Fonctions du corps dans la ritualisation de la vie quotidienne
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1L’expression de « ritualisation de la vie quotidienne » peut sembler, en première analyse et dans la perspective sociologique qui sera ici la nôtre, paradoxale. Car si le champ conceptuel du sacré, chez Durkheim, entre en sociologie pour servir de modèle à la socialité, c’est d’abord dans son opposition radicale à la vie quotidienne conçue en négatif comme vie profane. Parler ainsi de « ritualisation de la vie quotidienne » consisterait à lui appliquer une grille d’intelligibilité qui non seulement ne lui conviendrait pas, mais qui de plus lui serait par essence hétérogène. Or, c’est pourtant un fait : de même que, dans La Quête de l’ordinaire, S. Cavell propose de voir dans la philosophie américaine issue de Thoreau et d’Emerson une manière de rejouer la question du fondement de la philosophie européenne, en opérant un déplacement de l’évidence première du cogito en direction de la reconnaissance de cette tout autre forme d’évidence qu’est celle de notre usage ordinaire du langage et des pratiques quotidiennes1, de même une certaine tradition sociologique américaine, dont E. Goffman est peut-être le représentant le plus éminent, opère bien, du point de vue du problème que nous nous proposons ici de traiter, un renversement similaire : concevoir la vie quotidienne, non plus négativement, par opposition à la vie sacrée, mais au contraire, comme le lieu même de la sacralité, comme une sphère d’existence rituellement structurée.
2Pour paradoxal qu’il semble, il ne faut cependant pas exagérer la radicalité d’un tel renversement. Certes, l’opposition absolue du sacré et du profane constitue bien comme l’axiome de la sociologie durkheimienne telle qu’elle se trouve synthétisée et en quelque sorte épurée dans ce texte testament qu’est Les Formes élémentaires de la vie religieuse2. Mais il n’en reste pas moins que le véritable projet de Durkheim y est bien de concevoir leur interaction, de comprendre comment le sacré pénètre le profane, comme le social habite le quotidien, comment il s’incarne dans les individus supposés lui servir de support, et s’y « représente ». L’idée de « ritualisation de la vie quotidienne » ne se joue donc pas tant dans une opposition frontale à Durkheim que dans un déplacement beaucoup plus subtil du sens de la sacralité.
3Ne pouvant nous appesantir ici thématiquement sur cette théorie durkheimienne de l’incarnation du social, nous nous contenterons d’en marquer, le moment venu, les tensions et les ambiguïtés. Nous commencerons plutôt par démarquer l’idée d’une ritualisation de la vie quotidienne d’autres tentatives, en apparence similaires, de chercher un « sacré dans la vie quotidienne », puis nous tenterons une approche plus positive de ces rites quotidiens, en insistant notamment sur l’inflexion qu’ils font subir à la conception traditionnelle de la sacralité. C’est sur ce point que la question du corps s’avèrera centrale. En effet, une interprétation courante des rituels dits « séculiers » consiste à faire du corps profane le référent de la ritualité quotidienne, comme si cette sacralisation du « corporel » suffisait à réintégrer le social transcendant durkheimien dans l’immanence des rapports sociaux quotidiens. Or, comme nous le ferons valoir, c’est ne pas voir que toute la pensée de Durkheim s’appuie elle-même plus ou moins explicitement sur une véritable métaphysique de la corporéité, de telle sorte qu’au contraire seule sa déconstruction nous permettra d’accéder à une authentique sacralité quotidienne — et en retour, telle sera notre thèse, à une pensée radicale des fonctions du corps dans ce processus de ritualisation.
La ritualisation dans la vie quotidienne
4Le concept de « ritualisation de la vie quotidienne » est donc en lui-même ambigu. Il n’a pas en effet pour fonction d’inverser purement et simplement le modèle durkheimien du sacré et du profane — inversion selon laquelle, à l’hétérogénéité radicale de l’un et de l’autre, il s’agirait de substituer une sorte de fusion, en se donnant dès lors pour tâche de reconstruire dans le quotidien, sous une forme ou sous une autre, les différentes modalités de l’expérience du sacré telle qu’elle se donne en propre à la conscience religieuse. En d’autres termes, le projet théorique qu’il exprime ne doit pas être confondu avec une quelconque tentative, à la croisée de l’analyse sociologique, de la recherche poétique et de l’action politique, de « réenchantement du monde » — avec la quête de ce que M. Leiris nommait, dans une conférence célèbre donnée en 1938 au Collège de sociologie, « le sacré dans la vie quotidienne ». Dans l’idée de « rites de la vie quotidienne », il ne nous faut pas chercher autre chose que ce qui est donné comme structure de la quotidienneté, et de son intrinsèque « socialité », non ce qui peut-être construit dans une attitude créatrice voire subversive.
5Nous ne nous attarderons pas ici à critiquer en détail une telle perspective, d’ailleurs caractéristique, selon une remarque d’Alquié, du surréalisme3 ; il s’agira simplement pour nous d’en bien démarquer l’usage que nous voudrions pour notre part faire du concept de « ritualisation de la vie quotidienne », et nous nous contenterons à cette fin de quelques remarques. Tout d’abord, cette recherche de l’extraordinaire dans l’ordinaire, cette volonté de « trouver des sources de merveilleux, non dans ce qui me dépayse, mais dans la « réalité nue » de la vie la plus ordinaire »4, sous couvert d’inverser le schéma durkheimien, ne fait au contraire que le reproduire, et ce sur un point bien précis : l’identification du sacré et de l’intensif. Telle était d’ailleurs la première tension traversant de part en part Les Formes. En effet, si l’opposition absolue du sacré et du profane constitue bien comme l’axiome de la pensée qui s’y déploie5, la logique de la représentation que Durkheim y mobilise, faisant de cette dualité une dualité « représentée » dans les consciences individuelles, l’oblige à introduire à l’intérieur même de la sphère représentationnelle, en tant que telle homogène, un critère discriminant permettant de distinguer les représentations individuelles des représentations collectives. Et ce critère discriminant ne sera rien d’autre que l’intensité, substituant à la différence de nature entre sacré et profane une simple différence de degré, la vie collective apparaissant dès lors comme écartelée entre une quotidienneté fade et sans couleur, et une existence proprement sociale calquée sur les moments d’effervescence et de fête. Or, d’un point de vue « surréaliste », c’est bien de manière intensive que le réel quotidien s’avère expérimenté. Ainsi par exemple de l’« illumination profane » dont parle Benjamin dans un article de 1929 consacré précisément au surréalisme6, article dans lequel il reconnaît à l’œuvre de Breton cette étrange capacité de convertir « en expérience révolutionnaire » l’appréhension la plus banale des objets les plus triviaux, et par là même, de faire « exploser la puissante charge d’atmosphère » qu’ils recèlent implicitement7.
6Or, et tel est ici l’important, une même tendance apparaît dans le champ même des descriptions proprement sociologiques de la vie quotidienne se donnant pour tâche de penser ce qu’il est coutume de nommer les « rituels séculiers ». Cette notion, introduite notamment dans l’anthropologie britannique8 pour marquer la nécessité de ne pas limiter l’emploi du concept de « rituel » à la simple sphère de la vie religieuse, se trouve en effet employée comme prisme à la fois heuristique et analytique pour la description et la compréhension des pratiques quotidiennes elles-mêmes, qu’il s’agisse des manifestations sportives, des concerts musicaux, ou des goûters d’anniversaire. Or, ici encore, l’approche ritualisante » des pratiques quotidiennes consistera à y retrouver une structure et une fonction du rituel déjà dégagées sur le terrain qu’on estime être son terrain d’origine, à savoir précisément la vie religieuse — comme si, en ce qui la concerne du moins, le modèle de la ritualisation était définitivement « saturé ». Dès lors se dessine ce que l’anthropologue A. Piette nomme une « religiologie » de la vie quotidienne, qui cherche dans chaque pratique ordinaire le chiffre caché de la transcendance, la trace d’une religiosité qui en constituerait comme le sens implicite. Conformément au portrait qu’en peint par exemple M. Eliade dans ses œuvres théoriques, l’homme moderne, dans son refus de la transcendance et du « tout autre », continuerait encore « à être hanté par les réalités qu’il a abjurées »9. L’analytique de la vie quotidienne se présente dès lors comme une sorte d’herméneutique, dans le double mouvement consistant à retrouver une conscience du sacré dans la vie profane, mais aussi et surtout à réinterpréter les pratiques quotidiennes comme des équivalents fonctionnels des anciens cultes religieux. Ainsi par exemple de l’herméneutique des manifestations sportives que propose A. Da Silva Costa :
Chaque match de football est finalement, dans sa nature profonde, une mise en scène du drame cosmique, et une répétition rituelle du combat sacré des origines10.
7Ainsi de l’analyse, chez G. Durand, de l’imaginaire quotidien, tel qu’il se manifeste notamment dans le fait divers ou le roman policier, comme d’une « fantastique transcendantale […au] pouvoir réellement métaphysique de dresser ses œuvres contre la “pourriture” de la mort et du destin »11, ou encore, comme chez A. Sauvageot, la tentative de comprendre l’imagerie publicitaire dans sa « “fonction d’espérance” […] à laquelle tente de répondre toute forme de sacré dans sa quête de l’au-delà »12. Une telle démarche théorique, consistant à réinjecter une métaphysique, sous forme bien entendue latente ou « inconsciente », au cœur même du quotidien, n’a pas seulement pour effet — en dépit de sa puissance « explicative » — de laisser le lecteur perplexe ou dubitatif; elle repose aussi et surtout sur un certain nombre de présupposés théoriques concernant le sens du sacré, qu’il faut selon nous mettre entre parenthèses pour accéder à un authentique concept de « ritualisation », et à une juste compréhension de ce que pourrait être une sacralité proprement « quotidienne ».
8À cet effet, c’est vers l’œuvre d’E. Goffman — et le concept tout autre de « rites quotidiens » qu’elle met en scène — que nous voudrions nous tourner.
9Quel est, avant toute spécification, le champ d’application d’un tel concept ? Goffman le désigne souvent comme « le domaine de la vie publique ». Il est essentiel de ne pas entendre le concept de « public » comme la différence spécifique d’un genre, comme si la vie publique s’opposait à la vie privée, et pouvait par là même être conçue en termes de « contenu », spatial ou temporel — comme si certaines « phases » de l’existence relevaient de la vie publique et d’autres pas, comme si certains lieux étaient en eux-mêmes des lieux publics ou privés. L’expression de « vie publique » marque une dimension générale de l’existence elle-même « en tant que publique », de la vie dans sa dimension essentielle de publicité. Tel est l’objet de ce que Goffman entend également par les termes de « proxématique », « microsociologie », « interactions en face à face » — ou enfin « éthologie humaine»13.
10Ce qui justifie, pour une sociologie de la vie quotidienne, le croisement de l’éthologie, comme science des mœurs et du comportement des animaux dans leur milieu naturel, et l’étude des interactions humaines dans leur milieu social, c’est précisément qu’une telle dimension publique de la vie n’est d’abord rien d’autre que son essentielle et intrinsèque « visibilité » : « la visibilité mutuelle spécifie un ordre de la vie publique »14. Or, dans les sociétés animales, les membres « restent dans le champ d’une perception mutuelle », de telle sorte que « presque toute l’activité est située socialement; la vie sociale et la vie publique sont coextensives ». Mais de même, comme l’explique Goffman,
c’est un fait lié à notre condition humaine que, pour la plupart d’entre nous, la vie quotidienne se déroule dans l’immédiate présence d’autrui : en d’autres termes, quels que soient nos actes, ils ont toute chance d’être socialement situés15.
11C’est pourquoi, ajoute-t-il,
bien qu’il y ait beaucoup à décrire en termes, traditionnels et durkheimiens, de subtilités rituelles, de respect et d’infraction quant aux règles normatives, il est également vrai que les similitudes avec l’activité animale sont très fortes ; en fait, c’est de l’éthologie que proviennent nos concepts fondamentaux. Il nous faut donc élaborer une perspective qui incorpore étroitement les deux points de vue traditionnellement étrangers l’un à l’autre16.
12L’important pour nous est qu’il s’agit bien ici de concilier deux définitions du rituel. D’une part donc, une définition de type durkheimien : le rituel est un acte formel et conventionnalisé par lequel un individu manifeste son respect et sa considération envers un objet de valeur absolue, à cet objet ou à son représentant »17. Et d’autre part, une définition éthologique du rite, « qui désigne un modèle comportemental adaptatif qui s’est trouvé déplacé de sa fonction originelle, rigidifié quant à sa forme et changé en signal ou “déclencheur” à l’intérieur de l’espèce »18.
13De ce dernier point de vue, la pratique rituelle acquière deux propriétés fondamentales : d’une part, celle de ne se déterminer, on l’a vu, que par rapport à une visibilité potentielle, saisie de manière localisée, contextualisée, « situationnelle » ; d’autre part, de ne pas avoir pour fonction essentielle de célébrer l’unité d’un groupe donné, mais de permettre la régulation et l’organisation, au cas par cas, des interactions sociales elles-mêmes. Dès lors, la ritualisation sociale n’est autre qu’une
standardisation du comportement corporel et vocal à travers la socialisation, ce qui alloue à tel comportement — à tel geste […] — une fonction communicationnelle spécialisée dans le cours du comportement général19.
14Chaque pratique, en tant que rituelle, se présente comme un « jeu de signes », ensemble de « séquences comportementales » permettant les « ajustements réciproques des personnes en présence »20.
15Dans ses grandes lignes, cette approche éthologique du rituel est bien connue. Mais pourquoi et comment la doubler d’une dimension proprement hiératique ? Une telle question, nous allons le montrer, fait signe vers une alliance originale de la visibilité et de la normativité, liée à une redétermination en profondeur de l’idée de sacralité quotidienne.
Quelle référence pour les rites quotidiens ? Le problème de la « personne »
16Sur ce point, une grande prudence est également requise. En première approche, certaines indications de Goffman semblent nous inviter à concevoir la sacralité « séculière » de la vie quotidienne comme une sacralité de la « personne ». Sur cette voie, il s’agirait une fois de plus de revenir au Durkheim des Formes, et notamment à la théorie de l’âme humaine qui y est proposée. Comme le rappelle Goffman,
il y suggère que la personnalité individuelle peut être considérée comme une parcelle de mana collective, et que […] les rites accomplis envers les représentations de la collectivité le sont parfois envers l’individu lui-même21.
17Dans cette perspective, la ritualisation de la vie quotidienne serait l’effet d’un déplacement du référent de la sacralité, du couple société/divinité en direction de la seule « personne ».
18Afin d’éprouver une telle interprétation, il nous faut revenir rapidement sur cette théorie du rapport entre l’individu — et notamment son corps — et le sacré dans Les Formes. Le corps y jouit en effet d’une double fonction : d’une part, phénoménologiquement, le corps d’un individu représente le sacré, l’incarne, aux yeux des autres individus ; d’autre part, métaphysiquement, l’ordre de la corporéité joue la fonction de support de la société qui, même si elle les transcende en sa qualité de réalité sui generis, n’en est pas moins ontologiquement dépendante. Explicitons rapidement ces deux points.
19D’une part en effet, comme bien d’autres choses, le corps est investi de sacralité en tant qu’il porte l’emblème totémique, représentation de l’animal ou du végétal totem et, par là même, du clan dans son unité. C’est tout le sens du tatouage. Ainsi, à propos des images totémiques, Durkheim note
[qu’]on les retrouve sur le corps même des hommes. Ceux-ci ne mettent pas seulement leur blason sur les objets qu’ils possèdent, ils le portent sur leur personne ; il est empreint dans leur chair, il fait partie d’eux-mêmes et c’est même ce mode de représentation qui est, et de beaucoup, le plus important22.
20Certes, ce n’est pas seulement dans son corps que l’individu porte la marque du sacré, mais aussi dans son âme. Telle serait précisément l’origine de la catégorie de « personnalité » :
L’âme a toujours été considérée comme une chose sacrée ; à ce titre, elle s’oppose au corps qui, par lui-même, est profane. Elle ne se distingue pas seulement de son enveloppe matérielle comme le dedans du dehors […] elle inspire quelque chose de ces sentiments qui sont partout réservés à ce qui est divin23.
21Pourtant, dans cette détermination de l’origine hiératique du concept de personne, cette opposition de l’âme sacrée au corps profane ne doit pas nous tromper : l’âme, ou la personnalité, doit elle-même s’objectiver et se représenter pour se rendre visible. D’où son lien bien plus essentiel avec le corps qu’une simple relation d’extériorité ; elle s’y diffuse, et répand en lui sa sacralité, de manière d’ailleurs différenciée : « Il y a des organes et des tissus qui en sont spécialement marqués : ce sont surtout le sang et les cheveux »24. À l’image du groupe lui-même, le corps individuel se trouve ainsi segmenté et par là même socialisé, dans une répartition topologique de la sacralité distinguant en lui un certain nombre de points singuliers où elle se concentre. C’est donc déjà de deux manières que le corps lui-même manifeste « phénoménologiquement » la sacralité : d’une part, sous son aspect strictement extérieur, en tant qu’il porte la marque de l’emblème totémique. D’autre part, dans l’immanence même de son organicité segmentée par la sacralité propre à l’âme qui nécessairement s’y répand.
22Mais le corps n’est pas seulement un représentant phénoménologique du sacré ; c’est aussi le lieu de son incarnation métaphysique. Si l’acte de naissance de la sociologie de Durkheim consiste, dès ses premiers textes, à dégager une spécificité des phénomènes sociaux, une telle spécificité suppose, on le sait, une théorie de l’autonomie ontologique du social par rapport aux autres niveaux de réalité, notamment celui du psychisme. Dans Les Règles de la méthode sociologique, l’affirmation du caractère sui generis du social s’appuie sur le schème bien connu selon lequel il y a plus dans le tout que dans les parties qui le composent, schème généralisable par analogie à tous les rapports qu’entretiennent entre eux différents niveaux de réalité :
Toutes les fois que des éléments quelconques, en se combinant, dégagent, par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux, il faut bien concevoir que ces phénomènes sont situés, non dans les éléments, mais bien dans le tout formé par leur union25.
23Or, il en serait bien ainsi du rapport entre les psychismes individuels et la société.
24Cependant, chez Durkheim, cette autonomie n’est elle-même que relative : que les propriétés du tout soient autres que celles de ses parties, il n’en reste pas moins qu’elles y trouvent leurs conditions de possibilité. C’est pourquoi la théorie de l’individuation et de la pluralisation du social ne peut prendre une autre forme que celle d’une théorie de la présence de la société non plus pour mais dans et par les individus, qui seuls peuvent la faire exister en la représentant, quoiqu’elle n’existe comme telle que dans l’interaction d’une pluralité d’individus, et ne puisse ainsi être totalement présente en aucun d’eux en particulier. Or, dans Les Formes, ce problème se trouve résolu de manière toute leibnizienne : le facteur d’individuation et de pluralisation du social n’est autre que le corps.
Comme les corps sont distincts les uns des autres, comme ils occupent des points différents du temps et de l’espace, chacun d’eux constitue un milieu spécial où les représentations collectives viennent se réfracter et se colorer différemment. Il en résulte que, si toutes les consciences engagées dans ces corps ont vue sur le même monde […] elles ne le voient pas toutes sous le même angle ; chacune l’exprime à sa façon26.
25Ainsi, dans l’économie de la sacralité, le corps n’a plus seulement pour fonction de constituer la surface d’inscription de l’emblème dans le tatouage ou d’être l’espace de diffusion de ce principe sacré qu’est l’âme ; il n’est plus ce simple lieu où le sacré s’objective, et, en se représentant, se donne à voir ; il est, comme facteur métaphysique d’individuation et de pluralisation, le lieu même de son inscription ontologique.
26On comprend mieux pourquoi la démarche consistant à jouer la sacralité de la personne, « corps et âme », contre celle de la société transcendante n’a pas, d’un point de vue durkheimien, grand sens, puisqu’elle n’est autre que son lieu d’ancrage phénoménologique et métaphysique, et ne se constitue comme telle que dans cette fonction. À cet égard, la seule spécificité d’une analytique de la sacralité quotidienne serait simplement d’insister sur le caractère sans cesse plus exclusif de la personne comme unique représentant de la sacralité, un long processus de sécularisation ayant peu à peu supprimé toute autre possibilité. Et c’est bien ainsi que semble l’interpréter Goffman, dans ce qui ne serait qu’« une version modernisée de la psychologie sociale de Durkheim »27 :
J’entends explorer ici certaines des façons dont, dans notre monde urbain et séculier, la personne se voit impartir une espèce de sacralité qui se manifeste et se confirme au travers d’actes symboliques. [… Il s’ensuivrait] qu’en un sens ce monde profane n’est pas aussi irreligieux qu’il y paraît. Bien des dieux ont été mis au rencard, mais l’individu demeure obstinément, déité d’une importance considérable28.
27Pourtant, l’interprétation de ce devenir-sacré de la personne en termes de sécularisation, celle-ci devenant le référent « quasi-exclusif » de la sacralité moderne, manifeste en regard de son traitement durkheimien une certaine naïveté. Déjà dans Les Formes, nous l’avons vu, la sacralité de la personne — encore très réduite en regard d’autres instances — était saisie comme l’effet de son statut de « représentant » de la transcendance du social. C’est en tant que membre de la société — et non en tant que tel — que l’individu, et plus particulièrement son âme, se voyait « mis à part », selon la définition du sacré en général. Or, dans une perspective durkheimienne, c’est historiquement, et par analogie, que doit être conçu le statut moderne de la personne comme représentant privilégié si ce n’est exclusif de la société. Ainsi, dans « La Détermination du fait moral », à propos du « caractère sacré dont est actuellement investie la personne humaine » et après avoir rappelé que « ce caractère ne lui est pas inhérent », Durkheim note :
sous l’effet de causes que nous n’avons pas à rechercher ici, la personne humaine est devenue la chose à laquelle la conscience sociale des peuples européens s’est attachée plus qu’à toute autre ; du coup, elle a acquis une valeur incomparable. C’est la société qui l’a consacrée […]. C’est elle qui a fait de l’homme un dieu dont elle est devenue la servante29.
28Ces causes, que Durkheim renonce ici à expliciter davantage, c’est avant tout dans De la division du travail social, sa thèse de doctorat de 1895, qu’il nous faut les chercher, et notamment dans la distinction célèbre entre solidarité mécanique et solidarité organique, caractéristique, pour employer une terminologie wébérienne, de deux « Ideal-types » d’ordonnancement sociaux — et par là même, de deux modèles distincts d’articulation entre les deux « moitiés » de l’homo duplex : une conscience « qui ne contient que des états qui sont personnels à chacun de nous et nous caractérisent » ; une autre comprenant des états « communs à toute la société » — la première ne représentant « que notre personnalité individuelle » et en étant constitutive; la seconde représentant « le type collectif et, par là même, la société sans laquelle il n’existerait pas »30.
29Le premier idéal-type, caractéristique des sociétés « primitives », se définit avant tout par sa très forte homogénéité. La société, dans sa transcendance, est partout présente, visible à chaque moment sous la figure du totem, et le type collectif marque naturellement et continuellement la conscience de ses membres ; ainsi les individus « se ressemblent », et l’ordre social se reproduit facilement, par l’intermédiaire d’une tradition omniprésente. La personnalité individuelle n’a dès lors, en elle-même, aucune valeur particulière, celle-ci étant réservée à la société en tant que telle. C’est dès lors à cette dernière que se rapportent les règles morales, les actes les plus répréhensibles étant ceux qui, en tant qu’ils dérangent l’ordre social, la mettent en péril — d’où un primat du Droit répressif ; quant à l’individu, il est « littéralement une chose dont dispose la société »31. Le lien qui unit dès lors les individus relève de ce que Durkheim nomme « solidarité mécanique », la structure sociale se présentant, à l’instar des composés de la matière inerte, comme segmentaire : la vie sociale est concentrée « en une multitude de petits foyers distincts et semblables »32, et les individus n’entretiennent entre eux de relations que par la médiation de la société qui leur confère un statut, et ne s’attribuent de valeur qu’en tant que, dans une mesure très faible, ils en participent.
30Or, par l’effet des transformations morphologiques de la société, de l’augmentation de la densité sociale, de l’explosion démographique et des transformations qui en découlent d’un point de vue de l’occupation du territoire, de la progression de l’urbanisation, des moyens de transport et de communication, et bien entendu, de la division du travail, non seulement la « surveillance collective », au sein d’une société transcendante et omniprésente, s’atténue, mais des liens directs se tissent entre des individus se confèrant, en tant que tels, une valeur. Dès lors le « type collectif » perd de l’importance, pour laisser la place à une « personnalité » :
la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s’y établissent ces fonctions spéciales qu’elle ne peut pas réglementer ; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité33.
31Ainsi l’individu se spécialise, en même temps qu’est « divisé » le travail. Une telle organisation sociale présente donc une forme de solidarité organique, à l’image de l’interdépendance des organes qui composent un être vivant et assurent le bon fonctionnement de l’organisme. Les personnes, qui ne se ressemblent plus, dépendent dès lors fortement les unes des autres. Or, à ce nouveau type de solidarité correspond également un nouveau type de moralité, qui impose le respect, voire le « culte »34, de l’individu et de sa dignité — d’où un primat du Droit restitutif : la personne devient sacrée.
32Ainsi, du point de vue de l’évolution historique des sociétés humaines telle que la pense Durkheim, plus la société s’étend et devient invisible pour l’individu, plus elle doit lui devenir immanente ; dans la société mécanique, la transcendance du social pouvait comme telle se manifester à l’individu ; au contraire, en tant que ses dimensions font d’elle un irreprésentable pour la conscience individuelle, la société moderne, « organique », ne peut lui apparaître que sous la figure de la personne, du « visage de l’autre », pour parler comme Levinas, présence de la transcendance dans l’immanence, et par là même, représentant de la sacralité. Le culte de la personnalité n’est donc pas, pour Durkheim, un affranchissement de la divinité comme société transfigurée :
L’individu ne s’arrache pas à la société ; il se rattache à elle d’une autre façon qu’autrefois, et cela parce qu’elle le conçoit et le veut autrement qu’elle ne le concevait autrefois35.
33On voit combien, dans une telle perspective, est pour le moins insuffisante l’attribution du devenir-sacré de la personne à une simple sécularisation. Mais on voit également combien est problématique, du point de vue même du projet de Goffman d’étudier l’ordre de l’interaction, le modèle ou le fil directeur de la personne sacrée, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est difficile de faire sien le paradigme durkheimien sans retomber dans une approche « fonctionnaliste » du rituel selon lequel, à travers le respect de la personne, c’est l’ensemble de la société qui se verrait célébré. En second lieu, et par là même, son adoption semble nous contraindre à identifier la normativité sociale avec le simple respect de l’individu, et ainsi, à séparer les situations sociales, leur caractère contextuel, des normes qui y prévalent — bref, à opposer, dans l’analyse des interactions, le descriptif et le normatif. Enfin et surtout, une telle perspective ayant pour conséquence de ne pas concevoir, entre la société et ses structures d’une part, et l’individu d’autre part, de médiation — chaque individu étant en lui-même la médiation entre un autre individu et le tout de la socialité — elle rend finalement inconsistante la volonté de penser la spécificité d’un véritable « ordre » de l’interaction, possédant ses propres règles de régulation et d’organisation qui ne se confondent pas avec des règles ou des lois d’un autre ordre. Or, toute l’œuvre de Goffman nous semble précisément contourner ces trois difficultés. C’est pourquoi une juste compréhension de l’apport goffmanien au problème des « rituels quotidiens », si elle suppose bien un recours à la notion de sacré36, exige un tout autre traitement de la sacralité que celui consistant à la rabattre sur la personne.
Sacralité de la situation quotidienne. Vers une conception situationnelle de la corporéité
34Sur cette voie, seules les pratiques elles-mêmes doivent nous guider. L’idée même d’une spécificité de l’ordre interactionnel suggère que, si sacralité il y a, c’est dans l’immanence même de cet ordre qu’il nous faut la chercher. Autre manière de dire que, en inversant le schéma durkheimien qui procède de la représentation de l’objet sacré en direction de son respect rituel, il nous faut nous attacher au rituel quotidien afin de bien cerner à quel type de sacralité, dans son fonctionnement même, il se rapporte.
35À cet égard, certaines déclarations extraites çà et là de l’œuvre de Goffman doivent nous retenir. Dès sa thèse de doctorat, il note en effet, dans une sentence devenue célèbre chez ses commentateurs : « D’une manière générale, on peut faire confiance aux gens en ceci : ils feront tout pour éviter une “scène” »37. De même, écrit-il ailleurs, que rien ne vient jamais contrevenir à « la tâche commune et cruciale qui consiste à préserver la situation sociale en cours »38. À observer les différentes interactions, on semble donc conduit à la conclusion, d’abord étrange, que l’objet qu’elles ont pour fonction d’honorer est leur propre déroulement, que c’est la situation sociale qui, en tant que telle, joue dans la vie quotidienne le rôle de la sacralité. Et c’est dès lors vis-à-vis d’elle — et non des personnes qui la « composent » — que devrait être décidé s’il y a ou non « profanation ».
36Afin de développer ce point tout à fait fondamental pour notre propos, citons dans son intégralité un long passage de Façons de parler :
S’il est vrai que toutes sortes de méfaits peuvent se commettre dans les situations sociales, il en est une catégorie qui les atteint spécifiquement en tant que telles parce qu’elle touche à l’organisation sociale commune à tous les types de réunions face à face. En d’autres termes, si de nombreux délits sont situés, quelques-uns seulement sont situationnels. S’agissant des situations sociales comme telles, on doit à celle dans laquelle on se trouve de démontrer que l’on est raisonnablement attentif à ce qu’elle contient déjà, et aussi à tout ce qui pourrait y surgir, de façon prévisible ou non. On doit être prêt pour toute action immédiate qui pourrait être requise, mobilisable, sinon mobilisé, animé comme d’une sorte de tonus communicationnel. Une réponse, voire une réplique, doit être disponible si quiconque dans la même situation s’adresse à nous. Bref, il convient de manifester un certain respect, une certaine considération pour la situation dans son ensemble. Démonstration qui confirme notre capacité et notre désir d’entrer dans les vues des autres présents, ne serait-ce qu’au degré nécessaire pour collaborer dans les méandres de la conversation ou de la circulation pédestre. D’où, dans notre société, le tabou général qui interdit, en public, d’être ivre […] de rêvasser ou de somnoler, d’être débraillé, et cela toujours pour la même raison : ces actes constituent notre répertoire conventionnel, notre stock attribué de « symptômes » démontrant un manque d’attention respectueuse à et dans la situation, tandis que les inhiber est la façon que nous avons de faire preuve de présence et, par là, de dignité39.
37Commentons rapidement ce passage, qui doit nous mettre sur le chemin de ce que nous voudrions nommer « la sacralité de la situation ».
38Comme chez Durkheim, c’est la sanction possible ou « virtuelle » qui révèle a contrario la nature de nos obligations sociales. Mais, contre la grande ligne de partage établie par Durkheim entre une sanction « synthétiquement » rattachée à un acte par le tiers qu’est « la » société dans son ensemble, et les simples conséquences fâcheuses qui en découleraient « analytiquement »40, Goffman conçoit ici comme un moyen terme, une médiation, où le tiers synthétique n’est ni « la » société ni la personne qui la représente, mais la situation sociale, et où le « méfait » n’est ni une atteinte à l’une ni une atteinte à l’autre, mais bien à cette situation elle-même41. Une telle thèse, on le voit, ne signifie d’ailleurs pas que tout délit soit situationnel — et, pour le dire simplement, que la société se réduise aux interactions sociales — mais qu’il y a là un ordre bien spécifique au sein duquel seul, en vertu de la sacralité de la situation, s’applique véritablement le modèle de la socialité comme ritualité quotidienne.
39Or, ce « tiers synthétique » nouveau qu’est la situation sociale, par opposition à la transcendance du « social en général », mais aussi à une structure symbolique déterminant inconsciemment les comportements, est fondamentalement donné, comme tel et en tant que tel, aux individus qui la composent ; nous avons toujours une « perception », une « impression » de la situation, de son déroulement, des dangers qui la guettent; et c’est pourquoi toute participation se double d’une attention, d’un souci ou d’une inquiétude à son égard — ce qui n’a rien d’une expérience particulièrement « intense », mais qui non seulement nous rend apte à rétablir, dans une suite de « mouvements » et d’« échanges » plus ou moins compliqués, tout changement d’« équilibre rituel »42, mais aussi exige de nous que nous le fassions. Autre manière de dire que, d’une part, la situation, dans sa sacralité, possède bien un caractère normatif permettant de discriminer, dans chaque cas, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, mais que d’autre part cette normativité est purement immanente, puisqu’elle ne vise pas la préservation de l’ordre social dans sa transcendance, lequel ne s’appliquerait que secondairement et de l’extérieur à une situation sociale préexistante et déjà organisée, mais le bon déroulement, la bonne organisation de l’interaction elle-même, et, plus profondément, la possibilité de l’identifier clairement, et de l’identifier comme « normale ». Il y a là comme une constante de toute l’œuvre de Goffman : un délit situationnel met en danger, et dans un même mouvement, à la fois les règles de bienséance communicationnelle et l’identification de « ce qui se passe ».
40Or, cette sacralité de la situation ne se révèle précisément jamais mieux que dans la manière dont se trouvent traités les délits situationnels. Car quelles que puissent être les conséquences « matérielles » d’une infraction, « l’activité réparatrice, dit Goffman, si bruyante soit-elle, reste essentiellement de nature rituelle ». Les excuses, les justifications, ou les prières précédant un acte virtuellement offensant par exemple, comme modèles même d’une telle « activité réparatrice rituelle »43, ne visent pas tant l’individu offensé que la situation elle-même, en tant qu’elles n’ont pas pour but d’effacer chez le ou les individus lésés les conséquences d’une offense, mais de rétablir l’équilibre de la situation — l’offenseur manifestant ainsi qu’il la connaît dans son sens et dans ses normes, l’identifie correctement, sait ce qui s’y fait et ne s’y fait pas, et par là même que la transgression n’était pas à cet égard une anormalité, mais un simple accident. Comme dit Goffman, « l’individu doit montrer que, quels qu’aient été les événements antérieures, sa relation à la règle est désormais correcte, révérencieuse » ; or, ajoute-t-il, « il s’agit d’indiquer une relation, et non de compenser une perte »44. C’est donc bien aux règles de la situation que l’offenseur doit des comptes, et c’est bien à ces règles que l’offensé considère que des comptes doivent être rendus : d’une manière ou d’une autre, c’est toujours « la situation elle-même qui subit une agression »45. Pour le dire autrement, l’acte offensant risquait de « jeter le doute sur le code rituel », et l’offenseur dissipe ce doute « en montrant que le code et lui-même, en tant qu’il y adhère, sont toujours en bon état ». Il prouve ainsi que « les règles de conduite qu’il a enfreintes sont toujours sacrées, réelles, et solides »46 — et que la situation sociale en sort indemne.
41En retour, cette sacralité de la situation paraît bien être le fondement de l’attention quotidienne que nous portons à la « personne ». L’autre n’est pas le référent de la sacralité, mais il est bien une de ses composantes dont il faut tenir particulièrement compte lors de l’interaction, avec lequel il faut collaborer pour maintenir la situation et sa « transparence » normative et cognitive : nous savons ce qui se passe et que cela doit se passer comme cela se passe, et nous le savons ensemble. Bref, le problème d’autrui est bien moins un problème de psychologie que de syntaxe47. Et c’est ce que révèle l’importance fondamentale pour les situations sociales et leur organisation de ce que l’on nomme « l’embarras » ; car, dans les situations de « visibilité » sociale, l’embarras n’est pas seulement ressenti dans les situations mais, comme le dit très justement Goffman, « vis-à-vis » d’elles48. Et c’est pourquoi les questions telles que : « Par qui l’incident embarrassant est-il causé ? Vis-à-vis de qui est-il embarrassant ? Par qui l’embarras est-il ressenti ? » sont si mal posées. C’est la situation elle-même qui est embarrassante, et tous les individus co-présents s’en trouvent embarrassés ; ce n’est donc pas un hasard si ici, « les frontières du moi paraissent particulièrement faibles », et si par exemple, nous nous mettons à « rougir pour les autres », et tentons de tout faire pour les « mettre à l’aise » ; c’est que l’aise et l’embarras sont des caractéristiques des situations elles-mêmes, dont, en tant que nous y participons, nous sommes responsables, et qui en tant que telles sont sacrées. Peu importe dès lors qui a mis en péril leur équilibre, et pour qui ce déséquilibre est le plus fâcheux : l’embarras est contagieux, et « se répand en cercles toujours plus large »49 — on peut se sentir embarrassé pour quelqu’un qu’on ne connaît pas, et ce même si l’on est extérieur à la situation embarrassante.
42Ainsi, on le pressent, le primat de la situation permet de poser le problème de l’empathie de manière tout autre qu’en référence à la manière dont mon vécu me présente en original un vécu d’autrui qui pourtant ne m’est pas donné en propre. La faiblesse à cet égard de toute théorie phénoménologique « classique » de l’empathie nous semble être de déduire du fait que nous avons un rapport empathique à l’autre, la thèse selon laquelle l’autre est l’objet « empathisé ». C’est la situation elle-même qui est l’objet de notre empathie, et ce n’est qu’en tant que l’autre y participe que nous entrons dans un processus de co-empathisation. Car l’autre lui-même, dans sa volonté de présenter une image de lui-même, ou, comme le dit Goffman, dans sa volonté de « sauver la face », n’est rien d’autre que la version qu’il propose de la situation, que la « définition de situation » qu’il « dramatise » : « la face n’est pas logée à l’intérieur ou à la surface de son possesseur, mais […] elle est diffuse dans le flux des événements de la rencontre »50. Les autres, pour reprendre en la déplaçant une formule de Merleau-Ponty, ne sont que des « déformations cohérentes » de la situation ; et c’est à ce titre — non à titre de « personnes » — qu’ils sont saisis. Au sein d’une situation, et même s’« ils sont plus efficaces à certains égards que les éléments non humains du décor », les acteurs, leur face et ce qu’elle comporte, ne sont rien d’autre que des « éléments de l’appareillage symbolique »51 qui compose l’idiome rituel se rapportant à la situation elle-même en tant que sacrée52.
43Il faut enfin noter que, d’un point de vue durkheimien, cette sacralité de la situation et de l’ordre interactionnel est à la croisée de la solidarité mécanique et de la solidarité organique. Elle conserve de cette dernière la mise entre parenthèse de la transcendance, du respect et de la célébration de la « société en général » pour se focaliser sur l’immanence de cette « entité » intuitivement donnée, essentiellement « finie », qu’est la situation sociale ; elle en conserve également le lien « direct » et empathique entre les personnes, mais non plus, précisément, comme dans le modèle durkheimien de la solidarité organique, en tant que représentants de la socialité transcendante, mais comme composantes interactionnellement impliquées dans une interaction. Et c’est pourquoi, en retour, dans ce primat de la situation sur les personnes, dans la manière dont celles-ci se trouvent appréhendées sous l’angle de leur participation « typique » à l’interaction, et dans la finitude du répertoire conventionnel ou du stock communicationnel mobilisé pour rendre la situation identifiable comme « bonne »53 ou normale, l’ordre de l’interaction constitue en quelque sorte un « îlot » de solidarité mécanique dans l’organicité de la société moderne, sorte de moyen terme ou de médiation en vertu de laquelle le « Droit interactionnel » n’est ni « répressif » ni « restitutif » mais, pourrait-on dire, « situationnellement correctif » : en cas d’infraction, les individus n’ont pour tâche que de rétablir l’équilibre rituel, de faire que de nouveau la situation se tienne, dans son sens et dans ses normes.
44De ce primat de la situation, du point de vue de cette double ritualisation, au sens éthologique et hiératique du terme, de la vie quotidienne, nous voudrions pour finir tirer quelques conclusions relatives à la fonction qu’y joue la corporéité.
45À cet égard, le traitement goffmanien de La Présentation de soi dans la vie quotidienne doit retenir toute notre attention. Car la présentation de soi est précisément une présentification, un rendre-visible, non pas d’un « soi » indépendant de la situation, mais de la situation elle-même dont le soi qui se présente est une composante ; cette présentation, en tant qu’elle structure symboliquement la situation, est tout autant éthologique que hiératique, la situation conditionnant à la fois certaines postures des individus se trouvant dans le champ de visibilité qu’elle ouvre, et imposant en quelque sorte son propre maintien. Dès lors se pose la question de savoir ce qui, d’un individu situationnellement engagé, est rendu « visible ».
46C’est sur ce point qu’une juste interprétation du problème de la corporéité quotidienne s’avère essentielle. Il est extrêmement tentant de faire du corps le référent ontologique, l’organe et l’opérateur de la présentation « dramaturgique ». La définition de situation serait dès lors une «extériorisation» de certaines informations, de certaines attentes et exigences, de la part d’un « acteur » — le corps, ou le « visage », jouant ici le rôle de medium expressif entre son « intériorité » et le sens global de la situation sociale. Cette perspective, par trop durkheimienne, ne peut nous engager que dans une mauvaise voie, en tant qu’elle présume déjà d’une certaine compréhension ontologique de ce que nous nommons « corps », qu’il s’agisse du corps-objet se mouvant dans l’espace et, par ce mouvement, transmettant des « messages », ou du corps-sujet de l’individu, organe pré-objectif de son expression ou véhicule de son être-au-monde. Or, avec un tel point de départ, non seulement nous ne retrouverons jamais tout ce qui est effectivement « vu » d’une situation comme « rapportable » à un ou plusieurs des individus qui la composent, mais de plus, nous ne pourrons nous faire des individus situationnellement engagés qu’une conception étriquée, les cantonnant dans les limites de leur enveloppe charnel. Il nous faut ici nous souvenir de ce que Goffman disait plus haut de la personne, et plus précisément de sa « face » : « la face n’est pas logée à l’intérieur ou à la surface de son possesseur, mais […] elle est diffuse dans le flux des événements de la rencontre »54. La perspective doit dès lors être inversée, et ce renversement est ici essentiel : dans l’étude de la ritualisation de la vie quotidienne, nous ne chercherons jamais comment un individu porte par son corps certaines indications à la visibilité de la situation sociale, mais nous nommerons corps — ou « face » — ce qui, dans la visibilité-sociale d’une situation donnée, est rapporté à un individu déterminé. Nous ne présumerons donc pas de ce qu’est le corps quotidien, ni de ce qui est « corporel » ou « spirituel », « spatial » ou « temporel », etc., et tenterons de l’apprendre de la seule chose qui nous soit effectivement « donnée » : la phénoménalité-sociale de la situation. Et si l’on veut conserver ici le concept d’« expression », il ne faudra l’entendre que dans son acception propre aux derniers textes de Merleau-Ponty : non pas comme l’extériorisation d’une intériorité, mais comme la modulation d’une « visibilité en soi » traversant comme telle l’ensemble des « niveaux de réalité » ou des « régions ontologiques »55.
47Ainsi, si l’on nomme « figuration » la « totalité de l’activité d’un acteur qui se déroule pour un laps de temps caractérisé par [sa] présence continuelle en face d’un ensemble déterminé d’observateurs influencés par cette activité », on nommera « façade » « la partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et de fixer la définition de situation qui est proposée aux observateurs »56. Il n’y a pas là de détermination « substantielle » de ce qu’est la façade ou son « support », mais une définition opératoire : « La façade n’est autre que l’appareillage symbolique, utilisé habituellement par l’acteur, à dessein ou non, durant sa représentation »57. Or c’est cette façade qui, en tant que « visible », et bien qu’elle dépasse de toute part le « corps » proprement dit, doit être considérée dans son ensemble comme constituant la véritable « corporéité » quotidienne. Ainsi par exemple du « décor » situationnel, remplissant l’espace « saturé » par la définition de situation, structuré topologiquement et qualitativement — « le mobilier, la décoration, la disposition des objets et d’autres éléments de second plan constituant la toile de fond et les accessoires des actes humains qui se déroulent à cet endroit » — et qui, s’il lui appartient, s’il porte la marque de sa territorialité, est constitutif, au même titre que son enveloppe proprement charnelle, de la « visibilité sociale » d’un individu.
48Il faudrait ici multiplier ces exemples de données symboliques de la visibilité situationnelle, comme les marqueurs de territorialité, ou les « signes du lien » rendant visibles en situation les rapports d’un individu avec d’autres individus présents. Dans tous les cas, l’essentiel est d’appréhender la corporéité par rapport au sens qu’elle se voit conférer par chaque situation sociale rituellement produite, maintenue — et respectée — comme sacrée.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Grégori Jean, « Fonctions du corps dans la ritualisation de la vie quotidienne », Noesis, 12 | 2007, 131-156.
Référence électronique
Grégori Jean, « Fonctions du corps dans la ritualisation de la vie quotidienne », Noesis [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 28 décembre 2008, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/1333 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.1333
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