1À une époque où le fait religieux prend une certaine importance dans la société contemporaine, les recherches archéologiques, en particulier préventives, ainsi que de nombreux programmes collectifs de recherche apportent depuis quelques années des éclairages inédits sur sa place dans les sociétés du passé.
2Le rapport au sacré est un phénomène universel, apparu sans doute très tôt dans l’histoire de l’humanité. Aborder cette question, c’est aborder pour une part la pensée symbolique à travers des témoins matériels, situés hors du champ strict des conceptions et des pratiques religieuses. L’archéologie propose une lecture renouvelée, et souvent originale, d’espaces, de lieux, d’actes et de gestes liés à des rituels. Bien que réduits la plupart du temps à l’état de « vestiges » et de « traces », ils ouvrent de nouveaux horizons d’études en instaurant un dialogue entre le passé et le présent.
3Apprécier les continuités, les héritages, mais aussi les discontinuités du fait religieux, mesurer la place qui était la sienne dans les sociétés de toutes les époques et les mutations culturelles dont il a fait l’objet, sont quelques-uns des enjeux de la recherche archéologique actuelle dans ce domaine.
4En ouverture de ce dossier des Nouvelles de l’archéologie, Jean-Marie Husser souligne l’imprécision du concept de « fait religieux » et son efficacité limitée dans la recherche scientifique : une telle qualification, en effet, « suppose la possibilité d’établir un lien entre l’objet, l’événement ou le comportement et les données implicites (institutions, croyances, représentations imaginaires et symboliques) qui permettent de l’inscrire dans le domaine du religieux. C’est donc la définition de la religion qui détermine en grande partie la possibilité d’identifier les indices permettant de l’associer aux faits observables. »
5L’ethnologie, dès ses débuts, s’est avant tout intéressée à l’origine et à la nature des religions en les situant dans le champ de la pensée collective. En s’orientant différemment, l’anthropologie sociale s’est préoccupée des faits religieux en les plaçant au cœur de l’histoire des individus comme dans l’ensemble des relations sociales. Le domaine de la pensée symbolique au sens large, qui englobe les croyances, les mythes, les spiritualités et les actes, implique une intervention divine et des pratiques rituelles codifiées. Le « fait religieux », entendu comme système et langage, en devient un révélateur. Cette notion, selon Jean-Paul Willaime (2010 : 363), est inclusive en ce sens qu’elle permet de saisir autant que de qualifier les phénomènes religieux à la fois comme faits historiques et comme faits sociaux.
6L’étude du fait religieux pendant la Préhistoire n’est pas tâche aisée. On touche là au domaine de l’interprétation pure puisque l’archéologue, qui construit son raisonnement sur des données matérielles, des vestiges et des traces, de simples indices le plus souvent, n’est pas en réelle capacité de démontrer l’existence d’actes relevant du religieux. Doit-il alors, par précaution, parler plutôt de spiritualité ? Et quel sens en donner dans l’espace et dans le temps, sur des territoires et des environnements variés, des humanités et des sociétés différentes ? Dans quelle mesure les traces observables (l’art pariétal, pour ne prendre qu’un exemple) relèvent-elles d’une éventuelle spiritualité ou « religion » ? Quelle est leur valeur symbolique et quelle définition donner alors du « sacré » pour ces périodes anciennes ? Peut-on s’autoriser même à parler de « sanctuaire » (Clottes 2011) ? André Leroi-Gourhan a très tôt mis en garde contre les pièges de l’interprétation que comporte le sujet (Leroi-Gourhan 1964 ; Palau-Marti 1966). Marcel Otte, quant à lui, propose de rendre compte des pratiques successives issues de l’avènement du sacré dans les cultures préhistoriques : traitements particuliers des restes humains, rites sacrificiels, symbolisme dans l’art pariétal… Une telle approche considère la pratique « religieuse » d’un point de vue diachronique, évolutif, sur une très longue durée (Otte 1997). On peut au mieux retenir l’existence d’une force imaginative et créatrice, indice et part du processus de l’évolution inscrite au cœur des mécanismes sociaux.
7L’archéologie, en tant que discipline historique, permet modestement d’aborder la question par la reconnaissance des traces matérielles. L’observation de l’acte, éphémère par essence, relève de l’anthropologue, de l’ethnologue ou du sociologue, le rapport à la source textuelle de l’historien. Le croisement des disciplines offre ainsi la possibilité d’appréhender dans sa profondeur de temps la dimension à la fois matérielle et conceptuelle du fait religieux. Les sources – textes, images ou architectures – en sont une expression. La trace, muette et fugace, doit ramener au geste inscrit dans une pratique et porteur de sens historique, social et sociétal.
8Cette complexité et cette multiplicité convoquent, en termes génériques, la notion de « paysage religieux » (Scheid & Polignac 2010). Raphaël Golosetti, dans son article centré sur les Gaules, en tente une définition et en démontre l’actualité, tout en soulignant combien son emploi requiert une normalisation des méthodes, des outils et des concepts susceptibles d’ouvrir de nouveaux horizons d’approche et d’interprétation.
9Benoît Rouzeau et Agnès Charignon traitent du rapport spatial du fait religieux au territoire en présentant le programme collectif de recherches « Paysages et architecture des monastères cisterciens entre Seine et Rhin du xiie au xviiie siècle », qui pose la question de ses marqueurs dans l’espace géographique médiéval. Les objectifs visent à comprendre les motifs qui ont présidé au choix des sites cisterciens, à caractériser les processus de fondation, d’aménagement et de construction des monastères de l’ordre, à mesurer leur impact sur les milieux dans lesquels ils se sont implantés mais aussi les adaptations que ces mêmes milieux ont entraîné au cours des siècles dans les aménagements successifs.
10C’est donc en termes de « temporalité » que l’on peut en partie approcher le « sacré », entendu comme la catégorie de référence pour qualifier le rapport de l’homme à l’invisible et au surnaturel, et le « religieux », défini comme la mise en œuvre institutionnalisée de ce rapport et de ses variantes (cf. l’article de J.-M. Husser dans ce numéro ; Hubert 1905 ; Éliade 1965 et 1975-1983). La démarche fédératrice, pluri- et interdisciplinaire qui cherche à montrer comment le religieux exprime et produit du sacré, traite des pratiques sociales, des rites et des gestes de manière générale, en en révélant la matérialité dans les limites de l’interprétation propre à tout vestige : tel est l’enjeu, et la difficulté, de la recherche historique et archéologique.
11Les archéologues partent de témoins tangibles – vestiges architecturaux, restes humains, objets, déchets… – qui attestent la pratique d’un rite ou d’un rituel et induisent donc un comportement. Quand elles existent, les archives textuelles ou iconographiques peuvent soutenir leurs interprétations, pour autant qu’ils aient procédé à l’évaluation critique des éventuels écarts pouvant exister entre les différents types de sources (Scheid 2011).
12Michèle Gaillard donne un exemple d’une telle démarche appliquée à l’histoire du fait religieux au haut Moyen Âge en Gaule. L’archéologie offre une lecture plus concrète et plus fine de ce phénomène, soit en palliant la rareté des sources écrites qui relèvent, pour la plupart, du genre hagiographique, soit en les complétant, soit en les contredisant. Dans tous les cas, les données archéologiques sont un des seuls moyens à notre disposition pour confronter les sources écrites à une réalité tangible et poser la question de la christianisation des campagnes à cette époque.
13L’archéologie envisage les rituels d’un point de vue anthropologique, comme une pratique collective la plupart du temps codifiée, et non d’un point de vue stricto sensu religieux. Ils matérialisent l’acte ou le geste capable de laisser une trace observable, à partir de laquelle on peut induire un comportement signifiant, répétitif où – auquel cas – la trace est potentiellement une limite.
14Pour Isabelle Fauduet, les recherches récentes dans les Trois Gaules bouleversent les idées reçues sur le syncrétisme entre divinités gauloises et romaines : comment interpréter les formes architecturales, les représentations figurées, les dépôts d’objets inconnus précédemment ? De quelles dévotions les gestes rituels (fréquentation d’un temple, dédicace à telle divinité, offrande) sont-ils les reflets ? Et, quelle était leur charge symbolique ?
15Les temporalités du religieux et du sacré méritent donc que l’on s’y intéresse. L’analyse des cadres symboliques issus de l’exploitation de sources de divers types, dans des contextes géographiques, historiques et culturels différents, fournit des outils pour aborder la « pensée symbolique » et ses différents modes d’expression. Du visible à l’invisible, l’architecture, la sculpture, la peinture, les objets liés aux cultes et les traces ou témoins souvent modestes retrouvés par les archéologues (offrandes, ex-voto, katádesmos ou defixio, c’est-à-dire tablette d’envoûtement ou de malédiction, etc.) permettent une lecture, voire une relecture de fondamentaux trop longtemps considérés comme catégoriques.
16Claude de Mecquenem, en s’attachant aux spolia et remplois – catégorie désormais reconnue en archéologie du bâti –, milite pour une nouvelle « phénoménologie du religieux » ; soulignant le caractère trop simpliste d’interprétations opportunistes, il plaide pour la prise en compte de mécanismes anthropologiques plus profonds : depuis la Préhistoire, les sociétés humaines ont instauré un rapport au sacré grâce à la médiation architecturale et aux décors sculptés ou peints qui condensent, dans des espaces restreints, l’ensemble de leurs représentations du monde. Entre les sphères du profane et du sacré et en leur sein, des relais permanents matérialisent les liens qu’elles entretiennent, en permettent l’ouverture ou encore les amplifient. « C’est dans ce cadre qu’il faut […] envisager les multiples facettes de la pratique des remplois, pour comprendre leurs motivations profondes, restées majoritairement inconscientes puisque directement reliées à des causes existentielles. »
17Véronique Soulay, pour sa part, s’intéresse à l’impact du fait monumental et religieux sur la ville et, plus précisément, aux interactions entre phénomène urbain et fait religieux. S’appuyant sur l’exemple du quartier Saint-Jean et du monceau Saint-Gervais, dans le IVe arrondissement de Paris, auquel elle a consacré une thèse de doctorat, elle démontre combien le croisement de toutes les sources disponibles – textuelles, iconographiques et archéologiques – peut être révélateur de situations d’implantation et d’usages inattendus du fait monumental religieux.
18Bien avant de s’intéresser à la topographie, à l’organisation spatiale et aux fonctions des édifices religieux, les archéologues qui les ont étudiés ont privilégié l’histoire de l’architecture et de la liturgie, dans le sillage des historiens et des historiens de l’art. La manière dont leurs commanditaires, leurs desservants et leurs fidèles ont pu les percevoir, au sein d’un paysage vécu en constante évolution, fait partie des nouvelles approches menées ces dernières années. Cette dimension plus phénoménologique, plus sociologique, prend ancrage dans les travaux menés sur les sociétés contemporaines. La recherche archéologique sur le « fait religieux », qui privilégie la matérialité des traces et des vestiges, leur chronologie fine et leur mise en contexte, doit s’inscrire dans cette tendance pour renouveler sa contribution à la connaissance des croyances, des mythes, des actes et, plus généralement, de la « pensée symbolique » au sein des sociétés passées et présentes.
19À cet égard, étudier le « fait religieux » conduit nécessairement à questionner le geste funéraire, source essentielle en archéologie des religions (Scheid 2008). Philippe Blanchard, en conclusion de ce dossier, en mesure les limites et les contraintes à travers l’étude des espaces funéraires de communautés juives médiévales. Si les archives et les textes permettent de cerner le sujet, l’archéologie, et en particulier l’archéologie préventive, reste sujette, en France et en Europe, aux pression de groupes orthodoxes qui invoquent la suprématie de la loi juive et l’interdiction de toucher aux ossements des morts, face aux lois nationales relatives à la préservation du patrimoine.
20Loin d’être exhaustif, ce dossier est une contribution à la réflexion collective et transverse entre archéologues, philologues, historiens, anthropologues et autres spécialistes, dans la perspective d’une meilleure compréhension de la phénoménologie complexe du « fait religieux » au regard de l’histoire.