve alors contaminé par une souillure qu’il faut impérativement purifier. Parfois même, cette souillure est telle que seule la mort peut en délivrer la communauté.

11Étrange vertu en somme que celle du sacré, qui appelle le respect, et qui pourtant provoque souillure et mort. Faut-il, pour comprendre cette tension, reprendre le concept de « sacré de transgression » exposé par Caillois5, et considérer que le sacré coïncide lui-même avec la transgression d’un interdit, dont naîtrait la souillure ? Non, sauf à envisager que le simple fait de brûler un feu rouge soit synonyme de souillure ou puisse nous valoir d’être jetés à la mer avec un chien et un serpent — traitement réservé, à Rome6, aux sacrilèges… Encore faut-il en effet que la règle (ou le lieu) que nous transgressons fasse l’objet d’une protection divine ou transcendante (et non pas seulement policière)7. L’ambivalence foncière du sacré apparaît en tout cas clairement, puisqu’elle fascine autant qu’elle repousse, pour reprendre la célèbre distinction d’Otto entre mysterium tremendum et mysterium fascinans8.

12Le corps peut-il, dans ces conditions, faire l’objet d’un tel investissement ? Peut-il en outre être considéré comme la source de la conceptualisation du sacré, du fait notamment que le corps apparaît comme un espace qui fascine et pourtant dont le contact semble parfois prohibé ? Surtout, peut-il encore avoir ce statut aujourd’hui ?

13Le problème vient en effet de la « sécularisation » déjà évoquée. Si la croyance en Dieu recule — globalement — dans les sociétés, si le contrôle de la religion sur les sociétés perd de son importance, y a-t-il encore une place pour cette notion, et sous quelle forme ?

14Une première manière de lever cette difficulté pourrait être de distinguer d’un côté la religion et, de l’autre le religieux. Sous le premier terme, pour reprendre par exemple la conception durkheimienne de la religion, on comprendrait un ensemble de valeurs et de pratiques relatives au sacré, mais reliées entre elles (formant « système ») et rattachées à une « communauté » particulière de croyants (l’Église ou l’oumma par exemple)9. De cela, on pourrait soutenir en effet le relatif déclin. Non seulement les croyances ne forment pas (ou plus) système, mais le contrôle des Églises sur la société (de même que le sentiment d’appartenance) s’amenuise. Ce qui ne signifie pas pour autant que le sacré, dans ses pratiques comme dans ses croyances, disparaisse également. De là le terme de « religieux », pour tenter d’appréhender la persistance de ces représentations, même là où et lorsque les personnes ne se reconnaissent pas croyantes ou affiliées à une Église. On peut éclairer ce point grâce à la formule de Régis Debray, dans les Communions humaines : « dans le premier cas, l’homme habite le sacré […]. Dans le second, le sacré habite en nous et par nous »10. Qui plus est, comme nous tenterons de le montrer, le sacré continue à exister dans et par les corps, mais à notre insu, et d’une manière tellement diffuse que nous n’en avons pas toujours conscience. Ce qui n’empêche pas cette sacralité de produire de nombreux effets, notamment dans le champ social et politique. Encore faudra-t-il préciser ce qui demeure du sacré, dans son lien au corps, dès lors qu’est perdu le sens de la transcendance comme croyance au divin. Pour résumer, nous reprendrons à notre compte cette analyse extraite du Sacré et le profane : « même l’existence la plus désacralisée conserve encore des traces d’une valorisation religieuse du Monde »11.

15Mais de quel corps sommes-nous en train de parler ? S’agit-il du corps physique et extérieur, ou du corps vécu, du « sarks » ou du « soma », selon la distinction rappelée par J.-F. Lavigne12 ? Est-ce, en outre, le corps dans sa matérialité, même lorsqu’elle est vécue et sentie, ou bien est-ce l’imaginaire de ce corps, la représentation chargée d’affects que l’on s’en fait ? Cette double approche enfin, à la fois physique et imaginaire, concerne-t-elle tout un chacun ou bien seulement certaines personnes — ou catégories de personnes ?

16C’est précisément afin de répondre à toutes ces interrogations, et pour tenter d’articuler les différentes dimensions du corps et du sacré, que nous proposons la notion de « territoire » pour servir de concept organisateur. Un territoire désigne en effet une zone délimitée de terre (terra-torium), un fragment de l’espace, qu’une personne (ou un animal) se réserve, dont il interdit l’accès aux autres, et sur lequel il exerce un certain pouvoir13. Cette notion renvoie naturellement aussi à la dimension politique de la vie humaine, nationale notamment, et à la manière dont une collectivité investit cet espace, à la fois physiquement et imaginairement. Or il nous semble que le corps est parcouru par les même processus : produit social, il fait souvent l’objet d’interdictions et dégage un respect, qui ne se réduit pas à des considérations purement objectives. Considéré parfois comme inviolable et sacré, sa « profanation » ou sa « souillure » s’apparente très souvent à une menace pour l’ensemble de la collectivité. Voilà pourquoi le concept de territoire nous semble adéquat et opératoire, pour comprendre la manière dont le corps devient un enjeu politique.

17Notre approche se situe en effet dans une perspective anthropologique et politique, au sens que T. Todorov donne à ce terme14, dans La Vie commune, à savoir une réflexion sur l’être humain en général, comme vivant toujours déjà au sein d’une communauté. Nous n’aborderons donc pas la question de la validité « ontologique » du sacré pour nous consacrer seulement à ses résonances sociales et politiques. Procédant ainsi, nous ne souhaitons faire aucun « réductionnisme », ni descriptif ni explicatif. Autrement dit, nous ne prétendons nullement que l’expérience du sacré s’analyse entièrement et intégralement à la lumière de son rapport au corps, ni de l’interdit dont il serait porteur. Notre approche tente seulement de montrer comment certaines conceptions touchant le sacré perdurent encore aujourd’hui, quoique sous des formes dérivées et n’assurant plus véritablement des fonctions « régulatrices ».

18Pour tenter d’en mettre en évidence l’actualité, il nous a fallu constamment rechercher l’origine des conceptions du sacré, en matière de corps, dont sont issues les représentations contemporaines. D’où une attention toute particulière portée aux textes dits sacrés, la Torah et le Nouveau Testament notamment. Nous ne nous dissimulons pas que et les limites actuelles de notre connaissance, et l’extraordinaire complexité et les développements de la pensée tant chrétienne que juive ou musulmane rendent périlleuse tout tentative pour en parler comme d’un tout unifié et univoque. Néanmoins, en nous centrant sur quelques-uns de ces aspects, notamment au début de leur théorisation, nous essaierons de faire émerger les principaux concepts relatifs à la notion de sacré.

19Il s’agit en premier lieu de la différenciation et de la mise à l’écart, puis de la pureté et de son pendant, la souillure, enfin de l’examen de la « purification », distincte de la pureté, et qui permet d’envisager le dévoiement ou le « gauchissement » du sacré, dans le monde contemporain. Les trois notions ou couples de notions renvoyant chacun à un moment de cet exposé.

20Cela étant, nous esquisserons, en conclusion, quelques-unes des pistes abordées, qui devraient faire l’objet d’un prochain travail.

2. Du sacré comme différenciation

2.1. Différence d’identité

21Pour l’heure et pour commencer, c’est tout d’abord à la fonction « différenciatrice » du sacré, via le corps, que nous nous attacherons.

22À un premier niveau, que nous nommerons physique et « extérieur », le corps sert de marqueur pour différencier le croyant du non-croyant. Cette différence repose sur un principe immatériel et transcendant, et c’est à lui que se réfère le croyant, lorsqu’il impose des signes à son corps. Ainsi par exemple, dans l’intimité du corps masculin, la circoncision établit chez les Juifs le signe d’une « alliance » privilégiée avec la divinité toute-puissante. C’est ce dont témoignent les textes du Pentateuque à plusieurs reprises, au premier chef desquels la Genèse : Dieu signifie à Abram (dont le nom lui-même devient « Abraham », entérinant ce changement de statut) la nécessité de marquer son corps : « vous ferez circoncire la chair de votre prépuce, et ce sera le signe de l’alliance entre moi et vous »15. En d’autres termes, preuve est donnée par le corps du lien que Dieu conclut avec un peuple et, symétriquement, de la reconnaissance par celui-ci de cette « alliance » avec la puissance sacrée. Pour le dire autrement, le marquage du corps est là pour témoigner de ses croyances, c’est un acte de foi.

23La première ambiguïté tient au fait que cette marque corporelle peut être l’objet d’un choix : un individu qui souhaite se « convertir » se fait circoncire ou, plus largement, revendique, en les portant (« ostensiblement »), les signes de son appartenance religieuse… Mais il peut également s’agir d’une imposition de la communauté sur l’ensemble de ses membres : on ne demande pas leur avis aux enfants, lorsqu’ils subissent certaines opérations. Autrement dit, cette première imposition sur le corps est aussi le signe qu’un individu appartient, si l’on peut dire à son corps défendant, non pas seulement à une « classe sociale », comme le soutient Bourdieu mais aussi foncièrement16 à une communauté de croyances. Cette manifestation, pour discrète et intime qu’elle soit, est signe visible, « extime », d’élection et de différenciation. Le corps symbolise en effet une première rupture, un premier fossé entre ceux qui révèrent le Seigneur et les autres.

24C’est là un point également visible — et également ambigu — dans l’Islam. La question y est alors moins celle de la circoncision que celle du voile (dont on sait à quel point il a fait récemment l’objet de débats dans la société française). L’emploi du terme « hijab » littéralement « ce qui sépare, ce qui fait obstacle » — atteste d’ores et déjà de son caractère sacré. Ce mot sert en effet non seulement à désigner la « barrière » que Dieu dresse entre son messager et les croyants (sourate xvii, verset 45), mais également le « retrait » de la vierge Marie, qui se soustrait aux péchés (sourate xix, versets 16–19)17. Or cette mise à l’écart, sous la forme du « voile » proprement dit, possède une fonction identitaire non moins incontestable18. Ce voile est aussi le signe d’une appartenance religieuse, d’une identité religieuse. Ce sont en effet non seulement les femmes du prophète mais, par extension, toutes les musulmanes qui sont appelées à le porter. Comme l’affirme la sourate xxxiii, verset 53 : « Prophète, dis à tes femmes et à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leur voile. C’est le meilleur moyen pour elles d’être reconnues et de ne pas être offensées »19. Certes, il s’agit là des signes du corps, plus que du corps lui-même. Mais leur fonction est bien de rendre visible un certain état du corps et de l’âme : leur chasteté supposée et leur condition de croyantes. Voilà pourquoi le marquage des corps, sur la peau ou sur les vêtements qui l’entourent, sert à reconnaître et à différencier les croyants des non-croyants. À ce titre, il peut aussi bien signifier un « choix » de l’individu qu’une identité collective assignée et parfois imposée.

25Ces signes corporels ne se contentent pourtant pas de différencier les groupes entre eux. Ils manifestent aussi parfois des différences intra-communautaires, notamment en termes de statut et de hiérarchie.

2.2. Différences hiérarchiques

26Un premier exemple vient d’en être fourni, à propos de la différence des sexes. Mais ce principe de distinction sacrée peut également témoigner d’une différence de statut, particulièrement à propos du degré d’intimité et de proximité avec le principe transcendant. En ce sens, les prêtres — et plus largement, les hommes qui communiquent avec les forces transcendantes, sacrées de nouveau en ce sens — sont souvent porteurs de signes distinctifs, qui manifestent leur pouvoir hors du commun. Qu’il s’agisse des chamans ou des évêques, nul ne fait ici exception à la règle. Chacun porte une tenue qui rend visible son sacerdoce, sa charge sacrée20. Or ce phénomène est loin d’être un cas isolé : moines, sœurs, mais aussi prêtres, pasteurs ou imams portent également, de manière plus ou moins discrète, un signe de leur statut à part. Et si l’habit, si l’on peut dire, ne fait pas le moine, il s’inscrit néanmoins dans une ritualisation des conduites, qui participe de l’identité personnelle et collective. En ce sens, le corps fait bien office de territoire du sacré, puisqu’il inscrit, sur chacun des membres d’une communauté, les signes de son appartenance ainsi que ceux de la Loi qui les unit.

27Mais ne sommes-nous pas ainsi en train de nous éloigner du corps, en évoquant les vêtements et les accessoires du sacerdoce ? Qui plus est, les premiers chrétiens n’ont-ils pas renoncé à circoncire les corps, pour mettre l’accent sur une circoncision plus spirituelle, comme Paul en témoigne par exemple dans l’épître aux Galates, v, 6 : « dans le Christ Jésus ni circoncision ni incirconcision ne comptent, mais seulement la foi opérant par la charité »21 ? Si l’intention reste fidèle au propos deutéronomique, qui enjoignait déjà de circonscrire les cœurs et non seulement les corps22, la différence semble pourtant assez nette.

28À cette objection il nous paraît possible de répondre que, bien qu’un Chrétien ne soit pas marqué dans son corps — au sens du soma — il peut l’être dans sa chair (sarks), dans le rapport qu’il entretient au corps vécu. C’est ce qui transparaît par exemple dans les pratiques ascétiques et dans l’imitation, vécue, éprouvée dans sa chair, des souffrances du Christ en tant que divinité incarnée. Pour autant, s’il y a incontestablement un glissement de sens, depuis le corps extérieur vers le corps vécu (qu’il faut également prendre en compte), c’est toujours néanmoins le soma qui est considéré, en I Cor., vi, 19, comme « un temple du Saint Esprit », autrement dit comme un réceptacle du sacré. En d’autres termes, le flottement entre corps extérieur et corps senti ne remet pas en cause le lien profond qui unit le sacré au corps. Le sacré comme principe de différenciation et de séparation jouant si l’on peut dire, sur les deux tableaux.

29Une seconde objection, plus radicale peut-être, a trait à l’actualité de cette conception du corps. Dans quelle mesure, eu égard au mouvement de sécularisation, cela nous concerne-t-il encore ?

30Une première réponse pourrait faire valoir que la relative décatholicisation des sociétés occidentales ne reflète probablement pas la vitalité du christianisme en général, évangélique notamment, qui s’appuie justement sur des formes émotionnelles de sacralité, dans lesquelles le corps est à nouveau sollicité : qu’il s’agisse d’être touché, de vibrer en foule, etc., comme le montre Danièle Hervieu-Léger dans De l’Émotion en religion23. A fortiori, ce relatif déclin ne reflète pas la progression d’autres religions, l’islam par exemple, au regard de l’ensemble de la planète. Enfin et surtout, comme nous essaierons de le montrer, bien que les prescriptions de la religion aient effectivement tendance à perdre de leur impact, les valeurs du religieux, et notamment en termes de sacralité des corps continuent à se manifester et à produire des effets. Mais où et comment repérer de telles manifestations du sacré, sur le corps de nos contemporains ?

2.3. Le corps du souverain

31À nouveau, la mise en scène du corps nous semble fournir une voie d’accès intéressante. La différenciation sacrée témoigne en effet non seulement d’une différence d’identité mais également de statut : non pas seulement celui du prêtre, mais aussi celui du souverain, de manière beaucoup plus large. Pour le dire autrement, le corps est instrument et signe de hiérarchie, étymologiquement d’un pouvoir dont la source est transcendante, sacrée. Cette manière un peu libre d’interpréter la formule paulinienne — « non potestas nisi a Deo » (Rom., xiii, 1) — vaut en effet non seulement pour le pouvoir sacerdotal proprement dit, mais également pour le pouvoir en général.

32On peut tout naturellement lire, de ce point de vue, la double nature du corps du souverain, telle que la formule par exemple E. Kantorowicz, dans Les Deux Corps du roi24. Au corps du simple particulier se surajoute en effet un corps mystique, incorruptible et invisible, qui certifie pour ainsi dire la puissance de sa charge25. Et ce corps-ci est intangible et inaccessible, son enclos est véritablement inviolable. Certes, celui-ci peut quitter le corps profane (voir à cet égard Richard II)26, mais non pas mourir en tant que tel. Ce qui transparaît donc, c’est un imaginaire du corps du souverain, auquel on prête mille vertus. Au-delà, c’est le corps (social) comme tout métaphorique — celui de la communauté politique — qui finit par hériter de ce prestige. C’est même en ce sens que l’expression de « corps mystique », et le glissement de sens, ainsi que la sécularisation du sacré qu’elle suppose, se marque le plus clairement27. Or c’est sans doute également, nous semble-t-il, que cette représentation fait précisément partie de celles qui, héritées d’une conception transcendante du sacré, persistent sous une forme dérivée dans l’esprit de nos contemporains.

33Si le phénomène d’un transfert de sacralité, de la religion au politique, de la royauté spirituelle au pouvoir séculier, est attesté dès le xiiie siècle28, la croyance en une quasi divinité ou du moins en une perpétuité de la souveraineté semble encore d’actualité. Cette idée d’une continuité d’un pays ou d’une institution, par exemple, repose d’ailleurs non seulement sur l’idée d’une sacralité du corps collectif (le corps mystique) mais aussi, très souvent, sur la présence physique d’un individu, dont le corps consacre et incarne pour ainsi dire ce principe. Un tel glissement de sens s’observe par exemple dans l’étude que propose B. Edelman, dans L’Homme des foules, du corps de Staline. Celui-ci incarne en effet non seulement l’espérance du marxisme, mais il assure en même temps l’unité de la patrie du communisme29. Sans pouvoir développer ce point, notons simplement que si ce corps, a contrario, vient à manquer, le groupe peut se désagréger et le chaos s’installer. Cet « effet Holopherne »30 témoigne par conséquent du lien puissant qui unit le corps du souverain et celui du corps collectif, de la collectivité dans son ensemble.

34À un second niveau, et sans même aller jusqu’au culte de la personnalité (qui menace pourtant régulièrement de resurgir, dans la sphère sociale et politique), il n’est pas rare que soit prêtée à un dirigeant, voire à une célébrité, une multiplicité de vertus (tournées ou non vers le bien), de propriétés censées être en rapport avec le prestige de sa charge. Parfois même, ces vertus sont jugées presque communicatives, selon une conception plus proche des statues des saints — ou des idoles — que d’un sacré transcendant. Le contact, loin de souiller ou de risquer de mettre à mort, est plutôt censé apporter un bénéfice à celui à qui il est permis31. Mais peut-être n’est-ce justement que la déformation du sacré du pouvoir : isolé et inaccessible la plupart du temps, il s’offre aux croyants, en de rares occasions.

35Si cet imaginaire du pouvoir consacré semble aussi répandu, c’est peut-être également parce qu’il est, consciemment, délibérément, entretenu. Le corps du pouvoir, comme le note en effet G. Balandier, dans Le Pouvoir sur scènes, est presque toujours rehaussé, distingué par un dispositif visible32 qui lui confère un prestige censé inspirer respect et crainte, les deux attributs du sacré. Parfois en effet, « des modifications physiques, parfois sexuelles, peuvent lui être imposées »33, mais le plus souvent le corps est revêtu des attributs de sa puissance : sceptre, éphod ou… uniforme. De ce point de vue, on comprend de quelle manière l’habit met en scène le corps, en l’investissant d’un symbole qui le relie à un principe transcendant, quel qu’en soit le contenu (Dieu, institution politique ou militaire, ou même simplement attribut de savoir, médical par exemple34. Le corps de l’individu disparaît en quelque sorte sous un corps pluriel et anonyme, dont la puissance provient justement de cet ailleurs vers lequel il fait signe. Et cette théâtralisation, physique et imaginaire, du corps n’est évidemment pas l’apanage des sociétés traditionnelles.

36Formes dérivées et amoindries, pourrait-on objecter. Peut-être, mais le droit contemporain continue à attribuer aux diplomates et aux responsables politiques en général, une certaine « immunité », proportionnelle au statut qu’ils occupent. Un tel privilège, analogue à l’extraterritorialité dont bénéficie le territoire des ambassades, nous paraît transposer, au plan politique, la dimension d’inviolabilité et d’inaccessibilité du lieu sacré. La mise en scène de cette fonction de distinction et de séparation se retrouve d’ailleurs, par exemple, dans la confrontation entre un prévu et le magistrat qui l’interroge. Non content d’être revêtu d’attributs de pouvoir, celui-ci est aussi séparé par un espace interdit — celui, dit-on, de la « Loi » — espace qui manifeste la différence de condition de chacun des deux personnages. Or de ce point de vue, c’est bien de sacré qu’il s’agit, au sens où nous l’avons défini : un « enclos » qu’il n’est pas possible d’approcher, mais qui inspire (ou est censé inspirer) un respect mêlé de crainte. À ce titre, le corps ou plutôt les corps (physiques et symboliques) manifestent, dans l’espace qui leur est propre et qui les entourent, la dimension de sacralité du pouvoir.

37Mais en quel sens entendre ce pouvoir ? S’agit-il seulement de la monstration d’un privilège (en l’occurrence d’origine transcendante) que d’aucuns détiendraient en propre ? Ou bien ne convient-il pas plutôt de penser la sacralité comme un principe organisateurs de la vie sociale dans son ensemble, quitte à redéfinir pour cela le terme de « pouvoir » et celui « d’ordre » social ?

38Ce sera l’objet de notre seconde partie.

3. Pouvoir ordonnateur du sacré ?

3.1. Pouvoir et interdits

39Si le mouvement de différenciation vise à imposer un ordre (ainsi du mouvement créateur divin, qui « sépare » le terre et la ciel, la lumière et les ténèbres, etc.), celui-ci ne peut cependant se comprendre, pour la société humaine, comme l’imposition d’un pouvoir univoque et détenu en propre par un seul individu (ni même par quelques-uns).

40Comme le suggère en effet M. Foucault, le pouvoir ne vient pas tout uniment « d’en haut », par le biais d’institutions visant la sujétion des citoyens. Il n’est pas non plus un « système » assurant la domination d’un groupe sur un autre. De manière plus « nominaliste »35, il faut le concevoir comme « le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables »36. En d’autres termes, « le » pouvoir n’existe pas en tant qu’entité abstraite, extérieure aux individus, et à laquelle ils ne pourraient opposer aucune résistance. Les pouvoirs se jouent plutôt dans les relations entre individus, dans les rapports entre corps, dans les dispositifs — pratiques et discours — qui agissent sur eux.

41Réciproquement, cela suppose que le corps ne soit plus un signe univoque de puissance, mais plutôt qu’il témoigne d’une puissance qui le traverse de part en part, et à laquelle il participe. C’est pour ainsi dire la société dans son ensemble, i.e. l’ensemble des représentations, des valeurs, mais aussi des institutions et des pratiques, qui assurent alors l’existence et la pérennité de ce pouvoir. Le corps, dans cette situation, subit autant qu’il porte le pouvoir social et ce, y compris à travers les résistances dont font preuve les individus. Est-il alors possible, dans cette perspective, de repérer des éléments attestant que « la » sacralité participe de ces rapports de pouvoir ?

42En première approche, c’est probablement dans les valeurs qui protè-gent et interdisent l’accès au corps, que le sacré peut apparaître en tant que dispositif social. Une représentation couramment admise voit dans le corps un objet « consacré » et inviolable37, intouchable, du moins dans certaines conditions. Relèvent en effet du « sacrilège », d’une violation absolument condamnable aussi bien l’agression physique que sexuelle ou le meurtre a fortiori. L’interdit du meurtre, mais aussi celui de l’adultère et de l’inceste figurent en bonne place parmi les interdits sacrés de la plupart des religions et des sociétés. Il est vrai que certains corps sont, si l’on peut dire, plus inviolables que d’autres : les parents, par exemple, ne peuvent être agressés sans provoquer une horreur et une réprobation considé-rables. On songe naturellement ici au sacrilège que constitue par exemple le parricide, et à la réprobation qu’il suscite : jeté avec des animaux à la mer à Rome38, écartelé et torturé sous l’Ancien Régime, tel que nous le livre par exemple le supplice de Damiens, d’après le récit qu’en donne M. Foucault39. Ce qui se joue là, c’est tout simplement l’institution de l’être sacer, tellement souillé et souillant pour avoir enfreint des interdits sacrés, qu’il ne peut qu’être banni ou mis à mort par la communauté, à la fois physiquement et symboliquement.

43Mais un tel être peut-il encore exister aujourd’hui ? N’appartient-il pas à un dispositif, à un système d’interdits et de croyances, à un mode d’orga-nisation sociale révolus ?

44En réalité, si le châtiment par corps s’est en effet considérablement transformé, comment l’attestent les analyses de Surveiller et punir, nous ne saurions pour autant soutenir qu’il ait entièrement disparu40. Même le sentiment du sacrilège, dans une certaine mesure, demeure présent dans le rapport que nous entretenons au corps. En témoigne, entre autres exemples, cette réflexion d’un chirurgien contemporain :

Aujourd’hui encore, après tant d’années de voyages vers le dedans, j’éprouve le même sentiment de transgression d’un interdit quand je contemple l’intérieur du corps, la même crainte irrationnelle de commettre une mauvaise action pour laquelle je serai châtié41.

45L’interdit majeur entourant le corps s’est donc peut-être simplement déplacé et élargi. Déplacé, en un premier sens, car nous connaissons une modification des priorités et des objets corporels investis de sacralité : ce qui est inviolable, aujourd’hui, c’est peut-être moins le corps des parents ou des personnes âgées, que celui des enfants. Comment comprendre, sinon, le ressenti si virulent à l’égard des pédophiles, et le souhait si fréquemment entendu qu’ils soient « expulsés » de la communauté, emprisonnés ou mis à mort, s’il le faut ?

46À cette transposition contemporaine de l’homo sacer s’ajoute un second déplacement (qui fait également figure d’élargissement) du sacré : l’inaliénabilité ne porte plus seulement sur les corps, mais aussi sur les « personnes ». De fait, les droits « sacrés » de la personne42 ne se limitent pas au seul habeas corpus, à l’inviolabilité du corps propre, mais s’étendent également au droit à la liberté, au travail, au logement, etc. Or c’est sur l’ensemble de ces points que semble porter aujourd’hui, du moins en théorie, l’intransigeance des sociétés occidentales : nul n’est censé porter atteinte à ces nouvelles lois sacrées. Une nouvelle fois en somme, les manifestations et le contour du sacré évoluent, mais sans jamais ni disparaître ni quitter vraiment l’espace et l’environnement du corps.

3.2. La souillure et les pratiques de pureté

47Cet espace continue en outre à s’interpréter en termes de rapports de pouvoir, y compris lorsqu’on ne considère pas exclusivement les valeurs (et les interdits notamment) mais aussi les pratiques dans lesquelles les corps se trouvent socialement pris.

48Le sacré, en effet, s’adosse à la notion de souillure, qui semble menacer le sacrilège, mais aussi et surtout la collectivité dans son ensemble. De là l’ensemble des règles, rites et rituels, destinés non seulement à purifier les souillures contractées mais également, autant que possible, à éviter qu’elles ne surviennent. C’est ainsi par exemple que des mesures sont censées prévenir et circonscrire les principales sources de souillure que constituent, à en croire R. Caillois, le corps des morts et celui des femmes43. Comme il l’écrit à propos de celle-ci, dans L’Homme et le sacré : « la femme aux instants critiques de sa vie, quand elle se présente comme un être sanglant et blessé »44 est présentée comme une source majeure de souillure. D’où les mesures de confinement, de mise à l’écart de ce corps jugé impur et considéré comme une menace de souillure pour l’ensemble de la collectivité45. L’histoire et l’anthropologie s’accordent d’ailleurs sur ce point : la relégation spatiale et symbolique des femmes lors de leurs règles ou de leur accouchement46, par exemple, est un fait presque universel.

49Il peut s’agir d’une coutume africaine, qui relègue dans une hutte isolée, loin de la lumière (qu’elle risquerait de souiller) la jeune fille au moment de ses règles ou de sa puberté, mais également d’une prescription stricte édictée par Dieu. Celui-ci dit en effet clairement : « si une femme est enceinte et enfante un garçon, elle sera impure pendant sept jours comme au temps de la souillure de ses règles » (Lév., xii, 2–8). Ces lois relatives à la souillure et à la pureté la mettent d’ailleurs sur le même plan que la « lèpre » ou que d’autres maladies transmissibles par contact. C’est pourquoi il lui est rigoureusement interdit de toucher à quoi que ce soit, et notamment à tout ce qui a pu être consacré, elle ne peut se rendre au sanctuaire, etc. C’est seulement après un temps assez long, et suite à un sacrifice ou à un rite, qu’elle sera considérée comme « purifiée », et susceptible de retourner parmi les siens, de « réintégrer » sa communauté — notamment lorsqu’elle celle-ci prétend respecter « l’intégrité » des rites religieux.

50Dans tous les cas, c’est du sang jugé souillant, que la société croit devoir se préserver : sang menstruel, sang de la parturiente, mais aussi sang « mêlé » de l’adultère ou sang « forcé » du viol. Dans cette étonnante affinité entre la mise à l’écart des femmes, dans l’effort déployé pour les préserver et s’en préserver, on discerne ainsi une crainte également universelle (ou peu s’en faut) à leur égard, comme si elles étaient porteuses de vertus maléfiques, sources de souillure.

51S’agit-il toutefois de mesures encore d’actualité ? Ne faut-il pas plutôt y voir, le cas échéant, la simple persistance de pratiques révolues, liées à une mentalité « archaïque » du rapport entre hommes et femmes, et du rôle qu’on estime devoir leur faire jouer ? Ou, dans le pire des cas, des pratiques réservées aux extrémistes religieux, quelle que soit leur obédience ?

52Une telle question impose, au préalable, de comprendre la portée politique du sacré, et notamment sa contribution à l’ordre social, défini en l’occurrence comme le souci de préserver les valeurs d’une société donnée.

3.3. Le sacré, vecteur d’ordre social ?

53Les mesures de confinement sacré peuvent en effet s’envisager comme des instruments de contrôle des membres de ce corps collectif (et c’est en cela qu’elles peuvent ne pas avoir disparu). Non pas, là encore, en tant qu’« outil » ou plan de conspiration, fomenté par un aréopage d’hommes (par exemple) pour contrôler les femmes, mais en tant que représentations et pratiques s’imposant à toutes et à tous. Comme le montre en effet M. Douglas, dans De la souillure, les croyances touchant le sacré, i.e. « relatives à la séparation, la purification, la démarcation, le châtiment des transgressions ont pour fonction d’imposer un système à une expérience essentiellement désordonnée »47. Ces représentations et ces pratiques sont en effet véhiculées par l’ensemble de la vie collective. L’ordre global est par exemple relayé par les affects liés aux comportements et aux représentations qui s’attachent aux conduites jugées illicites ou sacrilèges. La honte par exemple et son pendant, la peur du regard d’autrui peuvent servir à cet effet. De manière plus générale, sont ainsi inculqués des rôles, qui servent à la répartition sociale des tâches et des attitudes. De ce point de vue, la différenciation des sexes vise clairement, comme le note M. Douglas, « à astreindre hommes et femmes à jouer les rôles qui leur sont impartis »48. La violation d’un interdit et la souillure qui en résulte étant perçues comme un facteur de désordre, qui remettrait en cause les principes les valeurs d’une société donnée, tout est fait pour qu’une telle situation ne se produise pas49.

54Dans cette perspective, les analyses de M. Foucault sur le contrôle social des corps nous paraissent tout à fait transposables. Non pas tant celles qui portent sur la discipline des corps, y compris lorsqu’elles concernent l’ascèse sexuelle mais, de manière beaucoup plus large, en tant que normes des comportements. Les notions relatives à la sexualité figurent de fait au premier rang de ces normes, qui peuvent être comprises comme des éléments d’un « bio-pouvoir ». Dans cette perspective, moderne, le corps est l’objet « du » pouvoir, en tant qu’il assure la reproduction et, partant, de la régulation des populations. C’est également en ce sens que Foucault thématise le « dispositif de sexualité », dans le premier tome de l’histoire qu’il y consacre. Sans pouvoir entrer dans le détail, il semble que l’attention prêtée tout spécialement à la sexualité des femmes, le souci de leur « honneur » et celui de la « filiation » des enfants, participent d’une modalité de l’organisation et de l’ordre collective. Une modalité avons-nous dit, non une nécessité…

55Plus largement, c’est un ensemble des pratiques (portées par des « valeurs »), qui permettent de maintenir femmes et hommes dans les limites normées qu’une société se prescrit (et qui la traverse)50. Cela vaut par exemple pour les pratiques alimentaires, si souvent rappelées par les textes religieux et la coutume, qui s’intègrent également dans ce dispositif de contrôle, au nom du sacré et de la souillure à éviter. Le chapitre xi du Lévitique se montre ainsi très disert sur les règles relatives au pur et à l’impur. Il s’agit alors de différencier ce qui est « pur » et ce qui ne l’est pas, notamment en érigeant une véritable classification (qui vaut principe d’ordre) sur la pureté et l’impureté des différents animaux, selon qu’ils ont ou non les pieds fourchus, qu’ils soient ou non ruminants, etc. En bref, suivant qu’ils participent ou non d’un ordre (imaginé) qui permettrait de répartir clairement chaque individu et chaque espèce selon des critères supposés fixes et bien ordonnés51. Aujourd’hui, les critères de l’alimentation ne s’ordonnent plus tout à fait sur cette base religieuse. Mais la répartition entre aliments « sains » et « impropres », la délimitation entre, par exemple, ce qui est bon pour le corps (sa santé, son équilibre, sa minceur, etc.) et ce qui ne l’est pas participe d’une normalisation non moins réelle et contraignante des conduites. À ce titre, il est donc possible de soutenir l’actualité du sacré, comme souci de la pureté et ayant fonction — à ce qu’il semble du moins en première approche — d’ordre social.

56Plus largement, c’est l’imaginaire du corps qui apparaît comme un véritable territoire : l’espace est chargé de valeurs pures ou impures, de « hauts » et de « bas », de comportements « droits » et « gauches », etc. L’orthopraxie exigée se redouble donc d’une véritable géographie imaginaire du corps, qui vient délimiter les frontières entre les zones pures et impures et, par conséquent, entre les attitudes licites et celles qui produisent une souillure. C’est ainsi par exemple qu’il convient, dans les pays de culture musulmane, d’entrer du bon pied dans une mosquée, de manger avec la main droite, etc. À ce premier aspect s’ajoute la nécessité d’une « tenue » du corps : à la fois comme tenue vestimentaire, mais aussi comme sensibilité et attitude. Les cheveux devront alors ne pas dépasser du voile islamique par exemple, mais les femmes auront également appris à manifester « pudeur » et « réserve », supposées préserver (et témoigner de) leur état de pureté. Autant de comportements, comme le montre P. Bourdieu dans La Domination masculine, à propos de la société kabyle, qui participent directement du maintien de l’ordre social, et trouvent une validité bien au-delà de cette société particulière. Soumises à des injonctions tacites autant qu’à des constants rappels à l’ordre — qu’il s’agisse d’un vêtement qui impose par exemple de ne pas écarter les jambes52, à sourire mais aussi à baisser les yeux — les femmes finissent, globalement là encore malgré des résistances toujours possibles, par intégrer, par incorporer, par « somatiser » ces valeurs et ces représentations sociales. Le même processus, avec des contenus différents, vaut aussi pour les hommes53. En ce sens donc, il est véritablement possible de parler d’un habitus, i.e. de manières « naturalisées » de vivre son corps, lequel apparaît alors comme un territoire régi par les représentations et les valeurs les plus « sacrées » d’une société donnée.

3.4. Réponses aux objections

57Cette nouvelle conception du sacré comme source normative de comportement, eu égard à une souillure qu’il conviendrait constamment de tenir à l’écart, soulève néanmoins une double objection.

58En premier lieu, privilégier ainsi l’espace sacré du corps revient à laisser dans l’ombre la dimension temporelle, tout aussi importante, par laquelle se manifeste d’ordinaire le sacré. Qu’il s’agisse en effet du jour consacré au Seigneur (quatrième commandement divin !) ou de la fête qui réactualise le temps originaire, le temps est en effet l’un des vecteurs principaux du sacré, tel que l’expose M. Eliade, dans Le Sacré et le profane54. À cette première difficulté on peut toutefois répondre que la parenté étymo-logique entre tempus et templum55 permet aisément de considérer l’espace en général et celui du corps en particulier (« temple » du sacré) comme l’une des faces de la manifestation du sacré dans son ensemble. À cet égard, il n’est pas anodin que les événements temporels dans la vie d’une personne soient si souvent crédités d’une dimension sacrée : ainsi de la naissance, de l’avènement de la sexualité, de la mort, entre autres exemples.

59Quant à l’idée d’un contrôle des corps par le temps, et notamment par le rythme de la vie, elle n’a rien d’extraordinaire : les pratiques alimentaires prescrivent également des aliments certains jours, et en proscrivent d’autres en fonction du calendrier. De même, les relations sexuelles peuvent être autorisées dans le temps « ordinaire » et proscrites lors des événements importants du calendrier sacré. Enfin, il est incontestable que, par exemple, la mise en quarantaine sacrée d’une femme après ses règles ou un accouchement (de trente-trois jours s’il s’agit d’un garçon et du double s’il s’agit d’une fille56 — et de la représentation qu’elle suppose !) ne remet en cause ni cette différenciation sexuelle des tâches ni celle de contrôle — temporel — du corps social. A fortiori serait-il possible de développer l’idée qu’un « contrôle » des rythmes de vie, par le travail et les « loisirs », constitue une donnée incontestable de la vie dans les sociétés contemporaines.

60Plus grave est sans doute l’objection qui ferait valoir que la pureté exigée est plus spirituelle (concernant les « cœurs ») que corporelle et, pour ainsi dire, moins « pharisienne » — au sens que le christianisme donne à ce terme. En effet, les lois relatives à la sainteté (i.e. à la pureté des croyants) de l’Ancien Testament semblent céder la place, dans la « pensée chrétienne »57, à l’idée d’une purification du « cœur », par exemple dans l’évangile selon Matthieu58 : ce qui souille n’est pas ce qui concerne la bouche ou les mains mais « le cœur » (xv, 10–20). Qui plus et, de manière à faire pleinement droit à cette objection d’une évolution historique de la notion de pureté, il est tout à fait possible d’arguer de la sécularisation des sociétés pour contester ces analyses. Ce contrôle religieux sur les corps n’est-il pas en régression dans la plupart des sociétés ? Les Églises ont-elles encore leur mot à dire sur la vie des corps, sur la sexualité, l’alimentation ou même le deuil ?

61Pour le premier aspect de la question, celui de l’évolution « chrétienne » de la notion, il convient de rappeler que le christianisme primitif se montre extrêmement préoccupé par ces questions rituelles : la première épître aux Corinthiens, par exemple, fustige les comportements « dissolus » qui portent atteinte à la sacralité du corps59, précise les limites de la sexualité conjugale60, vitupère contre celles et ceux (hommes et femmes, il est vrai) qui ne respecteraient pas la « virginité »61 (au sens de relations légitimes), prescrit en outre une tenue corporelle et vestimentaire pour les assemblées, etc.62.

62Reste la principale question, celle de l’actualité de ces représentations, leur pertinence pour l’époque contemporaine. Si l’on garde en mémoire la distinction entre la religion d’un côté et « le » religieux de l’autre, il nous semble pourtant possible de surmonter cette objection. Nous irons même jusqu’à soutenir l’hypothèse suivante : la rémanence des catégories religieuses, comme comportement « crypto-religieux » de l’homme profane »63, se manifeste probablement dans le souci contemporain de la « pureté » corporelle, et notamment le désir de « purifier » ce corps64. En d’autres termes, c’est à travers le corps « propre », défini à la fois comme son propre corps et comme le corps mû par une exigence de perfection physique, que peut se lire cette présence du sacré. Encore faut-il noter qu’il s’agit vraisemblablement d’un sacré devenu « sauvage ».

4. Le corps « propre » ou la purification dévoyée

63Ce qui se joue en effet, selon nous, dans le souci (le « culte ») contemporain du corps, n’est autre chose qu’une forme dérivée, « gauchie » de la pureté traditionnelle. De quoi s’agit alors et à quoi s’adosse-t-elle ?

4.1. Pureté et transcendance

64Il faut, pour le comprendre, revenir à la fonction originaire du sacré : non pas tant (ou du moins pas seulement) celle qui sert de régulateur social, mais celle qui vise à accéder à la transcendance65.

65Le corps sert en effet très souvent, dans les sociétés traditionnelles, de médiateur avec la transcendance. Il en est pour ainsi dire le lieu d’accueil et le réceptacle — son « temple », en un mot. Il n’y a là qu’une apparence de paradoxe. En effet, la transcendance (le hieros des Grecs), avant même d’être protégée et réservée (hagios), doit produire une manifestation de sa puissance, une apparition en quelque sorte « autorisée » (hosios). C’est là que le corps, et le corps « purifié » pour être précis, remplit toute sa fonction hiérophanique de manifestation du sacré, défini comme la puissance transcendante qui se communique.

66À un premier niveau, la pureté du corps est conçue comme une intégrité physique, avant d’être spirituelle. Elle apparaît comme la condition sine qua non de « réception » du sacré. Ne peuvent par exemple être prêtres (i.e. médiateurs avec le sacré) que les individus dont le corps est exempt de toute imperfection, notamment d’incisions ou de tonsure, tel que le prévoit le Lévitique, xxi, 5. Si la forme de cette pureté change selon les sociétés, son principe est le même : ainsi les prêtres égyptiens doivent-ils être, au contraire, entièrement rasés, depuis la barbe jusqu’aux sourcils, comme si la pilosité représentait pour eux une forme de saleté ou de souillure éventuelle.

67Plus largement, la pureté est exigée pour tout croyant qui prétend s’adresser au divin, et des techniques de purification sont prévues à cet effet. Il s’agit en effet de purifier son corps pour se rendre digne de s’approcher, voire de rentrer en contact avec le sacré. Qu’il s’agisse d’une ablution rituelle, du jeûne, de la chasteté ou de l’ensemble des techniques d’ascèse en général, la liste est longue des moyens corporels destinés à se purifier. C’est ainsi par exemple que Moïse, descendant du Sinaï porteur de la parole divine : « vint trouver le peuple qu’il fit se sanctifier, et ils lavèrent leurs vêtements. Puis il dit au peuple « Tenez-vous prêts pour après-demain, ne vous approchez pas de la femme »66. Deux dispositifs sont ainsi prévus pour se tenir prêt à recevoir la parole divine : la purification par l’eau, d’une part et, de l’autre, l’absence de relations sexuelles, censées provoquer un état de souillure. L’islam ne diffère pas sur ce point, puisqu’il prévoit un double état d’impureté, l’une mineure et l’autre majeure, auxquels correspondent deux types de purification. La première est censée réparer un contact avec des aliments interdits, mais aussi avec du sang, du sperme ou des cadavres. Quant à la seconde, la purification mineure (al-wudhu), elle vise à rendre possible la prière mais aussi le contact avec le texte sacré, le Coran. C’est ainsi que ce dernier livre mentionne, dans la sourate v, verset 6, l’obligation suivante :

Vous qui croyez, quand vous allez à la prière, lavez-vous le visage et les mains jusqu’aux coudes. Passez-vous la main sur la tête et sur les pieds jusqu’aux chevilles. Si vous êtes souillés, purifiez-vous67.

68À l’évidence, il y a là concordance dans la conception de l’état de souillure et proximité sur les manières de s’en « laver », de s’en purifier, pour approcher la divinité. L’objectif est en effet de quitter le monde profane et la souillure qui le caractérise, pour pénétrer dans le monde sacré.

69S’agit-il pour autant d’un principe universel, et actuel de surcroît ? À nouveau, le principe de « spiritualisation » de la pureté, dans la pensée chrétienne, pourrait sembler contredire une telle position. Ce serait pourtant oublier que le dogme de l’Incarnation oblige les chrétiens à accorder une attention particulière au corps. Certes, une longue tradition, issue du manichéisme68, affiche un mépris du corps et prétend accéder à la sainteté, en pratiquant la mortification. Mais même dans ce cas, si le corps n’apparaît pas comme un « réceptacle » du sacré, il n’en constitue pas moins l’objet d’une médiation, fût-il négatif, l’épreuve à traverser pour parvenir à la communion avec Dieu. Surtout, cette tradition ne fait pas droit, sur le plan doctrinal, au concept de corps comme « temple de l’Esprit saint », si vigoureusement rappelé par saint Paul et encore en vigueur aujourd’hui. S’il souhaite, par exemple, que « le cœur soit affermi par la grâce, non par des aliments » (Hébr., xiii, 9–10), c’est pour rappeler aussitôt, dans la première épître aux Corinthiens, que

celui qui fornique, lui, pèche contre son corps.[Ne savez-vous pas que] votre corps est un temple du Saint Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? [C’est pourquoi il convient de glorifier] Dieu dans votre corps69.

70Quant aux pratiques, si les premiers chrétiens renoncent aux interdits alimentaires des juifs (non sans hésitation d’ailleurs)70, on trouve encore certaines traces de la purification corporelle dans l’usage de la symbolique de l’eau (pour la bénédiction ou le baptême notamment). Quant à la messe proprement dite, elle peut aussi être interprétée non pas seulement comme la commémoration (voire la réactualisation) d’un temps sacré, mais aussi comme une préparation qui rend digne de recevoir le « corps du Christ », bref, qui rend possible la « communion ».

71Voilà pourquoi c’est le concept de purification, qui nous semble permettre le mieux de comprendre cette position et d’en sentir jusqu’à aujourd’hui la trace et les effets. À sa manière, il s’agit là d’un ensemble de valeurs qui imprègnent, quoique de manière obvie et diffuse, la façon dont nous nous représentons et dont nous vivons notre corps.

4.2. La purification « sauvage »

72C’est d’ailleurs en ce sens que nous pouvons reprendre à Roger Bastide la notion de « sacré sauvage », pour penser l’insistance de certains thèmes sacrés dans la société contemporaine. Sans pouvoir ici développer ce point, il s’agit essentiellement de comprendre, sous cette notion, une double série de phénomènes. Ce qui prime tout d’abord est l’idée d’un sacré présent mais imprécis, efficient mais incertain quant aux fins visées et aux moyens d’y parvenir71. Du coup, ses manifestations prennent souvent la forme d’une violence non pas cathartique, mais désordonnée, non pas socialement prise en charge (en tant que fonction « symbolique ») mais laissée à l’arbitraire des individus ou des groupes d’individus. De fait, et c’est là le dernier aspect de la question, la tournure violente donnée à une expérience d’origine religieuse72 s’interprète essentiellement comme le résultat d’une déliquescence (réelle ou supposée) des anciens ordres sociaux. Comme l’écrit R. Bastide, le sacré « sauvage » apparaît chaque fois que se relâche le contrôle de la collectivité, « que l’institution religieuse traditionnelle [s’affaiblit] » et que « les individus font l’expérience du « passage d’une société organique […] à une société anomique »73. Autrement dit, ce sacré-là se manifeste surtout en périodes de crise ou du moins de transformation dans la « symbolique »74 des rapports sociaux.

73Or certains aspects de la sacralité contemporaine présentent précisément cette double particularité de n’être ni clairement identifiés, ni rattachés à un rituel ou un ensemble codifié de pratiques.

74Notre rapport à la mort par exemple — source de sacré, depuis toujours ou presque75 — est ici particulièrement révélateur. Que constatons-nous en effet ? L’absence assez manifeste de ritualisation du deuil traduit sans doute moins une absence de sentiment de sacré, qu’une difficulté à en organiser l’expérience. À preuve, pour ainsi dire, notre difficulté à voir le corps des morts, de même que la mort en général, comme si cela devenait trop « sacré » (hieros) pour être appréhendé en vis-à-vis, et ce justement faute d’un intermédiaire. La mort est soustraite aux regards, et chacun affronte la sienne dans la solitude et le silence. À preuve encore, négativement cette fois, les profanations qui touchent régulièrement des tombes (parfois même directement des cadavres). Que cela puisse être ressenti comme une « profanation », aussi bien de la part des agresseurs que des victimes et du « corps social » dans son ensemble, témoigne « en creux » d’une permanence de la sacralité. À l’évidence, il s’agit là d’une sacralité qui n’est probablement plus intégrée à l’ordre social, et qui ne permet que difficilement de devenir un sujet véritable. À preuve enfin, la manière dont nous avons parfois tendance à « provoquer » la mort, par des conduites à risques. Leur multiplication même, comme le suggère David Le Breton dans Passions du risque76, serait entre autres le signe d’une recherche mortifère de sens — sens dont serait par ailleurs dépourvue l’existence contemporaine, faute, précisément, d’intégrer à la vie cette pensée de la mort. Cette sacralité, non moins persistante mais plus diffuse et plus violente, agirait en somme soit comme dénégation, soit comme ensemble de « ritualismes dégradés », selon l’expression de M. Eliade77. Les ritualismes, figés et privés de leur signification, exprimeraient en ce cas la perte du sens de la transcendance, identifiée jadis avec le divin.

75Sur ce dernier point, l’analyse du rapport contemporain à la mort vaut probablement aussi pour la conception de « la » sexualité78. Si nous sommes loin, semble-t-il, de l’exigence de chasteté « purificatrice » telle que l’analyse notamment M. Foucault, à propos des textes de Cassien79 et plus largement de « la » pensée chrétienne, quelque chose de cette sacralité demeure à propos du corps comme source de joie et de souffrance. Cette dernière proposition peut de nouveau sembler paradoxale. Qu’y a-t-il de commun entre cette conception de la « sexualité » et celle de nos contemporains ? Le souci de la pureté rituelle n’est-il pas étranger à nos représentations ?

76On peut en douter pour la raison suivante : il est possible qu’à travers le « culte » contemporain du corps, son exaltation de la jeunesse, de la beauté, de la perfection, etc. — autant d’aspects qu’évoque par exemple D. Le breton dans Sociologie du corps80, c’est d’un écho lointain de « pureté », qu’il s’agisse. Ce souci d’un corps sans défaut, en pleine santé, sans même parler de certaines obsessions « hygiénistes »81 — « ugiès » ne signifie-t-il pas « sain » ? — nous font penser à une forme de sacré devenu délirant et « sauvage ».

77Certes, il s’agit apparemment plus de « santé » que de « sainteté » — le « sain » (s, a, i, n) n’est pas le « saint » (s, a, i, n, t) de la religion. Mais le glissement ou, plus exactement, la connexion entre les deux ne nous paraît pas hors de propos. Car ce qui assure le lien entre les deux trouve notamment son origine dans les pratiques alimentaires, et le ressenti qu’elles procurent. Le jeûne, la privation en général fait évidemment partie depuis longtemps des pratiques d’ascèse et de sainteté. D. Le Breton, dans l’ouvrage cité, en vient même à parler du corps comme d’un « objet de salut »82. À cela s’ajoute l’équation symbolique entre copulation et nourriture, attestée depuis longtemps par les travaux des anthropo-logues83.

78Mais c’est peut-être à la psychanalyse qu’il revient de donner toute sa signification à ce comportement : car outre une redéfinition du concept de « sexualité »84, qui englobe l’ensemble des pratiques corporelles, qui procurent tout à la fois douleur et plaisir, elle s’intéresse depuis toujours aux sémantiques du corps et notamment aux troubles alimentaires qui s’y manifestent. Or que constate-t-on aujourd’hui ? L’obsession de la propreté, de l’ordre, mais aussi l’anorexie (mentale)85 par exemple, figurent en bonne place parmi les pathologies couramment répandues. Ce dernier comportement exprime comme une envie de « purifier » son corps, mais également une quête « folle », sans objet d’une transcendance innommable. Comme le dit J. Lacan, ce que mange l’anorexique ce n’est pas rien, c’est le rien86. Ce peut être, à ce qu’il semble, pour se soustraire à une affection (maternelle notamment) étouffante. Mais il est aussi possible que ce symptôme témoigne d’un malaise diffus du « corps » social dans son ensemble. Il s’agirait alors d’une forme d’ascétisme, mais sans objet, d’une manière de dépasser son corps de chair soit pour parvenir à un autre corps, plus beau, plus divin peut-être, soit pour accéder à un objet qu’on peine à décrire ou à nommer.

79À cet égard, il n’est probablement pas anodin qu’une mystique (et une femme, qui plus est) comme Simone Weil soit morte d’une sous-alimentation chronique. Un choix « politique » en est, il est vrai, également responsable : faute de se trouver en France occupée, et souhaitant néan-moins partager la souffrance de ses compatriotes, elle s’astreignait à manger la même quantité de nourriture que les tickets de rationnement le lui auraient permis87. Mais son comportement semble aussi tout à fait cohérent avec les réflexions qu’elle livre par exemple dans la Pesanteur et la grâce. Elle y explique en effet que le seul moyen d’accéder à Dieu consiste à s’abaisser, à détruire en soi ce qui nous appartient « en propre » — le « je » ou le « moi ». Il faut, dit-elle, pour parvenir à ce Dieu qui n’est présent que comme absence, s’abaisser, s’abandonner, « aimer être rien »88. Autrement dit, il faut se sacrifier soi-même, se « consacrer » (y compris dans son corps), pour parvenir au sacré transcendant. Dût-on pour cela y laisser la vie.

80Encore s’agit-il là d’une position assumée et consciente de sa part, qui entre en résonance avec un projet existentiel. Mais que dire des troubles somatiques déjà mentionnés ? Sont-ils aussi « réfléchis », aussi conscients ou bien ne sont-ils pas aussi à lire comme des « symptômes », tant individuels que collectifs, comme autant de manifestations « territoriales » d’un malaise social ? Pour notre part, il nous semble pouvoir y discerner l’écho d’une aspiration à la pureté, à une sacralité dont le son résonne encore — et dans le corps — mais dont le sens, la signification profonde, la définition du terme de la transcendance, échappent. Voilà pourquoi il nous semble pouvoir parler tout à la fois d’une persistance du sacré, mais aussi d’une modification de son sens et, notamment, d’une perte de signification sociale et « institutionnelle ». Ces corps que l’on cherche à « parfaire », à purifier, à consacrer témoignent tout au plus d’une sacralité devenue folle et sans objet. Le territoire du corps serait en ce cas déserté par la symbolique, au profit de la seule logique imaginaire du sacré.

5. En guise de conclusion

81S’il est impossible, au terme de cette trop brève étude, de développer les analyses auxquelles nous ont conduit notre réflexion sur la pureté, nous pouvons néanmoins en esquisser certaines d’entre elles, afin de mettre en évidence l’opérativité de ces notions89.

82L’hypothèse soutenue, celle d’une métamorphose et d’une rémanence (sécularisée) du sacré (et non sa disparition), semble en effet éclairer plusieurs phénomènes contemporains, au premier rang desquels la réappropriation « territoriale » du sacré, dans l’espace imaginaire du corps. Mais comme nous l’avons également vu, cet imaginaire du corps tend essentiellement à se dissocier des discours et des pratiques « structurantes », différenciatrices, « symboliques », au profit d’une logique indifférenciée et violente, d’un sacré « sauvage » en un mot. L’idée de pureté, dans ces conditions, tend à engendrer des pratiques de purification compulsives, destructrices, incompatibles avec la fonction sociale ordonnatrice (quel que soit le contenu de cet « ordre ») du sacré. En particulier, cette pureté semble exacerber l’imaginaire autour du corps féminin — dont nous avons vu qu’il focalisait, avec celui des morts, de très nombreuses croyances en matière de souillure et de sacralité.

83C’est sur ce « territoire »-ci que se développent en effet les conceptions de pureté sexuelle, conçue comme une intégrité à maintenir impérativement sans taches, hors de tout contact profanant. Traditionnellement, c’est autour de cet espace imaginaire que se jouent, les questions de « l’honneur » (préservé ou bafoué) et de la pureté. Mais le corps féminin est également porteur de nombreuses problématiques liées à l’identité et à la filiation, dont on connaît la vivacité, au sein du champ politique contemporain. Qui plus est, ce corps semble concentrer l’attention de la sacralité « sauvage », que nous avons commencé à évoquer. C’est à notre époque en effet, dans un contexte d’inquiétudes sociales et culturelles, que se produit l’exacerbation du souci accordé à la pureté, depuis les « crimes d’honneur » par exemple, jusqu’aux politiques de « purification ethnique », qui ont émaillé la fin xxe siècle et inauguré le nôtre90. La purification se conçoit alors (notamment) comme un projet de viols systématiques, qui vise à atteindre une communauté dans sa « chair », mais aussi dans son identité. Une telle violence, qui dépasse de loin la transgression « normale » et régulée peut s’interpréter en termes de sacré « sauvage ». Le résultat n’en est plus, en effet, une catharsis organisée et symbolique, mais bel et bien une éradication de l’Autre (parfois même de soi)91, qui brise tous les cadres des rapports sociaux.

84Si le sacré peut être dit « sauvage », c’est aussi parce qu’il naît d’une situation de délitement ou, du moins, d’un sentiment de menace à l’encontre du corps social. La guerre, comme phénomène limite de la socialisation, mais également les risques d’éclatement, de « morcellement » (en ex-Yougoslavie par exemple) attisent les angoisses de sociétés, qui en viennent à craindre pour leur existence même. C’est l’unité de leur territoire qui paraît menacée, tant dans ses frontières « objectives »92 que dans sa dimension imaginaire, puisque les frontières de la collectivité s’inscrivent aussi dans les corps de chacun de ses « membres ».

85On comprend alors, dans cette perspective, que le nationalisme puisse également s’interpréter à l’aune de cette sacralité sauvage. Ce mouvement politique, relativement récent (à la différence du « patriotisme »)93 prend aussi sens dans le mouvement de sécularisation que nous avons évoqué à plusieurs reprises. Le souci de l’unité (géographique) du territoire se double en effet de la volonté d’homogénéiser les membres de cette communauté94. L’objectif y est donc non seulement d’éviter les mariages inter-communautaires, mais également de rejeter tout ce qui, du corps de l’Autre95, apparaît comme une menace pour l’intégrité, entendue aussi bien comme la « virginité » des femmes que comme une injure faite à la « terre des ancêtres ». C’est donc un véritable glissement imaginaire (au sens cette fois d’une confusion indifférenciée96), entre le biologique et le culturel, entre le corps des morts et celui des femmes, mais aussi entre une image (le « corps social ») et sa réalité, qu’opère la sacralité sauvage, dans le champ politique.

86C’est précisément cet objet, ce territoire autant physique qu’imaginaire, tant « géographique » que géologique (les représentations étant aussi « stratifiées » et peut-être d’autant plus actives qu’elles le sont à notre insu), que nous souhaiterions, dans un avenir proche, continuer à étudier.

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Notes

1 M. Eliade, Le Sacré et le profane, Gallimard, 1965, p. 18–19.
2 E. Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, Paris, Minuit, 1969.
3 Et ce, à l’encontre d’une certaine interprétation chrétienne des notions de « sainteté » et de « sacré ». Voir J. J. Wunenburger, Le Sacré, Paris, P.U.F., 2001 (1981), p. 104.
4 Ibid.
5 Voir R. Caillois, L’Homme et le sacré (Paris, Gallimard, 1950, p. 123 sq.), qui distingue d’une part un « sacré de respect » et, de l’autre, un « sacré de transgression ».
6 R. Caillois, op. cit., p. 58.
7 Dans un travail ultérieur, nous nous attacherons plus particulièrement à cette dimension transgressive du sacré.
8 Das Heilige, cité par Wunenburger, op. cit., p. 9.
9 « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée église, tous ceux qui y adhèrent », Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Librairie Générale Française « Le Livre de Poche », 1992, p. 109.
10 R. Debray, Les Communions humaines, Fayard, 2005, p. 118.
11 Eliade, op. cit., p. 27
12 Voir son article « La Chair, le corps, l’esprit. Sur quelques notions fondamentales de l’anthropologie paulinienne ».
13 Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, dir. par J. Rey-Debove et A. Rey, 1996, t. I, p. 2238.
14 Voir T. Todorov, La Vie commune. Essai d’anthropologie générale, Paris, Seuil, 1995, p. 8–10.
15 Gen., xvii, 11, p. 36 dans la traduction de la Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 1998, notée dorénavant en abrégé Jérusalem.
16 « Le corps est l’objectivation la plus irrécusable du goût de classe ». P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 210.
17 Cité dans C. Chafiq et F. Khosrokhavar, Femmes sous le voile, éd. du Félin, 1995, p. 43–44.
18 Pour sa signification en termes de pouvoir et d’ordre social, voir infra.
19 Ibid., p. 44.
20 Il ne s’agit d’ailleurs pas nécessairement d’une simple coutume, sans justification « sacrée » explicite. Dans l’Exode, xxviii, 2–5, c’est Dieu « en personne » qui énumère par le détail la tenue que chacun devra revêtir : éphod, pectoral, manteau, etc.
21 Jérusalem, p. 2016.
22 Deut. x, 16.
23 Hervieu-Léger, De l’émotion en religion, centurion, 1990.
24 Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Gallimard, 1989 (1957), p. 21, 22 et 75 par exemple.
25 Auquel se rajoute la dimension collective du corps mystique, qui désigne également l’ensemble des membres d’une société (chrétienne ou nationale) formant « corps », Kantorowicz, ibid., p. 25.
26 Et le corps de misère qui émerge peu à peu lors de la destitution de Richard II, dans la pièce éponyme de Shakespeare, acte iv, scène 1, cité dans Kantorowicz, ibid., p. 45.
27 Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, développer davantage la signification et les implications de ce glissement. Ce point devrait faire l’objet d’un travail ultérieur.
28 Kantorowicz, op. cit., p. 144.
29 B. Edelman, L’Homme des foules, Paris, Payot, 1981, p. 83 sq.
30 Pour reprendre l’analyse que Freud développe à propos de la « débandade » de l’armée assyrienne, après l’assassinat de son chef, par Judith, dans « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 159.
31 Dont on trouve cependant un lointain écho dans la situation d’Œdipe lorsque, doublement sacrilège, il promet à la cité qui l’accueillera (Colonne) des bienfaits éternels.
32 Le vêtement est d’ailleurs comparé à une « seconde peau » ou du moins comme ce qui sert de plus près au corps (Ex., xxii, 25–27, Jérusalem, p. 122).
33 G. Balandier, Le Pouvoir sur scène, Paris, Balland, 1992, p. 32.
34 N’est-ce pas d’ailleurs ce que l’on dit, même en guise de plaisanterie, dans les hôpitaux psychiatriques ? Le médecin, c’est celui qui porte la blouse….
35 « Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés, c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe pour une société donnée », M. Foucault, Histoire de la sexualité, I : la volonté de savoir, Paris, Gallimard « Tel », 1976, p. 123.
36 Ibid., p. 122.
37 Voir sur ce sujet, l’article de P. A. Miquel, « Respect et inviolabilité du corps humain ».
38 R. Caillois, op. cit., p. 56.
39 M. Foucault, Surveiller et punir. Gallimard, 1975, incipit.
40 C’est encore le corps, remarque M. Foucault, qui est visé par la peine et à travers les nombreuses privations : privation de liberté, de sexualité, etc. Que serait, demande-t-il, un châtiment incorporel ? Ibid., p. 23.
41 Cité dans le tome III de L’Histoire du corps, dir. par Corbin, Courtine et Vigarello, Paris, Seuil 2006, p. 54.
42 Droits « naturels, inaliénables et sacrés », dit la « Déclaration des droits de l’homme » du 27 août 1789.
43 R. Caillois, op. cit., p. 46.
44 Ibid., p. 46.
45 Relégation parfois loin de la lumière du soleil (qui risquerait d’être également contaminé), laquelle fait écho à celle de Phèdre, qui se tapit dans l’ombre loin du regard de son ancêtre, le soleil.
46 R. Caillois, op. cit., p. 47.
47 M. Douglas, De la souillure. Études sur la notion de pollution et de tabou, La Découverte, 1992, p. 26.
48 R. Caillois, op. cit., p. 154.
49 Or la saleté, comme le montre très bien M. Douglas, n’existe pas dans l’absolu, mais seulement comme élément de désordre au sein d’un système de conventions et de valeurs. En d’autres termes, la saleté est perçue comme une remise en cause d’une classification et du « système d’étiquettes » propres à une société donnée, op. cit., p. 55 sq.
50 Il ne faudrait pas penser que « la » société serait un être personnel, doté d’intentions et réfléchissant comme un être pensant. D’où l’idée, au contraire, que la société est elle-même traversée et pour une part constituée par l’ensemble de ces pratiques et de ces croyances.
51 M. Douglas interprète en effet cette classification comme un principe de représentation d’ordre cosmique : sont exclus les animaux « hybrides », ceux qui « transgressent » l’ordre établi par la classification, op. cit., p. 74 sq.
52 P. Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 47.
53 Ibid.
54 Le Sacré et le profane, p. 63 sq.
55 Ibid, p. 68.
56 Lév., xii, 2–8, Jérusalem, p. 168.
57 Si tant est, naturellement, qu’il soit possible de donner un contenu unique à un ensemble extrêmement complexe de pratiques, représentations, croyances, théories, etc.
58 « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de sa bouche » (Matt. xv, 10) car cela vient du cœur et de là procèdent « mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations » (Matt., xv, 19).
59 Par exemple I Cor., v, 1 ou vi, 12–19.
60 I Cor., vii, 1–16, Jérusalem, p. 1979.
61 I Cor., vii, 25–38.
62 Voir d’ailleurs la « tonte », I Cor, xi, 3–15, Jérusalem, p. 1985.
63 Eliade, op. cit., p. 28.
64 Qui plus est, le souci de la virginité du corps et de la « pureté » des comportements occupe encore, semble-t-il, une part importante des régions marquées par le catholicisme, mais également nombre de pays de culture puritaine, au premier rang desquels les États-Unis.
65 Laquelle ne coïncide pas nécessairement, comme nous l’avons dit, avec la divinité.
66 Ex., xix, 14, Jérusalem, p. 117.
67 Cité dans C. Chafiq et F. Khosrokhavar, op. cit., p. 38.
68 Voir par exemple, sur l’évolution des conceptions chrétiennes à l’égard du corps, l’article de M. D. Gasnier, « Trouver un corps. Eléments pour une pensée chrétienne du corps », dans Le Corps dir. par J. C. Goddard et M. Labrune, Paris, Vrin, 1992.
69 I Cor., vi, 19.
70 Voir par exemple les Actes des apôtres, vi, 20, 12 ou 21, 25.
71 « Le sacré sauvage est en fin de compte un sacré diffus », R. Bastide, Le Sacré sauvage, Paris, Stock, 1997, p. 228.
72 Au sens « du » religieux, pour la distinguer de « la » religion, stricto sensu.
73 R. Bastide, op. cit., p. 214.
74 Par quoi nous désignons les discours, représentations, croyances, etc. qui relient entre eux (sumbolon) les membres d’une même collectivité, tout en assurant la répartition des tâches, la différenciation des rôles, des identités, etc.
75 Depuis, du moins, que l’homme en a pris conscience, comme en témoigne l’institution des sépultures et des rites funéraires, il y a 80 000 ans environ.
76 D. Le Breton, Passions du risque, Métailié, 2000.
77 M. Eliade, Le Sacré et le profane, p. 173 : « l’homme moderne qui se sent et se prétend a-religieux dispose encore de toute une mythologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés. »
78 Bien que Foucault soutienne que le concept de « sexualité », au sens strict, soit une invention récente, l’idée d’une source sacrée de la sexualité est, elle, beaucoup plus ancienne.
79 Notamment la manière dont Cassien promeut une ascèse du corps et de l’âme, qui vise à se défaire non seulement des mouvements volontaires du désir, mais également des pensées érotiques involontaires, telles qu’elles se manifestent par la « pollution nocturne », lors de rêves érotiques. Le problème concerne en effet autant l’esprit de chasteté auquel on est parvenu, que la pureté rituelle, dont le corps porte trace. Le signe en serait, selon lui, la manière dont nous pourrions rêver : « telle est la fin de l’intégrité et la preuve définitive : qu’aucune excitation voluptueuse ne nous survienne pendant notre sommeil et que nous ne soyons pas conscients des pollutions auxquelles nous contraint la nature », Foucault, Dits et écrits II, cité dans Michel Foucault. Philosophie, Gallimard, 2004, p. 815.
80 D. Le Breton, Sociologie du corps, Paris, P.U.F., 1992, chapitre « Modernités ».
81  Voir L. Sfez, La Santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995, p. 66 et 312.
82 Citant lui-même Baudrillard dans la Société de consommation, Gallimard, 1970, p. 200.
83 Voir par exemple C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, 1962, p. 102.
84 Bien loin de n’entendre que la « génitalité » et, par extension, les seules relations sexuelles, il s’agit pour Freud de l’ensemble des fonctions corporelles, qui procurent une forme particulière de plaisir. En ce sens, il conviendrait presque de parler de « sensualité » que de sexualité, puisque c’est l’ensemble du corps, en ses organes et ses fonctions « naturelles », qui se trouve susceptible d’être pris dans cette sexualité. Mais à cette dimension s’en ajoute une seconde, qui rapproche cette « sexualité » des impulsions et des désirs pour certains objets, de manière très similaire, note Freud, « à l’Éros du divin Platon », dans Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987, p. 32–33.
85 Qui inclut donc également la boulimie.
86 Jacques-Alain Miller, Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre IV : La relation d’objet, 22 mai 1957, p. 281 : « il s’agit d’entendre l’anorexie mentale par, non pas que l’enfant ne mange pas, mais qu’il mange rien. »
87 S. Weil, La Pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, « Introduction » p. xii.
88 Ibid, p. 129.
89 Celles-ci devraient faire l’objet d’un prochain travail.
90 Les historiens considèrent parfois que le xxe siècle a commencé en 1914 pour s’achever en 1991, un « court xxe siècle » en somme, pour reprendre l’expression d’E. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes, Le Monde diplomatique/Complexe, 1999.
91 Même les agresseurs ne ressortent pas toujours sans dommages d’une telle violence. Voir par exemple Deo Gratias de J.-P. Stassen.
92 Aucune ne l’est, en réalité.
93 E. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992, p. 27.
94 E. Gellner, Nations et nationalisme : « le nationalisme est essentiellement un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent », cité dans Hobsbawm, op. cit., p. 26.
95 Voir à cet égard la place qu’occupe, dans la pensée raciste, le corps de l’autre (le Juif, le Noir, etc.).
96 Sens que la notion acquiert dans la théorie lacanienne. Voir R. Chemama et B. Vandermersch (dir.), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 2005, p. 186–187.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélien Liarte, « Le corps, territoire politique du sacré »Noesis [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 28 décembre 2008, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1343 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1343

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Auteur

Aurélien Liarte

Aurélien Liarte, 29 ans, agrégé de philosophie, est actuellement A.T.E.R. à l’université de Nice – Sophia Antipolis, où il prépare une thèse sur « l’affectivité dans les relations sociales et politiques », sous la direction du professeur Jean Robelin. Travaillant à la croisée de la philosophie et des sciences humaines (particulièrement autour de la sociologie, de la psychanalyse et de la psychologie sociale), il participe à la traduction d’un ouvrage d’E. Stein (sur le fondement philosophique des sciences humaines), œuvre également à la rédaction d’un ouvrage sur « la science et l’affectivité » (en collaboration avec le Dr. J. Kubar) et fait partie d’un projet pluridisciplinaire de conseils auprès de laboratoires de recherche (« Multiplex »). Il a également publié un article sur « La Réalité et le virtuel » (2005), et est intervenu lors de colloques et séminaires sur le monde affectif ouvert par les nouvelles technologies de la communication (2004), ainsi que sur la passion, entre logique universelle et relativité culturelle (2003).

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