Science ou allégorie ? Le débat entre Bacon et Vico
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Un débat à haut risque
1On doit reconnaître à Paolo Rossi le mérite d’avoir posé en des termes nouveaux le problème des rapports entre Vico et celui que Vico appellait lui-même le « ter maximus » Francis Bacon, Francis Bacon le Tri-mégiste1. C’est tout le rapport d’un grand savoir archaïque, comme celui de Vico, à l’instauration de la philosophie moderne qui est posé dans cette confrontation et l’on sait que si Paolo Rossi a fait scandale en soutenant que la culture de Vico était en somme « réactive » par rapport à son temps, en tous les cas tournée vers le passé, le même chercheur a pris soin de renforcer la dette de Vico à l’égard du naturalisme démocritéen de Bacon. Vico pouvait se tenir à une distance respectueuse des bienfaits des Lumières, il n’en était pas moins associé à la rupture du mariage honni entre la théologie et la science2.
2Rossi s’est opposé à deux autres interprétations de Vico concernant son rapport à la modernité et le nœud du débat a porté sur le statut de la mythologie, puisque c’est en ce domaine que Vico a revendiqué sa plus grande force d’innovation tout en rassemblant le savoir le plus ancien. Le sens des références multiples de Vico à Bacon a été au cœur de ce débat.
3Pour Giovanni Gentile, les principes de mythologie de Vico ne sauraient rien devoir à l’empiriste anglais. Vico est un penseur idéaliste et ne progresse qu’à partir de l’acte pur de la pensée. Toute autre considération sur les sources de son œuvre est une régression par rapport au site originel d’une pensée qui procède d’abord du néoplatonisme florentin. L’empiriste Bacon, continuait Gentile, ne pouvait avoir aucune signification pour Vico « dont les yeux étaient restés fixés sur la réalité néoplatonicienne, objet du penser3. »
4Cette thèse est difficilement réfutable car elle tient à sa propre force d’affirmation. En revanche, elle s’interdit tout accès aux multiples textes où Vico s’explique avec Bacon, jusque dans le tardif De mente eroica : « Lisez le livre d’or du grand Verulam De augmentis scientiarum : si l’on peut mettre de côté certaines choses, il faut l’avoir toujours à portée de la main, et le tenir sous ses yeux […] »4
5Or c’est précisément dans le même discours que l’on trouve la célébration des pouvoirs de la pensée qui préoccupait Gentile, mais qui lui semblait inconciliable avec Bacon. Vico les concilie pourtant, puisque qu’il avait écrit quelques pages auparavant : « La Sagesse pour Platon se définit comme purificatrice, soignante, et perfectionnante de l’intériorité humaine. Or l’intérieur de l’homme, c’est la pensée et l’esprit […] »5
6Et ce texte, entaché par la fréquentation de l’« empiriste » Bacon, continue en faisant de l’âme humaine « presque » un dieu…
7Tournons-nous maintenant vers Croce, autre terme du débat, et le résultat présente des différences significatives. Si Croce reconnaît qu’il faut compter avec un « certain » Bacon aux côté de Vico, il ajoute que « On doit reconnaître que Vico, quoiqu’il voulût et crût, était de l’étoffe d’un Platon et non d’un Bacon – le Bacon dont il parle est aux trois quarts imaginé par lui, c’est un Bacon quelque peu platonisé6. »
8On mesure combien le néo-spiritualisme italien a essayé de faire valoir son orientation fondamentalement « platonicienne » pour résister à l’influence de l’empirisme anglo-saxon. Et Croce ne cessait d’insister sur le fait que la Science nouvelle ne pouvait être réduite à une « construction empirique ». Elle est au contraire la philosophie nouvelle « qui, dans son effectivité, déborde de toute part la totalité de son empirie7. »
9Il était facile dans ces conditions à Paolo Rossi, guère préoccupé par un tel « débordement » d’idéalité, d’insister sur la valorisation extrême de Bacon par Vico. Plus encore, il devenait urgent de montrer la reprise précise de nombreux motifs, et tout particulièrement le motif principal, celui de la primauté de la pensée mythique sur la pensée rationnelle. Mais parce qu’on peut retenir l’idée de Croce que tout l’enjeu de Vico est non pas dans ses dettes, mais dans sa force de rupture8, on sera contraint de reconnaître que les rapprochements nombreux proposés par Rossi expliquent tout sauf l’essentiel : Vico s’est plu et déplu dans Bacon, et c’est le moment de ce « dispiacimento » qu’il faut avant tout parvenir à individualiser.
Un jugement mêlé
10Oui, Vico a fait de Bacon un de ses trois premiers auteurs de chevet, à côté de Platon et de Tacite! C’est difficile à croire, mais c’est un fait hautement revendiqué par Vico lui-même. Bacon est un « prince de la pensée », la synthèse entre la sagesse métaphysique de Platon et la sagesse historique de Tacite, l’homme, en somme, qui aura manqué aux Grecs et aux Latins9.
11Vico était surtout fasciné par l’enquête de Bacon concernant l’accomplissement des sciences. Que manquait-il aux sciences? Vico voulait avant tout la totalité et Bacon traçait le programme de cette totalité. Le De nostri temporis studiorum ratione de 1708 est tout entier marqué par Bacon et jusque dans le récit tardif de sa vie, Vico s’efforcera d’associer la fidélité à Bacon et la philosophie de l’esprit qui occupe explicitement l’œuvre mûre. Il faut, en effet, dans la ligne des propositions baconiennes, corriger les défauts des sciences antiques et modernes. Mais de quelle façon et dans quel but ? « Afin que tout le savoir humain et divin règle l’ensemble avec un même esprit et s’étende avec cohérence en toutes ses parties, au point que les sciences se donnent toutes, les unes les autres, la main et qu’aucune ne vienne en entraver une autre10. »
12La dernière Scienza nuova voudra encore que les lois de l’histoire « mettent toutes le cap vers une unité générale, qui est l’unité de la religion d’une divinité providentielle, laquelle est l’unité de l’esprit qui informe et donne vie à ce monde des nations »11.
13On mesure à première lecture la distance franchie, mais on reconnaîtra que l’irruption des sciences historiques dans la question de l’unité des sciences ne retire rien au dessein d’unité hérité de Bacon, même si cette unité passe cette fois par un travail du religieux et du mythologique qui fait entrer l’idée de développement au sein même des représentations de l’absolu.
14On ne saurait cependant passer sous silence que, s’il est un texte où Vico annonce en même temps les motifs profonds d’une rupture nécessaire avec Bacon, c’est bien le texte de 1708 lui-même. Rossi en parle curieusement : « Il restait vivant en Vico un refus de fond, lié aux aspects les plus archaïques de son expérience philosophique et à son catholicisme12. »
15Voilà le thème de l’archaïsme de Vico qui revient. Dès que le philosophe napolitain mobilise l’intégralité de sa problématique, en unissant le concept et le mythe, il devient extérieur à la ligne idéale de la pensée moderne. Vico ne voulait pas du prométhéisme naïf de Bacon et Rossi lui en fait, un peu à la légère, le reproche. Et d’ailleurs Vico se fait-il le simple défenseur d’une théologie figée? Non, il sera d’abord le défenseur de la Terre : « Alors que Francis Bacon a rencontré un nouveau monde des sciences, il se révèle plus digne de ce nouveau monde que du nôtre, celui de la terre. […] Je crois que cela tient au fait que, comme d’habitude, ceux qui tiennent les premières places ne désirent que des choses gigantesques ou infinies. Verulam s’est comporté dans le monde littéraire comme les maîtres des grandes puissance dans l’ordre politique : après avoir acquis la plus grande puissance sur le genre humain, ils font tous leurs efforts, même si c’est vain, pour bouleverser la nature des choses avec leurs immenses richesses, ils cherchent à paver la mer et à mettre des voiles aux montagnes, et à faire tout ce qui est interdit par nature. Et pourtant tout ce qui est donné à l’homme est fini et imparfait, comme l’homme lui-même13. »
16On comprend soudain mieux pourquoi Joseph de Maistre a pu entreprendre de réfuter le « ridicule » Bacon en s’appuyant sur Vico14. On comprend moins en revanche ce que cette pensée du droit de la terre et de la mesure humaine devrait à un catholicisme « archaïque ». Le même texte mettait d’ailleurs l’éditeur crocien de Vico, Nicolini, tout aussi mal à l’aide : il fallait, selon lui, le faire passer pour un stade dépassé d’une œuvre qui finira, dans le De mente eroica déjà cité, par reconnaître la divinité de l’esprit humain lui-même15. Mais Vico s’est contenté d’écrire à la page à laquelle renvoie l’éditeur : « Cultivez la science tout entière ; accomplissez la raison humaine dans son universalité ; célébrez la nature quasi divine de vos esprits ; brûlez pour Dieu, dont vous êtes pleins »16.
17On peut contester cette réconciliation des Bucoliques et de saint Paul, on ne saurait dire qu’elle annonce la libération de l’homme à l’égard des limites de la nature. L’homme est peut-être un « divinum genus », cela ne lui donne pas droit de verser dans un idéalisme hostile à l’ordre de la terre. La Scienza nuova à son tour dipose, certes, de « preuves d’une espèce divine » procurant à son lecteur un « plaisir divin » puisqu’il y retrouve l’identité en Dieu du connaître et du faire17, mais elle reste expressément une science de l’esprit, et non de la nature, et n’autorise en rien à confondre ses lois avec celles de l’ordre universel. Si enfin les rapports de Vico avec la nature sont bien marquées par un incontestable agnosticisme physique, cela ne signifie jamais que l’esprit chez lui abolisse la réalité naturelle, mais au contraire qu’il renoue avec la parole mythique vouée à la célébration de la terre avant tout dualisme qui sépare le monde en nature et esprit. La totalité du geste mythique selon Vico n’est en fin de compte que la résurrection d’un éther jupitérien autour de la divinité de la terre.
Le moment de vérité
18Bacon a toute la séduction des Modernes, mais Vico a une vocation à l’archaïque et c’est ce qui demeure toujours difficile à entendre. Et précisément, Vico va très vite identifier le point par lequel il échappe au projet baconien de la réforme de la science, et ce sera par une idée absolument personnelle du langage archaïque.
19Nous devons en effet au refus vichien du De Sapientia Veterum de Bacon le De antiquissima Italorum sapientia de 1710, la première formulation intégrale de l’ontologie de Vico. Rappelant ces circonstances dans sa Vie, Vico émet tout de suite le jugement qui change tout : le traité de Bacon est « plus ingénieux que vrai18 ». Il suffit à Vico de passer du Bacon programmatique au Bacon effectif pour lui attacher cette appréciation sans appel. C’est que Bacon, malgré des avancées incontestables, n’a pas tenu parole : 1) il n’est pas remonté du mythe à la langue ; 2) il a prolongé l’usage allégorique du mythe et n’est donc pas entré dans la métaphysique des peuples archaïques. Le jugement peut se faire alors très dur : « Vico a peu apprécié le livre du Verulam où celui-ci se propose de restituer la sagesse des anciens à partir des fables des poètes. Ceci fut un autre signe du fait que Vico, jusque dans ses œuvres les plus récentes, a redécouvert d’autres principes de la poésie que ceux que les Grecs et les Latins, et les autres peuples, ont par la suite crus jusqu’à nos jours. C’est sur cette base qu’il a établi d’autres principes de mythologie selon lesquels les fables ne véhiculent que les significations historiques des premières républiques grecques archaïques, et il en tire l’explication de toute l’histoire fabuleuse des républiques héroïques19. »
20A partir de ce paragraphe, il n’y a plus de dette de Vico à l’égard de Bacon, il y a la découverte d’un autre sens du monde antique, non plus comble d’une rationalité intemporelle, ni davantage remontée vers un Age d’or de l’unité humaine, mais révélation de la pratique historique des peuples primitifs que nous fûmes d’abord et sommes toujours. Bacon, qui cherchait l’augmentation infinie des sciences, est en fait un auteur qui a limité indûment la vraie universalité du fait humain : « Il ne sut pas s’élever jusqu’à l’universalité réelle des cités ni à la suite de tous les temps, pas plus qu’à toute l’extension de toutes les nations20. »
21Défaut de temps et d’espace! Voilà la limite de la cité baconienne. Et cette limite se reflète dans l’intellectualisme enfantin des mythologies du Chancelier, qui ne font que perpétuer les illusions d’un monde harmonique et intellectualiste fondé sur l’allégorie.
22Désormais, nous sommes de plain pied avec la Scienza nuova. Les fables contiennent les mystères d’une sagesse vulgaire, c’est-à-dire mythique et historique. Ce sont les philosophes, comme Bacon précisément, qui les réduisirent à de simples occasions pour répandre leurs propres doctrines21. Cet occasionnalisme intéressé n’est qu’un mélange de dérèglement de la chronologie et d’idéologie du concept. On ne s’étonnera pas dans ces conditions de retrouver Bacon si maltraité dans le fameux passage qui résume les aberrations de la réduction philosophisante de la mythologie : « Cette découverte des principes de la poésie abolit l’opinion de la prétendue science sublime des anciens que, de Platon jusqu’à Bacon de Verulam, dans son De sapientia veterum, on désirait tant dévoiler. Il ne s’agissait pourtant que de la sagesse vulgaire des législateurs qui fondèrent le genre humain, et en aucun d’une sagesse ésotérique d’excellents et rares philosophes22. »
23On notera qu’arrivé à ce point Croce est finalement beaucoup plus judicieux que Rossi pour faire ressortir l’originalité de Vico. Si Rossi insiste sans plus sur la valeur essentiellement « instrumentale » que Bacon reconnaît à la mythologie, Croce s’était attardé à souligner que Bacon conçoit une humanité primitive fondée sur la sensation, créatrice par l’imagination et commençant donc par les mythes – à ses yeux tous thèmes vichiens. Mais ce n’est là que faire la moitié du chemin : le véritable Vico n’est pas dans cette redécouverte du mythe, mais dans son dépassement, par ce moyen, du dualisme foncier de l’esprit occidental : « L’allégorie suppose qu’on ait, d’un côté, le concept, ou signification, de l’autre, la fable, ou son voile, et entre les deux choses l’artifice qui les fait tenir ensemble. Mais les mythes ne peuvent être découpées en ces trois moments, et pas même en une signification, et un signifiant : leurs significations sont univoques23. »
24Croce peut parler alors d’une véritable « revendication des formes cognitives alogiques contre l’intellectualisme qui les niait, précisément en les présentant tantôt comme des formes artificielles, tantôt comme des produits accidentels ou dus à des causes surnaturelles24. »
thèses vichiennes de mythologie
25Bacon n’a pas pensé l’« univocité » foncière des mythes. Cette thèse vichienne est un point d’autant plus difficile qu’il s’appuie sur une terminologie scolastique hautement technique, tout en visant à énoncer des vérités radicalement nouvelles. Elle consiste en plusieurs opérations distinctes, qui résument la constitution d’une « logique poétique » propre au monde archaïque :
261) Les mythologies ne sont pas des interprétations des mythes, mais des mytho-logies, c’est-à-dire le simple langage que le mythe tient sur lui-même, ou encore la mise en parole des images primordiales sur lesquels reposent les mythes ;
272) Comme tels, les mythes sont des formes universelles de l’imagination (les « genres fantastiques ») ;
283) Les mythologies ne peuvent être dès lors que les allégories
29d’elles-mêmes ;
304) Ces allégories sont en réalité de simples analogies d’inégalité, c’est-à-dire des genres réunissant une multiplicité sous une règle définie à partir du premier terme de la série ;
315) L’all-égorie n’est donc pas une analogie au sens de proportionnalité, mais un discours identificateur du divers à partir d’un genre fantastique, ce que Vico traduit par diversi-loquium ;
326) Elles constituent pour elles-mêmes leurs propres racines et étymologies ;
337) Les étymo-logies sont le parler-vrai du poème, comme les mytho-logies sont le parler du mythe et les all-égories la série des prédications mythiques sur le divers ;
348) C’est la langue par concepts qui est analogique (d’une analogie de proportionnalité), mais la langue mythique, elle, est univoque25.
35Un tel entassement de propositions révolutionnaires énoncées dans la langue du De nominum analogia de Cajétan26 décourage sans doute toute lecture hâtive! Du mythe, on dira au moins ce que Leibniz disait du moi : il dit beaucoup. Vico aura su recueillir ce babil des siècles, en le saisissant dans sa langue même, sans chercher à le réduire à un méta-langage qui ne respecte pas la nature radicalement immanente de telles formes.
36L’œuvre mythologique de Vico aura donc consisté à découvrir au sein de la culture une univocité plus fondamentale que celle de la science, fondée sur une généricité de l’imaginaire où la matrice de l’universel n’est pas le concept, mais l’individu exemplaire ou le héros (le César, le Godeffroi de Bouillon)27. La langue du concept dépend elle-même de ces catégories qui créent un monde d’avant le monde, le cosmos de l’origine, le mathème politique de toutes les mathématiques pures : « Ainsi les theorèmata, qui furent tout d’abord les choses divines de la vaine Science de la Divination, finirent dans les connaissances éternelles de l’Esprit et du Vrai en Métaphysique : et les Mathèmata, qui furent d’abord les réalités sublimes en Poésie, c’est-à-dire les Fables des Divinités corporelles, s’achevèrent dans les connaissances abstraites en Mathématique28. »
37Le monde des hommes repose inconsciemment dans de tels théorèmes et mathèmes issus de l’âge des dieux, et c’est Vico qui a fait voir le premier la fonction substantielle de ce qu’il appelle le Nœud herculéen des sociétés. Le Mathème, le Théorème, c’est le pavois ou le blason de la civilisation et quiconque ne remonte pas jusqu’à eux ne comprend ni les sciences dans leurs fondements, ni les hommes dans leurs appartenances secrètes. Ils font l’homme qui ne devient acteur de son destin et de sa parole que par leur entremise. Ils sont la source de l’autorité qu’il exercera parmi ses semblables. Une axiomatique mythologique précède toutes les raisons du savoir et le principe de raison n’est qu’une abstraction tant qu’il n’est pas reconduit à cette dimension archéo-logique, qui seule fonde en raison, c’est-à-dire en droit et en poème les existences.
38Le Mathème et le Théorème des superstitions constitutives ne « finissent » pas seulement dans les savoirs mathématiques ou théoriques, ils accompagnent le lent passage du monde indéfini de la liberté au monde défini de la culture29. Tout au long de cette histoire, le mythe restera l’être commun de l’esprit et le fond continu de tous les divisions opérées par l’entendement, selon une affirmation d’univocité antérieure à toute logique. Le mythe règlera ainsi le rapport de l’esprit humain, diviseur, à l’unité antérieure de l’être, et ce ne serait pas mal définir le mythe que de l’appeler une parole articulée restituant un continu antérieur où le sujet trouve toutes ses significations possibles inscrites.
cogitare videre
39Mais il demeure un aspect sous lequel la pensée de Bacon imposera définitivement sa marque sur l’œuvre de Vico et, pour une part, lui conservera ce caractère d’allégorie inévitable que lui confère, dès le début, la gravure placée en frontispice de la Scienza nuova depuis l’édition de 1730.
40Cogitare videre, le fameux penser-voir, ce mot d’ordre issu des Cogitata et visa de Bacon30 est en effet l’axe même de l’exposition vichienne de la pensée archaïque : « Ces preuves philologiques servent à nous faire voir dans les faits les choses méditées en idée à propos de ce monde des nations, selon la méthode de philosopher du Verulam, qui est cogitare videre. Il en découle que, par le biais des preuves philosophiques qui viennent d’être avancées, les preuves philologiques, qui leur font suite, viennent en réalité en même temps pour avoir leur autorité confirmée par la raison, et pour confirmer l’idée par leur autorité31. »
41On peut s’étonner de cette fidélité maintenue intacte à un ouvrage de Bacon qui est loin de manifester cette organicité que Vico cherche à introduire dans les sciences. Le traité de Bacon est plus aphoristique que déduit, et s’il développe une théorie de l’invention fondée sur des Tables qui sont autant de topiques32, c’est pour fonder en dernière analyse sa pensée de l’induction.
42Or si Vico célèbre, au § 499 de la dernière Scienza nuova, la fécondité de l’induction baconienne, c’est pour en faire le trait suprême de la pensée scientifique des Modernes et de la « philosophie expérimentale » qui leur est propre, et en aucun cas le principe de la logique mythologique qui l’occupe tout au long de l’ouvrage. La logique poétique possède bien une topique, mais celle-ci ne produit pas une abstraction dégageant les traits généraux de l’objet, mais elle se contente de dégager certaines qualités singulières, dont la généralisation abusive, par une univocité dont nous avons déjà vu le rôle, forme les genres « poétiques », qui ne sont que des qualités concrètes étendues hors de leur sujet naturelle d’inhérence33.
43Le cogitare videre vichien ne saurait donc se confondre avec une apologie simple de la méthode inductive, même considérée dans une extension nouvelle. Si l’on revient au texte du § 359 dans sa littéralité, il ne consiste, dans sa double logique de la « confirmation », qu’à reprendre la formule fondatrice de la généalogie vichienne, avec son double développement idéel et factuel car, selon Vico, les philosophes par concepts doivent « certifier » leurs raisons avec l’autorité de la philologie, et les philologues doivent « avérer » leurs autorités avec les raisons des philosophes34. Cogitare videre ne signifie ici qu’une seule chose, que les faits de l’histoire viennent confirmer la théorie idéale du développement humain.
44La méthode baconienne, qui ne visait que les processus cognitifs du sujet moderne, sert brusquement de caution à l’évocation d’une totalité historique et spirituelle dont l’œuvre de Vico demeure le symbole encore largement inéclairci. Car la théorie si profonde de la confirmation ne peut être confondue avec une intégration, par le concept, des moments dialectiques de sa différenciation. L’œuvre mythologique de Vico demeure au contraire irrémédiablement double : il y aura une série du concept déployée sur l’histoire, qui peut réellement être identifiée à un cogitare-videre, mais il demeurera toujours, parallèlement, la série des représentations humaines.
45Même confirmée par la raison, celle-ci restera irréductiblement image et poème, et cette série est plutôt un videre-cogitare, une répétition hallucinée de l’histoire35 qui sait qu’elle est raison en son fond, mais ne peut l’être qu’à condition de restituer, dans toutes ses dimensions de profération et de vision, la logique poétique elle-même. C’est bien dans cet esprit que Vico avait précisé quelques paragraphes auparavant que celui qui médite cette « Science » se la raconte à lui-même et, toute éternelle qu’elle soit dans ses lois, l’incarne dans le temps visionnaire de son propre récit. Comme le dit Vico dans sa langue rugueuse : il se la fait à lui-même « car là où il advient que celui qui fait les choses les raconte lui-même, l’histoire ne peut être plus certaine36. » Il n’y a de vrai que dans la récapitulation autobiographique du faux reconnu et consenti. Vico ne cherche donc pas à égaliser sa certitude à son savoir, comme chez Hegel, mais il veut demeurer certain tandis qu’il sait, autrement dit il veut ne pas cesser de voir tandis qu’il pense. Cette exigence démiurgique révèle les deux visages irréductibles de la Scienza nuova : une recherche de l’unité de l’esprit, un renouveau inattendu de la puissance des mythes.
46La recherche de confirmation de l’histoire par la raison, c’est de fait la recherche, par l’âge des hommes, d’une totalité de l’esprit retrouvant son unité au-delà du partage de l’a priori et de l’a posteriori. Mais la recherche de confirmation de la raison par les mythes passés, qu’est-ce d’autre que reconnaître que la pensée cherche toujours une mythologie, et que l’âge des hommes cherche son héroïsme? Vico n’est-il pas celui qui a tenté de retrouver, dans l’histoire de Rome, le Mathème ou le Théorème d’images primordiales qui continue à orienter les pratiques humaines, et en a inventé l’exposition disponible dans un livre Sibyllin?
Résistance de l’allégorie
47Vico a-t-il voulu fonder une science « nouvelle » ou susciter une ultime mythologie destinée aux temps modernes? Dans un cas comme dans l’autre est-il si loin de Bacon? Ecoutons la théorie des allégories enseignantes dans ce fameux De sapientia veterum de Bacon qui avait été à l’origine de la voie vichienne : « Les paraboles sont faites pour la dissimulation et le voile; mais aussi pour la lumière et le dévoilement. […] En effet comme les hiéroglyphes par rapport aux lettres, les paraboles étaient plus anciennes que les argumentations. Et même aujourd’hui, si quelqu’un se propose d’introduire dans les esprits humains, sur tel ou tel point, une lumière nouvelle, il peut insister sur ce point exactement avec la même méthode, sans inconvénient ni empêchement, et peut dès lors avoir recours à l’aide des images37. »
48On pourrait dès lors se demander, à la façon de Walter Benjamin38, si la Scienza nuova, somme du cogitare videre, n’est pas la colossale allégorie de ce qui échappera toujours à toute forme d’allégorie. Elle vérifierait ainsi que l’allégorie est une forme irréductible de la pensée de l’âge des hommes, et que même ceux qui veulent lui échapper ne peuvent le faire que de façon « allégorique ». Ce serait le sens des premières lignes de l’œuvre : « Comme Cébès le Thébain le fit pour les réalités morales, nous donnons à voir une Table des réalités politiques, qui servira au lecteur pour concevoir l’idée de cette œuvre avant de la lire, et pour la garder, une fois qu’il l’aura lue, plus facilement en mémoire avec ce soutien fourni par l’imagination39. »
49« Donner à voir », « concevoir », on ne saurait être plus fidèle à la méthode du cogitare videre. Vico veut voir toujours, même si c’est voir pour comprendre et apprendre. Auxilium disait Bacon, aiuto dit Vico. L’allégorie est bien le soutien inéliminable de toute pensée moderne. Bacon n’avait-il pas défini les allégories « comme des reliques sacrées et les souffles légers de temps meilleurs40 »? Il avait en tous les cas recommandé à ceux qui ne connaissaient que l’allégorie rhétorique de méditer cette mise en garde : « Si quelqu’un à l’esprit obstiné soutient opiniâtrement que l’allégorie dans une fable est toujours tirée par les cheveux et contrainte, et qu’elle n’est d’aucune manière native et originelle, nous ne nous opposerons pas à lui. Cependant nous le laisserons à la pesanteur du jugement dont il s’entête, tout imbécile et quasiment plombé qu’il soit. »
50Que reste-t-il de ces déplacements presque invisibles? A travers le haut témoignage de Vico, que confirmera de façon éclatante Hölderlin, un certain règne de Jupiter, une certaine souveraineté des foudres, que les disciples innombrables d’Augustin avaient voulus rejeter à jamais hors de leur vue, ont gardé une forte présence et sont restés comme des hantises de nos sociétés lassées par leurs propres simplifications religieuses. Malgré tous ses mythes, la Scienza nuova, plus intellectuelle qu’il n’y paraît, n’est certes qu’une ultime allégorie de la raison moderne se nourrissant de ses propres limites. Mais une fois lue trois fois, comme l’exige l’auteur, et assimilée, il demeure après elle comme la stupeur du passage d’un dieu, un dieu que précisément elle nous apprend à nommer comme le père de tous les dieux, et la source de toutes les idolatries et superstitions, Jus Pater, Jupiter, cette « première métaphore politique », comme l’appelle son auteur, source du « premier sentiment poétique politique », pour toujours suivre cette langue suggestive et ses agrégats héroïques.
51Règnes divins qu’on craint, droit divin des peuples, grand principe de la division des champs par la religion de la foudre, sciences des auspices, Jupiter OM, Optimus et Maximus, ces paroles debout dans les champs du savoir comme des stèles de poussière sont, à travers les hallucination archaïques de Vico, à la portée des cœurs les plus sensibles aux paroles de la nature et aux signes du monde. La vaine religion des auspices, l’universalité de la divination, l’anticipation superstitieuse du sentiment de la providence, tout cela Vico le transmet par son allégorie fidèle, et il l’a pu parce qu’il a vu, comme ces Anciens qui voyaient. Ils voyaient et imaginaient en même temps, et voir ainsi, c’est faire : « Ces hommes, tout ce qu’ils voyaient, ils l’imaginaient, et plus encore ils le faisaient eux-mêmes41. »
52Mais Vico faisait plus que voir, et partager l’hallucination de ceux qui croyaient voir marcher les dieux dans le soir – comme ces anciens Germains dont parle Tacite qui prétendaient, sur le cercle polaire, entendre passer le soleil d’ouest en est et voir les dieux eux-mêmes42 –, il pensait. Si videre veut dire facere, et cogitare videre cogitare facere, alors Bacon est le premier grand lecteur de Vico, et un vrai découvreur du monde archaïque tel qu’il est donné à l’âge des hommes de parfois le faire revivre. Quant à Vico, il a le premier deviné dans le regard baconien un poème qui restait à écrire, et qu’il a su transmettre comme une attestation ineffaçable de la première fable divine, « la plus grande de toutes celles qui furent jamais par la suite, celle de Jupiter, roi et père des hommes et des dieux, en acte de foudroyer43… »
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Bruno Pinchard, « Science ou allégorie ? Le débat entre Bacon et Vico », Noesis [En ligne], 8 | 2005, mis en ligne le 30 mars 2006, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/129 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.129
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